Le Fils du diable/VII/10. La chasse aux flambeaux

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 377-401).
Septième partie

CHAPITRE X.

LA CHASSE AUX FLAMBEAUX.

Le lendemain, vers sept heures du soir, on se levait de table au château de Geldberg.

Le dîner avait eu lieu de bonne heure, à cause de cette fameuse chasse aux flambeaux qu’on attendait depuis trois semaines.

C’était le dernier acte de la fête, les invités devaient repartir pour Paris le jour suivant.

Point n’est besoin de dire que le repas avait été superbe.

Les officiers de bouche de la maison de Geldberg s’étaient surpassés, voulant couronner dignement la série de leurs merveilles culinaires.

On avait bu et mangé démesurément, sous prétexte d’adieux ; le dessert avait tourné au touchant, et les insectes de lettres, attendris par le Champagne, avaient en vérité déclamé quelques méchants petits vers entre la poire et le fromage.

Ils sentaient de loin les parfums trop connus de leur cuisine bourgeoise, et il se bourraient de vivres comme le prévoyant chameau qui va traverser le désert. En somme, il y avait une certaine émotion parmi les convives. On voyait partout des joues enluminées et des poitrines carrément élargies.

En quittant le salon, les jambes de M. le comte de Mirelune éprouvaient de légères et agréables oscillations. Quant à Ficelle, il était gris, ma foi, mais gris comme un homme qui s’occupe sérieusement de couplets. Il enfilait l’un à l’autre tous les calembours consignés dans ses vaudevilles, et les glissait à l’oreille de son Mécène féminin, la grosse épouse du notable commerçant de la rue Laffite. Au commencement du repas, on eût pu remarquer chez les membres de la maison de Geldberg une sorte de préoccupation affairée, mais ils avaient réussi à prendre le dessus. Madame de Laurens n’avait jamais été si charmante ; M. le chevalier de Reinhold ne s’était jamais montré plus joyeux. Il n’y avait qu’Esther qui gardait sur son front comme un voile de tristesse. Julien ne s’était point placé, à table, auprès d’elle. La belle comtesse cherchait incessamment les regards de son fiancé, qui semblaient la fuir. Julien s’asseyait à côté de sa mère ; celle-ci tenait rigueur au chevalier de Reinhold, et se renfermait dans un silence pensif. C’étaient là de légères taches sur un fond brillant ; personne ne les remarquait et la joie générale n’en était point altérée. Une demi-heure après le dîner, la foule des convives descendait les escaliers du château, se dirigeant vers la cour principale, où l’on entendait un grand bruit. C’étaient les cris de piqueurs et de palfreniers, des notes perdues, données par la trompe qu’on essayait ; des aboiements de chiens et le trépignement des Chevaux, dont le pied impatient frappait le sol. Le jeune M. Abel de Geldberg était én selle, au seuil de la cour. Cette soirée devait être mémorable dans sa vie. En sa qualité de sportsman très-méritant, il était le directeur et le chef de cette partie de la fête. Au moment où les premières dames mettaient le pied dans la cour, il fit un signe et emboucha sa trompe. Une joyeuse fanfare éclata, sonnée par tous les veneurs à la fois. Il y avait dans la cour une meute très-nombreuse, et les équipages de chasse étaient entendus suivant le système allemand. Les dames, qui pouvaient se donner le titre d’écuyères, sautèrent sur de fringants chevaux, capables de suivre la chasse ; les autres, quoique revêtues de l’uniforme d’amazone, s’assirent sur des palefrois débonnaires ou même sur les prudents coussins de leur voiture. La grille fut ouverte à deux battants et la chasse sortit. C’était une nuit sombre, mais sèche ; de gros nuages sans pluie couvraient le ciel. En franchissant la grille, les invités se trouvèrent en face d’un admirable spectacle. L’immense paysage qu’on découvrait le jour, du sommet de la montagne, était en quelque sorte dessiné dans la nuit par de longues lignes de lumières. La forêt resplendissait ; chaque arbre avait sa ceinture de feu. Le long des routes que devait suivre la chasse, l’illumination allait traçant de capricieuses courbes, qui se mêlaient dans la nuit sombre comme des lignes entrelacées d’un parafe. Et tous ces feux, multipliés à l’infini, perdaient leurs lueurs dans les grandes ténèbres. Ils brillaient comme autant d’étoiles, mais de loin ils semblaient ne point éclairer les objets environnants. Cela faisait l’effet d’une immense arabesque, tracée avec des pointes de diamants sur un gigantesque fond de velours noir. Pour ménager un contraste sans doute, les ordonnateurs de la chasse avaient laissé dans l’ombre la pente de la montagne où s’asseyait le château de Geldberg. On voyait l’illumination commencer tout au bout de la grande avenue. Ce fut par cette voie que la chasse s’engagea. Les invités du dehors et les gens du pays étaient là en foule, les uns à pied, les autres équipés pour le courre. Il y eut un hourra pour les dames, et le cortège descendit l’avenue. On n’était pas encore en train ; la meute pelotonnait, dans l’ombre, ses couplets muets. Il y avait, parmi les femmes surtout, un peu d’hésitation, car la forêt de Geldberg était pleine de dangereux passages et, si splendide que fût l’illumination, il était impossible de croire, avant d’avoir vu, qu’elle put remplacer la lumière du jour. Le départ s’opérait lentement et avec une sorte d’embarras. On voyait çà et là des laquais secouant des torches rouges et chevelues. Les chevaux s’effrayaient ; la meute, étonnée, s’amassait en troupeau et refusait d’avancer.

Le jeune M. de Geldberg, en costume anglais, taillé sur un patron tout à fait supérieur, tenait la tête de la cavalcade. Il avait mis Victoria-Queen au trot, et tenait déjà cette attitude malade, pénible, éreintée, qui remplace, chez nous, grâce au progrès de l’art équestre, la fière mine des cavaliers du vieux temps. Il s’agitait beaucoup ; il donnait des ordres d’une voix brève et napoléonienne. Il trouvait parfois dans sa mémoire des mots britanniques qui, vu la circonstance, faisaient un effet prodigieux. C’était en somme un gentleman bien passable, et Victoria-Queen, son élève, faisait l’éloge de ses capacités. Il y eut une première halte au bout de l’avenue, entre la traverse de Heidelberg et la lisière de la forêt. La partie mâle des invités entoura le jeune M. de Geldberg, comme un état-major bien appris se groupe autour du général en chef, à l’heure solennelle de la bataille. Le fils de Mosès Geld prit la parole, d’une voix haute et ferme. Sans se tromper une seule fois, il divisa les postes de chasse entre les assistants avec une liberté d’esprit qui lui fit grand honneur. Il traça en peu de mots l’itinéraire des dames et donna le signal du départ définitif. On avait fait le bois dans la matinée. Un cerf courable avait été détourné dans les taillis avoisinant l’étang de Geldberg. Durant tout le jour, on l’avait gardé à vue pour ainsi dire, et l’on était sûr du lancé. C’était vers la plaine et l’étang de Geldberg que la partie active de la chasse devait se porter. Les dames et les paresseux avaient leurs places désignées à certains carrefours pour voir passer le cerf. Les piqueurs, cependant, triaient la meute et choisissaient les relais. On était entré dans le cercle brillant formé par l’illumination. La nuit de l’avenue était loin déjà ; chiens et chevaux, trompés parce jour factice, prenaient leur ardeur matinière. Au signal donné, la chasse s’élança comme un tourbillon ; voitures et piétons se dispersèrent dans des directions diverses.

