Le Foyer/Acte supprimé

Flammarion (Théâtre IIIp. 206-263).
◄  Acte III


ACTE SUPPRIMÉ à la représentation.


Le vestibule du Foyer, orné de plantes vertes dans des caisses. Aux fenêtres et aux portes des guirlandes de fleurs en papier, de banderoles. Au milieu, une porte ronde, vitrée, très large. Ici les baies et les vantaux qui resteront ouverts, on aperçoit le perron qui descend au préau, planté d’arbres maigres et d’arbustes dont quelques-uns sont des lilas en fleur. Le préau est fermé par un mur, percé d’une porte qui donne dans la rue. Au-dessus du mur, en perspective, les maisons, les usines du faubourg ensoleillé. De chaque côté de la grande porte du vestibule, un banc de jardins. À droite, une porte par où l’on va aux ateliers. À gauche, premier plan, porte donnant sur le parloir ; on y accède par quatre degrés. À gauche, encore, second plan, une autre porte, ouverte, celle-là et par laquelle les spectateurs doivent voir le réfectoire, où l’on dresse un buffet. Sur les murs, quelques inscriptions, un crucifix. Pendant toute la durée de l’acte des fillettes, des surveillantes, vont et viennent, ratissent, travaillent. On voit passer des pensionnaires, en rang, dans le préau.



Scène première


LOUISETTE LAPAR, RIBANEL, MICHE, FLEURANCE, SARLAT, pensionnaires du Foyer, CINQ AUTRES FILLETTES, puis FLANDRIN.
Au lever du rideau, trois fillettes ratissent le sable du préau. Louisette Lapar, en haut d’une échelle, et les autres, çà et là, achèvent la décoration. Elles chantent une ronde en chœur.
Premier couplet

Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette (bis)

Méfiez-vous des amoureux
Qui vous content fleurette.
Surtout retenez la leçon.
Quand refleuriront
Quand refleuriront
Quand refleuriront les rhododendrons.

Deuxième couplet

Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette (bis)
Quittez matin lit paresseux,
N’perdez pas d’heure à vot’ toilette.
Surtout retenez la leçon,
etc.

Miche, appuyée contre la porte du réfectoire et regardant.

Elle est partie… (Elle revient avec ses compagnes.) Dis donc, Lapar ?

Lapar, sans se retourner.

Quoi ?

Miche

On ne fait pas les révérences ?

Lapar, se retournant, une fleur de papier aux dents.

Et ta sœur ?… (Les fillettes rient.) Si ça t’amuse de faire le singe… (À une fillette au-dessous d’elle qui l’aide.) Mais non, moule, la grosse agrafe…

Elle se remet au travail, chantant, sans se retourner.

Si vous voulez des jours heureux.
Mademoiselle Oriflorette…

Toutes, en chœur.

Mademoiselle Oriflorette…

Flandrin, accourant et criant.

Mézy n’est pas avec vous autres ?

Toutes

Non… mais non…

Ribanel

Tiens… c’est vrai… Où qu’elle est, Mézy… depuis deux jours ?

Flandrin

Personne ne l’a vue, Mézy ?

Lapar

Non… on te dit.

Flandrin, égalisant de la mousse au pied d’un arbuste.

Quelle Mézy ?

Ribanel

Elle en a une couche, cette Sarlat !… (Imitant Sarlat.) Quelle Mézy ?… Caroline Mézy… donc ! Y en a pas trente-six.

Lapar, à Flandrin

Qu’est-ce que tu lui veux ?

Flandrin

C’est une lettre pour elle…

Lapar

Une lettre ?… (Haussant les épaules.) Avec ça !

Flandrin, agitant la lettre.

Bien sûr, une lettre.

Miche

Oh ! là là !… Une lettre d’amour ?… Tais-toi, mon cœur.

Lapar

Va voir aux ateliers !

Flandrin

J’en viens.

Fleurance, riant.

Va aux cuisines…

Flandrin

C’est ça… Chouette ! J’y vas…

Elle sort en gambadant.
Ribanel

Voyez-vous qu’elle se soit caltée !

Miche

Ça serait rigolo…

Lapar

Elle est bien trop gourde… On la retrouvera.

(Fredonnant.)
Si vous voulez des jours heureux…
Miche, sautant.

Au moins… aujourd’hui… on va bouffer… (Elle se frotte l’estomac.) On va bouffer.

Les autres se frottent les mains… Ribanel et Fleurance tournent en rond, en se tenant par les poignets.

Ribanel, chantant.

Des bonnes choses…

Fleurance, même jeu.

On boira… on boira…

Ribanel

… du vin.

Fleurance

… du bon vin.

Louisette, sur l’échelle.

Alors, vous croyez que c’est pour vous la bonne boustife ?… Vous n’avez pas peur !

Miche, précieusement.

Pardon, madame.

Louisette, même jeu.

Y a erreur, madame…

Miche, à Ribanel et Fleurance.

Vous n’avez pas fini de tourner ?… Quelle grande idiote que cette Ribanel !… T’es plus gosse que les gosses !

Ribanel, qui s’est arrêtée.

Et moi… J’te dis que nous en aurons !

Louisette

Des fayots, oui… Ça, c’est bourratif !

Fleurance

Mais c’est dimanche…

Louisette

Alors, mes amours, le joli petit bifteck de cheval du dimanche.

Toutes, se bouchant le nez.

Pouah !… pouah !…

Louisette

Fleurance, elle… préférerait des sandiches ? Pas, Fleurance ?

Fleurance

Tiens !… Pour sûr !…

Louisette

Faut te faire une raison… Les sandiches c’est pour les dames… pas pour les purées…

Sarlat, éclatant en larmes.

Moi… j’en voulais… moi, j’en voulais…

Louisette

T’as pas honte de gueuler comme ça, Sarlat ?

Ribanel

Elle est trop mauvaise aussi, leur carne !

Miche, à Sarlat.

Demande-lui du vol-au-vent, à la Rambert.

Sarlat se remet à pleurer, les autres rient.
Louisette, à Miche.

Fous-lui la paix !

Ribanel

Blague dans l’coin !… si qu’on réclamerait ?

Louisette

Contre ?

Ribanel

La nourriture, tiens !…

Louisette hausse les épaules et descend de l’échelle.
Sarlat, pleurant toujours.

À quoi ça sert ?

Ribanel

Pas de danger que tu réclames, toi !… T’as trop la frousse.

Sarlat, essuyant ses yeux.

Ça sert à rien…

Ribanel

T’as trop la frousse…

Elles continuent à se disputer.
Louisette, imitant Mlle Rambert.

Eh là, mesdemoiselles ?… (Elle frappe des mains l’une contre l’autre. Toutes s’immobilisent comme au bruit de la claquette.)… Je ne sais vraiment pas ce qui vous prend, mesdemoiselles… Ah ! tu veux manger, Ribanel ?… Tu veux ?… Le roi dit : « Nous voulons », ma fille… Sans doute, vous étiez mieux nourries, dans la rue où l’on vous a recueillies, mesdemoiselles ? Vous n’avez pas honte de vous plaindre ?… Vous ne devriez pas oublier, petites malheureuses, que vous n’êtes ici que par charité…

Toutes les fillettes se mettent à rire, pendant que Louisette fait un geste de menace à une personne imaginaire, puis un geste plus libre.

Miche

Ah ! t’as la langue bien pendue… pour ça !… Celui qui t’a coupé le sifflet n’a pas volé sa galette…

Louisette

Dommage que t’aies pas été finie ce jour-là…

Éclats de rire.
Ribanel

Enfin… c’est trop dégoûtant, tout de même… On travaille, on peut manger.

Fleurance

On s’esquinte assez.

Miche

Puisqu’on te le dit !… T’en as une caboche !

Ribanel

Si on parlait à l’abbé Laroze ?

Louisette

L’ratichon ?… Ce qu’il s’en fiche !… C’est un autre genre de boniment, voilà tout.

Ribanel

Eh bien ?… Le patron ?…

Louisette

Ça, c’est trouvé !… Le patron ?… veux-tu savoir, l’patron ? Il vous fera un beau discours et vous vous mettrez toutes à pleurer comme des veaux… (Protestations.) Je blague ?… Quand on a réclamé pour le linge… Ribanel, tu voulais lui montrer un drap de lit… et toi, Sarlat, ta chemise !

Miche

Oh ! Sarlat !

Fleurance, presque en même temps.

Sa chemise !

Louisette

Vous n’avez rien montré du tout… Moi, j’ai bafouillé… et au bout de deux minutes qu’il jaspinait, l’patron… Oh ! là là… l’robinet de la pompe, quoi !

Ribanel

Avec ça !

Fleurance

Tiens ! pour l’patron !… (Elle fait un pied de nez.) Tiens ! pour la Rambert !… (Même jeu.) Tiens ! pour l’ratichon !

Même jeu.
Louisette

Oui… oui… va toujours !… On le connaît… Ah ! malheur !… Si vous aviez seulement pour deux ronds d’estomac !…

Miche

Paix, paix !… La Quintolle qui s’amène avec des mômes.

