Le Fils du diable/VII/9. Aventures de bal

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 362-376).
Septième partie

CHAPITRE IX.

AVENTURES DE BAL.

À la vue du portefeuille, la vicomtesse détourna les yeux, et son masque ne put cacher entièrement l’angoisse qui était sur son visage.

— Je n’avais pas vu le meurtre, reprit l’Homme Rouge, et je ne savais pas le nom du meurtrier, mais Dieu mit un jour sur mon chemin un ancien serviteur du comte Gunther, que le hasard avait placé au bord de la Hœlle, à l’heure même du crime. Le secret du sang pesait à la conscience du pauvre homme… il me fit un aveu, et c’est grâce à lui que je peux vous dire : Celui-là est l’assassin de Raymond d’Audemer !

Son doigt tendu désignait de nouveau Reinhold, qui papillonnait gaiement parmi la foule, ne se doutant guère de ce qui avait lieu si près de lui.

Malgré les préventions entêtées de la vicomtesse, elle était émue profondément. Les paroles de l’inconnu avaient touché en elle une corde muette depuis longtemps, mais sensible encore. Elle avait aimé son mari avec dévouement et passion autrefois. Il y eut un silence pendant lequel la vicomtesse, la tête basse et la respiration oppressée, semblait hésiter gravement. L’inconnu demeurait immobile et attendait.

— Mais… dit enfin la vicomtesse qui trouvait ses mots avec peine, cet homme… cet ancien serviteur de mon oncle Gunther… où est-il ?

— Rendez-vous demain, madame, répliqua l’Homme Rouge, une heure après l’ouverture de la chasse aux flambeaux, dans l’allée de mélèzes qui conduit à l’Enfer de Bluthaupt… le témoin du crime vous montrera lui-même l’endroit où trébucha le cheval de Raymond d’Audemer.

— J’irai… murmura la vicomtesse.

En ce moment la danse finissait. Le mouvement qui se faisait dans le bal ramena vers les deux interlocuteurs Reinhold et José Mira. La vicomtesse, un instant écrasée sous le poids de ces effrayantes révélations, se révolta de nouveau, incrédule. Une idée lui traversa l’esprit comme un trait de lumière. Elle pensa qu’une intrigue jalouse, montée dans l’ombre parmi les invités de Geldberg, voulait entraver le double mariage de son fils et de sa fille. C’était son rêve le plus cher. Oubliant son émotion récente, et forte de l’idée qu’on voulait la tromper, elle ne vit plus dans l’inconnu qu’un homme abusant du privilège de son masque et jouant une perfide comédie. L’envie lui prit de voir à découvert le visage du calomniateur.

— À moi, monsieur de Reinhold ! cria-t-elle.

L’Homme Rouge fit un mouvement de surprise. À peine aurait-on eu le temps de s’en apercevoir. Il reprit aussitôt une attitude fière et assurée. Au cri de la vicomtesse, Reinhold et Mira s’approchèrent en même temps. Tous ceux qui avaient été à portée d’entendre cet appel, dont l’accent avait quelque chose de tragique, s’avancèrent curieux, et firent cercle autour de l’inconnu. Par une coïncidence étrange, le même fait se reproduisait dans deux autres parties de la salle. On entourait le premier Homme Rouge, que Franz avait saisi sans façon au collet ; on entourait le second Homme Rouge, à qui Julien d’Audemer venait de dire à haute et intelligible voix :

— Vous mentez !…

Cela faisait une triple esclandre. Entre les contredanses, ce bal avait vraiment des incidents assez dramatiques. On ne s’y prodiguait pas les coups de poing comme à l’Opéra, mais le fait pouvait être attribué à l’absence de sergents de ville. La conversation de Franz et de son compagnon avait suivi son cours jusqu’à l’instant où ce dernier avait prononcé quelques paroles, donnant à entendre qu’il connaissait les secrets de la destinée du jeune homme. L’imagination de Franz était alors partie comme une traînée de poudre qu’on allume. Ses fantastiques souvenirs des derniers jours passés à Paris, ses espérances folles, ses désirs, ses craintes, ses rêves, tout cela s’était entrechoqué dans son cerveau.

— Je veux savoir !… avait-il dit.

— Vous saurez tout demain, répliqua l’Homme Rouge.

