Flammarion (Théâtre IIIp. 148-205).
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ACTE TROISIÈME


Chez Biron, un petit salon orné de tapisseries, d’après Boucher, et meublé de pièces historiques du dix-huitième siècle.
Une porte s’ouvre à gauche, sur un cabinet de toilette que la disposition du décor permet d’entrevoir. La porte du fond, à gauche également, s’ouvre sur la chambre à coucher de Biron. À droite, porte donnant sur le vestibule. Au milieu du panneau de droite, entre deux fenêtres, une cheminée ; au milieu de la pièce, une table. Sur un guéridon, à droite, un miroir dans un cadre doré, figurant des guirlandes de roses, dont quelques-unes le couronnent du chiffre entrelacé de Mme Dubarry. Sur une console, une petite pendule de Falconnet. Canapé, bergères, fauteuils de tapisseries, chaises. Contre le mur une vitrine remplie.
La pièce est ensoleillée.



Scène première

JEAN, puis COURTIN

Au lever du rideau, Jean traverse le salon, une paire de bottines à la main… Il voit entrer Courtin et paraît surpris.


Jean
Monsieur le baron !… Monsieur n’attendait pas monsieur le baron, ce matin… Monsieur le baron est matinal… Monsieur ne fait que se lever…
Courtin, des journaux à la main.

Dites à monsieur qu’il s’agit d’une affaire importante.

Jean

J’y vais… Monsieur sera ici dans un instant…


Il sort à gauche, au fond. Courtin, resté seul, parcourt les journaux, jusqu’à ce que Biron apparaisse à la porte du cabinet de toilette. Il est à peine vêtu… Lui aussi tient des journaux à la main.



Scène II

COURTIN, ARMAND BIRON
Courtin agite et montre les journaux à Biron.


Biron

J’ai lu… j’ai lu… (Il rit.) La flagellation… dites-moi ?… (Il rit.) Elles n’allaient pas mal au Foyer !… D’ailleurs, tous ces temps-ci, la flagellation est fort à la mode… (S’approchant de la table où il bouleverse livres et papiers.) Où donc ai-je fourré un livre que mon libraire ?… (Il cherche.) Voyez-vous, cette Rambert ?… Elle ne s’embêtait pas !…

Courtin, agacé.

Laissez donc !

Biron

Mais non… Un livre.!. mon cher, (Il fait claquer un petit baiser au bout de ses doigts.) Je voudrais vous montrer ça.

Courtin, agacé.

Je vous en prie ?

Biron, cherchant.

Dans tous les journaux, c’est la note Havas qui est reproduite. (Tendant un journal à Courtin.) Là, pourtant, on enjolive un peu… On parle déjà de vieux messieurs admis au spectacle… Vous m’inviterez ?… (Il rit.) Ma foi, j’y renonce… Je ne devrais jamais laisser traîner ces livres-là… Ce qu’ils intéressent mes domestiques !… (Courtin, qui a parcouru le journal, le lui rend.) Sérieusement, mon cher, ce n’est pas ce qui vous inquiète ?

Courtin

Non… D’autant que la note est très peu claire… et qu’aucun journal ne donne les noms… « Une personnalité politique ». Il y a beaucoup de personnalités politiques, heureusement.

Biron

Alors ?

Courtin

Ce qui m’inquiète, ce n’est pas ce qu’on dit… mais ce qu’on ne dit pas… et que je sais…

Biron

Quoi donc ?

Courtin

Un juge d’instruction…

Biron

Hein ?…

Courtin

Qui serait nommé…

Biron

Un juge !… vous êtes sûr ?…

Courtin

À peu près.

Biron

À peu près… à peu près… Mon cher, un juge d’instruction n’est pas nommé à peu près… Il l’est, ou il ne l’est pas… D’où ?… De qui tenez-vous le renseignement ?

Courtin

De Priou, qui avait déjà entendu parler de quelque chose à la Chambre et qui, le soir, a pu téléphoner place Vendôme…

Biron

Priou… n’est pas un enfant… Tiens ! Tiens !

Courtin

Il est accouru chez moi, affolé… Nous avons causé très tard… Je n’ai pu dormir de la nuit… vous savez comme il fume… Bref, nous sommes tombés d’accord, que vous étiez le seul homme… qu’il fallait vous mettre au courant.

Biron, avec importance, boutonnant sa chemise.

Priou a raison… Vous avez bien fait… Mais… voyons, que sait-il exactement ?

Courtin

Que le garde des sceaux a eu, tard dans la soirée, une longue conférence avec le procureur général… à propos du Foyer !

Biron

Tiens ! Tiens ! Tiens !… (intéressé.) Il y a donc du vrai ?… Cette directrice ?…

Courtin

Des enfantillages… Non… on peut expliquer les choses.

Biron

Eh bien ! Que craignez-vous ?

Courtin

Mon Dieu ! rien et tout… Une instruction est une instruction, à tout le moins un scandale… On imprimera mon nom… Les journaux avancés vont se jeter là-dessus… Vous allez voir quelle aventure !… Et même les nôtres, pour me défendre… ce sera pire encore…

Biron

Sans doute, c’est embêtant… c’est embêtant… Vous voulez que je voie le garde des sceaux ?

Courtin, vite.

Je viens vous en prier… Il est toujours votre conseil ?

Biron

Mérindol ne plaide plus pour moi, naturellement… mais il a toutes les raisons de m’être agréable… toutes les raisons… et beaucoup d’autres avec…

Courtin

Pourriez-vous lui téléphoner ?… le voir aujourd’hui même ?

Biron

Attendez !… Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui l’interpellation Galibiou ?

Courtin

Parfaitement.

Biron

Eh bien ! j’irai à la Chambre… Je le verrai à la Chambre… Et de la Chambre… je vous rejoins au Sénat…

Courtin

Ah ! non… pas au Sénat… voulez-vous ?

Biron

Vous avez le plus grand tort… Il faut aller au Sénat aujourd’hui… y porter beau… et qu’on y voie un baron Courtin très chic… le Courtin des grands jours…

Courtin

Vous avez peut-être raison… J’irai… Je remets mon sort entre vos mains, mon cher Biron.

Il lui serre les mains.
Biron

Mais vous tremblez ? Vous êtes glacé…

Courtin

Je me sens un peu nerveux… un peu désemparé.

Biron, avec importance.

Courtin, mon bon ami, rassurez-vous… Je crois pouvoir vous promettre…

Courtin

Sincèrement ?… Ah ! je ne suis pas si tranquille…

Il soupire.
Biron

J’ai arrangé avec Mérindol des choses autrement compliquées.

Courtin, songeur.

Il faut tout de même que le gouvernement ait de mauvaises intentions pour qu’Arnaud Tripier soit venu…

Biron, interrompant.

Vous avez eu la visite d’Arnaud Tripier ?… Et vous ne m’en dites rien ? Que vous a-t-il proposé ?

Courtin

C’est vrai… J’oubliais… Je n’ai plus la tête à moi..! Tout simplement de ne pas intervenir dans la discussion sur l’enseignement…

Biron, tapant dans ses mains.

Je voyais venir le chantage… (Gaiement.) Tout cela est excellent !

Courtin

Vous trouvez ?

Biron

Dites-moi… êtes-vous décidé à faire des concessions ?

Courtin, se défendant.

Ah !…

Biron

À l’extrême rigueur… en feriez-vous ?… Il faut que je le sache… pour Mérindol…

Courtin

Ils sauront bien m’y forcer… les canailles !… Un gros sacrifice…

Biron

Alors… ça va bien… ça va très bien !

Courtin

… Vous êtes admirable !

Biron

Mon cher… du moment que vous cédez… (Courtin s’éloigne) D’ailleurs, tantôt, avec Mérindol, je saurai exactement où en sont les choses… Dès maintenant, je réponds de tout… C’est cuit… Pas d’instruction… pas de juge d’instruction… C’est couru… Dans un fauteuil, mon petit Courtin.