Louisette remonte vivement sur l’échelle, toutes regagnent leur place, en chantant.

Toutes, en chœur.

Si vous voulez des jours heureux…



Scène II

Les mêmes, MADEMOISELLE QUINTOLLE amenant AUBRY, LACAVE, TROIS AUTRES FILLETTES.

Mlle Quintolle est entrée par la droite, suivie des cinq fillettes. Le chœur s’est arrêté.

Mademoiselle Quintolle, aux premières fillettes.

Vous ne chantiez pas… Pourquoi ne chantiez-vous pas ?

Miche

Mais si, on chantait.

Ribanel

On ne fait que ça !

Les autres riochent. Louisette travaille sur son échelle.
Mademoiselle Quintolle

Taisez-vous… Enfin, vous ne chantiez pas… Combien de fois vous a-t-on dit qu’il fallait chanter, quand vous étiez seules ?… (Remontant.) Qu’est-ce qui est monitrice, ici ?

Fleurance, Ribanel, Sarlat, très vite.

C’est Louisette… C’est Louisette Lapar… C’est Lapar…

Mademoiselle Quintolle

Lapar ?… Ça ne m’étonne plus !…

Les fillettes rient, se poussent du coude, font la grimace à Lapar, sourient à Mlle Quintolle.

Louisette, sur l’échelle.

C’est toujours moi… Je ne peux pourtant pas les battre.

Mademoiselle Quintolle

Assez !… ton bec !… (Aux fillettes qu’elle a amenées.) Mettez-vous là, vous autres… sur un rang… dépêchons !… (Elle les place avec brusquerie.) Là !… (S’éloignant à reculons.) Vous allez toutes venir à moi… l’une après l’autre… (Les premières s’arrêtent de travailler, regardent.) Je suis la duchesse !… (Rire parmi les spectatrices.) Allez-vous travailler ?… Faites ce que vous avez à faire… Et la paix, hein !

Miche, bas à Ribanel.

Elle en fait un foin !

Mademoiselle Quintolle

Aubry !… Oui, toi… Commence… Allons… (Aubry interpellée se détache du rang et vient très gauchement faire la révérence. Geste de désespoir de la surveillante.) Ah ! on m’a vraiment donné les plus stupides !… (Secouant rudement la petite par le bras, la pinçant.) Idiote, va !… Et tes cheveux ?… On t’avait pourtant dit…

Elle tire cruellement les cheveux de la petite, qui pousse un cri de douleur, s’agenouille, joint les mains, pendant que les quatre autres se serrent les unes contre les autres, effrayées, et que les spectatrices ricanent.

Aubry, sanglotant.

Mademoiselle !… Mademoiselle !…

Mademoiselle Quintolle, relevant Aubry avec des bourrades.

As-tu fini de crier ?… Est-ce qu’on t’écorche ?… Tais-toi !… (Appelant.) Lapar !

Louisette, sur l’échelle.

Quoi ?

Mademoiselle Quintolle

Viens lui montrer… (Louisette descend.) Et vous aussi, regardez bien… (Louisette fait la révérence avec beaucoup de grâce.) Tâchez de faire comme elle… D’ailleurs, celles qui ne sauront pas, au cachot… et le fouet !… (Quelques-unes pleurnichent.) Et ne pleurnichez pas… Apprenez… ou sinon… (Elle menace la petite Aubry.) Recommence… Au fait, non… tu es trop bête… (Elle la renvoie dans le rang en la brutalisant.) À toi, Lacave… attention… quand tu voudras ?… (La petite vient très maladroitement faire la révérence. La surveillante lui tire les oreilles.) Oh ! ça… c’est réussi !… tout à fait distingué… C’est bien la peine !

Geste de désespoir.
Lacave, pleurant.

Puisque j’peux pas ?… Puisque j’peux pas !

Mademoiselle Quintolle

Quelle dinde !… (À Louisette.) Montre-lui encore… lentement !… (Retenant Louisette par le bras, bas.) Tu n’as pas vu la petite Caroline Mézy, toi ?

Louisette

Non…

Mademoiselle Quintolle

Elle ne s’est pas plaint de moi ?

Louisette

Non… Pourquoi ?

Mademoiselle Quintolle

Pour rien… (Changeant de ton et plus haut.) Montre-lui… (Après que Louisette a fait la révérence, la petite Lacave recommence encore plus maladroitement.) Mon Dieu ! quelle idiote !

Toutes les fillettes entourent Lacave, rient, se moquent. Brouhaha ! Entre Mlle Rambert, venant du parloir.



Scène III

Les mêmes, MADEMOISELLE RAMBERT
Mademoiselle Rambert

Eh là, mesdemoiselles ?… (Elle frappe sa claquette. Toutes s’immobilisent.) Je ne sais vraiment pas ce qui vous prend… (À Mlle Quintolle.) En voilà un endroit, pour les faire répéter !… Pourquoi pas au préau ?

Mademoiselle Quintolle

Mais, madame la directrice…

Mademoiselle Rambert

Il n’y a pas de mais… C’est inouï !… Tout va de travers, aujourd’hui… Oh ! mais prenez garde… (Elle fait un geste de menace.) Et vous autres, là-bas, vous n’avez pas fini ?

Miche

On se dépêche…

Ribanel

On a fini…

Mademoiselle Rambert

Alors ?… Qu’est-ce que vous attendez pour enlever cette échelle ?… (Toutes se précipitent vers l’échelle.) Pas toutes à la fois… Viens ici, Sarlat… Es-tu fagotée, mon Dieu !…

À ce moment l’abbé Laroze, pâle, effaré, entre en courant et bousculant quelques fillettes.



Scène IV

Les Mêmes, L’ABBÉ LAROZE
L’Abbé, essoufflé.

Mademoiselle Rambert !… (L’apercevant.) Ah ! Je vous cherche partout…

Madamoiselle Rambert

Eh ! là, monsieur l’abbé ?… Qu’est-ce qui vous prend ?

L’Abbé, soufflant, montrant sa gorge.

Je… je… ne peux pas.

Madamoiselle Rambert

Mais qu’est-ce qu’il y a ?…

L’Abbé

Il y a… La justice…

Madamoiselle Rambert

Quoi ?

L’Abbé

La justice… la police… je ne sais pas… Enfin… la justice… est ici.

Les petites manifestent de la joie. On les entend chuchoter, en se poussant du coude : « La police… la police !… » Une, derrière Mlle Rambert, saute en se tapant les cuisses.

Madamoiselle Rambert

Qu’est-ce que vous dites ?… Vous êtes fou !…

L’Abbé

Fou ?… De ma fenêtre, je les ai vus… deux messieurs, en noir, cravate blanche, longs favoris… C’est terrible !…

Mademoiselle Rambert, agitée et gesticulant.

Vous avez la berlue… Des invités…

L’Abbé, levant les bras.

Des invités !… des invités !… Vous êtes incroyable… Puisque je les ai vus… descendre de fiacre… sonner.

Madamoiselle Rambert

Vous ne savez pas ce que vous dites…

L’Abbé

En ce moment… ils parlementent avec Mme Antoinette… ils vont venir…

Il regarde vers le préau, toutes les fillettes tendent le cou vers le préau.

Mademoiselle Rambert, allant, venant, tapant du pied.

Mais… mais… voyons… voyons…

L’Abbé, avec de grands bras.

Ça devait finir comme ça !… Ah ! ça ne m’étonne pas !

Il y a toujours comme un murmure parmi les petites.
Mademoiselle Rambert, à l’abbé.

Mais taisez-vous donc !… (Elle frappe de sa claquette. Toutes s’immobilisent.) Si j’apprends quelle est la malheureuse…

Nouveau coup de claquette. Elles se mettent en rang. Mlle Quintolle les emmène à droite.

L’Abbé, regardant le préau.

Les voilà !… Les voilà !…

Madamoiselle Rambert

Un jour pareil !…

Entrent deux messieurs.



Scène V

MADEMOISELLE RAMBERT, L’ABBÉ LAROZE, PREMIER MONSIEUR, DEUXIÈME MONSIEUR.
Mademoiselle Rambert, s’avançant toute tremblante.

Messieurs…

Les deux messieurs s’inclinent.
L’Abbé, derrière Mlle Rambert.

Soyez les bienvenus au Foyer…

Les deux messieurs s’inclinent.
Premier monsieur

Madame… monsieur le curé… Nous venons de la part de la maison Potel et Chabot.

Madamoiselle Rambert

Potel et Chabot ?… Alors vous êtes ?…

L’Abbé, presque en même temps.

Alors vous n’êtes pas ?…

Premier monsieur

Nous sommes les maîtres d’hôtel…

Deuxième monsieur

Nous venons pour le buffet.

Mademoiselle Rambert, les toisant.

Pour le buffet ?… C’est évident… (Toisant l’abbé qui se détourne.) Ça, par exemple !

Premier monsieur

Si vous voulez bien nous indiquer ?…

Mademoiselle Rambert

Je… je vous conduis… (Elle leur indique la porte du réfectoire. À l’abbé.) Où aviez-vous la tête, vous ?… Attendez-moi là… (Aux maîtres d’hôtel.) Venez, vous autres…

Elle sort avec les maîtres d’hôtel.
L’Abbé, la suivant du regard.

