Flammarion (Théâtre IIIp. 82-147).
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ACTE DEUXIÈME


Même décor qu’à l’acte premier.



Scène première

CÉLESTIN LERIBLE, CHARLES DUFRÈRE
Au lever du rideau. Dufrère est debout, à la cheminée, les mains croisées derrière le dos. Célestin Lerible est assis, timidement, sur le bord d’une chaise, tenant son chapeau sur ses genoux serrés. Il regarde autour de lui. Un coup de timbre dans l’antichambre. Lerible se lève.


Dufrère

Non, monsieur Lerible… Ce n’est pas encore le baron…

Lerible

C’est bien ennuyeux… bien ennuyeux… Et je vous tiens là… (Geste de Dufrère.) Alors ?… vraiment ? vous ne savez pas pourquoi M. le baron m’a fait demander ? (Geste évasif de Dufrère.) Pour Le Foyer ? (Même geste de Dufrère.) Oui !… (Avec navrement.) Cela va très mal au Foyer…

Dufrère

Vous me l’apprenez !

Lerible

Hé !… L’on en parle… l’on en parle beaucoup…

Dufrère

Potins, monsieur Lerible… potins !…

Lerible

Bien sûr… bien sûr !… (Un petit silence.) Vous êtes discret, monsieur Dufrère… vous avez raison… Hier, M. Biron que j’ai vu…

Dufrère, intéressé.

Vous avez raison… Hier, M. Biron ?

Lerible

Oui !… Oh ! En passant… (Devant l’œil interrogateur de Dufrère.) Rien… rien !… (Regardant la pendule.) Deux heures, déjà !… C’est que… voyez-vous… j’ai un rendez-vous obligatoire… C’est bien ennuyeux !

Dufrère

Mais le baron va rentrer d’un instant à l’autre…

Lerible marche, ou plutôt glisse dans la pièce, touchant aux meubles, palpant les bibelots.

Lerible

Bien ennuyeux… (Petit silence. Regardant toujours autour de lui.) Ça ferait une belle vente ici… Mâtin ! (Sur un mouvement de Dufrère, il tourne sur lui-même, et reprend.) Oh ! je dis ça… pour exprimer mon admiration… (Il va jusqu’au canapé, qu’il caresse du revers de la main.) Une vieille connaissance… Oui… oui !… ça vient de la faillite Pamard ?

Dufrère

Je crois…

Lerible

Mon Dieu ! tout m’intéresse… Ce pauvre M. Pamard !… Je le lui avais bien dit. Il a été trop vite !… (Il reprend sa marche glissée.) Qu’est-ce qu’on m’a raconté ! Il paraît que M. le baron a eu une grande déception, l’autre jour…

Dufrère

Ah !

Lerible

Oui… Cette visite de la duchesse de Saragosse au Foyer…

Dufrère

Eh bien ?

Lerible

… n’a rien donné… rien donné… (Levant les bras.) Cinq cents francs.

Dufrère

Racontars !

Lerible

Bien sûr… bien sûr !… (Levant les bras.) La charité devient un métier si difficile ! aujourd’hui… (Regardant la pendule.) Non, monsieur Dufrère, je ne puis plus attendre… Vous présenterez toutes mes excuses à M. le baron… (Il se dispose à partir.) C’est bien ennuyeux.

Dufrère

La Bourse, hein ?

Lerible

C’est que… je ne vais jamais à la Bourse… La Bourse, monsieur Dufrère, c’est pour les grands messieurs… Et puis, je vais vous dire, j’ai peur des juifs… Ils vont trop vite…

Dufrère

Alors, vous ne jouez jamais ?… Quelle blague !

Lerible

Jamais… jamais… C’est-à-dire… j’achète bien… par-ci… par-là… des titres bon marché… quelques petits titres, très bon marché… et…

Dufrère

Allez donc… Et ?…

Lerible

Et j’attends !…

Dufrère, riant, tandis qu’il reconduit Lerible.

Alors ?… vraiment ?

Lerible

Non… non… Je ne peux pas… M. le baron me fera savoir, n’est-ce pas ?…

Il sort suivi de Dufrère. Thérèse a entr’ouvert la porte de gauche. Voyant la scène vide, elle entre, se promène avec agitation et se retourne au bruit que fait Dufrère en rentrant par la droite.



Scène II

THÉRÈSE, CHARLES DUFRÈRE, puis JULIE
Thérèse

Eh bien, monsieur Dufrère ?

Dufrère

Non, madame, le baron n’est pas rentré.

Thérèse

Vous êtes sûr ?

Dufrère

Sûr.

Thérèse

Et quelle heure est-il ?

Dufrère

Deux heures dix…

Thérèse, regardant une petite montre parmi ses breloques.

Deux heures dix.

Dufrère

Il arrive au baron de ne pas rentrer déjeuner ?

Thérèse

Jamais sans prévenir.

Elle brouille des bibelot sur le guéridon.
Dufrère

Je vous assure, madame, qu’il n’y a aucune raison de vous inquiéter. Le baron a été retenu au Foyer… voilà tout. Vous comprenez qu’après tout ce qu’on a dit sur la mort de cette petite… cette lettre anonyme reçue ce matin…

Thérèse

La pauvre petite, d’abord, est morte d’une maladie de cœur… C’est établi… Il n’y a de la faute de personne… Mlle Rambert n’a même pas voulu renvoyer la surveillante… Je trouve qu’elle a eu raison… Du moment que les médecins…

Dufrère

Mais il ne s’agit pas de la petite Mézy… Il s’agit d’une certaine Louisette Lapar…

Thérèse

Le fouet ? Les brutalités ?… Je sais… C’est absurde !… Ces fillettes… ces femmes… tout ce monde a le goût du romanesque… Comme au couvent.

Dufrère

En tout cas, cette lettre a singulièrement inquiété le baron… Il aura voulu faire une enquête…

Thérèse

Monsieur Dufrère… moi, c’est bien autre chose qui me préoccupe… Depuis quelque temps, je vois si souvent le baron soucieux, absorbé… Avec son caractère, vous conviendrez qu’il y a de quoi s’émouvoir… Enfin, il a beaucoup changé… (Aimablement.) Je connais la confiance qu’il a en vous et que vous méritez…

Dufrère, s’inclinant.

Madame…

Julie entre par la petite porte de gauche.
Julie

Madame la baronne, c’est le Bon Marché.

Dufrère se détourne insensiblement et considère une bonbonnière qu’il a prise sur le guéridon voisin du canapé.

Thérèse

Dites qu’il y a beaucoup de rendus.

Julie, insistant.

Mais, madame la baronne…

Thérèse

Que je passerai…

Julie, même ton.

Mais, madame la baronne, c’est un inspecteur.

Thérèse, après un regard à Dufrère qui ne bronche pas.

Eh bien, ma petite Julie, faites-le attendre. (Poussant Julie jusqu’à la porte.) Je suis sortie… le baron est sorti… il va rentrer… Ce que vous voudrez. (Julie sort.) Ah !… Je voudrais bien qu’il rentre !…

Dufrère

Il va rentrer…

Un petit silence.
Thérèse

Je comprends, monsieur Dufrère, que vous ne trahissiez pas le baron. Mais vous avez bien le droit de m’avertir si quelque malheur nous menace.

Dufrère

Il n’en est pas question.

Thérèse

Alors d’où viennent les soucis qu’il a ? J’ai peur de l’interroger. Je n’ose plus lui demander d’argent… Il est positivement gêné… Pourquoi ?

Dufrère

Pour toutes sortes de raisons… madame, excusez-moi…

Thérèse, aimable.

Allez donc… (Changeant de ton.) Pourtant, nous faisons des économies… Il y a bien des choses…

Dufrère

N’empêche… la maison est encore très lourde.

Thérèse

Je croyais le baron heureux à la Bourse… bien renseigné…

Dufrère

Justement non, madame. Une fois ou deux, ces temps-ci… il a suivi les conseils de M. Biron.

Thérèse

De M. Biron ?

Dufrère

Oui, c’est toujours M. Biron…

Thérèse

Je suis bête… naturellement… Eh bien ?

Dufrère

Eh bien ! Il s’en est mal trouvé…

Thérèse

Très mal ?

Dufrère

Nous avons en ce moment mille Chemins de fer du Pacifique… Cent quarante francs de baisse… On nous reporte depuis quatre mois…

Thérèse, lui coupant la parole.

Oh ! ça !… C’est inutile !… Je n’y comprends jamais rien… (Se lamentant.) Pourquoi le baron achète-t-il des chemins de fer en Amérique ? Pourquoi faire ?

Dufrère, souriant.

Ce sont des papiers…

Thérèse

Papiers ou chemins de fer… Ce sont des inventions de Biron pour lui faire perdre de l’argent…

Dufrère

M. Biron nous a donné de très bons conseils… autrefois…

Thérèse, jouant avec sa chaîne.

Autrefois !… (Se tournant vers Dufrère.) Enfin, pourquoi ne rentre-t-il pas ? C’est agaçant !… (Un temps.) Et le Foyer ?

Dufrère, réservé.