L’emplacement où s’était faite la halte resta solitaire durant quelques instants. Au bout d’un quart d’heure, on aurait pu voir une ombre se glisser dans le fourré à quelques pas de la lisière et s’adosser, immobile, à un arbre. À moins de l’avoir aperçue d’avance, il était impossible de distinguer maintenant ce personnage, qui était protégé contre le regard par l’ombre du tronc d’un mélèze, et semblait faire corps avec l’arbre auquel il s’appuyait. On entendait de temps en temps et par bouffées le bruit lointain du galop des chevaux, les aboiements de la meute et le son adouci des fanfares. L’air était froid, mais lourd et calme ; pas une lumière ne s’éteignait dans la campagne scintillante, et le paysage gardait intacte sa merveilleuse parure. Le pas d’un cheval résonna sur le gazon de l’avenue, et la silhouette d’un cavalier apparut confusément au loin. Il marchait au milieu de la voie, et à mesure qu’il approchait, la lumière l’éclairait plus distinctement. À vingt pas de la halte, on eût pu reconnaître le costume pimpant et la courte taille de M. le chevalier de Reinhold. Comme il arrivait à l’endroit où la chasse s’était arrêtée naguère, il mit sa main au-devant de ses yeux, afin de regarder un objet qui passait par la traverse d’Heidelberg. C’était encore un cheval avec son cavalier, dans lequel Reinhold crut reconnaître, au premier aspect, le docteur Mira, revêtu de sa longue redingote. Il prononça le nom du Portugais ; personne ne répondit. Le chevalier s’était trompé de sexe. Le prétendu cavalier était une femme portant un costume d’amazone en drap de couleur sombre. Un voile épais lui couvrait le visage. Sous ce voile, se cachaient les traits pâles et bouleversés de madame la vicomtesse d’Audemer, qui avait quitté la chasse, poursuivie par les paroles de l’Homme Rouge, et qui se rendait seule à la Hœlle de Bluthaupt. Ses souvenirs avaient sommeillé longtemps, elle s’était endormie dans une crédulité volontaire ; mais le sang de son père s’éveillait en elle, et son cœur avait parlé durant l’insomnie de la nuit précédente. Elle voulait savoir, quoi qu’il pût lui en coûter désormais ! Elle laissa, sur sa gauche, la traverse de Heidelberg tourner la base de la montagne, et gravit toute seule, le cœur serré, la main tremblante, le sentier étroit qui conduisait à la bouche de la Hœlle. La route était longue encore et son courage défaillait déjà. Le chevalier arrêta sa monture au centre du carrefour. Il était là sans doute à un rendez-vous, car il attendit. Une minute environ après le passage de la vicomtesse, une autre amazone, qui suivait aussi la traverse de Heidelberg, s’avança au galop léger d’un charmant cheval. Impossible de prendre celle-ci pour le docteur José Mira ! Un spencer de satin emprisonnait sa taille souple et fine ; c’était une jeune fille et une charmante jeune fille suivant toute probabilité. Elle glissa dans le demi-jour et poursuivit sa route. L’idée vint au chevalier que c’était Denise d’Audemer ; mais quelle apparence ! Il avait laissé Denise entre Julien et sa mère, au beau milieu de la foule, sur la route de l’étang de Geldberg… Qu’elle fût ou non Denise, l’amazone ne prit pas le même chemin que la vicomtesse : elle laissa sur la droite le sentier qui montait au trou de la Hœlle, et continua de descendre la traverse de Heidelberg.

— Je crois que l’autre était aussi une femme ! grommela Reinhold. Où diable vont-elles donc comme ça ?… Il n’avait pas achevé qu’une troisième amazone, venant comme les deux autres de l’étang de Geldberg, tourna court à quelques pas de lui et enfila au grand galop l’avenue. Elle passa si près de Reinhold qu’il sentit le vent de sa course,

— Aux ruines… dit-elle.

Reinhold avait reconnu madame de Laurens.

Quelques minutes après, les gens qu’il attendait arrivèrent presque en même temps. C’étaient le docteur portugais et Fabricius Van-Praët.

— Ma foi ! dit le Hollandais en s’essuyant le front, voici une belle fête… J’avais une idée, tout en galopant sur ce diable de cheval qui me secoue les côtés !… On aurait pu faire un ballon…

— Ah ! ah ! interrompit Reinhold, qui ne put s’empêcher de sourire, en songeant à l’ancien métier de Fabricius.

— Un ballon, répéta ce dernier, pareil à celui que j’enlevai à Leyde en 1820… C’était un aérostat de forme ovale, au centre de gravité duquel était attachée une corde qui, soutenait un cercle d’artifice…

José Mira haussa les épaules.

— Nous ne sommes pas venus pour parler de fadaises, dit-il.

— Mon excellent ami, répliqua vivement Fabricius, la science aérostatique n’est pas une fadaise… et vous verrez que les ballons remplaceront les chemins de fer !… En attendant, vous avez un peu raison… parlons du présent… Ne verrons-nous pas le Madgyar ?

— Le Madgyar ne veut point se mêler de cette affaire, répondit Reinhold ; d’ailleurs il a bien autre chose en tête !… Depuis la fin du bal, il fait sentinelle, l’épée à la main, au pied de l’escalier de la Tour-du-Guet.

— Il attend le baron ? demanda Mira.

— Et il l’attendra quinze jours s’il le faut ! répliqua le chevalier ; son valet hongrois est auprès de lui qui tient un sabre de rechange et deux paires de pistolets chargés… Si le baron est dans la tour, son affaire me paraît claire.

— Et où pourrait-il être ? demanda Van-Praët. Les gardes que vous avez mis à la grille du château pendant le bal sont des hommes sûrs ?

— Très-sûrs, répliqua Reinhold, et ils ont soulevé tous les masques… Il est clair comme le jour que Rodach n’a pu quitter Geldberg !

— Au moins, ne nous gênera-t-il pas pour notre expédition ! grommela le docteur. Où en sommes-nous ?

Reinhold se frotta les mains.

— Si la chasse du cerf est aussi bien organisée que la nôtre, répondit-il, je plains le pauvre animal… C’est arrangé avec un goût parfait !… Le petit coquin ne peut éviter Charybde que pour tomber dans Scylla !…

— Je réponds de son poste de chasse, dit Mira ; j’y placerai moi-même l’homme que vous savez.