Courtin

Biron, je vous remercie… Vous êtes le premier qui me tranquillisiez vraiment… Priou m’avait affolé… Je me ressaisis… J’ai encore quelques personnes à voir ce matin… Je me sauve…

Biron

Je ne vous reconduis pas… Je vais m’habiller…

Il lui tend la main.
Courtin

Allez !… allez donc !

Il remonte indécis vers la droite, hésitant, troublé.
Biron, remontant à gauche.

Ça va très bien !

Courtin, avant d’ouvrir la porte.

Je ne vous téléphone pas… Je vous attends…

Il tire sa montre.
Biron

Au Sénat.

Courtin

Ne me faites pas languir…

Biron

Dès que j’aurai vu Mérindol !… Sapristi, mon cher… je suis votre ami… (Ouvrant la porte du cabinet.) Jean… Frédéric… je m’habille… (En se retournant, il voit Courtin, un peu, redescendu.) Qu’est-ce que vous avez encore ?

Courtin, redescendant.

Il n’y a pas que ce que je vous ai dit qui m’inquiète…

Biron, s’avançant vivement.

Allons… allons… je me doutais bien… Asseyez-vous là, dans ce somptueux fauteuil…

Courtin, s’asseyant et regardant les portes de gauche.

On peut parler ?

Biron, très intéressé, s’asseyant aussi.

Mon cher… vous pouvez y aller… (Montrant les tapisseries.) Si vous saviez ce que les bergers et bergères ont entendu… vous n’en direz jamais d’aussi raides…

Courtin, après un moment.

Mon cher Biron… je vous jure… que, ce matin, je n’étais venu que sur le conseil pressant de Priou… Je ne voulais vous parler que de cette affaire de juge… rien d’autre…

Biron, attentif.

Ah !

Courtin, un peu embarrassé, d’une voix moins affermie.
Et puis, votre accueil si cordial, si chaleureux, m’encourage à plus de confiance… encore.
Biron, méfiant.

Ah !

Courtin

Ai-je tort ?

Biron, froid.

Mais non, voyons !

Courtin

Voilà… J’ai de gros… très gros ennuis… (Biron se renfrogne, Courtin s’embarrasse.) Un malheur n’arrive jamais seul… (Un temps.) Le Foyer… mon pauvre Foyer… pour qui j’ai tant lutté… Oui… nous traversons une crise… — ce n’est qu’une crise — mais une crise en ce moment… vous en sentez bien tout le danger ?… (geste indécis de Biron.) Je vous demande votre avis…

Biron, évasivement.

Mon Dieu !… continuez donc.

Courtin

Si on ne lui vient en aide… le Foyer peut être perdu… Tous mes efforts auront été perdus… Je ne puis me faire à cette idée… (Un temps.) Enfin… j’ai pensé qu’un homme généreux… un homme de cœur… un homme comme vous, Biron…

Biron

Dites donc… dites donc… mon petit Courtin… je ne veux pas être trop dur… je vois l’état où vous êtes… mais, sérieusement, comme vous ne vous mettez pas à l’envers pour me taper de cent louis… sérieusement… vous ne songez pas qu’avec un boniment, vous allez, comme ça, avant le déjeuner, me faire cracher la forte somme pour une œuvre de charité ! Ah ! non !…

Courtin

Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes extraordinaire…

Biron

C’est trop bête, ma parole !… Vous finissez par être dupe de vos phrases… Le Foyer ! le Foyer !

Courtin, se levant.

Le Foyer est une œuvre extrêmement utile… foncièrement humaine… Une belle œuvre !…

Biron

Fuut !

Courtin

Vous m’avez dit, vous-même, du Foyer : « Voilà du bon socialisme ! »

Biron

J’ai dit ça, moi ?

Courtin

Vous…

Biron

Alors, j’ai dit ça pour rire !… Mais je me fiche du Foyer, mon bon ami… Le Foyer, c’est de la blague… ce n’est rien… Tenez, j’aimerais mieux vous voir une écurie de courses… Au moins, c’est quelque chose… et ça vous coûterait moins cher… à moi aussi !

Courtin, levant les bras.

Une écurie de courses !

Biron

De vous à moi… le Foyer vous a été utile… vous vous en êtes servi pour toutes sortes de choses… Très bien… je trouve ça très bien, ah ! mais sapristi !… ne venez pas me raconter des histoires… qui feraient sourire un actionnaire…

Un temps.
Courtin, lentement.

Et s’il n’y avait pas que le Foyer ?… (Un temps.) S’il y avait des comptes à rendre et qu’on ne puisse pas ?

Biron, très vite, presque joyeusement.

Vous ?… (Courtin baisse la tête.) À la bonne heure !… Ça, je comprends.

Courtin, presque suppliant.

Vous êtes mon meilleur ami…

Biron, avec réticence.

Je comprends… Je comprends… Combien faut-il ?

Courtin, hésitant.

Exactement… je ne peux pas vous dire… Trois cent mille francs… (très vite.) À peu près…

Biron

Fichtre !…

Courtin

Et je viens, franchement… tout bonnement…

Biron, l’arrêtant.

Eh ! la somme est forte…

Courtin

Pas pour vous…

Biron

Non… je ne peux pas… D’ailleurs… je vais vous dire… Je vous demande le secret… Je suis un peu gêné en ce moment…

Courtin, amer.

Oh ! je pourrais le répéter… sans inconvénient pour vous… On ne me croirait pas…

Biron

Comment avez-vous pu faire une brèche pareille ?… Vous entreteniez donc des archiduchesses ?… Trois cent mille francs !… (Se retournant vers Courtin.) Vous êtes donc bien riche ?

Courtin, se contenant.

Mon cher… cette plaisanterie…

Biron

Je veux dire qu’une somme pareille, on ne la prête qu’à un homme excessivement riche… et…

Courtin, interrompant.

… qui n’en ait pas besoin ?

Biron

Mais naturellement… on ne prête jamais d’argent à ceux qui en ont véritablement besoin.

Courtin

Voilà les raisons que vous trouvez… pour refuser d’aider un ami ?…

Biron

Je ne dis pas…

Courtin

Réfléchissez… ! À la suite de ces plaintes…

Biron

Puisqu’il n’y en a pas…

Courtin

Comprenez donc que l’instruction…

Biron

Puisqu’il n’y en aura pas…

Courtin

Aujourd’hui peut-être… mais demain ?… Vous n’allez pas, pour une misère…

Biron

Une misère ?… Vous êtes bon, vous.

Courtin

Voyons… mon ami… mon cher ami. Moi, Courtin… le baron Courtin… Ce serait épouvantable !

Biron

Je suis navré, parbleu !… je suis navré… mais tout cela ne fait pas que j’aie trois cent mille francs… à votre disposition…

Courtin

Vous avez tant d’argent !… Vous gagnez tant d’argent !

Biron

Naturellement, j’ai de l’argent… Tout le monde a de l’argent… mais personne n’en donne… On ne donne pas d’argent… comme ça… pour rien… pour le plaisir… Ma parole, vous êtes comme un enfant… On voit bien que vous n’en avez pas, vous !

Courtin, digne.

Ce n’est pas une honte…

Biron, vite.

Je ne dis pas ça… Mais comprenez donc que ce n’est pas possible… Vous ne savez pas… vous ne savez pas ce que c’est de ne pas en avoir… ne pas en avoir du tout… Et tout ce qu’on fait pour en avoir !… Donner de l’argent… ça n’a pas de sens… À partir de dix mille… de quinze mille francs… l’argent, ce n’est plus de l’argent… C’est des affaires…

Il remonte jusqu’à la cheminée.
Courtin

Allez ! allez ! Faites l’homme d’affaires… l’homme intraitable… À vous entendre, on dirait que vous n’avez jamais obligé un ami… Et c’est moi qui vais vous rappeler tous les services que vous m’avez rendus !

Biron, se retournant.

Permettez !… Ah ! permettez !… Ce n’est plus la même chose…

Courtin, furieux.

Taisez-vous !… Qu’est-ce que vous allez ?… Mais taisez-vous donc !

Il remonte. Un silence.
Biron, criblant les chenets de coups de pieds.