Si, au moins, ça pouvait lui servir de leçon !…



Scène VI

L’ABBÉ LAROZE, LOUISETTE LAPAR, puis MADEMOISELLE RAMBERT

L’abbé Laroze, en voulant s’en aller, aperçoit Louisette Lapar qui descend les degrés du parloir.

Louisette

Alors, monsieur l’abbé, il paraît que ça n’est pas encore pour aujourd’hui ?

L’Abbé

Quoi donc ?… (Louisette désigne du doigt le réfectoire, en s’empêchant de rire.) Tu n’es qu’une effrontée… Tu écoutes donc aux portes ?… C’est joli.

Louisette, riant.

Oh ! monsieur l’abbé !

L’Abbé

Tu te permets… Au lieu de te moquer de ton prochain, tu ferais bien mieux…

Mademoiselle Rambert, sortant du réfectoire, à l’abbé.

Les magistrats sont installés… (Louisette s’est écartée.) Ah ! vous en aviez un œil !… Tous mes compliments !

L’Abbé, s’approchant de Mlle Rambert d’un air mystérieux.

Malheureux ceux qui ont des yeux pour ne point voir !…

Il sort en levant les bras.
Mademoiselle Rambert, le regardant partir.

Heureux les pauvres d’esprit !… (À Louisette). Est-ce moi que vous cherchiez ?



Scène VII

MADEMOISELLE RAMBERT, LOUISETTE LAPAR
Louisette

Non… c’est mes ciseaux et ma ficelle que j’ai oubliés là…

Mademoiselle Rambert, maternelle.

Toujours désordonnée ?

Louisette, bourrue.

On m’appelle de tous les côtés à la fois. (Elle ramasse ciseaux et ficelle.) Faut que je fasse tout !…

Mademoiselle Rambert, qui ne l’a pas quittée des yeux, doucement.

Eh là !… Ne vous fâchez pas, mon petit… Je ne voulais pas vous faire de reproches, aujourd’hui… Au contraire… Je suis contente de vous… (Regardant la porte décorée.) Votre porte est très bien… elle est très bien, votre porte… (Elle recule pour juger de l’effet, prend son face à main.) Très bien !

Louisette, radoucie.

Elle n’est pas mal…

Mademoiselle Rambert, lorgnant Louisette et s’approchant.

Et puis… vous… vous êtes bien coiffée, au moins… à la bonne heure ! (À peine lui a-t-elle touché les cheveux que Louisette recule.) Et votre robe ?… C’est vous qui l’avez faite ?… Toute seule ?

Louisette

Dame ! j’ai pas de couturière.

Mademoiselle Rambert, riant.

Tournez-vous un peu !… (Elle la fait tourner.) Est-elle coquette ?… Ah ! elle fait bien tout ce qu’elle veut !… Mais voilà !… il faut que mademoiselle veuille… Vous ne voulez pas souvent… (Louisette détourne les yeux.) Vous avez votre tête, Lapar… Ah ! je voudrais bien savoir ce qu’il y a dans cette petite tête-là !… Ne froncez pas les sourcils, vous cachez vos yeux… C’est dommage… (Louisette sourit.) Vous êtes donc bien malheureuse, ici ?

Louisette

Où voulez-vous que j’aille ?

Mademoiselle Rambert

Mais je ne veux pas que vous vous en alliez… (S’asseyant sur le banc de gauche.) Ah ! que c’est donc bon de s’asseoir un instant. (Elle tire sa montre.) Mes pauvres jambes ont bien mérité un instant de repos. (Reniflant). Mon Dieu ! qu’il vient donc une bonne odeur de ce jardin.

Louisette, qui embobine sa ficelle.

C’est les lilas…

Mademoiselle Rambert

Elle a bien dit ça. (L’imitant.) C’est les lilas !… (Louisette se met à rire.) Pourquoi me faites-vous toujours la tête ?…

Louisette, le menton baissé.

S’il vous plaît ? (Si ou plet ?)

Mademoiselle Rambert

Je vous demande pourquoi vous me faites toujours la tête ?

Louisette, même attitude.

Je ne vous fais pas la tête.

Mademoiselle Rambert, la prenant par le bras.

On dirait que je ne vous connais pas… Vous me faites la tête… (Changeant de ton.) Dites donc, ma petite, vous n’êtes pas maigre ?

Louisette, dégageant son bras, enjouée.

Je suis comme Fleurance… j’suis à point…

Se sentant regardée, elle détourne les yeux.
Mademoiselle Rambert, l’imitant.

J’suis à point… (Changeant de ton). Venez vous asseoir là.

Louisette

Je suis pas fatiguée.

Elle s’éloigne un peu.
Mademoiselle Rambert

Vous avez donc peur que je vous fasse du mal ?… Je ne vous mangerai pas…

Louisette

Oh ! je me mettrais en travers.

Elle s’approche.
Mademoiselle Rambert

Vous avez peur, tout de même ? Non ?… Alors, c’est votre jolie robe qui vous rend si fière ?… Écoutez…

Louisette, debout, tout près de Mlle Rambert.

Quoi ?

Mademoiselle Rambert

Enfin… vous êtes tout de même la seule qui ne veniez jamais me voir, dans ma chambre ?… Vous n’avez donc jamais rien à me dire ?… Jamais besoin d’un chiffon… d’un livre ?…

Louisette

J’sais pas lire…

Mademoiselle Rambert

Alors, de causer un peu ?

Louisette, gênée.

C’est pas mon affaire… Le soir, j’ai envie de dormir…

Mademoiselle Rambert

Les autres viennent bien…

Louisette

C’est des hypocrites… Et puis ça les regarde…

Mademoiselle Rambert

Tenez… voilà justement pourquoi je vous aime bien, Louisette… J’aime votre caractère… Vous valez mieux que les autres… Vous êtes fière… Ça vous va… Et gentille !… Je pourrais faire beaucoup de choses pour vous… je pourrais être une famille pour vous… sans que vous vous humiliiez… Je ne demande qu’à m’intéresser à vous. Mais voilà… Je veux savoir où je vais… (Elle pose la main sur les hanches de Louisette.) Il faut qu’on soit pour moi, ou contre moi… ma fille ou mon ennemie…

Louisette

J’suis pas vot’fille… J’suis la fille de personne…

Elle se dégage brusquement.
Mademoiselle Rambert

Allons !… allons !… (Elle essaye de la retenir. Louisette se débat et son tablier reste dans les mains de Mlle Rambert, qui se lève, colère. Pendant ce temps, Courtin, qu’elles n’ont pas vu venir, monte doucement les marches du perron.) Ah ! tu fais la mauvaise tête ?

Louisette

Mais non…

Mademoiselle Rambert

Voilà comment tu reçois mes gentillesses !… Eh bien, ma petite, nous allons voir qui sera la plus forte… et si je vais te mater… On te fouettera comme une autre, morveuse !

Louisette, arrogante.

Morveuse ?

Mademoiselle Rambert

On te fouettera !… Nous verrons…

Louisette, avec défi.

Morveuse… ou non… je ne conseille à personne…



Scène VIII

Les Mêmes, COURTIN
Courtin

Qu’est-ce qui se passe ? (Louisette pousse un cri et s’arrête interdite, les yeux baissés. Mlle Rambert, interloquée, esquisse un salut.) Qu’est-ce qu’il y a donc, madame la directrice ?

Mademoiselle Rambert

Une mauvaise tête, monsieur le président… (Louisette secoue la tête en signe de dénégation.) Une de nos plus mauvaises têtes… Mais je ne veux pas vous importuner, monsieur le baron… Je referai, à un autre moment, mes observations à cette petite révoltée…

Courtin, glacial.

Je vous en sais gré… (À Louisette.) Vous pouvez rejoindre vos compagnes, mon enfant.

Louisette ne bouge pas.
Mademoiselle Rambert

Eh bien ?… Qu’est-ce que vous attendez ?

Louisette, s’empêchant de rire.

Mon tablier…

Le baron considère Mlle Rambert qui tend le tablier avec embarras. Louisette, penchée, ne l’atteignant pas, le baron se décide à le prendre et à le transmettre, en souriant un peu, à la petite qui remercie, hésite, fait une révérence et sort. Le baron, que Mlle Rambert observe, suit des yeux Louisette, jusqu’à ce qu’elle soit sortie.



Scène IX

COURTIN, MADEMOISELLE RAMBERT
Courtin

Je ne pense pas qu’il soit besoin de vous faire remarquer combien de scènes du genre de celle-ci sont regrettables, pénibles…

Mademoiselle Rambert

Je vous assure, monsieur le président, que cette petite…

Courtin, interrompant.

Madame la directrice, je n’ai ni le désir, ni le loisir d’examiner quelle sorte de grief vous pouvez avoir contre cette enfant… Je m’interdis, ici, d’affaiblir, en rien, votre autorité. Rendez-moi aussi cette justice que je n’interviens jamais dans les détails…

Mademoiselle Rambert

C’est vrai, monsieur le président…

Courtin

Ce n’est pourtant pas que je sois sûr que vos façons, votre manière d’être avec nos pensionnaires… toutes ces punitions…

Mademoiselle Rambert

À Saint-Denis, monsieur le président…

Courtin, interrompant.