— Moi, ajouta Van-Praët, je viens de convoquer maître Pitois sous la Tête-du-Nègre, vis-à-vis de cette maison du paysan Gottlieb où Franz va si souvent…

— Et moi, reprit Reinhold, j’ai posté Mâlou dans les ruines de l’ancien village… et je viens de voir madame de Laurens qui courait au rendez-vous à bride abattue… cela fait le piège et l’appât… Je parierais pour les ruines !

— Moi, pour le poste de chasse ! dit le docteur ; c’est au bord de l’étang, et il y a certain vieux saule qui cache mon homme admirablement.

— Moi, pour la Tête-du-Nègre, ajouta Van-Praët ; si vous voyez comme mons Pitois est bien installé entre deux roches !

— Fritz, le petit joueur d’orgue et Johann, reprit Reinhold, font office de bataillon volant, ils cherchent, et ce serait bien le diable, si nous perdions encore cette partie avec un si beau jeu !

— Nous n’avons plus qu’une nuit, murmura le docteur, si nous la perdions.

— Bah ! firent ensemble Reinhold et Fabricius.

Un relancé, sonné à quatre trompes, se fit entendre dans la plaine. Les trois associés prêtèrent l’oreille un instant, afin de s’orienter, puis ils s’éloignèrent au grand trot, dans la direction de la chasse.

— Si nous nous perdions, avait dit Reinhold, dans deux heures nous nous retrouverons à ce carrefour.

Après le départ des trois associés, la halte resta déserte durant une ou deux minutes. Quand on eut cessé d’ouïr le bruit de leurs chevaux, un mouvement léger se fit dans les ténèbres du bois. La grande ombre que nous avons vue se coller au tronc d’un mélèze se détacha de l’arbre lentement, et un cri aigu retentit dans le silence de la forêt. Ce cri avait des intonations étranges et reconnaissables. Nous l’avons entendu deux fois déjà : la première au moment où les bâtards de Bluthaupt s’échappaient de la prison de Francfort ; la seconde au bal de l’Opéra-Comique, alors que se jouait sous les yeux de Franz, cette bizarre comédie du cavalier allemand, du majo et de l’Arménien. Ce cri était le signal convenu dès longtemps entre les trois frères, et qui leur avait servi bien souvent dans leur vie de proscrits.

Une seconde s’était à peine écoulée, qu’un cri pareil se faisait entendre dans les taillis, à une distance considérable ; un troisième écho, si faible qu’on pouvait à peine le saisir, arriva dans la plaine. Le personnage caché dans le bois se tut et attendit. Le premier effet de son appel fut l’arrivée d’un homme en costume de paysan qui tenait un cheval par la bride. Quelques instants après, un double galop se fit ouïr et deux cavaliers s’arrêtèrent au milieu de la halte. Leurs visages disparaissaient sous de grands chapeaux rabattus, et ils étaient enveloppés dans des manteaux rouges. Notre homme du bois, qui s’était mis en selle, portait exactement le même costume.

— Ami Dorn, dit-il au paysan, vous allez rester là, car ils vont revenir ; vous, Goëtz, au bord de l’étang, vous, Albert, auprès de la maison de Gottlieb, sous la Tête-du-Nègre ; moi aux ruines du village !

Leurs éperons piquèrent le flanc de leurs chevaux qui bondirent ; la lueur brillante de l’illumination montra un instant les plis écarlates de leurs manteaux qui flottaient au vent. Puis ils disparurent, chacun dans la direction indiquée. Hans Dorn, resté seul, sortit du cercle de lumière et alla s’appuyer à son tour contre le tronc du mélèze.

Tandis qu’Albert tournait le château pour se rendre à la maison de Gottlieb et que Goëtz descendait au galop vers la plaine, Otto remontait l’avenue pour gagner les ruines de l’ancien village de Bluthaupt. Le champ où se trouvaient ces ruines restait un peu en dehors des routes préparées pour la chasse ; néanmoins l’illumination voisine y envoyait de vagues clartés. Otto descendit de cheval à deux cents pas du champ, et tourna la bride autour d’un pin de montagne ; il poursuivit sa route à pied, et prit, en arrivant aux abords des ruines, de minutieuses précautions pour étouffer le bruit de sa marche. Il savait que madame de Laurens était déjà au rendez-vous, et que Mâlou, dit Bonnet-Vert, veillait, caché dans quelque coin. Il se glissa doucement derrière un pan de muraille, resté debout, et fit l’examen des lieux. Son regard fut ébloui d’abord par l’éclatante ceinture de feu qui brillait au loin, laissant le centre du champ dans une obscurité presque complète ; mais les bords larges de son chapeau aidant, il parvint à s’isoler de cette lumière et à distinguer les objets qui l’entouraient. À une cinquantaine de pas, madame de Laurens se promenait lentement et s’arrêtait de temps à autre pour interroger, d’un regard inquiet, la voie éclairée ; à l’endroit où s’arrêtait sa promenade circulaire, Otto voyait une forme noire, demi-cachée dans les décombres, et qui tenait à la main un objet répercutant faiblement les feux lointains de l’illumination ; un canon de fusil sans doute. Otto prit à sa ceinture une longue paire de pistolets et en renouvela les capsules. Comme il s’acquittait de ce soin, il aperçut tout près de lui, derrière le même pan de muraille, un personnage sur lequel il ne comptait pas. Ce personnage s’appuyait des deux mains à la pierre et semblait exténué de fatigue. Otto fut longtemps avant de distinguer ses traits, qui restaient dans l’ombre. À force de regarder, il crut pourtant reconnaître l’agent de change de Laurens. Il s’avança vers lui et toucha du doigt son épaule. Laurens se retourna en tressaillant.

— Ne vous effrayez pas, dit Otto d’une voix douce et comme fraternelle, un secret surpris par moi reste toujours un secret, car je puis compter à peine au nombre des vivants… J’ai compassion de vous, monsieur de Laurens, et je voudrais vous secourir.

— Je ne vous connais pas, balbutia l’agent de change qui le considérait d’un œil étonné.

— Moi, je vous connais, répondit le bâtard de Bluthaupt ; je vous plains et je vous sers, comme je plains et sers toutes les victimes de cette femme…

Laurens baissa la tête.

— Quelle femme ? murmura-t-il.

Otto étendit le doigt vers Sara, dont le pas plus vif disait l’impatience croissante. M. de Laurens s’agita sans relever la tête et reprit :

— Je suis bien malade !… Il y a un voile au-devant de mes yeux… je crois que ce n’est pas elle.

La pitié serra le cœur d’Otto.

— C’est elle, répliqua-t-il pourtant, la fille aînée de Moïse de Geldberg.