Je ne connais pas bien la comptabilité du Foyer. Le baron se la réserve. Je suppose que là… aussi…

Thérèse

Et ce Lerible… qui devait tout réorganiser ?

Dufrère, hochant la tête.

Oh !…

Thérèse

Est-ce que ce n’est pas un ami de M. Biron ?

Dufrère

Un ami !… M. Lerible n’est guère reluisant… Non, ils sont en relations d’affaires.

Thérèse

Ça doit être du propre !… (Très agitée.) Ah ! il y a des moments où tout va mal… (Un valet de pied entre. Thérèse prend et lit la carte qu’il apporte.) Bah ! Et puis des moments où tout va bien. (Au valet.) Priez M. d’Auberval de monter…

Le valet de pied sort.
Dufrère, prenant congé.

Madame…

Thérèse

En tout cas, mon cher monsieur Dufrère, je vous remercie beaucoup… Nous reprendrons cette conversation.

Dufrère sort. Thérèse s’installe dans la bergère, un livre à la main, un miroir de l’autre. Entre Julie.



Scène III

THÉRÈSE, JULIE
Thérèse, à Julie, arrêtée à la petite porte de gauche.

Quoi encore ?

Julie

Madame la baronne, c’est toujours ce monsieur.

Thérèse

Quel monsieur ?

Julie

L’inspecteur.

Thérèse, renfrognée.

Eh bien ? Que voulez-vous que j’y fasse ?

Julie

Mais, madame la baronne…

Thérèse

Qu’on me laisse tranquille !… C’est insupportable, à la fin. (Julie va pour sortir.) Dites donc, ma petite Julie, il me semble que je suis toute décoiffée.

Julie, après avoir touché aux cheveux de Thérèse.

Madame la baronne est tout à fait jolie.

Julie sort. Thérèse ne quitte des yeux son miroir pour le livre que quand le valet de pied introduit d’Auberval.



Scène IV

THÉRÈSE, D’AUBERVAL
Thérèse

Bonjour, lâcheur !

D’Auberval

Pourquoi, lâcheur ?

Il lui baise la main.
Thérèse

Parce que vous n’êtes pas venu aux Français, hier soir.

D’Auberval

Vous n’avez donc pas eu mon mot ?

Thérèse

Non.

D’Auberval

Comment, non ?

Thérèse

Non.

D’Auberval

Inouï !

Thérèse, riant.

Eh bien… vous me dites dans votre mot…

Elle tire un billet de son livre.
D’Auberval

Dans le livre que vous lisez ! Oh ! (Avec un gai reproche.) Vous savez mentir !

Thérèse

Malheureusement pas… seulement pour rire… Ce n’est pas comme vous… Êtes-vous prêt ?

D’Auberval

À quoi ?

Thérèse

À mentir… (Mettant un doigt sur le billet.) Vous m’annoncez là… que je saurai l’emploi de votre soirée… (Un petit silence.) Eh bien ?

D’Auberval, gêné.

Je venais vous le dire.

Il s’assied près d’elle.
Thérèse

Comme vous êtes drôle, tout d’un coup !… Allons, où étiez-vous ?

D’Auberval, sombre.

Au cercle…

Thérèse

Est-ce que votre cercle est brune ou rousse ?

D’Auberval

Ne plaisantez pas… Je suis si malheureux !

Thérèse

Pauvre ami !… Mais je ne savais pas. Et pourquoi ?

D’Auberval, de plus en plus gêné, après un silence.

Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de la situation où vous êtes ?

Thérèse

Hein ?

D’Auberval

Pourquoi ne m’avoir jamais dit la vérité ?… Je ne suis donc rien pour vous ?

Thérèse

Quelle situation ?… Quelle vérité ?

D’Auberval

Je vous en prie… ne dissimulez pas… Je sais… je sais tous vos grands ennuis… Et moi qui ne voyais rien. (S’exaltant.) Je ne veux pas que vous soyez malheureuse… qu’il y ait rien de changé à votre vie… Tout ce que j’ai est a vous… Oh ! que n’ai-je une fortune !… Une fortune !

Thérèse, émue, mais hautaine.

Je vous remercie de l’intention… mais de quel droit venez-vous ? Vous ai-je donné des droits pour me parler ainsi ?… (Sèche.) Quand j’ai besoin d’argent, j’en demande à mon mari. Quand il n’en a pas… je m’en passe !

D’Auberval

Pardon… pardon… Je vous ai blessée ?

Thérèse

Vous m’avez fait de la peine…

D’Auberval

Oui… je n’aurais pas dû… Pardon !

Thérèse

Ce n’est pas bien… (Le fixant.) On vous a dit du mal de moi. Non ?… Vous avez entendu dire du mal de moi ?… Enfin, vous avez entendu parler de moi, au cercle, hier soir ?

D’Auberval

C’est vrai…

Thérèse

Par qui ?

D’Auberval

Que vous importe ?

Thérèse

Il m’importe beaucoup, au contraire. Dites… dites…

D’Auberval

Il y avait là le général Fain…

Thérèse

Puuut !

D’Auberval

D’Auberive… Le Veneur… Steiner… d’Epiais.

Thérèse

C’est tout ?

D’Auberval

Oui…

Thérèse

Des gens que je ne reçois pas… que je ne connais pas… ou à peine… Et ils disaient du mal de moi ?

D’Auberval
.

Non… On parlait même gentiment de vous… mais…

Thérèse

Mais ?

D’Auberval

On parlait de vous comme on parle des autres femmes.

Thérèse, attendrie.

Pourquoi ne voulez-vous pas que je sois, pour tout le monde, une femme comme les autres ? (Elle lui abandonne sa main qu’il baise.) À propos de quoi cette conversation ?

D’Auberval

Vous allez vous fâcher de nouveau… (Geste de Thérèse.) À propos des embarras financiers du baron… On a bien peur qu’il soit ruiné… On vous plaignait…

Thérèse

Ils ont de la pitié de reste… Je ne suis pas à plaindre… (Un temps.) Vous ne dites pas tout.

D’Auberval

Eh bien, non… (Extrêmement gêné.) Ce qui m’a rendu le plus malheureux, c’est d’entendre trop souvent répéter… en même temps que le vôtre… le nom de…

Thérèse, avec tranquillité.

Biron.

D’Auberval, stupéfait.

Oh !

Thérèse, même ton.

Croyez-vous que, depuis dix ans, ce soit la première fois que cette calomnie ? (Elle regarde bien en face d’Auberval ahuri.) Oui… je sais… j’aurais dû fermer ma porte à Biron… C’est mon mari qui m’en a empêchée… Il a bien fait, après tout… Biron est ce qu’il est… Mais c’est un excellent ami, à qui nous devons beaucoup… Et puis, qu’on dise ce qu’on voudra… Je m’en moque… Non, vraiment, les gens sont trop bêtes !

D’Auberval

Trop méchants !…

Thérèse

Mais enfin, si j’étais la…

D’Auberval

Taisez-vous… taisez-vous !…

Thérèse

C’est trop bête !… Vous ne savez pas ?

D’Auberval

Dites… dites…

Thérèse

Je regrette que tout ce que l’on vous a raconté de notre ruine ne soit pas vrai !… (Geste de d’Auberval.) Le luxe ! Croyez-vous donc que j’y tienne ? Dieu non ! Je m’y sens… comment dire ?… en prison… (Gaiement.) Tenez, je rêve quelquefois d’habiter un sixième… Oui… un sixième… sur une cour… ou bien au bout du monde… un tout petit coin… où on me laisserait tranquille et où je pourrais recevoir…

D’Auberval, vivement.

Qui ?

Thérèse, de très près, bas.

Vous…

D’Auberval, tristement.

Là aussi vous me résisteriez…

Thérèse, lentement.

On n’a de force pour résister qu’à ceux… qu’on aime…

D’Auberval, en même temps.

Qu’on aime ?

Thérèse

Plus que son bonheur…

D’Auberval, avec effusion.

Jamais… je ne me pardonnerai… Je voudrais m’agenouiller à vos pieds.

Thérèse, un peu tristement.

Mon pauvre ami !… Ne me croyez pas pour cela meilleure que je ne suis… Savez-vous que vous me faites peur ?… Je suis une femme comme les autres… une pauvre femme… (Entre un valet de pied. Thérèse prend la carte qu’il apporte, la lit, la lui laisse.) Faites attendre au petit salon… (Le valet de pied sort.) Il faut vous en aller, mon ami…

D’Auberval, suppliant.

Je pourrais bien… jusqu’à ce que la personne…

Thérèse

Allez-vous-en… Non ?… Ah ! voilà ce que c’est… Maintenant, vous abusez.

D’Auberval, se levant.

Pardon… je m’en vais… Je suis fou… J’embrasse encore quatre fois votre poignet… Et puis je m’en vais !… (Embrassant le poignet.) Une…

Thérèse

Enfant !

D’Auberval, même jeu.

Deux !

Thérèse

Enfant !

D’Auberval, même jeu.

Trois !

Thérèse, à mi-voix.

Allez-vous-en !…

D’Auberval, même jeu.