Laissons-là Saint-Denis, je vous prie, et toutes les maisons d’éducation de la Légion d’honneur… nous sommes au Foyer… D’ailleurs, je me réserve d’examiner tout cela, avec vous, un de ces jours…

Mademoiselle Rambert, digne.

Quand vous voudrez, monsieur le président…

Courtin

Voyons ! Tout devait être parfait… et c’est à peine si l’établissement est présentable… (Remontant vers la porte.) Ici, naturellement, ces fleurs de papier… ces banderoles… c’est très joli… (Changeant de ton.) Qu’est-ce que c’est que celle échelle ?… Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Mademoiselle Rambert

Elle a servi pour la décoration… On va l’enlever… j’ai donné des ordres…

Courtin, tirant sa montre, et redescendant.

Jamais nous ne serons prêts… (Changeant de ton.) Je suis allé à la lingerie… Rien ne devait clocher, disiez-vous ?…

Mademoiselle Rambert

Oui… Eh bien ?

Courtin

C’est inouï !… C’est d’un désordre inouï !… Ah ! je serais curieux d’en refaire l’inventaire… Il n’y a là qu’une femme… C’est trop d’ouvrage… Elle paraît, d’ailleurs, n’y entendre absolument rien.

Mademoiselle Rambert, d’un ton plus vif.

Vous savez, monsieur le président, que la lingère en chef, Mlle Marguerite, est partie… et vous savez pourquoi ?

Courtin, radouci.

Sans doute… En tout cas, j’ai dit qu’on ferme tout un pan d’armoires… tout le fond… et n’ai permis d’ouvrir que le côté gauche… près de la porte… où nous passerons… On achève de le ranger… (Très nerveux, indiquant le plafond avec sa canne.) Elles font un bruit, là-haut… C’est l’atelier de couture ?

Mademoiselle Rambert

Non, monsieur le président, le pailletage…

Courtin

C’est agaçant… (Reprenant.) Ah ! les cuisines !… Par l’escalier, il venait, des cuisines, une odeur… une odeur, à n’y pas tenir… Je descends… J’ai été suffoqué, mademoiselle… véritablement suffoqué… J’ai dû faire vider deux grandes marmites…

Mademoiselle Rambert, levant les bras.

Toute la soupe !… Ah !

Courtin, interdit.

C’était la soupe !… Ma foi !… J’ai cru que c’étaient des eaux grasses… Je regrette…

Mademoiselle Rambert

Vous n’avez pas l’habitude…

Courtin

En tout cas, j’ai fait établir un grand courant d’air… Nous allons voir… Maintenant, madame la directrice, voulez-vous me dire ce qui se passe à l’infirmerie…

Mademoiselle Rambert

À quel propos ?

Courtin

J’ai eu beau crier, frapper… C’est comme une tombe… Impossible de me faire ouvrir… On me dit que c’est vous qui avez ordonné de verrouiller l’infirmerie ?

Mademoiselle Rambert, avec un air presque de défi.

C’est vrai…

Courtin

Pourquoi ?… Et si, tout à l’heure, quelqu’un demande à la visiter ?

Mademoiselle Rambert, énergiquement.

On ne visitera pas l’infirmerie… Il est impossible de la montrer dans l’état où elle est… (Appuyant.) On ne visitera pas l’infirmerie… (Changeant de ton.) À moins, monsieur le président, que vous n’en donniez l’ordre… Si vous en donnez l’ordre…

Courtin, embarrassé.

C’est bien… c’est bien… On ne visitera pas l’infirmerie… Au moins, vous auriez pu me prévenir… (On entend un grand cri qui semble venir de la porte de droite. Courtin et Mlle Rambert écoutent, se regardent. Un silence.) Qu’est-ce que c’est ?…

Mademoiselle Rambert, après avoir encore écouté.

Rien… ce n’est rien… (Un second cri éclate, s’éloigne, cesse.) Voulez-vous que j’aille voir ?

Courtin, nerveux, retenant Mlle Rambert.

Non, non… restez !… Il faut absolument que nous fassions ensemble une inspection rapide, pour remédier à ce qui est remédiable… J’aurais voulu pouvoir vous adresser des compliments…

Mademoiselle Rambert, éclatant.

Ah ! il faut être juste, à la fin… Je ne peux pas tout faire… être partout à la fois… Je suis à bout de forces, et aidée… il faut voir !… Presque plus de personnel… pas d’argent… jamais d’argent !… Aucun n’est payé… Hier soir, j’ai dû renvoyer deux surveillantes, et prendre, sur ma bourse à moi, l’argent de leurs gages. Ce n’est pas pourtant qu’on ne me doive rien… Vous m’aviez promis quinze cents francs, pour ce matin. Je ne les ai pas, naturellement… Voilà plus de trois semaines que vous m’annoncez une somme sur l’allocation des cent mille francs du Pari mutuel… Je ne les ai pas davantage…

Courtin

Vous savez bien que j’ai dû payer les entrepreneurs…

Mademoiselle Rambert

Six mille francs… je le sais… Non… non… (Elle tamponne ses yeux.) il faut être juste…

Courtin, gêné.

Vous vous méprenez, mademoiselle, je n’ai pas voulu dire…

Mademoiselle Rambert, le verbe plus haut, à la fin criard.

Les fournisseurs viennent me faire des scènes tous les jours… On me menace… On m’insulte, ici, en plein vestibule, devant les petites… jusque dans la rue !… Pour obtenir, dans le quartier, la moindre chose, il faut une diplomatie !… Et encore, on n’obtient plus rien… Tenez, ce matin, faute du peintre, qui a refusé de venir, l’abbé Laroze a remis deux carreaux qui manquaient au réfectoire… Il aura au moins servi à cela, le saint homme. Pas d’aide… plus de ressources… Obligée de tout supporter… et c’est à moi qu’on vient s’en prendre !

Courtin, qui a vainement tenté d’apaiser Mlle Rambert, et qui a surveillé la porte.

Du monde… prenez garde !…



Scène X

Les Mêmes, COMTESSE DE CHALAIS, MADAME LUBIN-LAFARE
Comtesse de Chalais, paraissant à la porte.

Ah ! mon cher président, que notre Foyer est donc pimpant, joli… (À Mlle Rambert.) Mademoiselle, tous mes compliments !…

Courtin, incliné, baisant les mains des deux dames.

Vous nous gâtez !…

Comtesse de Chalais, serrant la main de Mlle Rambert.

Tout à fait réussi…

Madame Lubin-Lafare, même jeu.

Tout à fait…

Mademoiselle Rambert

Nous essayons de nous rendre dignes de la confiance dont le comité a bien voulu nous honorer…

Comtesse de Chalais, à Courtin.

Avez-vous vu toutes les inscriptions en sable dans le préau ?… les ateliers ?

Courtin

Parfaitement : Vive la duchesse de Saragosse ! en rouge et jaune… Ce sera très remarqué.

Comtesse de Chalais

Vous savez que c’est mon piqueur qui a tout fait… avec un garçon d’écurie ?

Courtin

Vous avez toujours les idées les plus délicates…

Comtesse de Chalais

Ce sont de véritables artistes… Et ils font ce que vous avez vu avec un petit entonnoir… (Geste didactique.) rien qu’un petit entonnoir et du sable… (Geste didactique.) rien qu’un petit entonnoir…

Courtin

Oui… oui… je sais.

Madame Lubin-Lafare, à Courtin.

Et vous êtes toujours aussi sûr que la duchesse fera un don à notre œuvre ?

Courtin

C’est une chose absolument certaine. Elle ne visite jamais un établissement sans laisser une obole.

Madame Lubin-Lafare

Si ce n’est qu’une obole !…

Courtin, souriant.

Une façon de parler… (Grave.) J’attends une somme…

Madame Lubin-Lafare

Ah ! tant mieux !

Courtin

Mais si vous voulez bien nous permettre, nous allons, Mme la directrice et moi…

Madame Lubin-Lafare

Faites… Faites…

Courtin, bas, à Mlle Rambert avec qui il se dirige vers la droite.

Tout ira à merveille… (haut.) Passez, mademoiselle… (Mlle Rambert sort.) Les cuisines d’abord, n’est-ce pas ?…

Il sort.



Scène XI

COMTESSE DE CHALAIS, MADAME LUBIN-LAFARE, puis AUBRY, LACAVE, CHICHETTE, puis MADEMOISELLE BARANDON.
Comtesse de Chalais, poursuivant tout haut.

Alors, vous avez déjeuné chez vous ?… Mais à quelle heure ?

Madame Lubin-Lafare

À onze heures… figurez-vous…

Comtesse de Chalais

C’est inouï… Comment avez-vous fait ? Nous, nous avons déjeuné, tout près d’ici, dans un endroit canaille… en bande… les Ribras, les Challenge… Caméloni, ma belle-sœur…

Madame Lubin-Lafare

Bien !

