Le Fils du diable/VII/11. L’héritier de Bluthaupt

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 402-412).
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Septième partie

CHAPITRE XI.

L’HÉRITIER DE BLUTHAUPT.

On avait placé des torches dans les vieux candélabres ; une lumière rougeâtre et intense éclairait les moindres recoins de la chambre de Franz. Une lutte terrible venait d’avoir lieu. Quatre cadavres étaient couchés sur le sol ; Reinhold, Van-Praët et Mira gisaient dans leur sang. Le Madgyar était tombé sur le dos, et ses yeux, grands ouverts, semblaient menacer encore. L’épée d’Otto restait dans sa poitrine… Il n’y avait plus là qu’un seul des bâtards de Bluthaupt, celui qui a traversé notre récit sous le nom de baron de Rodach. Mais la porte de l’oratoire restait entr’ouverte, et l’on pouvait deviner que les autres n’étaient pas loin.

Franz s’était éveillé en sursaut, au bruit de la bataille. Il s’appuyait sur le coude et regardait, d’un œil plein d’épouvante et de stupéfaction, tantôt la grande silhouette d’Otto, qu’il voyait par derrière, tantôt les quatre cadavres étendus sur le sol. Madame de Laurens s’était laissée choir sur un fauteuil : sa joue était pâle, son front se ridait, mais elle ne baissait point la tête. Derrière elle, sa sœur Esther se cachait le visage pour ne point voir le sang. Auprès de la porte, le jeune M. Abel, appuyé contre la muraille et les yeux hors de la tête, restait comme frappé de la foudre. Dans un coin le vieux Moïse, à demi-mort de frayeur, se pelotonnait sur lui-même : il n’osait ni bouger ni respirer ; on entendait ses dents claquer


LA NUIT DE SANG
LE FILS DU DIABLE

l’une contre l’autre… Ces trois personnages n’étaient pas venus là de leur propre mouvement, et les messagers qui les étaient allés chercher se tenaient debout encore auprès de chacun d’eux. C’étaient nos Allemands du Temple. Le silence et l’immobilité régnaient dans la chambre. Otto demeurait les bras croisés sur la poitrine, en face du Madgyar vaincu. Quand il prit la parole, chacun écouta en frémissant, tant on sentait qu’il était le maître.

— Il n’y a pas assez de monde encore ici, dit-il ; qu’on fasse venir madame la vicomtesse d’Audemer, son fils et sa fille.

Un Allemand sortit.

— Qu’on fasse venir, reprit le baron de Rodach, ces pauvres gens du Temple, madame Regnault et ses enfants… ils doivent être au château… Hans les a prévenus.

Un autre messager s’éloigna.

— Qu’on se rende, reprit encore Otto, dans l’appartement de madame de Laurens ; il y a là une enfant qui passe pour la fille de la servante et dont la place est marquée parmi nous.

Sara ne pouvait plus pâlir.

Au moment où le troisième Allemand allait franchir le seuil, Rodach le rappela du geste et lui dit quelques paroles à voix basse ; Sara crut entendre le nom de son mari. Quelques minutes après, tous ceux qu’on avait mandés arrivèrent successivement. Chaque fois que la porte s’ouvrait, on entendait un cri de surprise et de terreur, puis le silence régnait de nouveau dans la chambre, parce que ceux qui venaient d’entrer restaient, comme les autres, spectateurs de cette scène sanglante, saisis par la stupeur et muets.

On vit arriver la famille d’Audemer, les Regnault suivis par la fille de Hans Dorn, et la petite Galifarde que conduisait le paysan Gottlieb. Tout le monde se rangea, immobile, le plus loin possible des cadavres. Il n’y eut que la mère Regnault qui vint s’agenouiller auprès de son fils, en pleurant. Elle mit la main sur le cœur du chevalier, qui ne battait plus. Sa poitrine affaiblie rendit une plainte. Elle baisa le front du mort avec une tendresse passionnée, et resta sans mouvement au milieu de la chambre. Les autres attendaient, sous le poids d’une horreur commune ; personne n’osait ni interroger ni se plaindre. Franz regardait de tous ses yeux, et en était à se demander si ce n’était point là le plus bizarre de tous les songes. Au milieu du silence profond qui régnait dans la chambre, la voix du baron s’éleva, sonore et calme.