C’est vous aussi qui me faites dire des bêtises…

Courtin, s’approchant, hors de lui.

Des bêtises ?… (De très près, à Biron, qui s’est retourné.) Cynique que vous êtes !… (le bras levé.) Une infamie !

Biron, qui a soutenu le regard furieux de Courtin.

Et puis après ? (Même attitude.) Allons, allons, les mots ne sont que des mots… Mettons que j’en ai dit quatre de trop… Ça s’oublie… (Suivant Courtin, qui s’éloigne,) Y a-t-il de quoi perdre la tête ?… Est-ce le moment ?… Songez donc plutôt à votre situation… (Changent de ton.) dont il faut sortir.

Courtin, se retournant, maître de lui et ricanant.

Mon cher, parce que vous m’avez vu un peu nerveux… je suis nerveux le matin… ça m’arrive… Parce que j’ai eu la puérilité de vous demander un service… On se trompe, voilà tout !… Mais ne vous mettez pas en peine… Mon pauvre Biron, nous sommes du monde, nous autres, depuis des siècles… et je savais déjà très bien comme il faut vivre (Se couvrant.), quand vous commenciez de gagner votre premier argent…

Biron

Mais, nom de Dieu ! Courtin, vous ne vous en tirerez pas avec un beau geste, ni avec des phrases… Ça, parbleu ! vous saurez toujours trouver des insolences… Mais il n’y a ici personne qui vous regarde… Personne ne vous entend… Et moi… vous savez comme je m’en moque !… (Changeant de ton.) Ôtez donc votre chapeau.

Courtin, gêné.

Mais… je m’en vais…

Biron

Tenez !… C’est idiot… Quoi ?… Pour le plaisir de faire le malin, vous allez vous perdre tout à fait… (Courtin ôte son chapeau, se tamponne le front.) vous noyer… entraîner avec vous… Vous n’êtes pas seul dans la vie… (Un temps. Timidement.) Est-ce que la baronne sait ?

Courtin

Tout… Elle sait tout.

Biron

Ah ! la pauvre femme !!!

Courtin

Pauvre Thérèse !…

Biron

Pauvre Thérèse !

Courtin, poursuivant, amer.

Et elle voulait venir vous trouver ce matin…

Biron

Hé bien ?

Courtin, plus amer.

Elle se croyait de force à émouvoir le cœur d’un ami… (Il hausse les épaules.) Elle parlait de votre désintéressement… (Même geste.) Ah ! il me tarde de lui épargner une humiliation.

Biron, criant.

Mais quelle humiliation ?

Courtin, sans répondre.

Moi… je ne voulais rien vous demander… J’aurais aussi bien fait… J’ai eu tout à l’heure un attendrissement stupide. (Il hausse les épaules.) Mais je ne regrette rien…

Biron

Vous allez l’empêcher de venir ?

Courtin, de haut.

Ah ! ça !…

Biron, furieux.

Vous voulez donc que nous nous brouillions tous ?… (Un temps.) Vous êtes donc fou… fou… complètement fou ?… (Persuasif.) Ah ! croyez-moi, vous êtes mal inspiré, ce matin… Voyons, Courtin… Tout peut encore s’arranger… Non ?… Tenez… je suis meilleur que vous ne pensez… (Un temps.) Revenez me demander à déjeuner… (regardant la pendule.) à une heure… D’ici là, j’aurai peut-être trouvé un moyen…

Courtin, interrompant.

Qui me coûterait trop cher…

Biron

Encore !…

Courtin

Dieu merci !… il me reste des amis qui ne font pas que des affaires…

Biron

Laissez-moi donc tranquille… Je vous connais… S’il vous restait, je ne dis pas une autre ressource, une lueur d’espoir ?… est-ce que vous vous seriez adressé à moi ?

Courtin, dramatique.

Eh bien ! s’il est vrai que j’en sois là… que je n’aie plus rien à attendre de personne… je sais ce qu’il me restera à faire…

Biron, criant.

Une sottise… (Calme.) que vous ne ferez pas…

Courtin

Je trouverai un moyen… (Il remonte en se couvrant.) ou alors le courage… (Se retournant.) de vous prouver que vous vous trompez.

Il continue vers la porte.
Biron, criant.

Revenez donc me demander à déjeuner…

Courtin

Adieu !

Il sort.
Biron, regardant la porte par où est sorti Courtin.

À une heure !… Je vous attends… (Il redescend.) Poseur, va !… (Un temps.) Bah ! il reviendra… (Il sonne.) il reviendra… (Il sonne de nouveau… Encore quelques secondes et Jean paraît.) Enfin !



Scène III

BIRON, JEAN, puis FRÉDÉRIC
Jean, rabattant les manches de sa chemise.

Que monsieur m’excuse, j’aidais Frédéric et Martin à vider la piscine.

Biron, jovial.

C’est bon ! c’est bon ! (Changeant de ton.) Je vais m’habiller, je n’ai que le temps. (Jean ouvre la porte du cabinet de toilette, s’efface.) Non. Ce n’est pas vous qui m’habillerez.

Jean, laissant aller la porte.

Ah !

Biron, poursuivant.

Non… Vous… (il le regarde, hésite.) le cab électrique ?… C’est ça, téléphonez de suite à Paul qu’il se tienne prêt. (Pendant que Jean va téléphoner dans une encoignure, Biron continue en suivant le jeu de scène.) Vous allez le prendre, vous vous ferez conduire… (S’interrompant.) je veux que vous soyez parti avant un quart d’heure… vous vous ferez conduire rue des Lavandières-Sainte-Opportune, 19, chez M. Lerible…

Jean, marmottant.

Chez M. Lerible…

Biron, poursuivant.

Et vous me le ramènerez. Tout de suite. Je ne veux pas vous revoir sans lui : arrangez-vous.

Jean, avec suffisance.

Monsieur l’aura.

Biron

À la bonne heure ! (Chantonnant.) C’est Lerible, Lerible, Lerible, c’est Lerible qu’il nous faut.

Jean, considérant Biron.

Comme monsieur est gai !

Biron

Ça ne vous gêne pas, au moins ? (Se dirigeant vers le cabinet de toilette et s’arrêtant.) Ah ! Qui donc avons-nous encore en bas ?

Jean

Peu de choses. Les remisiers sont partis.

Biron, sur l’air des hirondelles.

Les remisiers sont partis.

Jean

Il n’y a plus que le chemisier de monsieur.

Biron

Renvoyez.

Jean

Et M. Martinon.

Biron

Renvoyez… avec un mot aimable, celui-là.

Jean, qui va sortir.

J’oubliais. M. le marquis de la Roche Pluvignon Gransac a téléphoné. Il demande à voir monsieur aujourd’hui.

Biron

Oui. Je sais. Pour la commode de M. de Choiseul. Elle est truquée. Ah ! il m’embête, ce brocanteur. Demain. Dépêchons, jamais, je n’y arriverai…

Jean

Monsieur va au bureau ?

Biron

Sapristi ! Vous avez raison de m’y faire penser. Aussitôt rentré, vous attaquerez M. Perlier au téléphone et vous lui direz que je ne passerai qu’à cinq heures pour la signature… qu’il téléphone lui-même à Londres et à Berlin… mais qu’on me garde une communication avec Bruxelles, pour cinq heures et demie… Vous avez compris ?… Et qu’on ne me dérange pas ici… qu’on me fiche la paix, hein ?

Jean, triste.

Monsieur attend quelqu’un !

Biron, gaiement.

Si vous n’y voyez pas d’inconvénient ?…

Jean

Une dame…

Biron

Dites-donc !… Jean, mon ami, vous devenez insupportable…

Jean

Monsieur… j’ai toujours peur que monsieur fasse des bêtises…

Biron

Assez !… Sonnez Frédéric !

Jean, sonnant.

C’est pour le bien de monsieur. Monsieur n’a plus cinquante ans…

Biron, qui a regardé Jean et haussé les épaules, à Frédéric qui entre.

Ma redingote ! la dernière… le pantalon…

Jean, scandalisé.