Comtesse de Chalais

Exquis !… Il y avait là des filles et des apaches… Très amusant… beaucoup de caractère…

Madame Lubin-Lafare

Si j’avais su !… (Touchant la robe de Mme de Chalais.) Vous aimez ces quatre boutons ?… D’ailleurs, assez de chic… mais ma chérie, je ne savais pas qu’on s’habillait… On avait d’abord dit qu’on ne s’habillerait pas.

Comtesse de Chalais

Oui… mais au dernier comité…

Aubry, Lacave, Chichette, entrent par la droite, chacune avec un balai ; elles se dirigent vers la porte du vestibule et commencent à balayer.

Madame Lubin-Lafare

Ah ! voilà !… je n’y étais pas…

Comtesse de Chalais

Vous êtes très bien, comme vous êtes…

Madame Lubin-Lafare, aigrement.

Ma foi, tant pis… (Changeant de ton.) Allons voir le buffet…

Mademoiselle Barandon, venant du parloir, toute effarée.

Pardon, mesdames… vous n’auriez pas vu Mme  la directrice ?

Madame Lubin-Lafare

Elle était avec nous…

Comtesse de Chalais, montrant la porte de droite.

Elle vient de sortir de là… avec le président…

Mademoiselle Barandon

Merci…

Elle sort, en courant, par la porte de droite.
Comtesse de Chalais

Sont-elles affolées !

Madame Lubin-Lafare

Ma chère, ces petites gens… pour un rien… ça s’affole… (Aux fillettes.) Petites !…

Comtesse de Chalais, à l’oreille de Mme  Lubin-Lafare.

On a beau faire… elles ont toujours l’air de souillons… Comme c’est difficile !… (Aux fillettes.) Le buffet, mes enfants ?

Aubry, la contemplant.

C’est au réfectoire, madame.

Lacave, même jeu.

Par ici, madame.

Chichette s’interrompt de balayer et regarde Mme  Lubin-Lafare et la comtesse qui sortent.

Chichette, à Lacave, en extase devant le buffet.

Eh toi… là-bas… prends garde d’attraper une indigestion.

Elles reviennent balayer le perron du vestibule au dehors. Mlle  Barandon entre en courant par la petite porte de droite, s’arrête, se retourne, attend. Entre Mlle  Rambert.



Scène XII

MADEMOISELLE BARANDON, MADEMOISELLE RAMBERT
AUBRY, LACAVE, CHICHETTE, puis COURTIN.
Mademoiselle Rambert, essoufflée.

Mais où l’a-t-on mise ? Vous courez… Vous courez… Où l’a-t-on mise ?

Mademoiselle Barandon, essoufflée aussi.

Dès que la pauvre petite (Elle soupire.) a eu repris, à peu près, sa connaissance… je l’ai portée dans ma chambre… Elle n’était pas lourde !…

Elle pleure.
Mademoiselle Rambert, se remettant en marche.

Dans votre chambre ?… Enfermée ?…

Mademoiselle Barandon

Oui… avec Mme  Antoinette, que j’ai prévenue aussitôt…

Mademoiselle Rambert

Bon !… Rien ne presse tant, alors ?

Courtin, paraissant à la porte de droite.

Ah !… Eh bien ?

Mademoiselle Rambert

La petite est sous clef, gardée par la concierge… Nous avons un instant… (Plus bas.) Il faut bien savoir ce qu’on va faire… (Apercevant les petites qui balayent.) Faites-moi le plaisir d’aller balayer dans le préau, et un peu vite.

Les petites dégringolent le perron.
Courtin

Pourvu qu’on la sauve, mon Dieu !… (Changeant de ton.) Comment s’appelle-t-elle, déjà ?

Mademoiselle Rambert

Mézy…

Mademoiselle Barandon

Caroline Mézy !… Mon Dieu !… Mon Dieu !…

Courtin, considérant Mlle  Barandon.

Laisser une petite toute une journée et toute une nuit, dans un placard !… (Mlle  Barandon se cache la tête dans son mouchoir.) Je n’ai jamais vu ça !… On n’a jamais vu ça !… Mlle  Rambert.) A-t-elle des parents ?

Mademoiselle Rambert

Sa mère…

Courtin

À Paris ?

Mademoiselle Rambert

Elle était placée à Paris… Une coureuse… Elle est partie, en province, je ne sais où…

Courtin

Personne ne vient la voir ?

Mademoiselle Rambert

Personne… Heureusement… Mlle  Barandon qui s’est remise à sangloter.) Ce n’est guère le moment de pleurer, ma fille… mais de tâcher à réparer le mal que vous avez fait.

Courtin, qui va de long en large.

C’est effrayant !… C’est effrayant !…

Mademoiselle Rambert, à Mlle  Barandon qui continue de pleurer.

Taisez-vous donc, à la fin !… On va vous entendre.

Courtin, même jeu.

C’est effrayant !… C’est effrayant !… Personne ne l’a vue, au moins ?

Mademoiselle Barandon

Personne, monsieur le président… Mlle  Rambert.) C’était dans l’atelier de découpage… Quand j’ai couru au placard… j’y ai couru dès que je me suis rappelée… elle était à peine tiède… et jaune… jaune !… (Elle frissonne.) Nous l’avons emportée… couchée sur mon lit… frottée avec du vinaigre… Enfin… elle a poussé un grand cri…

Courtin

Un cri ?

Mademoiselle Barandon, poursuivant.

Puis un autre…

Courtin, tapant dans ses mains.

Les cris que nous avons entendus, parbleu !… Mlle  Rambert.) Alors, d’autres ont pu entendre…

Mademoiselle Rambert, très calme.

Mais non… On est habitué ici… Personne n’y fait attention… Mlle  Barandon.) Et puis ?

Mademoiselle Barandon

Et puis… elle a eu une grande crise de larmes… (Un temps.) à présent, elle dort.

Un silence.
Courtin, inquiet.

Êtes-vous sûre qu’elle dorme ?

Mademoiselle Barandon

Elle respire faiblement… mais elle respire. (Elle soupire.) Madame la directrice, je vous en prie, il faudrait un médecin. Laissez-moi aller chercher le docteur.

Elle fait comme si elle allait partir.
Mademoiselle Rambert, la retenant rudement par le bras.

Encore ?… vous êtes folle !… Pourquoi pas le commissaire de police ?

Courtin

Cependant…

Mademoiselle Barandon

Je vous en prie, mademoiselle…

Mademoiselle Rambert

Pour que tout le monde sache, n’est-ce pas ?

Courtin

Nous avons une responsabilité terrible…

Mademoiselle Rambert

On peut attendre… Mme  Antoinette a été infirmière. D’elle, au moins, je suis sûre…

Courtin

Mais si cette petite allait mourir !… (Mlle  Barandon sanglote.) Ce serait du joli !… du joli !

Mademoiselle Rambert, énergique.

Elle ne mourra pas… Elles en ont vu d’autres… (Un silence.) D’ailleurs, j’y vais…

Elle se dirige vers la gauche.
Courtin, à Mlle  Barandon qui allait suivre Mlle  Rambert.

Enfin… comment peut-on oublier une petite fille dans un placard ?… (Mlle  Barandon se remet a pleurer.) C’est inimaginable (Mlle  Barandon s’est arrêtée.) On nous traitera de bourreaux… de tortionnaires… C’est de la folie !

Mademoiselle Rambert, qui est redescendue, demi-bas, à Courtin.

Monsieur le président, c’est une punition réglementaire…

Mlle  Barandon tombe assise sur une caisse d’arbuste, la tête dans son mouchoir.

Courtin

Joli règlement…

Mademoiselle Rambert

Approuvé par le comité… Deux heures de placard !

Courtin

Deux heures !… quatre heures de placard, bien !… Mais tout un jour ! tout une nuit !

Mademoiselle Rambert

Un accident… Il arrive des accidents… Il n’y a pas qu’ici… (De très près.) Je vous en prie, monsieur le président, laissez cette fille… La voilà déjà aux trois quarts idiote… Elle fera une sottise ou un malheur…

Mademoiselle Barandon, se levant brusquement.

Ah ! j’oubliais… Elle a demandé M. l’aumônier.

Mademoiselle Rambert, à Courtin.

Là !… Qu’est-ce que je disais ?… Mlle  Barandon.) Pourquoi faire ?

Mademoiselle Barandon

Elle était si pieuse !

Mademoiselle Rambert

« Elle était… elle était… » Elle n’est pas morte… Elle est pieuse, c’est vrai… Elle est paresseuse aussi… (Énergique.) En tout cas, je vous défends de dire un mot… un seul mot à l’abbé. L’abbé ! Ah ! ce serait le bouquet.

Courtin

On ne peut pourtant pas la priver des secours de la religion…

Mademoiselle Rambert

Mais, monsieur le président, vous ne savez pas dans quel état est, aujourd’hui, ce pauvre abbé Laroze. Il va ameuter toute la maison… tout le quartier. Il fera une cérémonie…

Courtin

Peu importe… Il ne sera pas dit qu’on a refusé un prêtre à cette enfant… Refuser un prêtre ici ?… Songez donc ! Et dans ma situation !