Quatre !… (Il regarde Thérèse qui ne dit plus rien.) Je m’en vais… (Se dirigeant vers la porte de droite.) Il y a dans Paris une dame que j’adore de toutes mes forces…

Thérèse, émue, se forçant à rire.

Si je la rencontre… je lui dirai…

D’Auberval

Sera-t-elle contente ?

Thérèse

Beaucoup trop…

D’Auberval

Alors, je m’en vais…

Il continue vers la porte de droite.
Thérèse, montrant la porte du billard.

Vous ne savez plus ?

D’Auberval

Ce n’est pas le chemin qui m’embarrasse.

Thérèse

Tenez… J’aime mieux tout vous dire… Je ne sais pas ce que vous imagineriez… C’est Mme Durand d’Avranches… là !

D’Auberval

Poupette ?

Thérèse

Poupette… Elle nous a déjà rencontrés au Bois samedi… avant-hier au Salon…

D’Auberval

Je suis une brute… Je me sauve…

Il sort par la porte du billard. Thérèse sonne, va à la fenêtre dont elle écarte les rideaux. Biron est introduit.



Scène V

THÉRÈSE, BIRON

Au moment, où il est entré, Thérèse, ne s’est pas retournée. Biron la considère un instant.


Thérèse, se retournant brusquement vers Biron qui recule.

Alors ? Vous ne pouvez pas me laisser tranquille ?… Je ne serai jamais plus tranquille ?… Après ce que je vous ai dit hier au théâtre, vous voilà du nouveau ?… Vous voulez un éclat ?… C’est un scandale que vous cherchez ?… Qu’est-ce que vous venez faire ?… Qu’est-ce que vous voulez ?… Qu’est-ce que vous voulez ?

Biron, acculé à la porte, timidement.

Vous parler un instant, de bonne amitié.

Thérèse

Vous n’êtes pas mon ami… vous me persécutez…

Elle redescend.
Biron

Je ne pense qu’à vous ! Je ne peux plus vivre sans vous !… (Thérèse se retourne pour dire quelque chose, se tait, continue de descendre.) Je suis prêt à faire n’importe quoi pour vous… Dites ?… que faut-il que je fasse ?

Thérèse, se retournant avec vivacité.

Me laisser tranquille… (Changeant de ton, presque en larmes.) Mon petit Biron, laissez-moi tranquille, je vous en supplie !… Laissez-moi tranquille.

Elle essuie ses yeux.
Biron

Allons ! Bon ! Vous pleurez !

Thérèse

Non… je rage…

Biron

Écoutez-moi…

Thérèse, allant et venant.

Non… non… Vous voyez l’état où je suis… toute crispée… hors de moi… mais c’est bête… Pour vous-même… Laissez-moi un peu !… Je changerai peut-être… mais je vous en prie, laissez-moi !… (Nerveuse.) Allez-vous-en… (Plus nerveuse.) Que je ne vous voie plus. (Encore plus nerveuse.) Que je ne vous voie plus dans toutes les maisons où je dîne… dans tous les théâtres où je vais… au Bois… dans les rues… dans les magasins… partout. Je ne sais pas comment vous faites… Je vous vois partout !

Elle s’arrête.
Biron, souriant.

Je m’arrange… vous savez comme je suis !…

Thérèse, rageuse.

Oh ! oui…

Elle tape du pied le tapis.
Biron

Au lieu de vous fâcher, celle insistance devrait vous attendrir… Qu’est-ce qu’il faut donc pour vous toucher ?

Thérèse

Faire ce que je vous demande… Vous en aller d’ici… de partout… de ma vie…

Biron

Je ne peux pas me passer de vous voir…

Thérèse

Ça ne vous mènera à rien…

Biron

Tant pis !… Je ne peux pas me passer de vous voir…

Thérèse, exaspérée.

Vous voulez donc que ce soit moi qui m’en aille ?… (Biron fait un geste.) Vous voulez que je me tue ?

Biron, très humble.

Vous me délestez donc bien ?… (Diérèse s’arrête, considère Biron. Un silence.) Vous ne voulez pas que nous nous asseyions ?

Thérèse

Pourquoi faire ?… Si… c’est stupide de tourner comme ça… Asseyez-vous !

Biron

Vous ne voulez pas vous asseoir ?

Thérèse

Asseyez-vous !…

Biron, s’asseyant sur un pouf près du divan et tournant pour suivre Thérèse des yeux.

Vous ne voulez pas vous asseoir.

Thérèse, s’asseyant sur le canapé.

J’avais juré que je ne vous recevrais plus… jamais… Mais vous avez raison… Il faut en finir une bonne fois ! (Tapant sur le canapé.) Il faut en finir !

Biron

Allons !… voyons… ne vous emportez pas… Nous pouvons bien causer… Et d’abord, je suis votre ami, pas autre chose. Ah !…

Thérèse

Je la connais, votre amitié !… Vous ne comprenez même pas… Je ne suis pas bien…

Biron, vivement.

Vous êtes souffrante ?

Thérèse

Oui… c’est-à-dire… j’aurais besoin de repos… d’être seule… d’être à moi.

Biron

Pauvre amie !

Thérèse

Vous aussi, vous allez me plaindre ?

Biron

Je ne comprends pas…

Thérèse

Peu importe… (S’adossant.) Enfin, j’ai toutes sortes d’ennuis.

Biron

Vous voyez… Ce serait impardonnable de vous priver d’un ami tel que moi !

Thérèse

Parce que vous êtes riche ?

Biron, vivement.

Il ne s’agit pas de ça.

Thérèse, se levant.

Je n’accepterai plus jamais rien de vous… Alors ?

Elle s’accoude au dossier d’un fauteuil.
Biron

Me croyez-vous incapable de me mettre à votre disposition ?

Thérèse, interrompant.

Oh ! je sais…

Biron

Non… pour rien… pour vous voir heureuse…

Thérèse

Pendant huit jours… oui… Après, je vous trouverai partout, sur mon chemin, à attendre…

Elle se remet à marcher.
Biron

Vous serez bien libre.

Thérèse

Mais non… je ne serai pas libre… D’ailleurs, je ne veux rien de vous, rien de personne… Est-ce net ?

Elle s’assied.
Biron

Et comment ferez-vous ?

Thérèse

Je changerai ma vie.

Biron

On ne change pas sa vie.

Thérèse, avec force.

Je changerai ma vie.

Biron

Une femme comme vous !… On ne change pas sa vie.

Thérèse

Vous verrez… vous verrez.

Biron

À votre âge…

Thérèse, interrompant.

Alors je suis vieille ?

Biron

Vous êtes folle, Thérèse… Je vous adore !

Thérèse, exaltée.

Si j’étais vieille, vous ne m’aimeriez pas… On peut m’aimer… on peut m’aimer… Vous ne savez pas la jeunesse qui est en moi… la force qui est en moi !…

Biron

Et la folie qui est en vous… si… si… je sais… (Un temps.) Et je sais aussi que vous me reviendrez…

Thérèse

Ça… c’est imbécile ! Vous me faites pitié !

Biron

Vous me reviendrez… Oh ! parbleu ! On dit des choses… on dit des choses… on rêve… Des bêtises… des bêtises… (Lentement.) Vous me reviendrez… d’abord parce que vous ne pourrez pas faire autrement. Ah !

Thérèse

Vous croyez ?

Biron

J’en suis sûr. Et puis parce que je vous aime… (Éclats de rire de Thérèse.) parce que je vous veux… comme je n’ai jamais rien voulu dans ma vie, et qu’à cette volonté-là…

Thérèse

Attendez !… Je connais ces mots… je les reconnais… Je crois vous entendre… il y a tant d’années…

Biron

C’est possible.

Thérèse

Les mêmes mots… les mêmes gestes… Pourtant vous m’avez perdue !

Biron

Non.

Thérèse

Je n’ai pas repris ma liberté ?

Biron

Non.

Thérèse

Non ?

Elle éclate de rire nerveusement.
Biron

Pas pour longtemps… Riez… riez… pas pour longtemps… (Se levant.) Tout ce que j’ai voulu ardemment, je l’ai eu…

Thérèse, avec violence.

Tout ce qui s’achète… Je ne me vends plus.

Biron, haussant les épaules, sourire méchant.

Oh !… Nous verrons…

Thérèse

Vous me feriez devenir folle… Je suis bonne aussi de vous écouler… (De très près.) Allez-vous-en !… Vous n’entendez pas ?… Allez-vous-en !… (Biron recule, Thérèse le suit.) Vous voyez bien que je vous chasse !

Biron

Je vous laisse… Oh ! je vous laisse.

Thérèse

Je ne veux plus vous voir, jamais… Je ne vous recevrai plus jamais… Vos lettres, je ne les lirai pas.

Biron

C’est de la démence.

Biron en sortant se heurte à Dufrère, qui entre.



Scène VI

THÉRÈSE, DUFRÈRE
Dufrère, se retournant vers la porte.

Monsieur… je vous demande pardon… je vous demande bien pardon !

Thérèse

Laissez… Laissez donc !

