Le Foyer et les Champs/La Conscription

Le Foyer et les ChampsSociété centrale de librairie catholique (p. 49-55).

La Conscription.

SIMPLE HISTOIRE.
.   .   .    L’artisan dans sa sphère bornée
N’a que les siens pour être heureux.
Belmontet.


Ôh ! qu’ils étaient heureux dans leur pauvre ménage !
Paul un robuste gars, hâlé par le soleil,
Louise une humble fille au teint rose et vermeil,
Philémon et Baucis encor dans le jeune âge !
Sous des chaumes voisins et presqu’au même temps
Tous deux ils étaient nés dans le même village ;
Sans se mêler jamais à la troupe volage
Des enfants qui riaient sur le bord des étangs,
Ils semblaient, tout petits, n’être gais et contents
Que s’ils jouaient ensemble ; aussi chaque famille,

En voyant cet amour charmant, s’était juré,
Quand ils deviendraient grands, de conduire au curé
L’une, son blond garçon, l’autre sa blonde fille !

Mais la mort effeuilla ce rêve dans sa fleur ;
En moins de quelques jours, la sombre épidémie
Coucha dans le tombeau chaque mère endormie,
Laissant les orphelins seuls avec leur douleur !…

Ils grandirent !… Tel qu’un ruisseau qui coule à peine
Dans l’ombre du vallon sur un lit de cailloux
Devient large rivière en tombant dans la plaine,
Leur amitié fit place à l’amour tendre et doux.
Un soir d’été, Paul mit son habit des dimanches,
Prit le vieil anneau d’or que sa mère portait,
Et cueillit un bouquet d’humbles fleurettes blanches
En gagnant la maison que Louise habitait.
— « Ma chère, nous avons pleuré longtemps ensemble,
Lui dit-il, voudrais-tu que nous fussions heureux ?
Dans ma ferme et mon champ que l’amour nous rassemble
Viens vivre près de moi, car je suis amoureux ! »
— « Oui, Paul, je le veux bien, » dit-elle rougissante…
Il s’en alla joyeux en lui baisant la main
Et quelques jours après, à l’aube blanchissante,
Entra dans le saint temple un cortège d’hymen.

On avait mis leurs beaux manteaux aux saintes Vierges,
Aux chandeliers de cuivre enfoncé de longs cierges,

L’orgue emplissait la nef des rumeurs de son chant,
Lorsqu’un vieux prêtre, au son des cloches argentines,
Vint bénir en priant leurs têtes enfantines,
Et c’était un tableau poétique et touchant
De voir ces fiancés, dans leur candeur première,
Âgés l’un comme l’autre à peine de vingt-ans
Qui joignaient devant Dieu leurs cœurs et leurs printemps !…

Ils vinrent occuper une blanche chaumière,
Proprette, avec les murs d’un lierre épais couverts,
Porte basse, des fleurs aux fenêtres, du chaume
Sur le toit qui se dore au jour, des volets verts ;
Puis autour du riant et frais petit royaume
Qu’une haie odorante isolait du chemin,
Le verger étalait tant de fruits à ses branches
Qu’on pouvait les saisir en étendant la main.
La maison se groupait près des murailles blanches
De l’église, pareille à quelque nid d’oiseau
Qui mêle au tronc vieilli sa mousse et sa jeunesse.
Leur foyer était plein d’une intime tendresse !
Le jour, elle filait le lin de son fuseau,
Lui, labourait le sol et menait la charrue ;
Puis quand l’ombre du soir au ciel s’était accrue,
Joyeux, ils se trouvaient réunis au foyer ;
Et souriant à voir la bûche flamboyer,
Ils mangeaient le pain dur et les fruits de la terre
Qu’ils avaient mérités par leur travail austère,
Et plus fiers que des rois, se faisaient un régal
Grâce à leur appétit, grâce à l’amour peut-être,
De ce repas pourtant si mince et si frugal !


Ils n’enviaient pas l’or dans leur abri champêtre :
Quand le bonheur nous vient, faut il donc l’acheter ?…
Nul n’aurait pu franchir leur seuil sans souhaiter
L’inaltérable paix les berçant sans secousse.
Aussi dans ce limpide et frais intérieur,
Le calme était si grand, la joie était si douce,
Le jour resplendissait d’un éclat si rieur
Que chaque âme s’y fût demandée, indécise,
Dans laquelle des deux le Seigneur habitait
Ou dans l’humble chaumière ou dans la grande église !…