Mademoiselle Rambert, faussement conciliante.

Je m’incline… Seulement, monsieur le président, vous pourrez décommander la fête… fermer le buffet, renvoyer la duchesse, les invités… tout le monde… et la presse… la presse…

Courtin, allant et venant.

C’est effrayant !… C’est effrayant !

Mademoiselle Rambert

Laissez-moi faire… vous n’aurez pas à vous en repentir. Mlle  Barandon.) Allons… Venez !

Le préau commence à se remplir, et l’on voit parmi les groupes l’abbé qui pérore et gesticule.

Courtin

On nous a vus… Restez, mademoiselle, restez… (Plus bas.) Surtout pas un mot à la baronne… Elle est tellement impressionnable !… (S’exclamant.) Et cette échelle qui est toujours là !…

Il s’avance jusqu’à la porte du vestibule, puis descend les degrés du perron, à la rencontre d’un groupe parmi lequel Thérèse, l’abbé, Biron, d’Auberval, et, par-ci par-là, d’autres groupes, et Mme  Tupin, Mme  Pivin, très raides, très dignes.

Mademoiselle Rambert, à Mlle  Barandon.

Allez vite. Je vous rejoindrai tout à l’heure, si je peux… Et vous savez… (Elle barre ses lèvres d’un doigt.) Votre sort est entre vos mains…

Mlle  Barandon sort. À la porte du vestibule, Mlle  Rambert joint les autres qui, conduits par elle, par Courtin, par l’abbé, traversent la scène en causant, et entrent au parloir. Pendant ce temps, des fillettes, parmi lesquelles Ribanel, Miche, Fleurance, Chichette, Aubry, Lacave, entrent par la droite et par la porte du vestibule, et restent seules en scène.



Scène XIII

FLEURANCE, RIBANEL, MICHE, CHICHETTE, AUBRY, LACAVE, LOUISETTE LAPAR ET UNE VINGTAINE DE FILLETTES
Louisette, accourant du parloir.

Où est-elle, cette échelle de malheur ?… Ah ! la voilà ! (Se dirigeant vers l’échelle.) Aidez-moi, vous autres… Trois seulement… (Aidée des trois fillettes, elle enlève l’échelle, et l’emporte lentement. L’exercice rythme ses paroles.) La Rambert m’a menacée du fouet… Qu’elle y vienne !…

Ribanel, Miche, Chichette, Fleurance

La rosse !… La rosse !…

Louisette

Pas si vite, donc !… Oui, qu’on y vienne !… Je les mords, je les griffe… Des coups de pied dans le ventre… Je leur crève les yeux… je crache… Elles verront !…

Ribanel, accompagnant l’échelle en trépignant.

Je les mords…

Miche, même jeu.

Je les griffe…

Toutes, trépignant, s’exaltant.

Je les mords… je les griffe…

Fleurance

Attention !… L’ratichon… Chantez !…

L’abbé Laroze descend les degrés du parloir.
Toutes

Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette…

Louisette sort par la droite, avec les trois autres, emportant l’échelle.



Scène XIV

Les Mêmes, L’ABBÉ LAROZE, puis MADEMOISELLE RAMBERT, DES INVITÉS, MADAME LUBIN-LAFARE, LA COMTESSE DE CHALAIS, THÉRÈSE, BIRON, D’AUBERVAL, COURTIN, puis FLANDRIN.
L’Abbé

Eh bien ! Eh bien !… (À Chichette.) Comme te voilà rouge !

Chichette

C’est toujours pas d’avoir mangé, m’sieu l’abbé !…

L’Abbé

D’avoir mangé… d’avoir mangé… Tu ne penses qu’à manger !… (Tapant dans ses mains.) Venez, toutes, ici… (Il les groupe autour de lui.) C’est l’heure, mes enfants !… Ah ! ah ! ah ! Il va falloir défendre l’honneur de la maison… (Levant un doigt au plafond.) l’honneur de la maison… Pas de plaintes, surtout… Tout est bien… tout est excellent. On est bon pour vous… (Léger murmure.) On est très bon pour vous… On est très bon pour vous…

Louisette, entrant par la droite.

On sait… on sait…

L’Abbé, à Louisette.

Tu as l’air bien agité, toi… Toujours l’esprit de rébellion… (Tapant dans ses mains.) Allons, mes enfants… rappelez-vous…

Mademoiselle Rambert, venant du parloir, et gagnant le préau.

C’est bon… c’est bon, monsieur l’abbé…

Elle passe. Les fillettes riochent. Des invites arrivent, traversent la scène en causant.

Une dame, sur la droite, à un monsieur.

Comment ! vous voilà ?… Je vous croyais en Espagne ?

Un monsieur

Revenu d’hier.

Une dame, sur la gauche, à un jeune homme, presque bas.

Oui… on part ce soir… Ainsi, à demain !

Un jeune homme

Bien-aimée !

Une dame, également sur la gauche, à un vieux qui lui parle à l’oreille.

Taisez-vous… vous êtes dégoûtant !

Ces répliques doivent se faire dans un brouhaha de conversations. Elles peuvent se modifier à la mise en scène.

Flandrin, accourant du préau.

La duchesse ! Voilà la duchesse !

Presque sur les pas de Flandrin, Mlle  Rambert revient du préau, agitée traverse la scène, pour entrer au parloir, et se croise avec Courtin qui, sorti du parloir, se précipite au préau.

Mademoiselle Rambert, en passant aux fillettes qu’elle bouscule.

Allons, allons. (Coup de claquette.) À vos places… vite… vite !

La scène se vide presque instantanément. Tout le monde, l’abbé Laroze, les fillettes, pêle-mêle, gagnent le parloir en causant et chuchotant. Un peu de désordre, de bousculade, de petits cris. Thérèse, qui a repoussé et renvoyé au parloir Biron et d’Auberval, se promène à petits pas, à gauche, avec une amie. La comtesse de Chalais et Mme  Lubin-Lafare se placent sur la droite, à mi-chemin de la porte du vestibule et de celle du parloir. On aperçoit, débordant du parloir, sur les degrés, dans le vestibule, les deux rangs de fillettes qui font la haie. On ne voit d’un côté que Chichette et Aubry, de dos, de l’autre côté, Louisette, Lacave, Ribanel, Sarlat. Deux ou trois dames, sur la droite, se tiennent avec deux messieurs, à distance de la comtesse de Chalais et de Mme  Lubin-Lafare.



Scène XV

Les Mêmes, LA DUCHESSE, COURTIN, LE MARQUIS DE TRABALDANAS, DEUX DAMES D’HONNEUR, DEUX SURVEILLANTES.

La duchesse paraît à la porte du vestibule, accompagnée du baron à droite, suivie du marquis de Trabaldanas et de deux dames d’honneur. Deux surveillantes ferment la marche.

La duchesse, s’avançant lentement, gênée par sa corpulence, et regardant autour d’elle.

Très joli… Figurez-vous, cher varon, j’avais peur d’être en retard. (Elle s’arrête, se retourne un peu vers le marquis.) N’est-ce pas ?

Le marquis, s’inclinant.

Ah ! Votre Altesse n’est jamais en retard…

Courtin, s’inclinant.

Votre Altesse est mille fois trop bonne… Votre Altesse peut-elle me permettre de lui présenter deux membres les plus zélés de notre comité ?… (La comtesse de Chalais et Mme  Lubin-Lafare, à hauteur de qui la duchesse vient d’arriver, font une profonde révérence.) La comtesse de Chalais ! Mme  Lubin-Lafare !…

À mesure qu’elles ont été présentées, elles font une révérence et baisent la main que leur tend la duchesse.

La duchesse, à la comtesse.

Vous avez remplacé votre tante… je vois ?

Comtesse de Chalais

Votre Altesse est mille fois trop bonne. Mais on ne remplace pas la marquise d’Ormailles.

La duchesse, souriant.

C’est très gentil ça, mon enfant… Oui, la marquise d’Ormailles est une… voyons… gaillarde… (Au baron.) On peut dire ?

Courtin

Je crois bien… C’est un mot vif… pittoresque…

La duchesse

Tant mieux… Vous savez, cher varon, je ne distingue pas assez dans les mots français… Mme  Lubin-Lafare.) C’est votre beau-père que j’ai connu à Bienne ?… ambassadeur ?… Oun homme charmant… si parisien !…

Madame Lubin-Lafare

Votre Altesse est mille fois trop bonne. Mon mari est neveu de l’ambassadeur et fils du général.

La duchesse

Ah ! (Elle s’éloigne. Au baron.) Lubin-Lafare était oun très bel homme !… (S’avançant vers Thérèse qui lui fait la révérence.) J’ai bien regretté, mon enfant, d’avoir manqué votre bonne visite.

Elle l’embrasse.
Thérèse

Votre Altesse est mille fois trop bonne.

La duchesse, désignant le parloir.

C’est là ?…

Elle s’arrête au bas des degrés. Sur la plus haute marche, on voit Mlle  Rambert repousser l’abbé Laroze, et faire une profonde révérence. Les fillettes font la révérence.

Courtin, à la duchesse.

Notre directrice !