Étonnement de Dufrère. Un silence.
Dufrère

Madame, le baron est de retour… Il a été retenu, en bas, par un journaliste… mais il me suit…

Thérèse

Oh ! non… Je ne suis pas en état de le voir… Plus tard… (Courant jusqu’à la petite porte de gauche.) Je suis sortie… je rentrerai…

Elle sort. Dufrère ramasse lentement une petite chaise que Thérèse a renversée au passage.



Scène VII

DUFRÈRE, COURTIN, UN VALET DE PIED

Courtin entre, suivi d’un valet de pied qui prend son pardessus, sa canne, son chapeau et sort.

Courtin

Comment ?… Elle n’est pas là ?

Dufrère, regardant la petite porte.

J’apprends que la baronne vient de sortir.

Courtin

Vous la disiez inquiète ?… pressée de me voir ?

Dufrère

Elle l’était, je vous assure. Elle ne peut tarder à rentrer.

Courtin

C’est ennuyeux !… Mlle Rambert va venir… J’aurais voulu voir la baronne avant… Souvent elle est de bon conseil…

Dufrère

Mlle Rambert ?… Je vous croyais au Foyer ?

Courtin

J’en viens… j’y suis depuis ce matin, mais pas de Mlle Rambert…Où est-elle ? Où est-elle ?… Je l’ai attendue jusqu’à trois heures… J’ai laissé un mot lui intimant l’ordre de me rejoindre ici… un mot bref !

Dufrère

Je m’en rapporte à vous…

Courtin

Ah ! cette journée !… Mon cher, ce que j’ai appris est inouï !… Je le prévoyais d’ailleurs… La lettre de ce matin avait un accent de sincérité…

Dufrère

Alors ?… Ces scènes… de flagellation ?…

Courtin, protestant.

Flagellation… flagellation ! (Changeant de ton.) Le fait est qu’on les fouettait… Et puis, je sais des histoires, mon cher !…

Dufrère, ironiquement, souriant.

L’abbé Laroze s’est donc décidé à violer le secret de la confession ?

Courtin, protestant.

Non… non… Oh ! non !… (Changeant de ton.) C’est-à-dire qu’il m’a désigné celles que je devais interroger… et soufflé les questions… Il y a des détails… (Dufrère s’approche.) pas à répéter… En tout cas, on les fouettait un peu rudement.

Dufrère

Nues ?

Courtin, vite.

Très peu vêtues… très peu vêtues…

Dufrère

Les témoins ?

Courtin

Malheureusement exact… de témoins ou alors… c’était bien pire !

Dufrère

Ah !… Et Louisette Lapar ?… ses blessures ?

Courtin

Elle est couchée… elle est blessée… Il n’y a pas à dire… très blessée… de grandes raies sanglantes sur les épaules, le dos… Oui, enfin… Et de la fièvre… du délire… Elle m’inquiète… Ah !

Un silence.
Dufrère

Ces histoires de nourriture ?…

Courtin

Ça !… quand elles se sont mises à se plaindre… toute la kyrielle, naturellement… « Les ateliers sont infects… On travaille trop… On les éreinte… Il n’y a pas d’air… » C’est le cas de tous les ateliers…

Dufrère

Le fait est…

Courtin

« Les dortoirs dégoûtants… pas de place entre les lits, pas moyen de se laver… » Est-ce que je sais ?… Il est vrai que les dortoirs… Mais qu’y faire ?… Tous les établissements de charité en sont là… Quand on a passé, comme moi, sa vie dans les établissements de charité… on se blase un peu… (Allant et venant.) Qu’on me donne de l’argent !… Qu’on me donne de l’argent !

Dufrère

Et qu’est-ce, au juste, que cet incident des conserves ?

Courtin

Fâcheux… assez fâcheux.

Dufrère

Enfin, quoi ?… tous les jours, au régiment…

Courtin

C’est vrai.

Dufrère, poursuivant.

… des soldats sont empoisonnés…

Courtin

Naturellement… Mais dans le monde, mon cher, dans le monde !

Dufrère

Il n’y a pas de plainte ?

Courtin

Non… non… aucune plainte déposée… du moins pas encore… Depuis la mort de cette petite Mézy… vous pensez… on a fait des ragots, dans le quartier… Mais de là à exhumer le corps… à pratiquer l’autopsie… J’ai tenu, cependant, à rendre visite au commissaire de police… Et je m’en félicite…

Dufrère

Ah !…

Courtin

Un homme charmant… Vous concevez qu’il s’est mis en frais pour moi… de l’esprit…

Dufrère

On ne cherche pas à vous atteindre ?

Courtin

Rien du tout… Le mot d’ordre, m’a-t-il dit, c’est : « Pas d’affaire… pas d’affaires !… pour toutes les affaires ! »

Dufrère

Ils sont d’ailleurs couverts par le certificat du médecin : « Tempérament cardiaque… Crise cardiaque. » Le docteur est formel.

Courtin

Ah ! c’est qu’on le suspecte un peu.

Dufrère

Comme médecin de l’établissement ?

Courtin

Non… à cause de ses opinions politiques. « Il est très mal noté », m’a dit le commissaire. C’est ennuyeux.

Dufrère

En somme, pas de mauvaises intentions contre vous ? Vous n’êtes pas visé ?

Courtin

J’ai sondé mon homme… Il est fin… Il m’a compris à demi-mot… « Monsieur le sénateur, m’a-t-il dit, j’ai connu un temps où nous dépendions du ministère de l’Intérieur… Aujourd’hui, nous ne dépendons plus que des journaux… Si vous avez une bonne presse… je ne mettrai même pas les pieds au Foyer… Mais avec une mauvaise presse ! »… Aussi, le ton de ce petit journaliste, tout à l’heure…

Dufrère

Vous avez été peut-être un peu nerveux, un peu dur avec lui ?

Courtin

Non… Il faut impressionner ces gens-là… Je l’ai reçu dans la galerie, exprès… à cause des colonnes… Mon chapeau, ma canne… exprès… Il se forçait pour être impertinent, ce gamin !…

Dufrère

Il ne voulait pas paraître intimidé. C’est un bon garçon… je le connais… Il croit un peu trop que la révolution est arrivée : un débutant !

Courtin

Il m’a choqué tout de suite avec son mot « d’entreprise de charité »… Une entreprise de charité, le Foyer !

Dufrère

Son journal n’est lu par personne.

Courtin

Mais il fait la loi à tout le monde (Un temps.) Et cette Rambert ! Oh ! elle peut se vanter !… Une femme infernale !

Dufrère

Est-ce que l’abbé n’est pas un peu porté à exagérer ?

Courtin, regardant Dufrère.

Mon cher… vous n’avez pas l’air de vous douter de la responsabilité que j’ai.

Dufrère

Enfin, que comptez-vous faire ?

Courtin, nerveux.

Je n’en sais rien… L’abbé Laroze, lui, parbleu !… tout cela ne le gêne pas. Il n’y a que Mlle Rambert de coupable… Il n’y a qu’à renvoyer Mlle Rambert… Le bouc émissaire…

Dufrère

C’est un système qui a toujours réussi au clergé, depuis le grand prêtre d’Israël.

Courtin

Il y a du bon… (Changeant de ton.) Mais cette Rambert… vous ne savez pas quelle femme c’est…

Dufrère

Vous êtes le maître.

Courtin

On dit ça… vous verrez… vous verrez !…

Entre l’abbé Laroze.



Scène VIII

Les Mêmes, L’ABBÉ LAROZE
L’Abbé, s’épongeant le front.

Eh bien ?… Renvoyée ?

Courtin

Pas même encore arrivée…

L’Abbé

Ah !… Extraordinaire !… Quelle coquine !… ( Changeant de ton.) Est-il venu des journalistes ?… Depuis ce mot du commissaire…

Courtin

Dufrère en a vu deux, ce matin… Moi-même, à l’instant…

Dufrère

Il faut s’attendre à quelque attaque…

L’Abbé, scandalisé.

On oserait s’attaquer à la charité !… Mais voyons, la charité est sympathique à tout le monde… La charité a toujours une bonne presse…

Courtin

Détrompez-vous, l’abbé… Si vous aviez entendu ce galopin !… Ils n’en veulent plus… Ils la suppriment.

L’Abbé, levant les bras.

Supprimer la charité !… Ce sont des fous… Il faut les enfermer… (Croisant les bras.) Par quoi veulent-ils donc la remplacer ?

Courtin

Par rien… Ils réclament la justice… voilà…

L’Abbé

La justice ! La justice !… Mais la justice n’est pas de ce monde.

Courtin

Il ne faut pas trop le leur dire…

L’Abbé

C’est déjà bien beau de l’espérer dans l’autre.

Courtin

Il paraît que ça ne leur suffit plus.

L’Abbé

Bon !… Mais les pauvres ?… Qu’est-ce qu’ils en font ?

Courtin

Ils les suppriment aussi…

L’Abbé, se prenant la tête à deux mains.

Plus de pauvres !… Plus de pauvres ! Mais c’est la fin du monde ! (Changement de ton.) Oh ! monsieur le baron, je vous en supplie… n’hésitez plus… il faut vous débarrasser de Mlle Rambert… vous en débarrasser sur-le-champ !… Écrivez… écrivez à tous les journaux que Mlle Rambert est partie du Foyer… partie… partie… Voilà ce que j’appelle une bonne presse.