— Aujourd’hui !… à l’instant même ! s’écria Franz hors de lui ; je ne vous lâche plus avant que vous ayez parlé !…

Quant à Julien, nous l’avons laissé dans une situation d’esprit qui rendait probable et imminente l’insulte proférée. Au moment où il demandait grâce pour ainsi dire, l’Homme Rouge s’était arrêté, pris de compassion. Mais l’Homme Rouge avait sans doute un intérêt plus fort que sa pitié. Après un silence, il reprit la parole. Julien était livide à l’écouter.

— Avez-vous la mémoire si courte, disait l’inconnu que vous ayez oublié votre joyeux souper du café Anglais, monsieur le vicomte !… Vous aviez là une belle maîtresse, sur ma parole !

Julien se souvenait de ses doutes ; il sentait venir la révélation poignante ; il avait envie de tuer cet homme pour arrêter les mots dans sa gorge au passage.

— Mais ces belles maîtresses, reprit l’Homme Rouge, ne sont pas bonnes à porter un nom comme celui de votre père… d’autant qu’elles ont souvent la mémoire admirablement ornée et qu’elles regorgent de souvenirs… À ce propos, monsieur le vicomte, si vous gardiez quelques doutes, ayez la bonté de demander à la comtesse Esther des nouvelles d’un certain baron allemand qui avait nom Goëtz…

Julien voulut parler, mais il ne put.

— Un bon vivant que ce Goëtz ! reprit l’Homme Rouge ; ma foi ! la comtesse et lui s’entendaient à merveille, bien que le baron n’eût point la bouffonne idée de l’épouser !…

Julien demanda le silence, d’un geste où il y avait autant de prière que de menace.

— Non, dit l’inconnu, répondant à ce geste, je ne veux pas me taire avant d’avoir achevé… car je suis l’ami du vicomte Raymond, depuis sa mort comme durant sa vie… Et ce ne sera pas sans être averti que son fils deviendra l’époux d’une femme perdue !

Le corps affaissé de Julien se redressa violemment. Tout son sang vint à sa joue.

— Vous mentez ! s’écria-t-il en portant la main au masque de l’inconnu.

Celui-ci le repoussa sans perdre son calme. Mais un démenti, cela s’entend d’une lieue ! La foule vint, avide de savoir. De sorte que, dans l’immense salle, tout le monde avait son spectacle gratis. Ici c’était la vicomtesse insultée ; là Franz qui tenait un homme au collet comme un voleur ; là encore Julien d’ Audemer frémissant de rage en face de son adversaire. Les Hommes Rouges étaient de haute taille tous les trois, et leurs regards dominaient ce flot confus de têtes. Il y eut entre eux, de loin, comme un muet accord. Tous trois serrèrent leurs manteaux autour de leurs tailles, et firent mine d’opérer leur retraite. Ils étaient entourés de tous côtés et serrés de près ; mais parmi la foule, à bien regarder le mouvement qui se fit, on eût pu croire qu’ils avaient d’assez nombreux auxiliaires. Julien, Franz, le docteur et d’autres voulurent leur fermer la route de force ; un tumulte soudain s’éleva ; des hommes que nul ne connaissait percèrent la foule et se mirent avec une maladresse feinte au-devant de Julien, de Franz et de tous ceux qui prétendaient s’opposer à la retraite des trois manteaux rouges. Les dames criaient, effrayées ; les hommes s’efforçaient à vide, ne sachant pas très-bien ce qu’ils voulaient. On se mêlait, on se poussait, on s’écrasait.

Reinhold cherchait partout le seigneur Yanos, dont l’aide eût été si précieuse en pareille circonstance ; mais le Madgyar avait regagné son appartement depuis plus d’une heure. Les trois Hommes Rouges, suivant des lignes convergentes, s’avançaient lentement vers la porte principale. Ils arrivèrent au seuil, protégés toujours par un cercle d’inconnus qui s’agitaient et faisaient semblant de vouloir les combattre. Un instant, on les vit tous trois côte à côte, près du seuil. Leurs hautes tailles étaient exactement égales ; vous eussiez dit trois épreuves calquées sur le même dessin. Ils sortirent. La foule, Julien et Franz en tête, se rua sur leurs traces dans l’antichambre. Cette mystérieuse cohorte qui avait protégé leur fuite se dispersa. L’antichambre s’emplit, ainsi que les corridors voisins. Et pendant qu’on cherchait à force, des voix s’élevèrent qui disaient :

— Les voilà ! les voilà !