Et comme la poitrine de l’agent de change rendait un gémissement sourd, il ajouta :

— Vous l’aimez donc bien, monsieur de Laurens ?…

Celui-ci ne répondit point, mais il releva la tête avec lenteur, et Otto vit deux larmes rouler sur sa joue pâle.

Il y eut un silence.

— Écoutez, reprit le bâtard de Blulhaupt ; depuis votre départ de Paris, je suis comme le chef de la maison de Geldberg… J’ai dû m’occuper de vos affaires… Il y a longtemps que je m’intéresse à vous, monsieur ; j’ai relevé votre crédit, et vous êtes désormais riche autant que jadis.

Laurens remit ses deux mains sur la pierre poudreuse, et répondit d’un accent morne :

— Que m’importe cela !…

Puis il ajouta, en redressant tout à coup sa taille affaissée :

— N’est-ce pas lui que j’aperçois là-bas ?

— Qui ? demanda Otto.

— Celui qui doit venir…

L’agent de change glissa sa main dans son sein et serra le manche d’un poignard. Otto croisa ses bras sur sa poitrine ; il mesurait avec stupéfaction la misère profonde de cet homme.

— C’est donc sur lui que vous voulez vous venger ! dit-il ; mais c’est un enfant !… mais il a cédé, comme on fait à son âge, aux artifices de cette femme !…

— Elle l’aime ! interrompit Léon de Laurens.

— Elle l’aime ! répéta Otto avec amertume ; oh ! vous ne la connaissez donc pas toute entière !… Entendez-moi, car il est peut-être temps encore de vous guérir… votre passion a résisté au vice prestigieux… au crime peut-être ; mais l’avez-vous vue telle qu’elle est, souillée, honteuse, infâme !…

— Taisez-vous !… interrompit l’agent de change, je l’aime, vous dis-je, je l’aime !

Otto lui prit les deux mains et les serra entre les siennes.

— Vous m’écouterez, poursuivit-il, dussé-je vous y contraindre par la force.

Laurens se débattit un instant, puis il redevint immobile. Otto parla. Ce qu’il y avait en lui d’éloquence haute et grave débordait en ce moment de son cœur irrité. Il prenait la vie de cette femme, depuis les jours de sa jeunesse, et la jetait, dépouillée, sous les yeux de M. de Laurens. Ce dernier haletait et demandait grâce ; mais Otto faisait comme ces médecins qui tranchent dans la chair vive et douloureuse pour vaincre un mal invétéré. Il ôtait à Sara son vêtement de beauté incomparable ; il arrachait un à un ses charmes décevants ; il mettait son âme toute nue, et montrait d’un doigt ferme la corruption hideuse qui ne se cachait plus derrière le voile trompeur d’un sourire de sainte. Cela faisait horreur, honte et dégoût ! Quand il eut achevé, il lâcha les bras de Laurens.

— Eh bien, dit-il, l’aimez-vous encore ?

L’agent de change se couvrit le visage de ses mains.

— Je ne sais… murmura-t-il avec un sanglot ; mon Dieu ! mon Dieu ! que je voudrais mourir !…

Franz ne venait pas, Sara frappait du pied, Mâlou s’ennuyait à son poste, et sifflotait Larifla, sa mélodie favorite… Un bruit tumultueux et croissant se fit du côté de la plaine. Quelque chose passa, rapide comme une flèche, le long de la voie illuminée. Puis le bruit devint fracas. Meute et chevaux se précipitèrent sur les traces de ce quelque chose qui était le cerf, lancé dans le taillis de la plaine. Le pauvre animal semblait suivre docilement une route tracée. Une fois hors du fourré, il n’avait plus osé y rentrer. La double ligne de l’illumination lui était une infranchissable barrière. Il allait, au beau milieu de la voie, les jambes pliées et ses bois en arrière. Cette lumière inusitée, derrière laquelle il voyait les ténèbres profondes, le déroutait et trompait son instinct. La meute chassait à merveille. Les piqueurs manœuvraient comme il faut. C’était une magnifique partie ! La cavalcade passa au grand galop. On put entendre la voix du jeune Abel de Geldberg qui enfilait l’un à l’autre tous les termes de vénerie qu’il avait appris par cœur. Puis la voix des chiens s’étouffa peu à peu. Quelques accords de trompe arrivèrent, affaiblis. Puis le silence.

Il y avait une demi-heure que madame la vicomtesse d’Audemer était au bord de la Hœlle, en compagnie de Fritz, l’ancien courrier de Bluthaupt. Fritz avait au côté une énorme gourde dans laquelle il puisait à chaque instant de larges gorgées. Il était ivre. La vicomtesse avait sur le visage une mortelle pâleur.

— Écoutez donc, grondait Fritz d’une voix sourde, puisque vous voulez savoir !… Aussi bien, plus je le répéterai, moins j’en aurai lourd sur la conscience peut-être !… Ils veulent me faire tuer un enfant qui ressemble aux vieux portraits des comtes… Plus d’une fois, dans le bois, je l’ai mis au bout de mon fusil… Sais-je pourquoi je n’ai pas tiré ?…

— Mais Raymond d’Audemer ? interrompit la vicomtesse.

— Raymond d’Audemer ?… c’était un beau seigneur !… Je me souviens de lui… Il vint au château de Rothe pour épouser la fille aînée du comte Ulrich… la gracieuse comtesse Hélène… Ah ! ah ! comme ils étaient tous joyeux dans ce temps-là !… Pourquoi le pauvre Fritz est-il resté vivant, quand ses seigneurs sont morts !…

Il renversa dans sa bouche la gourde à demi-vide.

— Je vous en prie, au nom de Dieu ! dit la vicomtesse, quel est le nom de l’assassin de Raymond d’Audemer ?

Fritz regarda tout autour de lui avec inquiétude. Toute cette partie de la montagne était plongée dans les ténèbres ; seulement, à travers les broussailles dépouillées de feuillage qui s’enchevêtraient au bord de la Hœlle, on voyait la traverse de Heideiberg brillamment éclairée. Avec de bons yeux, on eût pu même distinguer, tout au fond du vaste entonnoir, deux personnes qui causaient, assises, l’une près de l’autre, un jeune homme et une jeune fille. Mais ni Fritz, ni la vicomtesse, n’en étaient à remarquer des choses de ce genre.

— Parlez plus bas !… disait l’ancien courrier de Bluthaupt ; si vous saviez comme un entend derrière ces arbres !… Vous voyez bien ce grand mélèze ?… Dieu semble l’avoir frappé comme il m’a maudit !… Ses branches tombent une à une, parce qu’il fut le témoin du crime… J’étais là, derrière, et je tremblais. Le cheval de Raymond d’Audemer s’était arrêté à l’endroit où nous sommes…

La vicomtesse se recula, saisie d’horreur.

— Celui qu’on appelle maintenant le chevalier de Reinhold, poursuivit Fritz venait derrière le vicomte…

— C’est donc bien vrai ? interrompit madame d’Audemer.