Un valet le pied, à la porte de droite.

Mlle Rambert demande…

Courtin fait un geste pour qu’on introduise Mlle Rambert et se tourne vers l’abbé qui se frotte les mains.

Courtin

Vous allez voir comme ce sera commode !… (À Dufrère.) Informez-vous donc si la baronne est rentrée… Et qu’elle vienne.

Dufrère sort.
L’Abbé

Pas de sentiment, monsieur le baron. Pas d’explications non plus… Vous êtes édifié… Soyez ferme.

Entre Mlle Rambert.



Scène IX

COURTIN, L’ABBÉ LAROZE, MADEMOISELLE RAMBERT
Courtin

Ah ! vous voilà !

Mademoiselle Rambert

J’attends depuis un bon moment, monsieur le président.

Courtin

Et moi, mademoiselle… je vous attends depuis ce matin.

Mademoiselle Rambert

Il fallait me prévenir… Vous savez que tous les mercredis… (Geste de Courtin ; haussement d’épaules de l’abbé.) En tout cas, monsieur l’abbé le sait, lui !

L’Abbé

Oh ! moi, mademoiselle… je ne m’occupe que de mes affaires… que de mes affaires…

Courtin

Vous devez savoir pourquoi je vous ai convoquée ?

Mademoiselle Rambert

Aucunement…

L’abbé rioche, se frotte les mains, Mlle Rambert le regarde, hausse les épaules.

Courtin, tout à coup furieux, croisant les bras.

Savez-vous, mademoiselle, quelle distance il y a entre les lits ?… dans les dortoirs ?

Mademoiselle Rambert, étonnée.

Quoi ?

Courtin

Vingt centimètres, mademoiselle… à peine vingt centimètres… et savez-vous combien de baignoires ?

Mademoiselle Rambert

Ce n’est pas d’aujourd’hui… (Regardant Courtin avec surprise.) Je ne comprends pas.

Courtin, se calmant un peu.

C’est vrai… Je m’arrête à des vétilles… quand j’ai à vous reprocher des choses si graves… si scandaleuses.

L’Abbé

Si abominables !…

Il se frotte les mains.
Courtin

J’ai vu Louisette Lapar…

L’Abbé, vivement.

Mademoiselle ne niera pas…

Mademoiselle Rambert, à l’abbé.

Qui vous dit que je veuille rien nier ? Je revendique, au contraire, la responsabilité de mes actes.

L’Abbé

De tous ?

Mademoiselle Rambert

De tous…

L’Abbé

Même de l’escamotage des obsèques… (Levant les bras.) Oh ! de la pauvre petite Mézy…

Mademoiselle Rambert, regardant Courtin.

Est-ce à propos de la petite Mézy ?

Courtin

Il ne s’agit pas de la petite Mézy… Un malheur est un malheur… Mais toutes les autres qu’on brutalise, qu’on martyrise ?

Mademoiselle Rambert

Monsieur le baron, vous le savez, j’ai élevé de grandes dames… Vous n’ignoriez pas non plus comment j’entendais élever des filles pauvres…

Courtin, interrompant.

C’étaient des théories…

Mademoiselle Rambert

On n’élève pas, comme des enfants de millionnaires, comme des filles de marquises, des petites malheureuses condamnées à rester, toute leur vie, ouvrières ou domestiques. Il faut les préparer à la misère qui les attend.

Courtin

Le fouet à la main ?

Mademoiselle Rambert

On n’a pas toujours le choix des moyens quand on doit mater les créatures que tous les démons travaillent.

Courtin

Et les témoins ?… Les autres… qui regardaient ?

Mademoiselle Rambert

L’exemplarité… Les punitions et les récompenses… avec l’exemplarité… toutes les religions, toutes les morales, toute la vie repose là-dessus… depuis le catéchisme avec l’Enfer, et le Paradis, jusqu’à la loi avec les prisons, les médailles, la Légion d’honneur.

L’abbé hausse les épaules.
Courtin, sardonique.

Et la guillotine ?… (Changeant de ton.) C’est un système.

Mademoiselle Rambert

C’est le mien.

Courtin, se contenant à peine.

Eh bien, mademoiselle, vous trouverez bon que je vous prie d’aller l’appliquer ailleurs.

L’abbé se frotte les mains.
Mademoiselle Rambert, très calme.

Mais je ne demande pas mieux…

L’Abbé

À la bonne heure !

Un temps.
Mademoiselle Rambert

Avec l’existence qui m’est faite… les soucis… les reproches… (Regardant l’abbé qui hausse les épaules et ricane.) la jalousie… l’espionnage… j’en ai assez.

Courtin

Mademoiselle…

Mademoiselle Rambert, interrompant.

Je suis à bout de forces et aidée… il faut voir… Presque plus de personnel… pas d’argent… jamais d’argent… Aucun n’est payé. Les fournisseurs viennent me faire des scènes tous les jours… on me menace… on m’insulte… en plein vestibule du Foyer… devant les petites… On me traite de voleuse jusque dans la rue…

Courtin, interrompant.

Mais, mademoiselle… vous vous méprenez. Il n’est pas question…

Mademoiselle Rambert, interrompant.

La semaine dernière, vous m’aviez promis quinze cents francs… Je ne les ai pas eus, naturellement.

Courtin

Vous savez bien…

Mademoiselle Rambert, interrompant.

Voilà plus d’un mois que vous m’annoncez une somme, sur l’allocation des cent mille francs du Pari mutuel… je ne l’ai pas eue davantage… Parbleu !

Courtin

Mais, mademoiselle, vous savez bien que j’ai dû payer les entrepreneurs…

Mademoiselle Rambert, énergiquement.

Six mille francs, oui !… (Un petit silence). Non, non… Je n’aspire qu’à m’en aller…

Courtin, aimable.

Je tiens à vous dire que, si je puis vous aider…

Mademoiselle Rambert, très digne.

Je vous remercie.

Courtin, poursuivant.

Et qu’en raison de la précipitation de votre départ…

Geste de Mlle Rambert.
L’Abbé

Si, en effet, comme vous le disiez, je crois, mademoiselle… vous vouliez bien partir aussitôt… demain…

Mademoiselle Rambert

Eh là ! monsieur l’abbé… Demain ?… comme vous y allez !… Personne n’a dit demain… Je ne suis pas une criminelle… (Regardant Courtin avec insistance.) ni une voleuse.

Courtin, conciliant.

L’abbé entendait très prochainement…

Mademoiselle Rambert

Pas même, monsieur le baron… pas même !… Tout dépend.

Courtin, se levant, hautain.

Mais de quoi donc, mademoiselle ?

Mademoiselle Rambert, énergique.

Je ne veux pas… je ne supporterai pas… qu’on puisse dire que je ne m’en vais point du Foyer les mains nettes.

Courtin, aimable.

Nous différons d’avis sur l’application de certaines méthodes pédagogiques… Cela n’entache en rien votre probité, à laquelle je ne saurais trop rendre hommage.

Mademoiselle Rambert

Oh ! mais… pardon !… Ces sortes de certificats… ne me suffisent pas… Je veux bien m’en aller… je le désire même, mais le jour seulement où la comptabilité du Foyer… (S’arrêtant et regardant Courtin bien en face.) vous seul, monsieur le baron, savez combien elle est embrouillée… le jour seulement où cette comptabilité sera remise en ordre parfait… Si non, je ne m’en irai pas.

L’Abbé

Vous ne vous en irez pas ?

Il hausse les épaules.
Mademoiselle Rambert, très énergique.

Non, monsieur l’abbé.

Courtin

Des menaces ?

Mademoiselle Rambert

Nullement… Des conditions.

Courtin

Vous vous permettez ?… Prenez garde !… Après tout ce que vous avez fait… ne m’obligez pas à déposer contre vous une plainte au Parquet… une plainte que la pitié seule…

Mademoiselle Rambert, très douce.

Oh ! monsieur le baron… je vous en prie… Pour vous plus que pour moi… n’appelez jamais la justice au Foyer !

Courtin, colère, mais gêné.

Qu’est-ce que vous dites ?… Qu’est-ce que vous avez osé dire !

L’Abbé, à Courtin pour le calmer.

Je vous en prie… je vous en prie !… (À Mlle Rambert.) Où prenez-vous, mademoiselle, que les dettes ne seront pas payées… que tout ne sera pas remis en règle… et bientôt ?

Courtin, à l’abbé, criant.

Ça ne la regarde pas… Les questions d’argent ne la regardent pas.

Mademoiselle Rambert

Je vois avec plaisir que monsieur l’abbé, en homme d’affaires, me comprend très bien, lui… (Détachant les mots.) Une fois les dettes payées… la comptabilité à jour… votre servante.

Elle fait la révérence et sort sans saluer l’abbé. Courtin, qui n’a pas répondu à son salut, la regarde quelque temps, et, quand elle est sortie, tombe lourdement sur le divan.



Scène X

COURTIN, L’ABBÉ LAROZE
L’Abbé

Elle ne m’a même pas dit adieu… Mais elle s’en va… c’est l’essentiel.