Une redingote… à onze heures… à la maison…

Biron, regardant Jean.

Samedi… j’ai trouvé Courtin en redingote, chez lui, à dix heures…

Jean

M. le baron Courtin !… (Il hoche la tête.) C’est que M. le baron allait à un mariage… (À Frédéric.) Donnez à monsieur le veston d’appartement habillé…

Biron, à Frédéric qui sort.

Et mes pantoufles vernies… les neuves…

Jean

Monsieur sait bien qu’elles font mal à monsieur…

Biron

Je ne vous demande pas votre avis… (Sur la porte du cabinet de toilette.) Dépêchez-vous d’aller chercher Lerible.

Il passe en chantonnant : « C’est Lerible, Lerible, Lerible… » dans le cabinet de toilette.

Jean, resté seul, va jusqu’au téléphone et, bourru.

Et ce cab ?… Il est prêt ?… Mais non, je sais ce que j’ai dit. J’ai dit le cab… Hein ?… Je ne vous demande pas votre avis. (Après avoir accroché l’appareil, il remet en place quelques meubles. On entend sonner le timbre de la porte d’entrée. Jean dresse l’oreille. Au second coup, il se dirige vers la porte de droite.) Ah ! Ah ! voyons…

La porte ouverte, il s’incline très bas, puis s’efface pour laisser passer Thérèse.



Scène IV

JEAN, THÉRÈSE, puis LA VOIX DE BIRON
Jean

Oh ! Madame la baronne !

Il s’incline de nouveau.
Thérèse

Bonjour, Jean !

Jean, ému.

Que madame la baronne me pardonne… Je ne peux pas m’empêcher de dire respectueusement à madame la baronne, tout le bonheur que j’ai de revoir madame la baronne chez nous.

Thérèse

C’est très bien, Jean…

Jean

Toujours respectueusement dévoué aux ordres de madame la baronne.

La voix de Biron, qui chante derrière la porte du cabinet.

C’est Lerible… Lerible… Lerible…

Thérèse tourne la tête vers la porte.
Jean

Oui… monsieur est là !… Monsieur finit de s’habiller… Monsieur chante… Monsieur est content…

Thérèse

Allez le prévenir…

Jean

J’y vais, madame la baronne… j’y vais !…

Il entre dans le cabinet de toilette.



Scène V

THÉRÈSE, puis BIRON

Thérèse regarde les tapisseries, les meubles, joue du bout du pied avec un tabouret.

Biron, entrant les bras levés, boitillant légèrement.

Oh !… Oh !…

Thérèse, sourire contraint.

Oui… c’est moi…

Biron, s’approchant.

Je suis content… je suis content…

Thérèse

Vous pouvez triompher…

Biron, protestant.

Oh !

Thérèse

Mais non… Il faut être généreux…

Biron

Je ne triomphe pas… Je suis trop parfaitement heureux… (Il veut lui prendre la main. Thérèse recule, met adroitement une petite table entre eux… Il répète, déçu.) trop parfaitement heureux ?…

Thérèse

C’est toujours joli, ici…

Elle met un genou sur un fauteuil, pour considérer un Lancret, au mur.

Biron, qui l’a considérée.

Vous voilà… tout est redevenu comme autrefois… (Thérèse se redresse.) Thérèse… ma petite Thé…

Thérèse, suppliant.

Je vous en prie… Ce que j’ai à vous dire est très difficile… Ne m’embarrassez pas… Aidez-moi… (Tout à coup, solennelle.) Biron, êtes-vous mon ami ?

Biron, se précipitant.

Si je suis votre ami ?…

Il lui prend les mains.
Thérèse

Voilà un cri du cœur !… (Elle ôte vivement ses mains comme pour se déganter…) Non, sérieusement… Ne me regardez pas… Ne me regardez pas comme vous faites… Savez-vous où nous en sommes ?

Biron, air de supériorité.

Je sais tout !…

Thérèse

Ah ! tant mieux !… Même le…

Biron, joyeux.

Tout… tout… (Elle s’assied.) Parbleu !… Je savais tout… il y a longtemps… (Venant s’asseoir près de Thérèse.) Qu’est-ce que je disais ?… Je vous avais prévenue…

Thérèse

C’est vrai… Eh bien, je viens vous demander de nous sauver.

Biron

Sans doute… sans doute… (Il se lève.) Je ferai… (De plus près.) je ferai tout ce que vous voudrez… (Il la regarde. Elle recule un peu.) tout ce qu’il faudra… (S’éloignant.) Je disais à Courtin, tout à l’heure…

Thérèse

Tout à l’heure ?…

Biron, se retournant.

Eh oui… tout à l’heure… quand il est venu… (Mouvement de Thérèse.) Vous ne saviez pas qu’il était venu ?

Thérèse

Non…

Biron, de plus près.

Qu’il devait venir ?

Thérèse

Non… mais non…

Biron, considérant Thérèse.

Tiens !… Tiens !…

Thérèse

Ah !… voilà le Biron qui se défie… le Biron que je n’aime pas… Croyez-vous à une comédie ?

Biron

Oh !… Oh !… Oh !… Oh !…

Thérèse

Jamais je n’ai été plus sérieuse… Non, restez là… restez où vous êtes… vous allez me faire pleurer… Vous savez bien pourtant que je ne sais pas mentir… (Biron s’éloigne.) Vous n’avez pas confiance en moi ?… (Biron se retourne.) Pourquoi est-il venu ?… Ah ! quand les hommes perdent la tête !… Qu’est-ce qu’il est venu faire ?

Biron

Mon Dieu !

Thérèse

Est-ce qu’il vous a demandé ?…

Biron

Il m’a parlé de l’affaire du juge… pas autre chose… du juge…

Thérèse, criant.

Un juge ?… Quel juge ?… Est-ce pour me tourmenter ?… (Elle pleure) Est-ce qu’il faut que j’aie encore plus peur ?…

Un sanglot.
Biron, s’asseyant près d’elle, prenant ses mains.

Allons !… Allons !…

Thérèse, même ton.

On va nous faire encore du mal…

Biron

Mais non… ma petite Thérèse… mais non… (Il caresse ses mains.) Vos gants brûlent… Mais, ma petite Thérèse… il ne vous arrivera rien…

Thérèse, en larmes.

Il ira en prison…

Biron

C’est fou !… Est-ce que je ne suis pas là ?

Thérèse

Il avait si peur ?…

Elle sanglote.
Biron, caressant les épaules de Thérèse.

Comme vous tremblez en pleurant !… A-t-on idée de se mettre en des états pareils !… Il n’arrivera rien… rien… je vous dis… Est-ce que je vous ai jamais trompée ?… (Geste de dénégation de Thérèse.) Alors ?

Thérèse, qui ne pleure plus.

Bien vrai, au moins ?… Je peux être tranquille ?

Biron

Oui… mais oui…

Thérèse

Tout à fait tranquille ?

Biron

Ououii…

Thérèse

Ah ! C’est que vous ne savez pas comme je me tourmente, depuis hier… depuis qu’il m’a tout dit… Je n’ai pas dormi de la nuit… j’ai pleuré toute la nuit… (Changeant de ton.) Je dois avoir le nez rouge… Ne riez pas… Si, riez… Ça m’est égal… Je crois que je suis… (Un sanglot.) très contente… (Joyeuse.) Alors, vous nous sauvez ? Je savais bien… (Elle va jusqu’au miroir.) C’est qu’il faut tellement d’argent !

Elle se poudre.
Biron, soupirant.

Je crois bien… (Nouveau soupir.) Malheureusement.

Thérèse, se retournant.

Trop ?…

Biron

Assez comme ça… Mais ne vous occupez pas… ne vous occupez de rien… Venez vous asseoir près de moi… (Geignant.) que je vous aie un peu à moi, ma petite Thérèse…

Il lui tend les bras.
Thérèse, grave.

Prenez garde !… vous allez tout gâter… Ne gâtez pas votre beau mouvement de générosité.

Biron, laissant aller ses bras.

Hein ?

