Le Foyer et les Champs/Jean de Nivelles

Le Foyer et les ChampsSociété centrale de librairie catholique (p. 70-74).

Jean de Nivelles.

Ballade.


I.

Oyez donc le récit
Des revers que subit
Sire Jean de Nivelle,
Dont un proverbe ancien
Rapporte que le chien
S’enfuit quand on l’appelle.

Jean était un seigneur
Sans reproche et sans peur ;
À la chasse ou la guerre
Il passait tout le jour,
Heureux, sans que l’amour
Ne le tourmentât guère.


Il était beau pourtant
Sur son destrier blanc,
Avec son casque en tête,
Sa longue épée au poing,
Et son brillant pourpoint,
Les jours de grande fête.

Accoudée à sa tour
Près d’un vieux troubadour,
Plus d’une jouvencelle,
Quand il passait vainqueur,
Sentant tinter son cœur,
Jouait de la prunelle.

Mais il était de fer,
Comme un démon d’enfer
Se montrant insensible ;
Et dans tous les combats,
Pour belles ou soldats,
Il était invincible.

Voici que Godefroi,
Convoquant un tournoi,
Promet une princesse
D’une grande beauté,
Au brave ayant lutté
Avec le plus d’adresse.


Jean, fidèle à l’appel,
S’apprête au carrousel,
Et pour y bien paraître
Il prend quatre varlets,
Qui sur leurs corselets
Ont l’écusson du maître.

II appelle son chien
Ami sûr, bon gardien,
Qui partout l’accompagne ;
Et, reluisante d’or,
La troupe, au son du cor,
Se met lors en campagne.

II.

De tous, Jean est vainqueur,
Et l’assemblée en chœur
Frémissante l’acclame.
Lui, saute de cheval
Et va, sur un signal,
Prendre sa jeune dame…

Avant qu’il ne fît nuit,
Sifflant son chien, sans bruit
Il laissa là sa troupe,
Et partit plein d’espoir
Pour gagner son manoir,
Portant sa femme en croupe.


Au fond d’un bois épais
Un chevalier français
Sur le couple s’élance :
« Lâche ! où donc as-tu pris
« Celle que je chéris ?
« En garde ! haut ta lance ! »

« — Morbleu ! foin de ton gant ! »
Répond l’air arrogant
Notre Jean de Nivelle,
« Mais toi plutôt, dis-nous
« Qui veux-tu pour époux,
« Ma gente damoiselle ? »

« — Mon galant seigneur, las !
« Ne vous en fâchez pas :
« Vous avez l’âme fière,
« Or, c’est mon fiancé
« Que j’avais délaissé
« Pour contenter mon père. »

Jean lui dit : « Allez donc,
« Vous avez mon pardon
« Car vous vous montrez franche. »
Mais voilà son rival
Qui, poussant son cheval,
Lui dit, poing sur la hanche :


« Chevalier généreux,
« Ma promise aux yeux bleus
« Te demande une grâce :
« C’est d’emmener ton chien
« Qu’elle aime déjà bien ;
« Consens de bonne grâce ! »

« — Faisons l’épreuve aussi,
« Et voyons du moins si
« Mon chien reste fidèle
« À son pauvre seigneur, »
Dit en cachant un pleur
Sire Jean de Nivelle.

Le chevalier français,
Enflé par le succès,
Croit déjà le chien traître ;
Celui-ci, comme sourd
Malgré ses appels, court
Sur les pas de son maître.

Voilà pourquoi souvent
On dit en badinant
De celui qu’on appelle
Et qui ne répond rien,
Qu’il fait comme le chien
Du bon Jean de Nivelle.