Courtin, toujours affaissé.

Elle n’est pas encore partie.

L’Abbé

Allons donc ! Mais si… de gré ou de force…

Courtin, se levant et se promenant.

Vous avez eu tort de la brusquer… Elle peut nous causer énormément d’ennuis… Elle sait bien ce qu’elle dit, la canaille !

L’Abbé

Alors, mettez-vous en règle.

Courtin

Du jour au lendemain, c’est impossible.

L’Abbé

Qu’elle reste seulement huit jours… c’est tous les journaux qui seront pleins de nos affaires… Il faut payer.

Courtin

Mais le moyen ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que je cherche.

L’Abbé, exalté.

Tenez ! Monsieur le baron… quand je devrais supplier tous nos amis… supplier les bons Pères… me jeter aux genoux du nonce…

Courtin, haussant les épaules.

Il vous donnera sa bénédiction… (En marchant il s’arrête devant la petite porte de gauche, l’ouvre, regarde, appelle.) Thérèse ! Thérèse ! (Refermant la porte.) Ah ! je ne comprends pas que la baronne ne soit pas encore rentrée !

L’Abbé

Écoutez, monsieur le baron… Il faut prendre les grands moyens… les moyens révolutionnaires… Tant pis !… Si vous voulez consentir à enlever la vice-présidence du comité à la baronne Schomberg… je me fais fort…

Courtin

Parce qu’elle est protestante ?

L’Abbé

Hé ! oui !

Courtin

Vous êtes fou !… C’est tout un monde qu’on se ferme… Je regrette assez d’avoir, au moment de l’affaire, laissé mettre dehors Mme Salomon Lévi. (S’animant.) C’est curieux ! vous vous entêtez à faire de moi un ultra.. ! Mais non… Je suis un impérialiste… un libéral… Ah ! Et puis, tenez, vous êtes assommant. Vous me voyez inquiet, énervé, et au lieu de me calmer… de me dire des choses sensées… vous êtes là à me raconter des histoires…

L’Abbé, penaud.

C’est bien ! C’est bien ! Si vous ne voulez même pas que je tente quelque chose !…

Courtin

Mon pauvre ami !

Entre Dufrère.



Scène XI

Les Mêmes, DUFRÈRE
Courtin, vivement.

La baronne ?

Dufrère, une carte à la main.

Non… C’est M. Arnaud Tripier…

Courtin, sursautant.

Arnaud Tripier !… Ah ! mais ! Ah !… mais !… Vous êtes sûr ? Arnaud Tripier ?

Dufrère, lisant la carte.

J.-B. Arnaud Tripier… ancien député.

Il passe la carte à Courtin qui, après y avoir jeté les yeux, la déchire.

L’Abbé

Encore des ennuis ?

Courtin, sans répondre.

Mais… il n’est jamais venu ici ?

Dufrère

Que je sache…

Courtin, réfléchissant.

Cet Arnaud Tripier, à présent !… il ne manquait plus que ça !

L’Abbé, timidement.

Peut-on savoir ?… Qu’est-ce que c’est ?

Courtin, à l’nbhé.

Un de ces hommes qui rôdent au Parlement les jours de crise. (Insistant.) Un homme dont le gouvernement se sert pour des négociations louches… Comprenez-vous ?… Est-ce que le gouvernement va mettre, lui aussi, son nez au Foyer ?

L’Abbé

M. le baron… il ne s’agit peut-être pas du Foyer… Pourquoi voulez-vous qu’il s’agisse du Foyer !

Courtin

Alors ? pourquoi viendrait-il 7

L’Abbé

Avec un gouvernement pareil !… Est-ce qu’on sait ?

Courtin, marchant fiévreusement.

C’est impossible !… C’est impossible !… Ils n’oseraient pas.

L’Abbé

Ils n’oseraient pas ?… Avec ça ! Ils ne respectent plus rien…

Courtin, à l’abbé.

Mais taisez-vous donc, vous ! (Il marche. À Dufrère.) Que voulez-vous ?… Il faut le recevoir. (Dufrère sort. L’abbé Laroze prend son chapeau.) Quoi ? vous partez aussi ?

L’Abbé

Oh ! un homme du gouvernement !

Courtin

Vous me laissez… tout seul ?

L’Abbé

Monsieur le baron… ma robe ne ferait que l’exciter…

Il salue et sort.



Scène XII

COURTIN, ARNAUD TRIPIER, UN VALET DE PIED

Resté seul, Courtin va à la glace, lisse nerveusement ses cheveux et ses favoris, considère le buste de Napoléon.

Un valet, annonçant.

M. Arnaud Tripier.

Arnaud Tripier, léger accent méridional.

Monsieur le Sénateur… (Il serre avec effusion la main que Courtin lui tend.) Monsieur le sénateur, j’ai eu le bonheur de vous donner, parfois, des renseignements utiles. (Courtin incline légèrement la tête.) Je viens aujourd’hui vous en apporter un qui peut avoir son prix. (Courtin lui indique un siège.) Merci ! (S’asseyant et ôtant des gants douteux.) L’ordre du jour, au Sénat, va être complètement modifié, nos amis veulent faire venir tout de suite la discussion de la loi sur l’enseignement.

Courtin, négligemment.

Ah !

Arnaud Tripier

Oui, vous concevez… On approche de la fin de la session… et le gouvernement désire…

Courtin, interrompant.

Oh ! que je prenne la parole un peu plus tôt, un peu plus tard…

Arnaud Tripier, jouant l’étonnement.

Comment ? Vous allez prendre la parole ? Bah ! et moi qui… Oh ! ça, c’est admirable ! À la bonne heure, voilà qui est crâne !

Courtin, se forçant pour sourire.

Que voyez-vous là d’extraordinaire ?

Arnaud Tripier, très aimable.

Je vois… Je vois… Vous ne voulez pas nous priver d’un beau discours. Tant mieux.

Courtin, emphatique.

Si je monte à la tribune, monsieur, ce n’est pas pour y chercher un vain applaudissement… c’est pour y apporter la juste protestation d’une minorité qui ne s’illusionne pas sur ses forces, mais qui garde intact le respect de ses convictions et de ce qu’elle croit être la véritable tradition du libéralisme français… (Plus simple.) Et pourquoi, je vous prie, ne prendrais-je pas la parole ?

Arnaud Tripier, après une courte hésitation.

Sans doute, sans doute… (Un temps.) Ah ! quel malheur qu’un gouvernement — ceci entre nous, n’est-ce pas ? — qu’un gouvernement comme celui que nous avons soit incapable de comprendre un caractère tel que vous.

Courtin

Oh !

Arnaud Tripier

Que voulez-vous ? Pas un homme d’esprit au gouvernement, pas un qui ait vraiment le pied parisien. Le président du Conseil peut-être ? et encore. Mais le reste ?… Des avocats de leur province, des médecins de leur canton… Ah ! (Un temps.) Attacher de l’importance à des histoires de petites filles fouettées…

Courtin

Ah ! ah !

Arnaud Tripier

À de prétendus scandales ? Bah !… Bah !… Ils feraient bien mieux de surveiller leurs instituteurs… Et parce qu’il y en a une de morte, ils poussent des cris ! Des provinciaux ! des sectaires ! Est-ce qu’on fait une omelette sans casser des œufs !

Courtin

Mais, monsieur.

Arnaud Tripier, avec lyrisme.

La Patrie a ses martyrs, la religion a ses martyrs… (Un sourire.) Pourquoi la charité n’aurait-elle pas ses martyrs ? Eh oui !

Courtin

Vous allez un peu loin. D’ailleurs, je ne comprends pas bien. Expliquez-moi quel rapport il peut y avoir entre des fautes, mettons des fautes qui auraient pu être commises, et la discussion de la loi sur l’enseignement.

Arnaud Tripier, bonhomme.

Aucun, évidemment. (Un temps.) Mais parce qu’il dépend du gouvernement que l’affaire ait ou non des suites… il s’imaginait déjà que vous n’auriez pu lui tenir tête.

Courtin, agacé.

Quelle affaire ?

Arnaud Tripier

Mais l’affaire du Foyer.

Courtin

Oh ! oh ! Le calcul est trop simple… la manœuvre un peu lourde.

Arnaud Tripier

Des lourdauds, je vous dis. Ah ! ces mœurs nouvelles de la démocratie !… Leur politique ? Peuh ! Pour un rien ils vous mettent le marché à la main… Ils viennent vous dire : « Renoncez à nous créer des difficultés et nous étouffons l’affaire… » Car aujourd’hui dans toutes les affaires il y a toujours une sale affaire, hélas !

Courtin, après réflexion, hautain.

Je ne demande ni grâce, ni faveur… Qu’ils fassent ce qu’ils veulent… Tant pis pour ceux qui auront suscité le scandale !

Arnaud Tripier

Évidemment, évidemment… (Sans avoir l’air d’y toucher.) Au surplus, s’ils viennent vous demander l’emploi des sommes importantes qu’ils vous ont données, des derniers 100.000 francs du Pari mutuel

Courtin, qui s’énerve, interrompant.