Thérèse, s’exaltant à mesure.

Soyez généreux jusqu’au bout… Sauvez-nous par bonté de cœur, par pure bonté !… Ne me demandez rien en échange…

Biron, farceur.

Je ne vous demande rien… Je vous demande de venir vous asseoir près de moi.

Thérèse

Non… S’il ne s’agissait que d’argent, je ne serais pas si gênée… (Brusque.) Il s’agit de renoncer à moi…

Biron, sursautant.

Quoi ?

Thérèse

D’y renoncer tout à fait…

Biron

C’est trop fort !… que je renonce à tout ce que je souhaite ?… à ma raison de vivre ?… à ma vie ?…

Thérèse

Vous refusez ?

Biron

Aaaah !… Vous exigez l’impossible…

Thérèse, debout, amère.

Voilà votre amitié !

Biron

Je vous promettrais… que je ne pourrais pas… C’est inimaginable !…

Thérèse, criant.

Croyez-vous donc que je suis venue, comme une fille… débattre le prix…

Biron

Mais c’est idiot !… Avec vous, toujours les extrêmes… Il n’est pas question de… Encore une fois, je ne vous demande rien… Mais… C’est vrai aussi… (Ému.) Vous venez chez moi, jolie comme vous êtes jolie… troublée encore… Moi, je m’affole… J’écoute votre voix… vous avez quelque chose à me demander… c’est le Paradis… Tout à l’heure… vous avez mis un genou sur ce fauteuil… Est-ce que je puis oublier ce qui a été ?

Thérèse, doucement.

S’il le faut ?…

Biron, colère.

Ah !

Thérèse

Si je ne puis rien accepter autrement ?… Si je vous en supplie ?

Biron, s’arrêtant à la regarder.

Vous perdre, par-dessus le marché ?… Ah ! non… Vous sauver pour vous perdre ?… Non… ah !… non !…

Thérèse, s’exaltant.

Vous ne me perdez pas… vous gardez le meilleur de moi…

Biron, secouant la tête.

Oh ! vous savez… moi… ces choses-là…

Thérèse, même ton.

Vous ne connaissez donc pas quel bonheur c’est de se sacrifier… de se sacrifier pour quelqu’un qu’on aime ?… (Sourire extatique.) Une félicité… une félicité qui donne jusqu’au dégoût du plaisir !

Biron, essayant de la faire rire.

Moi, le plaisir, ma petite Thérèse… le plaisir me suffirait… me suffirait…

Thérèse, qui a regardé Biron, frissonnant.

Oh ! Biron… oh !…

Biron, geignant.

Mais, ma petite Thérèse, je ne suis pas un héros, moi… ni un saint… ni un poète !…

Il s’assied.
Thérèse, venant s’asseoir près de lui.

Écoutez-moi… écoutez-moi… Jamais je n’oserai… (Elle détourne les yeux et lentement, bas.) Ce garçon m’aime comme un fou…

Biron, rageur.

Comme un fou ? c’est-à-dire que c’est vous qui en êtes folle…

Thérèse, tranquille.

Je ne lui ai jamais donné le moindre espoir…

Biron

Oh ! il n’a qu’à vous regarder…

Thérèse, grave.

Il ne me verra plus… (Biron écarquille les yeux.) Oui… si je vous demande de renoncer à moi… je m’engage à ne plus le revoir.

Biron

Jamais ?

Thérèse, la voix mouillée.

Jamais… (Un soupir.) Ou enfin, jusqu’à ce que je sois guérie… (Un sanglot.) tout à fait.

Biron, se levant.

Ça n’a pas le sens commun… (Remontant.) Ça n’a pas le sens commun… Mais c’est le meilleur moyen de ne jamais guérir… (Redescendant.) Ça ne fait rien… J’admets toutes vos belle phrases, ah !… (Les bras croisés). Pratiquement… dites-moi ce que vous allez faire ?…

Il s’assied.
Thérèse, embarrassée.

Je partirai… Dès que le baron pourra… nous partirons.

Biron

Partir ?… Où ?

Thérèse, s’exaltant de nouveau à mesure.

Il faut bien à présent que nous changions notre vie… que nous refassions notre vie… Je ne quitterai pas mon mari… je ne l’abandonnerai pas…

Biron

Bah !… Et puis ?

Thérèse

Il travaillera… Je serai près de lui… pour lui donner du courage… J’ai eu de graves torts envers lui… il faut que je les répare… Vous ne savez pas comme il est capable de générosité… (Souriant.) Ce grand homme, c’est un enfant !

Biron, bourru.

Nous sommes tous des enfants.

Thérèse, poursuivant.

Ce qu’il a fait… c’est un peu par faiblesse… C’est beaucoup pour moi… J’ai réfléchi, depuis hier soir, allez !… j’ai réfléchi toute la nuit…

Biron, même ton.

Au lieu de dormir et de ne penser qu’à être heureuse et jolie !

Thérèse

J’étais transportée de bonheur !

Biron

Ah ! je les reconnais bien ces projets qui paraissent si beaux la nuit… (Un temps.) Oui, mais quand vient le jour… (Lançant les bras en croix, tandis que Thérèse frissonne.) quand on se réveille, les châteaux s’écroulent… les projets merveilleux paraissent impossibles… ridicules.

Thérèse

Je ne vois rien de ridicule dans mes projets.

Biron

Parce que vous n’êtes pas tout à fait réveillée… Sérieusement, croyez-vous qu’à la campagne ou sur la montagne que vous aurez choisie, vous ferez autre chose que de pleurer ?… (Thérèse pleure.) Vous voyez… Croyez-vous que Courtin soit fait pour mener la vie des champs ?… Et d’Auberval, cette espèce de petit…

Thérèse

Armand !

Biron

Oui… enfin… Croyez-vous qu’il ne trouvera pas le moyen de vous rejoindre ? Ah ! aussi facilement qu’il trouvera le moyen de vous abandonner ?

Thérèse

Armand !

Biron

Et avant qu’il soit longtemps…

Thérèse, passionnée.

Il y a des hommes qui aiment une seule femme toute leur vie.

Biron

Tenez… tenez… Et vous parlez de renoncer à lui ? (Un temps.) Est-ce que je vous demande, moi, de renoncer à lui ?… Est-ce que je vous demande un sacrifice, moi ?… Si vous avez tout oublié, moi, je me rappelle… Il vous faut la joie, toute la joie… une vie où vous puissiez « faire fête à tous vos caprices », comme vous disiez… (Thérèse sourit.) Ah ! enfin, vous souriez… (Changeant de ton.) Ce n’est qu’une crise, votre crise… mais oui !… Elle passera… Demain, vous redeviendrez la femme délicieuse qui osait dire qu’il n’y a pas d’ivresse méprisable…

Thérèse, comme à elle-même.

J’ai été cette femme-là ?

Biron

Vous l’êtes toujours… et c’est moi qui vous sauve de vous-même… (Un temps.) Après tout, il est gentil, ce gamin…

Thérèse, attendrie.

Il est tellement gentil !…

Biron

Mais naturellement… naturellement… C’est un petit… (Ôtant la main de Thérèse de sur sa bouche.) Mettons un petit niais… ah ! mais très gentil !… Et vous voulez le désespérer ?

Thérèse

Est-ce ma faute !

Biron

Et à qui ?… qui vous force à le torturer… à vous torturer… et moi ?

Thérèse, étonnée.

Vous ?

Biron

Mais, naturellement, moi !… Ah ! je n’ai pas l’air de compter beaucoup…

Thérèse

Vous savez que je vous aime bien…

Biron

Alors, pourquoi vous priver de moi, aussi ? me chasser ?

Thérèse

Je ne vous chasse pas…

Biron, caressant les mains, les bras de Thérèse.

C’est tout comme… Et vous aurez encore si souvent besoin de moi… C’est à moi que vous reviendrez faire vos confidences, confesser vos peines… Quand vous pleurerez, c’est moi encore qui vous consolerai… Non ?… On dirait que cela ne vous est jamais arrivé…

Thérèse

Comme vous m’aimez !