Mlle  Rambert fait une révérence.
La duchesse

Voyons, madame, montrez-nous vos chers enfants… (S’adressant à Aubry qu’on voit de dos.) Vous, ninia… (Elle sourit. On sourit respectueusement.) Pardon… vous… petite… Comment vous appelez-vous ?…

Aubry a baissé la tête, ne répond pas, et tout à coup éclate en sanglots.

Mademoiselle Rambert, maternelle.

Voyons… Aubry… Répondez…

La duchesse

Eh bien… petite ?…

Mademoiselle Rambert

Votre Altesse les intimide… Elles n’ont pas l’habitude…

La duchesse, caressant les cheveux d’Aubry.

Je leur fais peur ?… C’est curieux !… Mlle  Rambert.) En êtes-vous contente ?

Mademoiselle Rambert

Très contente, Votre Altesse… (Tapotant les joues d’Aubry.) Ah ! la voilà calmée…

La duchesse

Quel travail faites-vous, petite ?

Aubry, le menton baissé, très timidement.

J’suis… j’suis… d’l’atelier… des… paillettes…

Elle se tait.
Mademoiselle Rambert

Eh bien ?

Aubry, la voix tremblante.

Votre Altesse…

La duchesse

Elle est gentille !… Mlle  Rambert.) Est-ce que ce n’est pas un travail pénible ?

Louisette fait signe que oui.
Mademoiselle Rambert

Du tout… Votre Altesse… du tout !… Une récréation… D’ailleurs, nous prenons un soin particulier…

Louisette fait signe que non.
La duchesse

Naturellement !… (Changeant de ton.) Elle sait faire autre chose !…

Mademoiselle Rambert, hésitant.

Non… Votre Altesse… Elle n’a encore appris que ce métier…

La duchesse

Ah ! (Se tournant vers Courtin.) Et si la mode change ?

Courtin, souriant.

Elle changera de métier… (Emphatique.) C’est l’adaptation… la loi d’adaptation…

La duchesse

Très bien… (Elle monte les degrés en touchant les cheveux de Louisette.) Les beaux cheveux !… Bonjour… Bonjour, mes enfants… (Du dehors.) Et celle-ci ?…

Le cortège disparaît, emmenant les fillettes. Le bruit s’atténue. Thérèse qui, avec les autres dames du comité, a assisté, du vestibule, à l’interrogatoire, les laisse entrer au parloir, et reste seule en scène. Au moment où elle va entrer au réfectoire, elle aperçoit d’Auberval qui monte les degrés du perron.



Scène XVI

THÉRÈSE, D’AUBERVAL
Thérèse, joyeuse.

Comment ?… D’où venez-vous ?

D’Auberval, aux doigts un brin de lilas qu’il fait tourner.

Ma foi ! Je n’en sais rien… Des salles, des couloirs, des escaliers… et me voici, comme par enchantement, près de vous… Puisqu’il faut que je visite quelque chose aujourd’hui, voulez-vous que je visite ce très beau vestibule ?

Thérèse, souriant.

Je vais donc vous y laisser… (D’Auberval fait la moue.) Allons… si vous avez besoin d’un guide…

D’Auberval

Ah ! madame !… vous êtes gentille !…

Thérèse

Trop !…

Elle s’assied sur un des degrés du parloir.
D’Auberval

Vous me traiteriez sévèrement… ce serait la même chose… Je serais malheureux en plus… voilà tout… Pourquoi faire ?

Thérèse

Avec vos façons de bon apôtre… (L’imitant.) Pourquoi faire ?… Je n’aurais plus qu’à me plier à vos fantaisies…

D’Auberval

Oh ! image délicieuse !… Certains mots que vous dites… Vous plier… Je sens mon cœur battre jusqu’à ma gorge…

Il s’arrête en voyant Thérèse se lever.
Thérèse, après quelques pas.

Comment trouvez-vous notre bonne duchesse ?

D’Auberval, après une hésitation.

Une grosse dame… qui parle trop… (Plus aimable.) Mais tant mieux… plus elle est grosse, moins elle va vite, plus elle parle, plus tard elle sera descendue… (Exultant.) Moi, pendant ce temps-là… je m’imagine que nous visitons ensemble, tout seuls… un palais… dans un pays… étranger.

Thérèse

Seulement, voilà, nous sommes à Paris, 184, rue de la Chapelle.

D’Auberval

Pas de danger que vous l’oubliiez…

Thérèse

Vous l’oubliez pour deux…

D’Auberval

Vous vous moquez de moi… c’est mal…

Il s’assied sur un degré.
Thérèse, près de lui, son ombrelle sur les marches.

Mais non !… (Penchée, elle s’appuie sur son ombrelle, le menton au pommeau.) Après tout, vous me dites des choses très gentilles…

D’Auberval, se dressant.

Si je pouvais… Voyez-vous… je voudrais être spirituel comme il y en a, pour vous faire rire… voir vos dents… Et je voudrais aussi trouver des mots très tendres… Oh ! mais tendres, tendres, comme personne n’en a jamais entendu… (Geste de Thérèse.) et que pourtant vous puissiez écouter… Seul, c’est plus facile… Le soir, parfois, je vous dis des choses dont la douceur me met les larmes dans les yeux… Et vous êtes ravie…

Thérèse, doucement.

Ravie ?

D’Auberval

Pas vous… La vous que j’imagine… dont je rêve…

Thérèse, émue.

Réveillez-vous et taisez-vous… Comme c’est malin de me forcer toujours à faire le croquemitaine !… On peut parler aussi, sans rien dire… N’entendez-vous pas comme on vous écoute ?

D’Auberval, heureux.

Ah ! madame !… madame chérie !… (Thérèse se rembrunit.) Qu’avez-vous ?

Thérèse

M. Biron qui traverse le préau… éloignez-vous, je vous en prie…

D’Auberval, colère.

De quel droit, ce monsieur ?…

Il jette à terre le brin de lilas avec lequel il joue.
Thérèse

Prenez garde… vous allez devenir inutilement impertinent. (D’Auberval s’éloigne.) Restez… restez… à présent qu’il vous a vu…



Scène XVII

Les Mêmes, ARMAND BIRON
Biron, sur le seuil, puis s’avançant.

Je ne vous dérange pas ?… (D’Auberval s’éloigne encore, d’un air indifférent.) Je ne suis pas de trop ?

Thérèse, tapotant le bas de sa robe avec son ombrelle.

Et la visite ?… Où en est-on ?…

Biron

Eh bien, voilà !… Je les ai laissés, dans le premier dortoir… Ils n’en finissent pas… (Regardant d’Auberval.) Pauvre Courtin !… (Regardant Thérèse.) Je le plains ! quelle corvée… Je le plains !…

Thérèse

Et la duchesse ?

Biron, s’approchant de Thérèse.

La duchesse ?… Lorsque je suis parti, elle se faisait expliquer… les soins d’hygiène… mais à la façon d’une personne… comment dire cela ?

D’Auberval

Insuffisamment informée ?… Le fait est… ce que j’ai vu de ses mains et de son cou.

Thérèse, tapant sur les doigts de d’Auberval.

Voulez-vous vous taire !… Elle est si bonne !… (Grave.) Elle a été si malheureuse !

Biron

Ça n’empêche pas !… (Thérèse hausse les épaules.) Je ne l’avais vue qu’à l’Opéra… Eh bien, ici… elle gagne… elle gagne…

Thérèse

Et le chambellan ?

D’Auberval, presque en même temps.

Trabaldanas est un de vos amis ?

Biron, avec importance.

Un très bon ami, à moi…

D’Auberval, détaché.

Est-ce qu’il n’a pas été prévôt d’armes ?… garçon de bains ?

Biron, interrompant.

Des potins… (Après réflexion.) En tout cas, il y a très longtemps… et je sais bien qu’il y a plus de sept ans qu’il est marquis.

D’Auberval

C’est quelque chose…

Thérèse, riant.

Il n’a rien fait d’extraordinaire, là-haut, votre ami ?…

Biron, se retournant vers Thérèse et riant aussi.

Mais si… justement… C’est-à-dire qu’il a fait scandale dans le dortoir…

Thérèse

Contez-nous ça…

Biron

En voulant éprouver les ressorts d’un lit…

Il s’assied sur le banc, près de Thérèse, qui s’écarte.
Thérèse

Avec la main ?

Biron

Pas du tout… avec… oui… enfin… carrément… (Geste didactique.) en s’asseyant dessus… Naturellement, il l’a cassé… (Ils rient.) Ce n’est pas tout… Comme il prenait le menton d’une fillette, il a essuyé, de la duchesse, un sermon !… Heureusement que c’était en espagnol !

Thérèse, riant.

Vous savez donc l’espagnol ?

Biron

Assez pour reconnaître les noms d’animaux et les appels à Dieu !… Je fais beaucoup d’affaires en Espagne… (Changeant de ton.) Cette duchesse est une luronne !…

Thérèse, se levant.

J’ai promis de donner un dernier coup d’œil au buffet… Vite, monsieur d’Auberval, allez les rejoindre… Vous nous rapporterez des nouvelles… Allez !

Biron

Allez !