Julien, Franz et les plus ardents revinrent sur leurs pas, ne soupçonnant point qu’on leur donnait le change. Au beau milieu de l’antichambre, on se pressait autour des trois hommes vêtus de manteaux écarlates, qui faisaient de vains efforts pour se dégager. Et tout le monde disait :

— Ce sont eux ! ce sont eux !…

On les tenait à quatre chacun. Un passage fut livré à la vicomtesse, à Franz et à Julien.

— Ôtez-lui son masque, s’écria madame d’Audemer, en s’élançant vers le plus grand des trois.

Les deux autres furent livrés à Julien et à Franz. Les trois masques tombèrent. La vicomtesse se trouva en face de M. le comte de Mirelune. Julien reconnut dans son adversaire Amable Ficelle, auteur du Triomphe du Champagne et de l’amour, et de beaucoup d’autres vaudevilles. Franz demeura, les bras pendants, devant la face rougeaude et déconcertée de l’aimable Polyte, le favori de madame Batailleur. Poursuivants et poursuivis étaient également stupéfaits. Il y eut un immense éclat de rire dans la foule qui, certes, ne comprenait rien à l’énigme, mais qui s’en amusait énormément. Çà et là quelques voix s’élevèrent pour dire que ces trois Hommes Rouges n’étaient pas les vrais Hommes Rouges. On retourna danser. Le gros des invités commençait à trouver qu’on abusait étrangement de la légende, et chacun avait des Hommes Rouges par dessus la tête.

Une heure environ après cet incident, que la plupart prenaient pour une comédie concertée à l’avance et couronnée d’un assez médiocre succès, les associés de Geldberg étaient réunis en groupe dans la salle et causaient à voix basse.

— Il est évident, disait Reinhold, que ni Ficelle, ni Mirelune, ni ce pauvre garçon qu’on appelle, je crois, Polyte, ne sont pour rien dans tout cela… on a pourtant reconnu tout le monde à la grille.

— C’est-à-dire qu’on a essayé, répliqua Van-Praët. J’étais à ma fenêtre et j’ai vu tout le monde entrer à la fois… Les uns ôtaient leur masque, les autres le gardaient… On n’arrêtait personne, et ces trois grands drôles ont bien pu passer inaperçus.

— Eux et d’autres… murmura madame de Laurens.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que ces trois hommes n’étaient pas les seuls intrus qui fussent dans la salle… N’avez-vous pas remarqué cette manière de cohorte qui les suivait partout et semblait les défendre ?…

— Je parierais, dit Reinhold, que ce sont nos coquins d’Allemands du Temple !

— On pourra être plus sévère à la sortie qu’à l’entrée, reprit le docteur Mira, et placer une bonne garde à la grille.

— Je mettrai là Johann, ajouta Reinhold ; il me rendra bon compte de ces figures suspectes.

— Il est bien entendu qu’on sera là en force, et qu’il sera fait main basse sur tous ceux qui se sont indûment introduits…

— Comme cela nous aurons raison de nos trois Hommes Rouges !

Ils étaient à peu près au centre de la salle.