Biron

Vous ne savez pas !… Et puis, j’inventerai, de nouveau, des distractions… des plaisirs à vous faire crier de bonheur…

Thérèse

Vous avez trop envie de mon plaisir…

Elle pleure.
Biron

N’analysez pas… ne discutez pas… Surtout ne pleurez pas… Nous ferons ce que vous voudrez… nous irons dans les pays que vous voudrez… Paris ne vous vaut rien, en ce moment…

Thérèse

Tant pis !…

Biron

Ni à Courtin.

Thérèse

C’est vrai.

Biron, vite.

Ni à moi… ni à… Partons…

Thérèse

Hein ?

Biron

Oui… allons faire une croisière.

Thérèse, mollement.

Une croisière ?

Biron

Sur l’Argo, cette bonne Argo. Partons… partons… (Avec force.) Nous partons !

Thérèse, lasse.

Oh ! mais c’est impossible… Le baron ne peut pas encore…

Biron

Il s’arrangera… (De très près.) Et vous ne savez pas ? Vous ferez les invitations, ah !… Voulez-vous beaucoup de monde ?… Peu de monde ?… (Un temps.) Une seule personne ?

Thérèse

Oh !

Elle sanglote.
Biron

Eh bien… eh bien !…

Thérèse

Vous voulez me faire honte…

Biron

Vous êtes une petite bête… (À l’oreille) Tout ce qui vous fera heureuse me ravira.

Thérèse

Pourquoi excitez-vous toujours en moi les pires instincts ?

Biron

Ne vous occupez pas de moi…

Thérèse

C’est fou… (Vite, souriant.) Et nous partirions quand ?

Biron

Tout de suite… tout de suite… Le temps d’être à Marseille.

Thérèse

Vous allez rire… mais… c’est tout ce qu’il y a de sérieux… je n’ai pas une robe…

Biron

Tant mieux !… l’Argo vous emportera comme vous êtes… (Tenant les mains de Thérèse.) Thérèse, vous rappelez-vous l’été d’il y a trois ans, sur l’Argo ?

Thérèse, regardant devant elle.

Oui… Trieste au jour levant… Le soleil sur l’Adriatique. Raguse… Raguse !… Et la voix qui chantait à Grado !

Biron

La nuit d’Amalfi ?… Les danses sur le pont ?… Et quand la petite Marianita…

Thérèse, mettant une main sur la bouche de Biron.

Taisez-vous ?

Biron

Sebenico ?… Lissa ?

Thérèse

Lissa ! (Un temps.) D’où vient que je n’ai pas la force de vous résister ?

Biron

Thérèse ! ma petite Thérèse !

Thérèse

J’ai trop de faiblesse, pour ma lâcheté.

Biron

C’est-à-dire que vous devenez raisonnable…

Thérèse

Ah ! je sens bien que je vais me laisser faire… Mon pauvre cœur ne me vaut pas…

Biron

Vous vous calomniez… vous redevenez la Thérèse d’autrefois, la jolie Thérèse qui veut vivre… (Emphatique.) Nous allons faire fête à tous vos caprices…

Thérèse, comme à elle-même.

Pauvre petit !… (Changeant de ton.) Je suis tellement fatiguée, étourdie… Je ne sais plus où j’en suis… Il me semble que je suis grise, comme quand j’ai bu du porto trop doux… Ce soleil aussi !…

Biron, enthousiaste.

Thérèse !… Je vous retrouve… Thérèse bien aimée…

Il veut l’enlacer.
Thérèse, l’arrêtant.

Mais, il doit être affreusement tard… Il faut que je m’en aille… (Riant.) Il faudrait que je me lève, d’abord… Je ne peux pas… Tout tourne… Armand, aidez-moi !…

Elle tend les mains à Biron qui l’aide à bondir, et cherche à l’embrasser au passage. Elle échappe et Biron ne retient que ses mains qu’il baise.

Biron

Ma chère amie !… mon amie bien aimée !…

Thérèse, cherchant à se dégager.

Qu’est-ce qu’il y a de changé, là ?…

Biron

Ce miroir ?… Il y était… C’est le miroir de la Dubarry.

Thérèse

Je sais… non… sur la console… devant…

Elle rajuste son chapeau.
Biron

Vous avez raison… La petite pendule de Falconnet. (À l’oreille, bas.) Elle était dans ma chambre à coucher…

Thérèse, riant et très vite.

Je m’en vais… je m’en vais…

Biron

Je ne vous retiens pas, parce que j’ai à faire… à faire pour vous… (Il sonne.) Mais vous revenez… vous allez revenir ?…

Thérèse

Il faut que je revienne ?

Biron

Mais naturellement… vous revenez… (À Jean qui paraît.) Lerible ?

Jean, air de triomphe, tranquille.

Il est là !

Biron

Bien !

Jean

Mais, madame la baronne peut… J’accompagnerai madame la baronne…

Biron

C’est bon… allez !…

Jean sort. Biron se frotte les mains.
Thérèse

L’affreux petit Lerible ?

Biron, riant.

Oui.

Thérèse

Le petit ver qui grimpe ?… (Geste de la main.) qui travaille… (Biron fait signe que oui, en riant. Thérèse frissonne.) Il déjeune ?… (Biron fait signe que non.) Aurez-vous fini à deux heures ?

Elle remonte vers la porte.
Biron, la suivant.

Avant… Avant… Je vous attends avant deux heures… Quelques petits points à régler… Ce ne sera pas long… Vous comprenez… Il faut absolument que je tire Courtin de cette affaire-là… que je le débarrasse du Foyer.

Thérèse

Oh ! oui… n’est-ce pas ?… Je vous en prie…

Biron

Comptez sur moi… Il finirait par se perdre tout à fait. Cet homme-là… il trouverait le moyen de se ruiner, avec le privilège de la Banque de France… (Il rit.) Nous allons arranger ça !… (Baisant la main de Thérèse). À tout à l’heure !…

Thérèse sort. Biron va sonner en sortant.



Scène VI

BIRON, puis UN VALET DE PIED,
puis FRÉDÉRIC, puis LERIBLE
Biron, au valet de pied, en tenue, qui paraît.

Introduisez ici ce monsieur qui attend. (Le valet de pied s’incline. Arrêtant le valet de pied.) Mais, avant tout, dites à Frédéric de venir me donner mes vieilles pantoufles.

Le valet de pied, qui a apporté les chaussures, aide Biron à les mettre. Lerible rentre.

Biron, tendant la main à Lerible, par-dessus la tête du valet de pied accroupi.

À nous deux, papa Lerible.

Lerible

Monsieur Biron, qu’est-ce qu’il y a donc ?

Biron, gaiement.

Nous allons voir si vous êtes un homme, Lerible. (Il le prend par un bouton de sa redingote.) Si je vous proposais de reprendre… pour de bon cette fois… le Foyer ?…

Lerible, froideur affectée.

Le Foyer ? Je ne dis pas, monsieur Biron, je ne dis pas.

Biron, jovial.

Ah ! nous n’allons pas recommencer à discuter la combinaison ! Vous prenez toutes les dépenses à forfait… on vous les garantit… Qu’est-ce que vous risquez ?

Lerible

Sans ça, parbleu !

Biron, poursuivant.

Et le travail des petites vous appartient. (Lerible regarde Biron, sourit.) Allons donc ! Je sais bien que vous en grillez d’envie !

Lerible

Mon Dieu !… Mais nous ne pouvons rien faire sans M. le baron Courtin ?

Biron

Ne vous occupez pas de Courtin… Je vais peut-être vous aboucher avec lui tout à l’heure… (Regardant la pendule.) Peut-être tout de suite. Allons, décidez-vous.

Lerible, hochant la tête.

S’il est toujours aussi bien disposé !…

Biron

Oh ! vous savez… Courtin est un grand seigneur… Il voit les choses de haut… ça va aller tout seul… Mais je veux être sûr que nous serions d’accord, vous et moi… le cas échéant… Il me faut votre réponse avant de rien décider.

Lerible, mollement.