Fritz avala une gorgée d’eau-de-vie.

— Il s’appelait alors Jacques Regnault, reprit Fritz ; il poussa le cheval, le cheval sauta ; j’entendis ce cri qui a fait de moi un damné !… Mais je ne veux pas tuer l’enfant, parce qu’il ressemble aux vieux portraits des comtes…

La vicomtesse s’était mise à genoux au bord de la Hœlle ; elle priait. Quand elle eut achevé sa prière, elle voulut interroger encore. Fritz dormait, couché tout de son long dans l’herbe froide. La vicomtesse, pâle comme une statue, se remit en selle, et descendit la montagne.

Hans Dorn veillait à son poste. Il entendit, du côté de la traverse, une voix essoufflée qui l’appelait par son nom. Il s’avança jusque sur la lisière, et presque aussitôt, il vit son jeune voisin de la place de la Rotonde, Jean Regnault, qui tournait le coude de la traverse en courant de toute sa force.

Jean n’avait plus de chapeau ; l’illumination éclairait son visage en désordre, que sillonnaient de grosses gouttes de sueur.

— Hans Dorn !… monsieur Dorn ! cria-t-il avec épuisement, où êtes-vous ?

Hans se montra ; Jean vint s’appuyer haletant au tronc d’un arbre.

— Venez vite ! reprit-il. Oh ! venez vite !… Johann va le tuer !…

— Qui ?… demanda le marchand d’habits en frissonnant.

— M. Franz !… Oh ! venez vite !…

Hans Dorn s’élança d’instinct ; mais, après quelques pas, il s’arrêta et regarda autour de lui avec détresse.

— On m’a dit de rester ici, murmura-t-il ; si c’était un nouveau piège !…

Jean le tirait par ses vêtements et cherchait à l’entraîner.

— Mais venez donc ! s’écria-t-il ; le pauvre jeune homme ne se doute de rien, et parle d’amour sur la traverse, au fond du trou de la Hœlle !… Johann gravit la montagne… et quand il sera au bord du précipice… que Dieu vous pardonne, monsieur Hans, car vous aurez perdu une minute !

Hans marchait, mais lentement, et il y avait de la défiance dans le regard qu’il jetait au joueur d’orgue.

— Ne me croyez-vous donc pas ? reprit celui-ci. Mon Dieu ! que faut-il vous dire ?… Vous êtes le père de Gertraud que j’aime ! Ah ! si j’avais eu un fusil, je ne serais pas venu vers vous… Mais j’étais seul et sans armes… Je me souvenais de vous avoir vu passer tout à l’heure dans la traverse, tenant un cheval par la bride… Je suis accouru, je vous trouve, et c’est vous qui refusez de sauver M. Franz !

— Marchez !… dit Hans Dorn en jetant son fusil sur son épaule.

Le joueur d’orgue s’élança et prit le sentier que madame d’Audemer avait suivi à cheval pour se rendre au sommet de la montagne. La route était rude ; Hans Dorn et lui couraient de leur mieux. Jean était toujours en avant, car les années avaient alourdi le pas du père de Gertraud. Jean disait :

— Nous arriverons à temps peut-être… Johann s’était posté d’abord dans la traverse, mais il a eu peur des lumières, et je l’ai vu gravir le flanc de la montagne… la route est presque impraticable, et il va lentement pour ne point faire de bruit… Mais hâtez-vous, monsieur Dorn, au nom de Dieu !

Hans faisait des efforts surhumains ; il allait, penché en avant et gravissant cette côte roide avec une ardeur de jeune homme ; mais il ne pouvait rendre à ses muscles leur souplesse de vingt ans. L’avance du joueur d’orgue grandissait. Jean s’arrêta.

— Écoutez, dit-il, donnez-moi votre fusil… j’arriverai le premier.

— J’arriverai avant toi ! s’écria Hans dans un dernier effort.

Un instant, en effet, il devança le joueur d’orgue, mais l’haleine lui manqua bientôt, et il fut obligé de modérer sa course.

— Donnez-moi votre fusil ! répéta Jean ; qui sait combien de secondes nous restent !


LE RENDEZ-VOUS
LE FILS DU DIABLE

Hans Dom tendit l’arme que le joueur d’orgue saisit ; ce dernier redoubla de vitesse, comme s’il eût reçu une impulsion nouvelle, et bientôt il y eut un intervalle entre lui et le marchand d’habits. Hans Dorn vit bien que tout espoir de salut était désormais dans le jeune homme.

— Jean, cria-t-il de loin, courage, mon fils ! Si tu le sauves, je te jure devant Dieu que Gertraud est à toi !

Jean bondit comme si ces mots lui eussent donné des ailés. Le trou de là Hœlle de Bluthaupt s’ouvrait, comme nous l’avons dit âu prologue de cette histoire, au sommet d’un plateau d’une certaine étendue, et juste au milieu d’une longue allée de mélèzes. Quand le marchand d’habits arriva au bout de cette allée, Jean était déjà bien loin. Hans Dorn poursuivit sa bourse. Vers le milieu de l’avenue, il s’arrêta court, parce qu’une détonation venait de retentir. La lumière du coup lui montra, sur le bord de la Hœlle, un groupe de deux hommes, tous deux armés, et tous deux le fusil en joue. L’un, qui était debout, abaissait le canon de son arme vers le fond de l’entonnoir, l’autre, qui était a genoux, semblait viser son compagnon à la tête. La lueur dura la vingtième partie d’une seconde, et cette étrange silhouette disparut… Mais ce fut pour reparaître, car une seconde lumière se fit, produite par le coup de feu de l’homme à genoux. L’instant d’après, Jean Regnault revenait à pleine course, en brandissant son fusil au-dessus de sa tête.

Depuis une demi-heure, Franz et Denise causaient au fond de la Hœlle. C’était là qu’ils s’étaient donné rendez-Vous la veille, au bal. Il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus ainsi, seul à seul, et ils étaient bien heureux. Ils s’entretenaient de leurs espoirs et de leurs craintes, puis ils repoussaient la frayeur importune pour s’arranger à deux un doux avenir. Les saillies de l’entonnoir et les roches éboulées les protégeaient contre la lumière trop vive ; la chasse aurait pu passer le long de la traverse sans les apercevoir. Au contraire, d’en haut, on les voyait distinctement par derrière. Et certes, s’ils redoutaient une surprise, ce n’était point de ce côté… Ils étaient là, l’un près de l’autre, les mains unies et à bout de paroles ; ils se souriaient, muets de tendresse et de bonheur. Le premier coup de feu retentit au sommet de la Hœlle ; une balle siffla entre la tête de Franz et celle de Denise. Et pourtant ces deux têtes étaient bien près l’une de l’autre, car leurs blonds cheveux se touchaient… Franz se dressa sur ses pieds en sursaut ; Denise poussa un cri d’épouvante. À cet instant, le bruit du second coup de feu résonna, enflé par les échos de la Hœlle. Cette fois, aucune balle ne siffla aux oreilles des deux amants ; mais il se fit un grand bruit dans les broussailles qui croissaient aux parois du précipice. Une masse inerte et lourde tomba aux pieds de Franz. C’était le cadavre de Johann, le cabaretier de la Girafe, au marché du Temple.