Non loin d’eux, madame la vicomtesse d’Audemer s’asseyait sur un fauteuil entre sa fille et son fils. Franz tournait autour de Denise ; Esther causait avec Julien, qui restait pensif et sombre depuis son entretien avec l’inconnu. Il répétait machinalement au dedans de lui-même ce nom de Goëtz que l’Homme Rouge avait prononcé. Il avait envie de demander une explication à Esther ; mais il n’osait pas, parce que son esprit faible préférait le doute à la certitude. Les associés poursuivaient leur intime conciliabule. Ils en étaient à se demander quels étaient les acteurs de ce drame bizarre, et le nom du baron de Rodach venait répondre naturellement à cette question. Le bal n’avait point ralenti sa joie bruyante. Quelques jeunes gens qui voulaient faire de l’effet, parmi lesquels il faut citer en première ligne M. Abel de Geldberg, avaient changé déjà deux ou trois fois de costume. L’assemblée était de plus en plus brillante, et il était vraiment difficile de voir un plus magnifique coup d’œil. Mais, malgré tous leurs efforts, les jeunes gens qui avaient voulu faire de l’effet, et M. Abel de Geldberg lui-même, étaient radicalement éclipsés par certain seigneur de la cour d’Élisabeth, dont le costume splendide avait quelque chose de royal. Les aiguillettes de son pourpoint de satin blanc étaient retenues à l’aide de larges boutons de diamants. Le cordon de la Toison-d’or étincelant de pierreries, descendait sur sa poitrine. L’ordre de la Jarretière tranchait sur la soie de ses chausses, et une plaque de rubis, rouge et brûlante comme du feu, fixait à son feutre une plume rabattue. Ce costume faisait valoir les formes exquises d’une taille noble et robuste à la fois. Impossible de rêver un port plus noble et plus fier ! Depuis son entrée les femmes n’avaient plus d’yeux pour personne. Les jeunes gens à effet perdaient leurs peines, et la quatrième toilette de M. Abel de Geldberg n’avait pas même été remarquée. Le seigneur de la cour d’Élisabeth accaparait tous les regards. Il se promenait seul à travers les groupes et n’adressait la parole à personne. Il avait déjà passé deux ou trois fois devant l’endroit où les associés tenaient leur conférence secrète. En un certain moment, le nom du baron de Rodach, prononcé par l’un des associés, arriva jusqu’à son oreille…

— Qui parle du baron de Rodach ? demanda-t-il d’une voix haute et retentissante.

Les Geldberg restèrent comme frappés de stupeur.

Toutes les conversations s’arrêtèrent dans la salle. On regarda. Le seigneur de la cour d’Élisabeth s’avança, tête haute, jusqu’au centre du groupe formé par les associés. Là, il ôta son masque et l’on Vit la belle figure du baron de Rodach en personne. Les pierreries de son costume envoyaient à ses traits un reflet étrange. La fière pâleur de son visage semblait rayonner. Les associés baissèrent la tête sous le calme éclat de son regard. Il y avait en lui tant de force et de beauté, qu’on pouvait le croire au-dessus du reste des hommes. Au moment où il se démasquait, il y eut dans la salle un long murmure d’admiration. Parmi ce murmure, deux cris s’élevèrent que tout le monde entendit.

— Goëtz !… dit Esther…

— Mon frère Otto ! dit en pâlissant la vicomtesse d’Audemer.

Franz, qui s’était approché, murmura comme en un rêve :

— Le cavalier allemand !…

Le cri d’Esther frappa Julien au cœur comme un coup de poignard. Le cri de la vicomtesse fit tressaillir les associés de la maison de Geldberg. C’était toute une révélation. Leurs ennemis étaient au milieu d’eux. Ils avaient affaire aux fils redoutés du comte Ulrich… Le baron de Rodach s’inclina par deux fois, la première avec un sourire à l’adresse d’Esther, la seconde en regardant la vicomtesse. Puis il se tourna vers les associés, qui évitaient de rencontrer ses yeux. Son visage respirait toujours la même tranquillité sereine.

— Eh ! bien, dit-il, messieurs, êtes-vous contents de moi ?

Reinhold balbutia une réponse inintelligible.

— Je n’ai point voulu laisser finir ces belles fêtes, reprit le baron de Rodach, sans me montrer au milieu de vous, mes amis et mes associés… la crise commerciale est terminée… ma présence n’était plus nécessaire à Paris… je suis venu me réjouir avec vous.

— Et bien vous avez fait, monsieur le baron, répondit madame de Laurens, qui réussit la première à reprendre sa présence d’esprit.

— Nous sommes heureux… commença Van-Praët.

— Enchantés… dit lugubrement le docteur.

— Ravis !… fit Reinhold, avec une grimace qui aurait bien voulu être un sourire.

— Mais, reprit madame de Laurens, j’espère que vous ne nous avez pas fait l’injure de descendre ailleurs qu’au château. Vous êtes ici chez vous, monsieur le baron, et je vais vous faire préparer un appartement.

Pour la première fois, l’accent de Rodach prit une nuance d’ironie.

— Mille grâces, madame, répondit-il ; je suis touché comme je le dois de votre offre aimable ; mais je ne puis l’accepter…

Il se tourna vers Reinhold et Mira.