Je vous dirai, monsieur Biron, que je ne tiens plus tant à cette affaire… Non, sincèrement… (Il se gratte la tête.) L’affaire est lourde… Le Foyer ! On n’arrive pas à joindre les deux bouts…

Biron

Courtin, parbleu ! Il ne sait pas s’y prendre… Il ne sait que dépenser… Il n’a jamais fait œuvre de ses dix doigts.

Lerible

M. le baron Courtin a de trop belles mains…

Biron, cachant les siennes.

Il en est assez fier… (Changeant de ton, très gaiement.) Allons, allons, vieux caïman, ne finassez plus, ne marchandez plus… Est-ce que vous n’avez pas envie de voir bientôt, à votre boutonnière… Hein ? Célestin Lerible, chevalier de la Légion d’honneur ?

Lerible

Vous l’avez promis… bien sûr… bien sûr… Mais vous avez votre intérêt… vous riez ?… Ce n’est peut-être pas en argent… Je n’en sais rien… Le fait que vous ne m’envoyez pas pour rien chercher en automobile. Enfin, vous ne me donnerez pas votre part… M. le baron Courtin, lui, je ne veux rien savoir non plus… Et ce serait ce pauvre Lerible qui irait perdre son temps et sa peine, pour rien… pour une misère… Écoutez donc, monsieur Biron…

Biron

Sacré Lerible ! Mais un homme comme vous… avec un contrat bien fait…

Lerible

Ça, le contrat sera bien fait…

Biron, poursuivant.

Peut gagner, au Foyer… je ne sais pas, moi… sept… huit mille… voyons… avec de l’ordre… un billet de mille, par mois.

Lerible

Bien sûr… bien sur… Tenez, monsieur Biron, si vous voulez me garantir quinze mille francs…

Biron

Il est gourmand, ce Lerible !…

Lerible

Voyons, monsieur Biron, c’est vous qui, allez marchander… pour une affaire qui vous tient tant à cœur !…

Biron

Allons… je suis bon prince… je suis de bonne humeur, ce matin… c’est entendu… Mais, vous savez, papa Lerible… il y a un passif…

Lerible

Il y a toujours un passif, au début d’une affaire intéressante.

Biron

Ce passif… (Il fait la grimace.) Admettons que je le couvre… Avez-vous le moyen de me faire rentrer dans mon argent ?… Toute la question est là… J’avance les fonds… Je ne veux pas les perdre…

Lerible, souriant.

Je vous l’ai toujours dit, monsieur Biron… le moyen, c’est la loterie. Une belle loterie d’un million !

Biron

Je sais bien… C’est assez difficile…

Lerible

Il faut l’autorisation, voilà tout… Et si vous… vous ne l’obtenez pas ?… Alors ?… Vous l’avez bien obtenue en 94 !

Biron

Ah ! En 94 !… C’était le temps du Panama.

Lerible, grave.

La belle époque !…

Biron

Et j’avais un journal à moi…

Lerible

Je n’ai jamais compris que vous n’en ayez plus…

Biron

Se remettre à faire chanter les gens… Ma foi, non ! J’ai pris du grade… (Regardant la pendule.) Eh bien, Lerible… C’est parfait… À présent, je vais pouvoir vous mettre en présence du baron… Il ne va pas tarder… Dites comme moi, laissez-moi faire… laissez-nous faire… Vous ne vous en repentirez pas… (On entend le timbre d’entrée.) Ça doit être lui…

Second coup de timbre.
Lerible, inquiet.

Je m’en vais ? Je reste ?

Biron

Si c’est lui, vous allez nous attendre un instant… je vous ferai demander.

Lerible

Ne le laissez pas me dire de ces choses si blessantes… vous savez, avec son air… Il a besoin de moi.

Biron, riant.

Bah ! laissez donc.

Lerible

On a sa dignité.

Un valet de pied, entrant.

M. le baron Courtin demande…

Biron

Introduisez-le ici. Je reviens. (Le valet de pied sort.) Allons, Lerible.

Il l’entraîne au cabinet de toilette.
Lerible, s’arrêtant à la porte, reculant.

Mais qu’est-ce que c’est ?… Vous voulez ?… Qu’est-ce que c’est ?

Biron, poussant Lerible et le suivant.

Là… Vous êtes un peu épaté… petit papa Lerible…



Scène VII

FRÉDÉRIC, COURTIN, puis BIRON
Frédéric, qui a ouvert le battant de la porte et précède Courtin.

Monsieur sera ici dans un instant.

Il entre à gauche. Courtin se promène seul en scène, jouant avec sa badine. Biron fait, en entrant, un geste de surprise de le voir si gai. Courtin se retourne.

Courtin

Oui… mon bon, j’ai d’excellentes nouvelles… excellentes… (Protecteur.) et j’ai tenu à venir, moi-même… vous rassurer… Tout va bien… tout va très bien…

Biron, stupéfait.

Ah ! (Finissant par s’inquiéter.) Et comment ?

Courtin

Mon cher, ce matin… on a beaucoup parlé du Foyer, au conseil des ministres.

Biron

Ah !

Courtin

On ne tient pas tant à me créer des embarras… Je le pensais bien… Vous comprenez… je suis un fort gros morceau…

Biron, le regardant avec étonnement.

Eh ! mais voilà un Courtin bien fringant ! (Tout à coup sérieux.) Et le Foyer ?

Courtin, se levant.

Quoi ?

Biron

L’argent ?

Courtin, embarrassé.

Oh !… bien, l’argent !…

Biron

Vous n’avez oublié que ça… Une paille ! (Bon rire.) Allons ! je ne veux pas vous faire languir… J’ai travaillé, moi aussi… tout est arrangé.

Courtin, joyeux, mais de haut.

Voyons !

Biron

Vous allez voir.

Il va ouvrir la porte du cabinet de toilettee. Courtin l’a suivi des yeux avec une curiosité joyeuse. Lerible paraît et, troublé, demeure sur le seuil, respirant ses mains et ses manches.

Courtin, bas à Biron, qui est descendu à lui.

Lerible ?

Biron

Lerible. (À Lerible.) Approchez, Lerible, et venez expliquer à M. le baron Courtin.

Courtin s’éloigne. Biron se frotte les mains.



Scène VIII

LERIBLE, COURTIN, BIRON
Lerible, s’avançant.

Expliquer !… bien sûr… Mais il n’y a rien à expliquer… M. le baron sait bien. Ce sont toujours les mêmes conditions qu’il y a trois mois…

Courtin, se retournant et vivement.

L’ancien projet ?

Lerible

Mais oui… Mon Dieu, oui, monsieur le baron.

Biron

Attendez donc !…

Courtin

Le projet que j’ai refusé ?… Qui me dépouille ? qui me met, en propres termes, à la porte du Foyer ?

Lerible

Au contraire… monsieur le baron… au contraire…

Biron

Puisque vous restez président du Comité ?

Lerible

Bien sûr… C’est même toute la base de la combinaison… vous restez avec nous… monsieur le baron… vous restez…

Courtin, à Lerible, avec hauteur.

Pour couvrir de mon nom, de mon honorabilité, de ma situation… je ne sais quel commerce ?… Merci !… Pour que vous puissiez mettre sur vos prospectus (Enflant la voix.) Président : M. le baron Courtin, de l’Académie française… sénateur…

Lerible

Commandeur de la Légion d’honneur… tiens !…

Courtin

C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

Biron

Courtin, vous êtes épatant !… Je vous admire !

Courtin

Je refuse…

Biron

Non… ma parole d’honneur… Je n’ai jamais vu…

Courtin

Quoi ? Enfin, si je refuse ?…

Biron, calme.

Eh bien, mon petit Courtin, c’est très simple… Vous vous débrouillerez tout seul… (Courtin reprend sa marche saccadée.) Comment ? Je me mets en quatre pour vous obliger… (Il le suit.) Je vous tire d’une affaire… (Un temps.) embêtante ! Vous ne voulez pas ?… Arrangez-vous !… Arrangez-vous !… (Un silence. Courtin s’arrête.) Voyons, Courtin… mon bon Courtin… Réfléchissez !…

Courtin, amer.