Il était environ minuit. La chasse continuait au dehors, mais elle tirait à sa fin, car on avait entendu sonner la sortie de l’eau, du côté de l’étang de Geldberg. Madame de Laurens était seule dans le grand salon du château ; elle avait encore son costume d’amazone et s’asseyait auprès du foyer, dans une bergère antique où son corps gracieux disparaissait presque tout entier. Elle regardait d’un œil fixe et distrait les grandes bûches qui fumaient au fond de l’immense cheminée. Un domestique entra.

— Madame a sonné, dit-il.

— Oui, répliqua Petite ; quand MM. Reinhold, Mira et Van-Praët reviendront de la chasse, vous leur direz que je suis au salon.

Le domestique sortit. Sara retomba dans sa rêverie chagrine.

De temps en temps, son regard interrogeait avec impatience les aiguilles de la pendule gothique. Au bout d’un quart d’heure à peu près, elle entendit la grille grincer en tournant sur ses gonds. Elle se leva aussitôt et courut à la fenêtre. C’étaient les trois associés de Geldberg ; Sara les vit descendre de cheval et traverser la cour. Ils s’entretenaient vivement ; on devinait, aux gestes de Reinhold, qu’il annonçait à ses compagnons une excellente nouvelle. Petite haussa les épaules avec dépit et alla reprendre son siège. L’instant d’après, les trois associés faisaient leur entrée.

— Belle dame, s’écria Reinhold qui devançait ses compagnons, je veux être le premier à vous annoncer la grande nouvelle !…

— Victoire ! victoire ! dit Van-Praët en passant le seuil à son tour.

Petite les regardait d’un œil froid et découragé.

— Réjouissez-vous, belle dame, reprit Reinhold. Toutes nos traverses sont finies… Avez-vous entendu là-bas deux coups de feu sur la montagne ?

Sara fit un signe de tête affirmatif.

— Les balles qui chargeaient ces fusils, poursuivit Reinhold, valaient pour nous cent fois leur pesant d’or… Nous n’avons plus rien à craindre, Madame… Franz est couché là-bas au fond de la Hœlle de Bluthaupt !

Les trois associés se frottèrent les mains à l’unisson.

— Ce n’a pas été sans peine ! dit Fabricius Van-Praët.

— Je commençais à croire, ajouta le docteur, que nous n’en viendrions jamais à bout !

Sara eut un sourire amer et dédaigneux.

— Gardez votre triomphe pour une occasion meilleure, dit-elle. Franz est couché dans son lit et se porte à merveille, à l’heure où je vous parle.

Mira et Van-Praët perdirent leur air joyeux. Reinhold essaya de rire.

— Ah çà, dit-il, ce n’est pas à moi qu’il faut conter ces choses-là, belle dame !… je pourrais presque affirmer que j’ai été témoin de ce qui s’est passé… Je rôdais sur la route de Heidelberg vers dix heures, lorsque j’ai rencontré Johann qui m’a fait descendre de cheval pour me montrer une chose assez curieuse, mais qui ne m’a pas enchanté au premier abord… C’était ma foi mademoiselle d’Audemer en tête-à-tête avec ce petit coquin de Franz.

» J’ai dit à Johann : « Je vais m’éloigner et tu feras de ton mieux. »

» La route était aussi claire qu’en plein jour ; Johann a grimpé jusqu’au haut de la Hœlle, pour se ménager une retraite sûre en cas de malheur.

» Au bout de dix minutes, j’ai entendu deux coups de feu et je suis revenu au galop.

» J’ai trouvé toutes les lumières éteintes sur la route, aux abords de l’entonnoir, et, dans ce fait, j’ai bien reconnu la prudence habituelle de mon ami Johann.

» J’ai poussé mon cheval jusqu’à l’endroit même où j’avais vu mademoiselle d’Audemer avec ce petit Franz. Il n’y avait là qu’un cadavre… »

Le chevalier prononça ces derniers mots de ce ton péremptoire qui n’admet pas de réplique. Madame de Laurens l’avait laissé parler jusqu’au bout, sans l’interrompre.

— Et avez-vous pris la peine, dit-elle, de mettre pied à terre pour examiner de près le cadavre ?

— C’eût été dangereux, répliqua le chevalier ; on aurait pu me durprendre…

— Monsieur de Reinhold, vous avez eu tort !… cela vous eût épargné le chagrin que je vais vous causer… Le cadavre couché au fond de la Hœlle est très-probablement celui de votre bon ami Johann.

— Comment pouvez-vous savoir ?…

— J’ai rencontré tout à l’heure, à la grille du château, Franz et mademoiselle Denise d’Audemer qui rentraient de compagnie.

— Est-ce bien possible ?… balbutia le chevalier stupéfait.

— J’ai vu, répliqua froidement madame de Laurens.

Il y eut un silence ; Sara s’enfonçait dans sa grande bergère et regardait tristement dans le foyer. La mine des trois associés s’allongeait de plus en plus. Reinhold né disait plus rien.

— Mais alors, murmura Van-Praët, nous pourrions bien être perdus !…

— C’est mon avis, dit Sara.

Puis elle ajouta, en se redressant lentement :

— D’autant mieux que Franz sait, à l’heure qu’il est, peut-être, le nom de son père et l’intérêt que nous avons à le combattre.

— Pourquoi pensez-vous cela ? demanda le docteur.

— Je ne sais… on devine… Quand il a passé près de moi, il m’a jeté un regard étrange… ceux qui l’ont sauvé ont dû parler.

Les trois associés baissèrent la tête, et pas un, parmi eux, ne trouva la force de faire une objection.

— Je n’ai pas tout dit encore, reprit Petite : n’avez-vous pas remarqué sur l’esplanade, au-devant du château, des groupes nombreux qui parlent à voix basse et qui regardent nos vieilles tours en prononçant de mystérieuses paroles ?

— Ceci n’est pas très-inquiétant, répliqua Reinhold ; ce sont des paysans qui attendent le retour de la chasse.

— Ce sont, en effet, des paysans, monsieur le chevalier… mais je vous jure qu’ils ne songent guère au retour de la chasse… Ils regardent tout en haut de la Tour-du-Guet, cette lueur qui brille… et ils disent que l’âme de Bluthaupt va renaître…

— Folie que tout cela ! grommela le chevalier.