— Vous savez ce que je vous ai dit, lors de notre première entrevue, ajouta-t-il ; vous me demandâtes, ce jour-là, mon adresse, et je vous répondis : « J’aime le mystère par goût… c’est une manie… » Je n’ai pas changé depuis lors, madame et mes chers associés,… permettez-moi de ne point vous dire ma retraite.

L’orchestre jeta un doux prélude de valse. Rodach prit la main de madame de Laurens.

— Voulez-vous bien m’accepter pour votre cavalier ? dit-il avec son beau sourire.

Sara, pâle et tremblante se mit entre ses bras. Le souille lui manquait Reinhold, Mira et Van-Praët les regardèrent s’éloigner, mêlés au tourbillon de la valse. Franz restait immobile et les yeux grands ouverts, à contempler cet homme qui semblait exercer sur chacun une puissance si étrange.

— Je vais éveiller le Madgyar, dit Reinhold à voix basse.

— Il ne faut pas qu’il sorte vivant du château ! ajouta le dotteur.

Le bras du baron s’arrondissait autour de la taille de Sara ; il l’entraînait, défaillante et brisée. Toutes les femmes auraient voulu être à la place de madame de Laurens…

Lia de Geldberg était seule dans sa chambre. Il y avait longtemps déjà qu’elle avait quitté le bal, souffrante et incapable de supporter ce fracas joyeux qui faisait un contraste blessant à l’amertume de ses pensées. Depuis quinze jours, Lia craignait ; l’espérance l’abandonnait peu à peu ; aujourd’hui, le désespoir était venu. Tout au fond de son cœur résonnaient encore les paroles prononcées par l’ermite ; on lui avait dit d’espérer en Dieu, parce qu’il n’y avait plus pour elle de bonheur sur cette terre… C’était une belle âme, toute pleine de résignation douce et de force ; mais ce dernier coup la frappait trop cruellement. Son courage fléchissait. Il faut du temps pour apprendre cette fermeté morne des cœurs vaillants qui n’espèrent plus… Lia était couchée sur son lit, dans son frais et gracieux costume de bal. Sa robe blanche, encore agrafée, dessinait ses formes charmantes, et sur son front pâle se posait encore la riante couronne de fleurs. Il faisait froid, mais son corps brûlait ; la fièvre agrandissait ses yeux et changeait son regard. Elle avait essayé de prier. Hélas ! en ces premières heures d’angoisse l’âme s’affaisse, et un voile épais dérobe la pensée de Dieu ; la bouche ne sait plus trouver ces mots d’oraison qui consolent. La pauvre enfant, agenouillée, était restée muette avec de grosses larmes sous la paupière et un nom dans le cœur : le nom d’Otto, qu’elle aimait davantage peut-être, à mesure qu’elle espérait moins. Elle s’était relevée, ne voulant point penser d’amour dans l’attitude sainte où l’on parle à Dieu ; elle s’était assise sur le pied de son lit. Oh ! que ces heures sont amères, où l’on voit pour la première fois, glisser et fuir, comme les perles détachées d’un collier qui se brise, tous les espoirs aimés !… Chaque bonheur devient une peine ; les souvenirs chers s’empoisonnent, et pour chaque sourire rappelé, il faut une larme. Lia, la tête penchée, les mains jointes sur ses genoux, se souvenais, la pauvre fille ! C’était bien près de là, aux environs d’Esselbach, que s’était passée son adolescence heureuse. En arrivant à Geldberg, elle avait reconnu ce grand et fier château devant lequel le proscrit rêvait, alors qu’elle l’avait vu pour la première fois. Dans les campagnes voisines, elle avait retrouvé les sentiers connus où Otto lui parlait d’amour. Otto était là, pour elle, sous ces grands arbres, où ils s’asseyaient naguère, émus tous deux et pleins de confiance en l’avenir. Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis lors, et l’avenir, maintenant, c’était toute une vie de deuil ! Car la voix de l’ermite n’avait trouvé que bien peu d’espoirs à tuer dans le cœur de Lia ; elle acceptait cette sentence et n’y faisait point d’appel. On lui annonçait le malheur ; elle avait compris, parce que le malheur, pour elle, c’était uniquement la perte d’Otto. Brisée de douleur et de fatigue, elle voulut chercher le sommeil ; le sommeil ne vint pas.