Ah ! pardon !… pardon !… Dieu merci, aucun de nos établissements n’est soumis au contrôle du gouvernement. Ce n’est pas que j’aie rien à redouter, je serais le premier à réclamer la lumière, toute la lumière. Mais il y a là une question de principe : le gouvernement n’a pas le droit de demander leurs comptes aux établissements de charité… Alors ils s’imaginent que je vais la voter, leur abominable loi ?

Arnaud Tripier

Oh ! ils n’exigent pas tant !… Vous renonceriez seulement à votre tour de parole, je suppose.

Courtin, ironique.

Vraiment ?

Arnaud Tripier

On peut être forcé de faire un voyage. On peut être malade. On a bien le droit d’être malade.

Courtin, énergiquement.

Mais pas le droit de se déshonorer. Quand on porte le nom que je porte… qu’on est membre de l’Académie française… qu’on a l’honneur de représenter un département français… et le devoir de porter la parole au nom des intérêts les plus sacrés de la France !… Ah ! il faut qu’on me croie tombé bien bas pour oser me proposer un pareil marché.

Il marche… marche avec agitation. Un silence.
Arnaud Tripier, d’un ton pénétré.

Monsieur le sénateur… Rappelez-vous Leverrier… le pauvre Leverrier.

Courtin, criant.

Leverrier ! Leverrier !… un escroc !… un escroc ! C’était un escroc !

Arnaud Tripier

En êtes-vous bien sûr ? C’était un homme puissant, lui aussi.

Courtin

Allons donc !

Arnaud Tripier

Un député… un ancien ministre… (Insistant.) un des leurs !… eh bien, ils l’ont exécuté sans pitié… exécuté…

Courtin

C’était justice !… Un escroc, je vous dis…

Arnaud Tripier

Oh ! monsieur le baron, quand on veut perdre un homme !

Courtin, criant et marchant, et se bouchant les oreilles.

Je ne suis pas un Leverrier… Je ne suis pas Leverrier… Vous m’insultez !… je ne suis pas Leverrier.

Arnaud Tripier

Excusez-moi ! Mais ce pauvre Leverrier était un ami. Tenez, j’ai déjeuné avec lui la veille de son arrestation, oui, la veille de son arrestation. (Un temps.) Trois semaines après il passait en correctionnelle…

Courtin

Vous êtes fou ! Vous êtes fou ! Vous ne savez pas ce que vous dites.

Malgré ses efforts, il chancelle un peu et se retient au dossier d’un fauteuil.

Arnaud Tripier, revenant pour le soutenir.

Monsieur le baron.

Courtin, le repoussant, la voix un peu étranglée.

Ce n’est rien ! une faiblesse !… J’ai eu une journée fatigante. Je n’ai pas déjeuné. Je suis fatigué, très fatigué. Laissez-moi, allez-vous-en.

Arnaud Tripier

Je vous demande pardon… bien pardon… Je ne croyais pas… je m’en vais.

Courtin

Allez-vous-en.

Arnaud Tripier

Je m’en vais. (Tout près de lui.) Croyez-moi pourtant, ces gens-là sont féroces… À votre place, j’irais les voir. Tenez, monsieur le président du Conseil ?… Il fait grand cas de vous… Aujourd’hui vous pouvez encore causer… (Il touche l’épaule de Courtin qui frissonne.) Mais demain !…

Entre Thérèse.



Scène XIII

Les Mêmes, THÉRÈSE
Thérèse

Oh ! pardon !… Vous m’avez fait demander ?

Courtin

Un mot à vous dire… (Présentant.) M. Arnaud Tripier…

Arnaud Tripier, s’inclinant.

J’ai déjà eu l’honneur, madame la baronne, de vous être présenté.

Thérèse, après avoir regardé Courtin qui fixe le tapis.

Je vous demande pardon, monsieur.

Arnaud Tripier

Cet hiver… à l’ambassade d’Italie…

Thérèse

En effet.

Arnaud Tripier

Quelle charmante femme que la marquise Reversi !

Thérèse

Tout à fait charmante.

Arnaud Tripier

Savez-vous que sa grand’tante eût servi de modèle à Stendhal pour sa comtesse Pietranera, de la Chartreuse ?

Thérèse

Ah !

Arnaud Tripier

Comme c’est curieux, n’est-ce pas ?

Thérèse

Très curieux.

Arnaud Tripier

Madame la baronne… mon cher sénateur… (Il remonte suivi de Courtin.) Retenez seulement que je n’ambitionne pas d’honneur plus grand que de vous servir.

Il sort.



Scène XIV

THÉRÈSE, COURTIN
Thérèse, allant très vite vers Courtin.

Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes tout bouleversé… On me dit que vous m’avez fait demander jusqu’à quatre fois ?… Enfin, que se passe-t-il ?

Courtin

Des choses très graves…

Thérèse

Où ? Quoi ?

Courtin

Au Foyer… ici aussi… pour vous… pour moi, un scandale… (Il se met à marcher.) un scandale et la ruine.

Thérèse

Qu’est-ce que vous me dites ?… Depuis ce matin ?… C’est cette lettre anonyme qui vous met dans cet état ? Je ne vous reconnais plus.

Courtin, très nerveux.

Cette lettre anonyme ?… Mais vous tairez-vous ?… Me laisserez-vous parler ?

Thérèse

Quel ton !

Courtin

Je n’ai pas le loisir de chercher mes mots… Cela presse… Vous savez, Dufrère vous a dit que j’ai passé toute la matinée au Foyer.

Thérèse

Oui.

Courtin

Ce que j’ai recueilli… vous ne pouvez l’imaginer… Mais ce n’est pas ça !

Thérèse

Alors ?

Courtin

Je rentre tout à l’heure… et je trouve une espèce de petit journaliste qui sait tout déjà, le prend de haut, me fait la leçon, avec qui j’ai la stupidité… la stupidité de discuter.

Thérèse

Mais enfin, mon ami… ce n’est pas vous qui avez enfermé cette pauvre enfant dans un placard.

Courtin

Il s’agit bien de ce placard…

Thérèse

Ce n’est pas vous qui avez donné le fouet.

Courtin

Il s’agit bien du fouet… Je ne sais pas pourquoi vous me parlez de ces bêtises… Asseyez-vous… En deux mots, on me menace d’une enquête… Vous avez vu cet Arnaud Tripier ?

Thérèse

Quelle tête sinistre ! Il se teint, vous savez ?

Courtin

Ah ! je vous en prie !… Et savez-vous ce qu’on découvrira, au Foyer, si on va au fond des choses, et même si on ne va pas très au fond ?… Le savez-vous ?

Thérèse

Mais non… C’est agaçant, dites ?

Courtin

On découvrira que nous n’avons plus rien… et des dettes… C’est effrayant !…

Thérèse

Eh bien… il n’y a qu’à trouver de l’argent… On trouve de l’argent pour les œuvres de charité… Et si on n’en trouve pas… mon Dieu !…

Courtin

Vous êtes inouïe ! On ne trouvera rien… rien… Vous êtes comme l’abbé Laroze… Le pauvre homme ne voulait-il pas s’adresser à la nonciature ?… Et il y croit… Il croit au miracle… aux saints… à la pitié de l’Église ! Ces calotins !

Thérèse, choquée.

Oh !

Courtin

C’est vrai aussi… il finit par m’exaspérer, avec toutes ses histoires de Jésuites.

Il se laisse tomber sur un fauteuil.
Thérèse, allant près de lui.

Les Jésuites… le fouet… la nonciature… Arnaud Tripier… je m’y perds. Mais si le Foyer ne va plus… si le Foyer ne peut plus aller… on le fermera, voilà tout !

Courtin, les bras levés.

Voilà tout.

Il se lève et marche.
Thérèse

Naturellement… Il n’y a pas que le Foyer, dans la vie… vous avez votre situation, votre rôle politique… l’Académie. Dieu merci ! assez d’occupations et assez d’honneurs… (Changeant de ton.) Ne me regardez pas comme ça, vous m’affolez… dites-moi où est le scandale ?

Courtin

C’est que vous ne savez rien encore.

Thérèse

Alors… dites-le moi.

Courtin

Il n’y a plus de Sénat… plus d’Académie… il y a des comptes à rendre… (Changeant de ton.) C’est difficile à vous expliquer… vous ne comprenez rien aux affaires… Il s’agit d’affaires… de comptes… Enfin… mettez que l’argent qui manque au Foyer… existe… qu’il y en ait… qu’il y en ait même beaucoup…

Thérèse

Et ?

Courtin, embarrassé.

Et que ce soit moi qui le doive… que j’en sois responsable… mais que je ne l’aie plus à ma disposition… que je ne puisse pas le réaliser… comprenez-vous ?

Thérèse, détournant les yeux et lentement.

Oui… oui… je comprends… J’y suis.

Courtin

C’est heureux ! (Il soupire.) Que voulez-vous ?… J’ai eu deux années très dures… de grosses pertes à la Bourse… j’ai cru à la chance… j’ai…

Thérèse, doucement.