D’Auberval, à Biron.

Vous ne venez pas ?

Biron proteste et se carre sur son banc.
Thérèse, gentiment.

Allez donc !

D’Auberval, s’éloignant.

Mais je ne sais pas l’espagnol, moi…

Biron, criant.

Il y a les gestes !



Scène XVIII

THÉRÈSE, BIRON
Biron, se levant et tendant ses mains.

Tapez-moi sur les doigts.

Thérèse, haussant les épaules.

Vous êtes fou !

Biron

Tapez-moi sur les doigts, comme vous faisiez à d’Auberval… (Elle s’éloigne, il la suit.) Tapez-moi sur les doigts.

Thérèse

Finissez… Vous êtes stupide…

Elle remonte.
Biron, la retenant par les mains.

Non, un instant… Je voudrais vous dire quelque chose ?

Thérèse

Eh bien ?… (Écoutant le bruit qui vient du réfectoire.) Ah !… mon Dieu !… Mais les voila déjà !… (Levant sa robe pour courir, elle gagne le réfectoire.) Je manque à tous mes devoirs.

Biron, la suivant comme il peut.

Je ne vous le fais pas dire…

Ils sortent.



Scène XIX

MADEMOISELLE RAMBERT, LE MARQUIS DE TRABALDANAS

Mlle  Rambert et le marquis entrent par la porte du parloir en causant.

Mademoiselle Rambert, minaudant.

Oh ! monsieur le marquis !… Un établissement comme celui-ci… en plein cœur de Paris !…

Le marquis

Rue de la Paix… Évidemment… Évidemment… Un peu loin tout de même… pas assez central… Mais ça ne fait rien… je suis très content… Par exemple… vos lits ne sont pas assez solides. (Il rit.) Enfin, ç’a été parfait !… les petites sont intéressantes, et, ma foi !… quelques-unes piquantes… assez piquantes…

Mademoiselle Rambert

Nous faisons ce que nous pouvons…

Le marquis

Évidemment… Je reviendrai… (Plus bas.) Je reviendrai… (Silence.) Autre chose… Voilà !… Voulez-vous, à l’occasion de cette visite… (Il tire son portefeuille.) Voulez-vous me faire le plaisir… (Après une hésitation, il prend un billet de cinq cents francs.) le grand plaisir d’accepter… (Il le plie.) ce souvenir…

Il le tend.
Mademoiselle Rambert

En vérité, monsieur le marquis, je suis confuse.

Le marquis

Du tout… du tout…

Mademoiselle Rambert, prenant le billet.

C’est trop…

Le marquis, surpris.

Trop ?

Mademoiselle Rambert

Vous êtes très généreux.

Le marquis, gêné.

Sans doute… je… Mais je ne vous ai pas dit ?… C’est de la part de Son Altesse…

Mademoiselle Rambert, les yeux ronds.

De Son Altesse… de… Son… Al… tesse !

Le marquis

Évidemment… Un souvenir de Son Altesse…

Mademoiselle Rambert

Cinq cents francs ! le don de Son Altesse au Foyer ?

Le marquis

Le don !… le don !… C’est un souvenir… en passant… Vous paraissez surprise… Vous n’attendiez pas ?

Mademoiselle Rambert, se remettant mal.

Si… si… je vous demande pardon… Je… je n’avais pas bien compris… Je vais prévenir monsieur le président.

Le marquis, vivement.

Inutile… Une bagatelle… Son Altesse n’aime pas… Son Altesse a horreur des démonstrations… des remerciements… Elle est très simple… C’est une personne très simple… Elle est comme ça… (Il rit.) Il ne faudrait même pas que notre absence fût remarquée…

Mademoiselle Rambert

Nous voici au buffet…

Le marquis

Ah ! très bien !… (Offrant son bras à Mlle  Rambert.) Allons-y… (Ils se dirigent vers le réfectoire. Montrant le fond.) C’est égal… Un peu loin… un peu triste… Toutes ces cheminées !… Ces petites doivent bien s’ennuyer dans ce quartier… Eh, dites-moi, comment passez-vous vos soirées ici ?…

Ils entrent au réfectoire, où l’on entend, parmi le bruit des voix, le bruit des bouchons de Champagne qui sautent.



Scène XX

LOUISETTE, FINE, puis MADEMOISELLE BARANDON, puis MADEMOISELLE RAMBERT

Un peu avant la fin de la scène précédente, on a vu, à plusieurs reprises, derrière les baies du fond, se montrer et disparaître Louisette Lapar. Elle est accompagnée d’une petite très sale, très pâle, dont la figure tuméfiée est enveloppée de linges. Quand Mlle  Rambert et le marquis ont disparu, Louisette, suivie de Fine, s’avance le long des baies, au dehors, et s’arrête à la porte du vestibule.

Louisette, à Fine qui résiste.

Viens… Fine… viens donc !…

Fine, paraissant.

J’ai peur…

Elle avance avec précaution, tendant le col vers le réfectoire. Mlle  Barandon paraît, à la porte de droite, en larmes, se tamponnant les yeux de son mouchoir, Louisette et Fine s’enfuient dans le préau. Mlle  Barandon va jusqu’au réfectoire, dit un mot bas à une surveillante et se met à l’écart. Mlle  Rambert paraît à la porte du buffet, la bouche pleine, un gâteau à la main.

Mademoiselle Rambert, bas.

Eh bien ?… (Mlle  Barandon éclate en sanglots.) Non ?…

Elle reste la bouche ouverte, épouvantée.
Mademoiselle Barandon, bas.

Morte !

Elle pleure.
Mademoiselle Rambert, bas, tremblante.

Morte ?…

Mademoiselle Barandon

Morte !… morte !… La pauvre petite !… La pauvre petite !…

Mademoiselle Rambert

Ne criez pas comme ça !… (Se retournant vers le buffet.) Si on vous entendait… (Impérative.) Vite, vite… allez !… (Mlle  Barandon s’éloigne.) Je vous rejoindrai dès qu’on sera parti… Surtout…

Elle met un doigt sur sa bouche, et puis, de ce doigt, menace Mlle  Barandon qui, sans la quitter des yeux, disparaît à droite en pleurant. Mlle  Rambert entre au réfectoire.



Scène XXI

LOUISETTE, FINE, puis RIBANEL, MICHE, FLEURANCE, SARLAT, LACAVE, UNE BANDE DE FILLETTES, puis MADEMOISELLE QUINTOLLE.
Louisette, sur le seuil du vestibule, à Fine qu’on ne voit pas.

À présent, je te dis que tu peux venir… Viens !

Fine, paraissant.

J’ai peur…

Louisette, tirant Fine.

Avance donc… Là !… Est-ce que tu vois ?

Fine, se haussant.

Je vois un monsieur qui parle… qu’est-ce qu’il dit ?…

Louisette

Des blagues !…

Fine

Je vois des dames… de belles toilettes… Oh !…

Louisette

Quoi ?

Fine, joignant les mains.

C’est beau !… C’est beau !…

Louisette, grave.

Oui… c’est très beau… Peux-tu voir le buffet ?

Fine

Non… y a trop de monde…

Louisette

Avance encore… Les fleurs ?

Fine

Oui… oui… C’est comme la chapelle au mois de Marie…

Louisette

Et les grands machins, en argent et en verre… Vois-tu ?… tout pleins de bonbons et de fruits ?

Fine, tendant le col de plus en plus.

Non… je ne vois pas bien… Tu as vu le buffet… toi ?

Louisette, avec orgueil.

J’t’écoute !… Je me suis appuyée dessus…

Fine

Tu en as de la veine !…

Louisette, emphatique.

J’ai vu aussi un grand plateau, tout en or…

Fine

Oh ! Cette dame-là… toute rose… Sa chaîne ?… C’est des diamants ?

Louisette

Tiens !…

Fine

Et la duchesse ? Où qu’elle est ?

Louisette

Tu sais… elle n’est pas belle…

Fine, étonnée.

Pas belle ?… (Tirant Louisette qui regarde.) Toutes ces dames-là… est-ce qu’elles ont des enfants ?

Louisette

Probable.

Fine

Pourquoi qu’elles les amènent pas ?…

Louisette

Gourde !… C’est pas des pauvres !…

On entend un roulement de pas sur un escalier. Fine et Louisette tendent l’oreille. Une bande de fillettes fait irruption à droite, Ribanel en tête.

Toutes, criant.

Oh ! oh !… Regardez… Regarde… Tiens… c’est là !… Regarde !…

Fleurance, bousculée.

Attention, toi !…

Sarlat

Oh ! les belles robes !

Ribanel

Comme ils mangent !

Mademoiselle Quintolle, accourant, le bras levé.

Voulez-vous vous taire ?… Voulez-vous rentrer ?… (Elle les pousse à la porte. À Lacave, qu’elle tire par l’oreille.) Toi…

Lacave, hurlant et tombant.

Oooh !…

Mlle  Rambert, une surveillante, Courtin, Mme  de Chalais, attirés par le bruit, paraissent à la porte du réfectoire, pendant que Mlle  Quintolle essaye de faire, à grands coups de poing, rentrer les petites.