Durant une heure, on aurait pu la voir, blanche et pâle, étendue sur son lit ; ses yeux ne pouvaient point se fermer. Elle se releva et ouvrit sa fenêtre, donnant sur la campagne. C’était une belle nuit d’hiver ; la lune haute glissait lentement au ciel sans nuages. Le paysage, éclairé vaguement, s’étendait à perte de vue et mêlait au loin ses lignes confuses que voilait une brume argentée. On voyait se dresser l’ombre noire des grands mélèzes aux flancs de la montagne ; sur la route d’Obernburg, les ruines de l’ancien village de Bluthaupt blanchissaient dans l’herbe sombre et ressemblaient aux tombes éparses d’un cimetière. Tout cela était calme, désert, silencieux. Une mélancolie désolée s’exhalait de cette grandeur muette. Le froid fit d’abord éprouver au front ardent de la jeune fille une sensation de bien-être, mais bientôt son corps transi eut une sorte d’engourdissement ; la fièvre, redoublée, mit un flux d’idées folles dans son cerveau. Elle se pencha sur l’appui de sa fenêtre ; le vide énorme qui était au-dessous d’elle l’attirait. Elle se rejeta en arrière. Son esprit était frappé. Dans sa chambre, un bruit se faisait, ce même bruit qu’elle entendait bien souvent et qui semblait la poursuivre en Allemagne comme à Paris. Elle s’arrêta, tremblante et l’oreille attentive. En ce moment de trouble, la frayeur s’empara d’elle bien plus vivement qu’à l’ordinaire ; son regard, qu’elle tourna vers la campagne, lui montra, mouvant et agité, chacun des objets qu’elle venait de voir immobiles. Les noirs mélèzes glissaient comme d’énormes fantômes sur la pente de la montagne ; les ruines blanches du vieux village se dressaient, semblables à des spectres revêtus de longs suaires blancs. Le bruit continuait ; Lia, sans autre pensée que celle de fuir cette épouvante qui l’affolait, ouvrit sa porte et se précipita dans le corridor. Quatre heures de nuit sonnaient à l’horloge du château. Dans le corridor, on entendait un lointain écho de la musique du bal. Sans savoir, Lia se dirigea vers la fête, attirée par ce bruit qui la rassurait instinctivement. Elle descendit l’escalier. L’escalier donnait dans cette galerie où nous avons vu Klaus s’engager naguère, en sortant de la chambre de Van-Praët, après le conciliabule des associés de Geldberg. À gauche, ce corridor aboutissait à la petite porte par où Klaus avait gagné la cour de la chapelle ; en suivant la galerie sur la droite, on arrivait à la partie habitée du château. C’était ce chemin que Lia prenait toujours, et il est à croire qu’elle ne soupçonnait même pas l’existence de la porte conduisant à la chapelle en ruines. Comme elle tournait à droite, après avoir franchi la dernière marche de l’escalier, un homme passa rapidement devant elle. La lampe qui brûlait à l’extrémité de la galerie laissait l’endroit où se trouvait Lia dans une complète obscurité ; d’ailleurs elle se trouvait cachée par la saillie de l’escalier : l’homme ne l’aperçut point et continua sa route à grands pas. Malgré les ténèbres, la jeune fille avait entrevu son visage. Elle s’appuya, défaillante, contre le mur.

On entendit le bruit de la porte de la cour qui s’ouvrait et se refermait. Lia se redressa, galvanisée par une pensée soudaine. Elle reprit sa marche, mais en sens inverse, et se dirigea, elle aussi, vers la petite porte. Quand elle l’eut franchie, elle se trouva dans une cour de peu d’étendue, dont la lune éclairait d’aplomb le pavé recouvert de gazon. À sa gauche se dressait un rempart massif ; à sa droite était la chapelle ruinée dont elle avait admiré souvent, de sa fenêtre, la gothique architecture. En ce moment, la lune jouait parmi les arceaux brisés, et découpait bizarrement les dentelles de pierre des grandes fenêtres en ogives. Lia traversa la cour, et entra dans la chapelle par la brèche béante où nous avons vu Klaus s’engager la veille…

Dans la chapelle, la lumière blafarde et pâle arrivait à la fois par les fenêtres sans vitraux et par le large vide de la voûte démantelée ; de grandes masses éclairées saillaient dans la nuit noire ; les statues des saints, blanches et hautes, se dressaient dans leurs niches sombres ! les piliers s’élançaient, sveltes faisceaux de colonnettes, et n’avaient plus à leur sommet d’autre voûte que le ciel. Le sol pavé des carrés noirs et blancs, montrait çà et là ses larges pierres tumulaires, qui recouvraient la dépouille mortelle des anciens châtelains de Bluthaupt.