Mon ami… ce n’est pas moi qui vous demande des explications. Ce ne serait pas à moi… vous n’êtes pas le seul coupable… Et vous ne me faites pas de reproches !… Gabriel, c’est très généreux… très généreux. Mais, pourquoi ne m’avoir pas avertie… prévenue ? (Se dégageant, résolue.) Maintenant, il ne s’agit plus de tout ça ! Il faut trouver la somme ! Voyons.

Courtin

Elle est énorme.

Thérèse

Qu’est-ce que cela fait ?… Il faut la trouver… il n’y a qu’à la trouver.

Devant la glace, elle ôte son chapeau.
Courtin

Je te dis qu’elle est énorme… Peut-être trois cent mille francs !

Thérèse

Ça ne fait rien… Il n’y a qu’à la trouver… Dieu merci, tu n’es pas le premier venu… nous avons des amis…

Courtin

Mais le temps ? Le temps de réunir une somme pareille ! Les amis ? Qui ? Qui ? Et cette Rambert qui sait tout et me fait chanter !

Thérèse, énergique.

Ça ! nous allons voir.

Courtin

Elle m’a mis le marché en main… Et le gouvernement ! Les canailles ! ils seraient trop contents de me déshonorer…

Thérèse

Mais non… Un gouvernement cherche toujours à éviter le scandale.

Courtin

Est-ce que ceux-là sont des hommes de gouvernement ?… Pour un rien, ils perdent la tête… Un article de journal… et ils seraient bien capables de me faire arrêter.

Thérèse

Tu es fou ! (Le regardant, s’effarant.) Alors, raison de plus… (Criant.) Il n’y a qu’à trouver la somme… la trouver… Voyons… Et puis, calme-toi…

Elle s’assied.
Courtin

Je t’admire, tiens !

Thérèse

Écoute-moi un peu. La marquise d’Ormailles ? Enfin, c’est votre tante… Elle n’a pas d’enfants… Elle vous aime beaucoup… Elle s’intéresse au Foyer.

Courtin

J’y ai pensé. Pour elle, la somme est trop forte.

Thérèse

Le baron Glanez ?

Courtin

Celui-là… il faudrait lui expliquer… Peut-être qu’avec du temps ? Mais je ne peux pas courir le risque d’un refus. Je me serais compromis pour rien.

Thérèse

Robert ?

Courtin

Il est en Amérique.

Thérèse

C’est vrai ! Diable ! Diable. Les Ponvalier ?… Je suis bête… Mme d’Avranches ?

Courtin

Trois cent mille francs !… Nous ne trouverons personne… rien… rien… J’ai cherché, va !

Thérèse

Le moyen de l’abbé ?

Courtin, haussant les épaules.

Un roman du Petit Journal.

Thérèse

Lerible ?

Courtin

J’ai pensé à tout… et tout, tout est impossible !

Thérèse

Alors ?… Mais ne marchez donc pas comme ça… arrêtez-vous !

Courtin, s’arrêtant devant Thérèse.

Vous n’avez pas compris ?

Thérèse

Mais non… j’ai horreur des charades.

Courtin

Il nous faut quelqu’un à qui on puisse parler ouvertement… Vous sentez la difficulté d’expliquer même à Robert… même à mon frère…

Il se rapproche encore.
Thérèse, inquiète.

Que voulez-vous dire ?

Courtin, presque bas.

Il nous faut un ami… un ami éprouvé.

Thérèse, très vite, criant.

Biron ?

Courtin

Eh bien ?

Silence.
Thérèse, après un regard fixe sur Courtin, très fort.

Moi ? (Courtin se tait.) Jamais de la vie !

Courtin, d’abord doucement.

Vous êtes une enfant… Cent fois vous avez eu recours à lui… pour des bêtises… des notes ennuyeuses… Il s’agit, à présent, de toute notre situation qui peut être irrémédiablement compromise… qui l’est… Et vous hésitez ?

Thérèse

Jamais… non… jamais…

Courtin, se contenant mal.

Mais c’est fou ! C’est fou ! Vous ne réfléchissez pas… vous ne comprenez pas… Réfléchissez… Vous avez bien confiance en moi ?… C’est la fin… je vous dis que c’est la fin.

Thérèse

Jamais !

Courtin

Faut-il que je vous en prie ? Thérèse… voyons… vous n’êtes pas sotte… ni méchante ?…

Thérèse

Je vous l’ai dit… je vous le répète… Jamais.. ! Jamais…

Courtin, s’animant.

Pourquoi ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? pourquoi ? mule que vous êtes !

Thérèse, se contenant.

Ne vous emportez pas… Restons calmes… (Elle crible son chapeau de coups d’épingle.) Vous vous énervez… c’est vous qui devriez comprendre… Il y a des choses qui sont possibles… il y en a d’impossibles ! Ne me demandez pas l’impossible… ne me demandez pas la seule chose… Mais comprenez donc !

Courtin

Ce sont des bêtises qui vous arrêtent… je sais bien… des bêtises.

Thérèse, les yeux baissés, la voix sourde.

Nous ne pouvons plus parler… C’est affreux !… Nous ne pouvons plus en dire davantage. (Le regardant.) Tenez.!. voulez-vous ?… nous allons partir… laisser tout là…

Courtin

Ce serait l’aveu… Je ne peux pas… Et puis, c’est absurde…

Thérèse

Je vous en prie ! Vous travaillerez… vous reprendrez vos livres… votre Histoire de l’impératrice Joséphine… je l’aimais tant !

Courtin

Tout cela est trop loin de moi.

Thérèse

Ne dites pas ça… ne dites pas ça… Avec un peu de courage… vous referez votre vie.

Courtin, violent.

En prison !

Thérèse, affolée.

En prison ! en prison !… Mon Dieu ! Alors, partons… partons tout de suite… partons très loin.

Courtin, saisissant les mains de Thérèse et la repoussant brutalement.

Oui… avec le petit d’Auberval ?

Thérèse, avec rage, frottant son poignet.

Ah ! il ne fallait pas prendre l’argent qui ne vous appartenait point.

Courtin

L’argent appartient à tout le monde… On s’en sert, voilà tout.

Thérèse

Ça, c’est du Biron… On s’en sert… et puis, on ne veut ni le rendre ni aller en prison.

Courtin

Un baron Courtin ne va pas en prison pour des affaires d’argent.

Thérèse

Un baron Courtin peut tout faire… escroquer, voler… consentir à toutes les ignominies, à toutes les saletés… mais il ne veut pas aller en prison… C’est trop commode.

Courtin

Par un entêtement stupide… des scrupules d’idiote… vous me condamnez… vous ne savez pas à quoi vous me condamnez… Je vous ai pourtant laissé vivre à votre guise… (Perdant la tête.) Cent fois j’aurais pu… j’aurais dû vous jeter à la porte de chez moi…

Thérèse

Ah ! parlez-en !

Courtin

Je ne l’ai pas fait… Et maintenant… Tenez… ah ! tenez… vous n’êtes qu’une…

Thérèse, très vite, lui coupant la parole.

J’ai entendu !… (Un petit silence.) Soit ! ça m’est égal… tout m’est égal… Mais vous aurez beau prier, menacer, vous ne me forcerez pas d’aller chez un amant dont je ne veux plus… dont je ne veux plus… gagner l’argent qu’il vous faut !

Courtin, se précipitant sur Thérèse, la main levée.

Misérable ! Tais-toi !… tais-toi !… (Il va frapper. Thérèse se préserve le visage avec les mains. Les mains de Courtin retombent.) C’est bien ! Vous pouvez retirer vos mains… Je ne vous toucherai pas… Faites ce que vous voudrez.

Il va lentement, comme à bout de forces, tomber sur le divan, la tête dans ses mains. Long silence.

Thérèse, se retournant et regardant son mari.

Mon ami… mon ami… c’est abominable !…

Courtin, sans regarder Thérèse, le corps plié en avant, sur le divan.

Abominable ! C’est moi qui suis abominable ! Ma pauvre amie ?… (Thérèse va vers Courtin.) Pourquoi faut-il que je vous aie dit… tout ce que je viens de vous dire ? Jamais vous ne l’oublierez ! C’est cette avalanche aussi ! Je ne vois plus devant moi que des gens qui courent… qui me repoussent… que je n’ai plus la force, que je n’aurai jamais plus la force… de rejoindre. On me laisse là… tout seul… Je suis perdu… je suis perdu… J’ai honte… Je suis perdu…

Il pleure.
Thérèse, s’asseyant à son côté, lui prenant les mains.

Ne tourne pas la tête… regarde-moi… Nous pouvons bien nous regarder, va ! (Elle se rapproche encore.) Laisse… laisse… Nous sommes deux pauvres malheureux !

Long silence.
Courtin

Qu’est-ce que j’ai fait ?… Mon Dieu !… Qu’est-ce que nous allons devenir ?

Thérèse, à mi-voix.

J’irai…

Elle se lève.
Courtin

Non… non… je ne veux pas… je ne veux pas…

Thérèse, en larmes, les genoux au divan.

J’irai… il nous sauvera !… (Exaltée.) Par bonté de cœur… par pure bonté… J’en jure ma vie !