Vous savez bien que je n’en fais pas une question personnelle… Je m’efface… Un sacrifice de plus ou de moins, mon Dieu !… Mais, sans parler de moi… où allons-nous ?… Je vous le demande, où allons-nous ?… (À Lerible.) Et si, pour augmenter inconsidérément les recettes… car, enfin, il y a une limite… On ne peut pas tuer ces petites au travail… les tuer !…

Lerible

Bien sûr… bien…

Courtin, interrompant.

Il faut aussi les nourrir… Elles sont difficiles, vous savez ?…

Lerible

Comme tous ceux qui ne paient pas…

Courtin

Je sais bien… (Changeant de ton.) Il faut pourtant qu’elles aient l’indispensable…

Lerible

Monsieur le baron… rassurez-vous… J’ai un principe… On vit en travaillant… On ne s’enrichit qu’en faisant travailler. Les petites travailleront… elles vivront… Nous… nous les ferons travailler…

Courtin, vivement.

Vous n’espérez pas, au moins, gagner d’argent au Foyer ?

Biron

Laisse-le donc faire…

Courtin

Je vous avertis, loyalement… C’est impossible !

Lerible, souriant, très calme.

Monsieur le baron, j’avais une prison à Nantes…

Biron, interrompant.

Une prison ?… à vous ?…

Lerible

Bien sûr… bien sûr… C’est-à-dire, j’étais adjudicataire d’une prison, à Nantes… Je fabriquais des chaises de paille… des chaises de pauvres… et je soumissionnais la nourriture des prisonniers… Enfin… quelque chose dans le genre du Foyer… (Mouvement de Courtin.) Deux de mes prédécesseurs s’y étaient ruinés… Moi, j’ai toujours réalisé, bon an, mal an, vingt mille francs de bénéfice…

Biron

Sacré Lerible !… Et vous l’avez toujours, votre prison ?

Lerible

Hélas ! non !… (Levant les bras.) Ils en ont fait, monsieur Biron, une prison humanitaire !…

Biron, à Courtin.

Que dites-vous de ça ?… (Tapant sur l’épaule de Lerible) Voilà l’homme qu’il vous fallait…

Courtin, s’asseyant, découragé.

Oh ! j’ai bien peur… j’ai affreusement peur… que nous fassions fausse route… (À Lerible.) Le Foyer est une œuvre de charité… Qu’est-ce que vous allez faire de la charité ?

Lerible

Bien sûr… Mais, je vais vous dire, monsieur le baron, la charité n’est pas mon métier…

Courtin, méprisant.

Monsieur, la charité n’est pas un métier.

Courtin se lève.
Lerible

Le fait est…

Courtin, même ton.

La charité est un luxe… (S’éloignant.) C’est un devoir… Nous devons l’exemple au peuple…

Biron

Eh bien ! il est joli !… l’exemple que nous donnons, hein ?… Laissez donc… Dans la vie, il faut se tirer d’affaire, avant tout…

Lerible

C’est le plus bel exemple qu’on puisse donner, monsieur le baron.

Courtin, emphatique.

Voilà les raisonnements avec lesquels on arrive à saper les fondements d’une société… Voilà comment nous serons tous balayés !…

Biron

Courtin… vous êtes épatant… Parce qu’on va serrer un peu plus fort la vis à ces petites… c’est la révolution !

Lerible, à Courtin.

Monsieur le baron, on commence à avoir l’expérience des révolutions… On sait très bien qui en fait toujours les frais !

Biron, tapant dans ses mains.

Mes enfants, nous nous égarons… On ne peut plus se mettre au contrat… il est trop tard… Il faut pourtant le discuter et le signer le plus tôt possible… (À Courtin qui s’est assis à l’écart.) Qu’en dites-vous ?

Courtin

Je ne dis rien…

Biron

Lerible… préparez-nous un petit projet…

Lerible

Je l’apporterai…

Biron, à Courtin.

Quand se réunit-on ?

Courtin

Quand vous voudrez.

Biron

Où ?

Courtin

Où vous voudrez…

Biron

Eh bien… demain… ici… dix heures… Pas d’opposition ?… Adopté… Lerible, je vous reconduis.

Lerible, s’inclinant.

Monsieur le baron, à demain… (Courtin salue de la tête. Lerible remonte, suivi de Biron et montrant sa boutonnière.) Et ça ?… Vous êtes bien sûr, au moins ?

Biron, à la porte.

Mon cher, mais je fais décorer… cinq, dix personnes dans mes affaires… tous les ans… Passez donc !… (Lerible sort. Biron se retourne vers Courtin absorbé, affalé dans un fauteuil.) Allons ! allons ! Courtin… On vous sauve… Du nerf ! Du nerf ! Sacristi !

Biron sort.



Scène IX

COURTIN, puis THÉRÈSE

Resté seul, Courtin fait quelques pas, puis se rassied accablé.

Thérèse, entrant.

Vous êtes seul ? Biron n’est pas là ?

Courtin

Vous voyez !

Thérèse

Vous l’attendez ?

Courtin

Je ne l’attends pas… (Un temps.) Je n’attends rien…

Thérèse, le considérant.

Est-ce que les choses ne s’arrangeraient pas ?

Courtin

Si… elles sont arrangées.

Thérèse

Bien ?

Courtin

Les choses ne s’arrangent jamais bien…

Thérèse, s’asseyant près de lui.

Mon pauvre ami ! (Un temps.) Il n’y a que les enfants qui espèrent le bonheur.

Courtin

Qui l’aient.

Thérèse

C’est vrai… (Regardant devant elle.) Je me rappelle… Plus tard !… (Un temps.) Voyez-vous, c’est l’argent qui empoisonne notre existence…

Courtin

Ah ! l’argent !… (Un temps.) Mais comment faire ?

Thérèse

Il faudrait imaginer des joies différentes… un monde de satisfactions qui lui soient étrangères…

Courtin

Vous rêvez toujours…

Thérèse

Je voudrais bien…

Courtin, se levant.

La vie se fait pendant ce temps-là !…

Thérèse essuie ses yeux.



Scène X

Les Mêmes, BIRON
Biron, entrant gaiement en se frottant les mains, à Thérèse.

Le baron vous a dit ? Tout est arrangé… Vous êtes contente ? (À Courtin.) La baronne vous a dit ? Nous partons… nous partons…

Courtin, surpris.

Nous partons ?

Biron

Mais oui…

Courtin, à Thérèse.

Nous partons ?

Thérèse, tristement.

Il paraît.

Elle s’assied.
Courtin

Je ne comprends pas. Nous partons où ?

Biron

Une croisière… En Adriatique… La baronne… vous… moi… le petit…

Thérèse, interrompant vivement.

Nous avons bien le temps de décider qui.

Biron, à Thérèse.

Oui… Bon ! (À Courtin.) Enfin, c’est votre femme qui veut bien faire les invitations… L’essentiel, c’est que nous partons… Vous ne saviez pas ?…

Courtin

C’est impossible… Mes affaires…

Biron, interrompant en riant.

Mais vous n’avez plus rien à faire… Plus de discussion au Sénat… plus de Foyer… plus rien… Heureux Courtin !

Courtin, très amer.

Je croyais que vous m’aviez laissé au moins l’Académie.

Biron, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !… Mais, mon cher, ce n’est pas l’Académie qui vous…

Courtin

Pardon !… Mon rapport… Vous n’en avez pas chargé M. Lerible, j’imagine ?…

Biron

Quel rapport ?

Courtin, se redressant.

Mon rapport sur les Prix de vertu…

Biron

Ah ! oui ! Eh bien ?… Quoi ?… Vous le ferez là-bas… dans la paix… le silence… tout à votre aise… Les prix de vertu ? Songez donc !… Le large, les couchers de soleil… les nuits bleues… Venise… Venise… Ah ! vous allez nous en écrire des pages admirables !…

Le maître d’hôtel paraît. Biron offre le bras à Thérèse. Courtin remonte derrière eux.