Pendant les soirs d’hiver, le bon Paul racontait
Une vieille légende apprise de sa mère,
Puis ayant dit tous deux à genoux leur prière
Ils s’embrassaient. Louise, en attachant au cou
De Paul ses deux bras blancs, comme un collier d’ivoire,
Lui disait : « Oh merci pour ta jolie histoire ;
Moi j’en sais une aussi qui te plaira beaucoup ;
Mais il faut deviner… Car la dire… je n’ose…
Voudrais-tu bien avoir un petit ange rose ?…
Eh bien ! Dieu nous l’envoie… aime-moi donc toujours !…
— « Peut-être ! » répondit Paul en cachant ses larmes,
Car la conscription, l’appelant sous les armes
Pouvait briser leurs cœurs et briser leurs amours !…

Donc l’hiver s’envola comme s’envole un rêve :
L’un des premiers matins où le printemps se lève,
Paul embrassa sa femme au seuil de son logis,
Et séchant en riant ses deux grands yeux rougis
Partit pour le tirage en lui disant : « espère ! »

Mais dès qu’il s’éloigna, dans une angoisse amère,
Louise revêtit, pâle, son manteau noir,
Et comme le tombeau toujours donne un espoir,
Gagna le cimetière où reposait sa mère ;
Elle mit sur le tertre arrondi les genoux,
Demandant à la morte ou plutôt à la sainte
Que Dieu de leur bonheur ne devint pas jaloux !
Le vent seul répondit en pleurant à sa plainte :
Triste, elle s’éloigna de là funèbre enceinte,
Et vint s’agenouiiler aux marches de l’autel,
Car la terre étant sourde, elle prîrait le ciel !…
Mais dans sa foi fervente, un pressentiment vague,
Sur son âme courait comme un vent sur la vague !
Lorsqu’elle eût épanché les craintes de son cœur
Et les pleurs de ses yeux, en quittant la chapelle
Où la lampe d’argent brillait au fond du chœur
Comme un phare allumé qui vers Dieu nous rappelle,
Voici qu’elle aperçoit Paul au bout du chemin !…

Palpitante, elle court… la terrible nouvelle
Par son regard farouche et poignant se révèle ;
Et Louise, en pleurant, la tête dans la main
Tombe, ayant au visage une pâleur mortelle…
Puis, surmontant bientôt sa douleur d’un instant,
« Courage, lui dit-elle, oh ! je t’aimerai tant !…
Dieu nous fera pitié… reprends courage… espère
Songe au bonheur passé, songe au petit enfant…
Oh ! je lui parlerai si souvent de son père !…

Mais lui la regardait, l’œil sec, le front pensif,
Chancelant sur ses pieds comme s’il était ivre
Puis élevant la voix d’un effort convulsif :
« Oh ! dit-il, c’est affreux ! je n’y pourrai survivre !…
— « Que dis-tu malheureux ?… Dieu nous assistera.
— « Hélas ! de quoi nourrir l’enfant quand il naîtra
Si je ne suis plus là pour mener la charrue ?…
Louise, comme si quelque noble dessein
Lui venait, se dressa palpitante, éperdue :
— « Si je n’ai plus ton bras, n’ai-je donc pas mon sein ?… »
Dit-elle, en se frappant fièrement la poitrine.
« J’irai vendre mon lait dans la ville voisine
À quelque frêle enfant de noble ou de bourgeois ! »
— « Et que feras-tu donc du nôtre, pauvre femme ? »
— « Je sais dans le village une vieille, bonne âme,
Qui le soignera bien pour quelques sous par mois. »
— « Non ! tu cherches en vain, crois-le, ma bien-aimée,
À rouvrir pour mon cœur une route fermée.
Aux rêves d’avenir il nous faut dire adieu
Et prendre notre croix… vous le voulez, mon Dieu !… »

Comme ils s’abandonnaient à leur désespoir sombre,
L’un à l’autre enlacés, pâles, l’air égaré,
Un léger bruit de pas vient retentir dans l’ombre…
La porte s’ouvre… oh ciel ! c’est le bon vieux curé
Dont les cheveux blanchis forment une auréole.
« Mes amis, je sais tout ; dit-il, mais Dieu console
Les cœurs qu’il a frappés de son bras tout-puissant ;
Voici l’or qu’il faut pour payer un remplaçant ;

Vivez longtemps heureux ! Que le logis prospère,
Et priez pour moi qui vous aime comme un père… »

Et tandis qu’affolés les deux pauvres époux
Pour bénir le vieillard se jetaient à genoux,
Lui, pâle et souriant comme un soleil d’automne,
Avide d’échapper à leur remercîment,
Était parti, chantant un vieil air monotone,
Car toujours les grands cœurs font le bien simplement !…

Ainsi, grâce au curé, se tarirent leurs larmes,
Et quelque temps après, tout semblant verdoyer
Dans la nature en fête, un enfant plein de charmes,
Comme un bouton d’amour, s’ouvrit à ce foyer
Dont le système inique et dur qui nous gouverne
Avait failli tuer la joie ou la bannir,
Pour jeter, sans souci de l’enfant à venir,
La femme au cimetière et l’homme à la caserne !