— Non, Monsieur, ce sont des choses trop sérieuses ! On a travaillé, soyez-en certain, l’esprit crédule de ces pauvres gens… Cet homme que nous appelions le baron de Rodach n’a pas perdu les heures qu’il a passées dans les environs de Bluthaupt !… Nous sommes enveloppés dans une trame ténébreuse où nous périrons tous jusqu’au dernier, si nous ne parvenons à la rompre !

Les trois associés n’essayaient point de cacher leur frayeur ; Sara seule était calme et froide. On pouvait mesurer, en ce moment, ce qu’il y avait de puissance et de force au fond de cette âme perdue.

— Mais enfin, que faut-il faire ? murmura Van-Praët.

Sara se leva toute droite.

Sa taille exiguë sembla prendre des proportions viriles ; elle était belle et grande comme ces reines que la tragédie antique nous montre se révoltant contre les dieux.

— Il faut vaincre ! dit-elle d’une voix qui résonna, vibrante et ferme. Nous savons où sont nos ennemis… cette lueur que les paysans superstitieux prennent pour l’âme de Bluthaupt, c’est la lampe qui éclaire le baron de Rodach, Otto le bâtard, et ses frères peut-être… ils sont enfermés dans cette chambre étroite et sans issue… Si le feu prenait au second étage du donjon, ils disparaîtraient sans laisser de trace.

— C’est vrai !… murmura le docteur.

— Pendant cela, reprit madame de Laurens, nous nous rendrions à la chambre de Franz, car il n’est plus temps de se fier à des mains étrangères ; Franz dort… Tous nos ennemis disparaîtraient à la fois !

Les trois associés hésitaient.

Sara les contemplait avec mépris.

— Il vous faut un homme, n’est-ce pas, dit-elle, pour marcher au-devant de vous et frapper ?… Eh bien, allons chercher le Madgyar Yanos !

Elle traversa le salon et gagna le corridor ; Van-Praët, le docteur et Reinhold la suivaient, tête basse et avec une répugnance visible.

— Pitois et Mâlou doivent être de retour, dit Sara en s’adressant au chevalier ; veuillez aller les chercher, monsieur de Reinhold… nous allons avoir besoin de leur aide.

Reinhold s’éloigna.

Petite et les deux autres associés continuèrent leur route. Presque tous les valets de Geldberg avaient suivi la chasse ; il n’y avait personne dans les longs corridors du château. Au pied de l’escalier de la Tour-du-Guet, Petite et ses deux compagnons trouvèrent le seigneur Georgyi, qui veillait, armé comme pour une bataille.

— Seigneur Yanos, lui dit Petite, il y a, suspendue au-dessus de nous tous une terrible menace !… cet homme, que vous attendez, ne viendra pas… pourquoi n’iriez-vous pas le chercher ?

Le front du Madgyar devint pourpre.

— Je suis monté déjà plus d’une fois auprès de cette porte maudite, répliqua-t-il avec honte, mais je ne sais combattre que les hommes, et qui sait ce qu’il y a au sommet de cette tour ?…

Petite avait mesuré ses paroles selon le connaissance parfaite qu’elle avait du caractère d’Yanos. Elle affecta un grand étonnement.

— Dois-je croire, dit-elle en contenant sa voix, que le seigneur Georgyi a eu peur ?

Le Madgyar fronça le sourcil, mais il ne répondit pas.

— Ceci me fait craindre, reprit madame de Laurens, pour le service que nous venions vous demander, seigneur Yanos… car il y a du danger…

Le Madgyar redressa brusquement sa grande taille.

— Je suis prêt, répliqua-t-il ; faut-il combattre contre deux hommes à la fois ?

— Peut-être… répliqua Petite ; vous êtes armé… ce jeune Franz que vous dédaigniez naguère a trouvé de puissants défenseurs.

— Conduisez-moi, interrompit Yanos, et montrez-moi mes adversaires !

Reinhold arrivait en ce moment avec Pitois et Mâlou, qui portaient en bandoulière leurs fusils de chasse.

— Montez par ici, leur dit Petite, en indiquant l’escalier de la Tour-du-Guet.

Puis elle ajouta en s’adressant au Madgyar :

— Ce que nous allons faire est au-dessous de votre vaillance, seigneur Yanos ; restez ici… vous ne m’attendrez pas longtemps !

Elle s’engagea dans l’escalier, sur les pas des deux, voleurs du Temple. Mira, Van-Praët et Reinhold avaient l’air de ne trop savoir s’ils devaient demeurer ou la suivre. Elle se tourna vers eux et dit :

— Je n’ai pas besoin de vous… Pendant que je travaillerai là-haut, procurez-vous des armes.

Sur son ordre, Mâlou et Pitois s’arrêtèrent dans l’escalier de la tour, à l’étage qui précédait immédiatement le laboratoire du vieux Gunther. Petite n’improvisait point ce qu’elle faisait en ce moment. Il y avait plus de deux heures qu’elle avait quitté le lieu du rendez-vous assigné la veille à Franz. Elle avait eu le temps de réfléchir et de se préparer. Cet étage était habité par quelque hôte de Geldberg, qui suivait probablement la chasse maintenant ; Petite s’était munie de la clef. Elle ouvrit la porte, et fit entrer ses deux compagnons.

— Vous êtes des gens dévoués ? dit-elle en parcourant la chambre d’un rapide regard.

— Je crois bien ! répliqua Mâlou.

— Avez-vous vu, reprit madame de Laurens, quand vous êtes rentrés au château, cette lumière qui brille au sommet de la Tour-du-Guet ?

— Parbleu ! répondit Pitois ; il y a sur l’esplanade une vingtaine de gobe-mouches à radoter qu’il y a là-haut un vieux magicien qui fait ses manières… On n’entend personne pourtant !

Sara prêta l’oreille durant quelques secondes.

— On n’entend rien, dit-elle ; c’est vrai… mais il y a quelqu’un, j’en suis sûre, il y a même plusieurs personnes peut-être, et ce sont des gens qui nous gênent.

— Connu !… fit Mâlou ; mais on dit qu’il ne ferait pas bon de forcer la porte…

— Voyons, dit Petite, je ne voudrais pas vous exposer au moindre danger, mes braves garçons… mais ne pourrait-on pas tourner la difficulté ?… si le feu prenait dans cette chambre, par exemple !…

— Fameux ! s’écria Pitois ; les murs sont en pierre de taille, ça ferait son trou et puis voilà !

— Le fait est, appuya Mâlou, qu’on les fumerait là-haut sans beaucoup de dégâts !

— Et vous sentirez-vous de force ?… commença madame Laurens.

— Allons donc ! interrompirent à la fois les deux voleurs, comme si ce doute les eût gravement offensés.

Puis Bonnet-Vert ajouta :

— Nous avons fait un peu les incendies dans l’Ouest, avant les glorieuses… Blaireau a la main pour ces choses-là, ma petite dame.

Pitois se rengorgea.

— Mais, faut qu’on paie, dit-il.

— Vous aurez le double de ce qu’on vous a promis pour tout le voyage, répliqua Petite.