Au moment où Lia mettait le pied dans la chapelle, une porte située derrière le chœur tournait sur ses gonds en grinçant. Lia tremblait, mais une main mystérieuse la poussait en avant. Elle baissa les yeux pour ne point voir ces hommes de pierre que la lune allumait le long des murailles, et continua sa route, guidée par le bruit de la porte. Après quelques efforts, elle parvint à l’ouvrir, et se trouva en face d’une sorte d’échelle, taillée dans le roc humide. Elle descendit. Elle était dans le caveau mortuaire des comtes. Le premier objet qui frappa ses regards fut une tombe large, supportant trois statues de chevaliers couchées côte à côte. Sur cette tombe, une lampe brûlait, qui éclairait vaguement les sculptures des autres monuments funèbres. Auprès du tombeau des trois chevaliers, un homme était debout, le dos tourné à la lumière. C’était bien celui que la jeune fille avait vu passer dans le corridor ; c’était pour lui qu’elle avait suivi dans les ténèbres ce chemin redoutable, mais elle hésitait à s’avancer maintenant, parce qu’elle ne découvrait plus son visage. Peut-être s’était-elle trompée… Elle restait partagée entre son désir qui l’entraînait en avant et sa frayeur qui lui disait de fuir. L’homme s’essuya le front ; il semblait rendu de fatigue et sa haute taille s’affaissait, lassée, sous les plis amples de son manteau écarlate. Il s’assit sur le bord de la tombe des trois chevaliers. Ce mouvement mit ses traits en face des rayons de la lampe ; un cri s’étouffa dans la poitrine de Lia.

Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper ; c’était bien le noble visage d’Otto.

Le cœur de la jeune fille s’inonda de joie ; ses craintes étaient oubliées ; avait-elle pu désespérer ?… Elle s’élança… Mais à peine avait-elle fait quelques pas qu’elle s’arrêta, frappée de stupeur. Elle passa le revers de sa main sur ses yeux, qui battaient éblouis. Un autre homme venait de sortir de l’ombre, une figure exactement pareille à celle d’Otto. Était-ce un rêve ? toutes ces choses étranges n’existaient-elles que dans le délire de sa fièvre !… Comme elle s’interrogeait elle-même, une troisième figure surgit à la lumière, semblable encore aux deux autres. C’étaient les mêmes traits, beaux et fiers, les mêmes tailles enveloppées dans des manteaux pareils. Ils étaient là trois hommes avec une seule forme, trois reproductions identiques du même être, trois types sortis du même moule, et l’illusion était si forte, que Lia ne savait pas lequel des trois était son amant !… Elle pressait son front à deux mains ; elle appelait à son aide son intelligence ébranlée ; elle se croyait folle ! L’ombre d’un pilier s’étendait sur elle, les trois hommes ne la voyaient point. Les deux derniers venus se baissèrent et prirent, sous la tombe des fils du comte Noir, des pioches et une pelle. Celui qui était arrivé le premier souleva la lampe et ils gagnèrent un espace vide, marqué au milieu du souterrain par une petite croix de bois. Lia se colla, tremblante, à la pierre froide du pilier. L’homme qui tenait la lampe la déposa sur le sol ; il prit à son tour une pioche, et tous trois se mirent à creuser la terre. Ils travaillèrent longtemps en silence. Cinq fosses furent ouvertes, l’une à côté de l’autre. Et chaque fois qu’une fosse était creusée, une voix s’élevait qui disait :

— Celle-ci est pour Fabricius Van-Praët.

— Celle-ci pour le docteur José Mira.

— Celle-ci pour le chevalier de Reinhold.

— Celle-ci pour le Madgyar Yanos Georgyi…

Quand ce fut au tour de la dernière, la voix dit :

— Celle-ci est pour le vieux Moïse de Geldberg.