— Alors ça va ! s’écria Mâlou qui défit le lit en un tour de main et jeta la paillasse au milieu de la chambre.

— Voilà le combustible nécessaire ! ajouta-t-il ; est-ce tout, ma petite dame ?

— Non, répondit Sara. Quand vous aurez mis le feu, vous refermerez la porte et vous vous tiendrez dans l’escalier avec vos fusils tout armés… Si quelqu’un sort de la chambre au-dessus…

— Nous le descendrons, interrompit Mâlou.

Sara fit un signe affirmatif,

— Et vous aurez soin, reprit-elle, de crier au voleur de toutes vos forces.

Les deux habitués des Fils-Aymon éclatèrent de rire en même temps.

— Comme ça, dirent-ils, on croira que les coquins d’en haut ont mis le feu !… C’est joliment imaginé, tout de même, ma petite dame, pour une jeune personne qui n’en fait pas son état !

— Allons, Blaireau, mon fils, à la pâte.

La toile de la paillasse fut déchirée du haut en bas et son contenu s’éleva en monceau à côté du lit. Sara redescendit l’escalier de la tour. Dans le corridor, elle retrouva les associés de Geldberg ; Réinhold, Mira et Van-Praët avaient pris des épées.

Sara pensait bien qu’ils n’auraient point occasion de s’en servir ; l’arme convenable était ici le poignard ; mais il fallait faire croire au seigneur Yanos qu’une bataille était imminente. Car on avait besoin du Madgyar pour aller en avant et donner un peu de courage aux trois associés.

— Venez, dit Petite ; c’est moi qui vais vous montrer le chemin !

Elle ouvrit la marche, en effet ; chaque fois que la troupe silencieuse passait devant une des fenêtres de la galerie, on voyait la campagne illuminée au loin. La dernière croisée était ouverte ; par cette issue, avec la froide bise de la nuit, les notes affaiblies du cor parvenaient jusque dans la galerie. On sonnait l’hallali de l’autre côté de l’étang de Geldberg.

— Ils ne savent pas qu’ils font d’une pierre deux coups ! murmura Van-Praët avec son bon sourire, ils croient ne sonner qu’une mort.

— Hâtons-nous, dit Sara ; la chasse va venir et nous n’avons que le temps !

Ils montèrent sans bruit l’escalier qui conduisait à la chambre de Franz. Arrivée auprès de la porte, Sara l’ouvrit avec précaution, puis elle s’effaça pour laisser passer ses compagnons. Le Madgyar entra le premier ; il tenait un poignard à la main ; derrière lui, venaient les trois associés de Geldberg, armés d’épées. Sara franchit le seuil la dernière, comme ces chefs intrépides qui ferment la marche, pour barrer le passage aux fuyards.

La chambre de Franz était éclairée par une lampe qu’il avait oublié d’éteindre sans doute, avant de se coucher, et qui brûlait sur la tablette de la haute cheminée. La lueur répandue par cette lampe rendait les objets suffisamment distincts ; on voyait les meubles antiques, les deux armures de fer aux côtés de la porte, et tout au fond de la chambre, l’immense lit à galerie, entouré de ses rideaux fermés. Le regard d’Yanos fit d’abord le tour de la chambre, plutôt pour chercher l’ennemi à combattre que pour en connaître les détails.

Mais au moment où ses yeux tombaient sur les armures de fer il tressaillit et fit un pas à reculons.

— C’est ici !… murmura-t-il avec une sorte d’horreur.

Mira, Reinhold et Van-Praët gardèrent le silence ; ils étaient pâles et ils tremblaient. Les quatre associés avaient reconnu en même temps la chambre du meurtre, où ils n’avaient pas remis les pieds depuis vingt années. Yanos glissa un regard vers la porte comme s’il eût songé à la retraite ; il était faible contre les funèbres souvenirs qui l’assaillaient. Mais il rencontra en chemin le regard froid et dur de madame de Laurens. Il resta immobile.

Le Madgyar ne bougea pas. Sara s’avança vers lui et lui serra le bras avec la force d’un homme.

— Vous avez donc peur ! dit-elle d’une voix basse mais stridente.

Yanos ne sentit point l’aiguillon comme d’habitude.

— Il y a vingt ans, pensa-t-il tout haut, durant cette nuit, quelqu’un médit aussi : Avez-vous peur ?… je vins jusqu’à cet endroit, où mon pied se pose maintenant… et l’épée d’un homme mort croisa mon épée.

Sara fit un geste de colère et se retourna vers les trois autres associés.

— Et vous ?… dit-elle.

Personne ne répondit. Elle arracha le poignard que Reinhold tenait de la main gauche.

— Lâches ! lâches ! lâches !!! répéta-t-elle par trois fois ; il n’y a donc ici que moi pour avoir le cœur d’un homme !

Elle brandit son arme et s’avança résolument vers le lit. Le rouge monta enfin au pâle visage du Madgyar. Il ne dit que deux mots :

— Arrière, femme !

Puis il s’élança vers le lit avec un mouvement de rage et fit glisser les rideaux sur les tringles.

Son bras, levé pour frapper, retomba comme paralysé le long de son flanc, tandis que les trois associés et Petite, elle-même, poussaient un cri de terreur… C’était quelque chose d’étrange et qui devait en effet remplir leurs cœurs d’épouvante. Au-devant du lit de Franz, les associés de Geldberg revoyaient cette apparition terrible qu’ils avaient vue, vingt ans auparavant, à la même place, près du berceau du fils de la comtesse Margarethe : Trois hommes, de taille athlétique, vêtus de longs manteaux rouges et l’épée nue à la main. Cette fois seulement ils avaient la tête découverte et leurs traits ne se cachaient plus sous les larges bords de leurs feutres. C’étaient trois nobles visages, fiers et graves, trois visages si exactement pareils qu’on ne pouvait les contempler sans se croire le jouet d’une illusion. Ils étaient immobiles tous trois ; ils portaient haut la beauté sereine de leurs fronts intrépides et regardaient en face les assassins. Derrière eux, dans l’ombre, on apercevait les traits jeunes et gracieux de Franz, qui souriait endormi. Le premier mouvement de Reinhold, de Van-Praët et de Mira avait été de s’enfuir ; mais la porte s’était refermée derrière eux, et Hans Dorn veillait, debout, sur le seuil. En même temps, la porte de l’oratoire de la comtesse Margarethe, ouverte à demi, laissait voir les mâles figures d’Hermann et des autres Allemands du Temple. L’un des hommes rouges descendit de l’estrade qui était au-devant du lit et fit un pas vers le Madgyar :

— Yanos Georgyi, dit-il d’une voix sonore et lente, je vous avais promis que vous trouveriez ici l’homme que vous cherchiez… Jetez ce poignard et tirez votre épée… je suis le fils d’Ulrich de Bluthaupt !

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