Au nom de son père, Lia se laissa choir sur ses genoux. Les trois hommes s’appuyèrent sur leurs pioches et demeurèrent un instant immobiles.

— Voilà plus de vingt ans, mes frères, dit celui qui était arrivé le premier, d’une voix triste et grave, que nous avons creusé une autre fosse au même lieu… nous étions jeunes alors et notre sœur vivait !… Durant ces longues années, avez-vous songé parfois à dire une prière pour le repos de l’âme du malheureux baron de Rodach ?

— Il avait voulu déshonorer notre sœur ! répondirent les deux frères d’un air sombre.


LES CAVEAUX DE GELDBERG
LE FILS DU DIABLE

— Et nous l’avons puni de mort ! répondit le premier, c’était le droit ; mais on doit des prières à ceux qu’on envoie ainsi, sous la main de Dieu, sans leur donner le temps de se repentir… moi, j’ai prié bien souvent, mes frères, car cet homme, nous l’avons dépouillé après sa mort, et c’est sous son nom que nous avons longtemps déjoué les poursuites de nos ennemis.

Celui qui parlait ainsi franchit les fosses ouvertes et s’agenouilla auprès de la petite croix de bois ; les deux autres l’imitèrent. On entendit dans le silence du caveau les versets latins du De Profundis. Puis les trois hommes se relevèrent.

— Notre besogne est finie pour cette nuit, dit le premier arrivé ; allons nous reposer, car nous aurons bientôt besoin de toutes nos forces… Demain, s’il plaît à Dieu, ces cinq fosses seront pleines, et les serviteurs de Bluthaupt salueront le fils des comtes !

Ils éteignirent la lampe et se dirigèrent tous les trois vers l’escalier de la chapelle. Lia, plus morte que vive, les suivait. Ils traversèrent la chapelle et la cour. Au moment où celui qui était venu le premier allait rentrer, sur les pas de ses frères, dans le corridor où la jeune fille l’avait vu passer seul naguère, il se sentit retenu par le pan de son manteau. Il se retourna ; Lia était agenouillée sur le pavé à ses pieds. La porte, cependant, s’était refermée sur les deux frères, engagés dans le corridor.

— Otto… murmura la jeune fille d’une voix défaillante, j’étais là… dans le caveau… j’ai tout vu… j’ai tout entendu. Je sais bien que je ne puis être à vous, désormais…

Une larme roula le long de sa joue pâle.

— Mais je vous en prie, ajouta-t-elle en joignant les mains, épargnez la vie de mon pauvre père !

La lune tombait d’aplomb sur le visage de la jeune fille et illuminait son admirable beauté. Parmi l’angoisse de sa douleur sans bornes, il y avait comme un reflet de résignation suave et sainte. Otto était ému jusqu’à ne point trouver de paroles ; entre toutes les épreuves de sa vie, celle-ci était peut-être la plus amère. Il releva la jeune fille et l’attira contre son cœur.

— Mon Dieu, murmura-t-il, ayez pitié d’elle et de moi !

Il y eut un silence durant lequel on n’entendit que l’effort pénible de leurs respirations oppressées.

— Lia, dit enfin Otto, je vous aimais… je vous aime !… Jamais une autre femme n’aura place dans mon cœur… Que Dieu vous fasse heureuse et me donne double part de souffrances !

La tête de la jeune fille s’appuya contre le sein du bâtard de Bluthaupt, et un sanglot souleva sa poitrine.

— Adieu ! reprit Otto en essayant de se dégager ; nous ne nous verrons plus en ce monde, Lia…

— Nous nous reverrons au ciel ! murmura la jeune fille d’une voix qui semblait mourir.

Et comme Otto poussait la porte pour se retirer, elle ajouta, ranimée par un élan de dévouement filial :

— Mon père !… vous ne m’avez pas promis la vie de mon père !

Otto s’arrêta, irrésolu.

— Je vous promets la vie de Mosès Geld, Lia, dit-il enfin ; mais il faut que justice soit faite, et mieux vaudrait pour lui la mort peut-être…

La porte retomba sur lui.

Lia se remit à genoux, et son front toucha l’herbe glacée qui croissait entre les pavés de la cour.