— Il y a vingt ans, dit-il, ces hommes qui sont morts maintenant ont assassiné toute une noble famille, Ulrich de Bluthaupt, Gunther de Bluthaupt et sa femme la comtesse Margarethe… Il est ici un cinquième coupable qui m’écoute et qui pourrait dire si mes paroles sont vérité ou mensonge.

Le vieux Moïse joignit les mains comme pour implorer pitié et murmura :

— Seigneur ! Seigneur !… c’était pour mes pauvres enfants !…

— Le poignard des meurtriers, reprit Rodach, s’arrêta devant le berceau où dormait le dernier héritier de Bluthaupt.

» Le fils de Gunther et de Margarethe fut sauvé.

» Comtesse Hélène, vos frères avaient à venger trois meurtres ; mais ils prennent le ciel à témoin que ce n’est point la vengeance qui a guidé leur épée… »

Il montra du doigt les cadavres des quatre associés.

— Tant que ces hommes auraient vécu, poursuivit-il, une menace serait restée suspendue sur la tête du dernier comte, notre seigneur… Les bâtards d’Ulrich se sont mis bien des fois entre le trépas et sa poitrine… Mais qui sait si les bâtards d’Ulrich vivront longtemps encore ?… Il fallait que Gunther de Bluthaupt pût marcher dans la vie, sans trouver un piège ouvert au-devant de chacun de ses pas !

Franz écoutait, dévorant chacune de ces paroles. Les assistants retenaient leur souffle, accablés pour ainsi dire sous la solennité de ce moment. Esther et Abel baissaient la tête ; Sara se forçait à garder une attitude de défi ; Jean Regnault ouvrait de grands yeux ; une lueur se faisait dans l’intelligence émue de Denise. Geignolet, accroupi derrière sa mère, tendait le cou pour avancer sa tête difforme et stupide, afin de regarder plus près les cadavres, et il grommelait :

— Oh !… oh !… quatre d’un coup !… et le monsieur à la perruque y est !

Nono, la petite Galifarde, glissait ses regards timides vers Sara qui ne la voyait point, et tremblait, soutenue par Gertraud. À part la voix du bâtard de Bluthaupt, on n’entendait dans la chambre que les sanglots de la mère Regnault qui priait pour son fils.

— Mais… murmura la vicomtesse, savez-vous donc où est le fils de ma sœur ?

— Je le sais, répondit le baron, et depuis vingt ans mes frères et moi nous veillons sur lui.

» La justice humaine est impuissante parfois… s’il y a crime à vouloir la suppléer, que Dieu nous juge !…

» Ce que nous avons fait, mes frères et moi, nous l’avons fait avec réflexion et volonté… Les fosses de ces hommes sont creusées d’avance sous la chapelle… »

Il se tourna vers le lit de Franz, qui était couché tout habillé sur les couvertures.

— Levez-vous, Gunther de Bluthaupt ! dit-il.

Au dehors et dans le reste du château, il y avait grand tumulte. Au dehors, les paysans rassemblés sur l’esplanade considéraient, depuis le commencement de la nuit, dans une attente superstitieuse, cette lueur qui brillait à la fenêtre de l’ancien laboratoire du comte Gunther, au sommet de la Tour-du-Guet. Madame de Laurens avait deviné juste. Une rumeur avait été répandue dans le pays, qui annonçait, pour cette nuit des événements extraordinaires. Les anciens tenanciers de Bluthaupt, de même, opprimés par les Geldberg, ne demandaient qu’à espérer un changement de maîtres… Ils étaient là, se disant que l’âme de Bluthaupt n’avait pas reparu depuis plus de vingt ans au sommet de la Tour-du-Guet…

C’était assurément un signe et une promesse ! Tout à coup, tandis qu’ils causaient légendes et vieilles traditions, une lumière plus vive se fit aux fenêtres du donjon, mais ce n’était plus au sommet de la tour : la fenêtre éclairée était celle de l’avant-dernier étage. La lueur grandissait cependant et augmentait d’intensité. Ce fut bientôt comme un incendie, et, sur ce fond ardent, deux ombres noires semblaient s’agiter comme des démons dans le feu de l’enfer. Il ne vint à l’esprit de personne que cet incendie put être un accident naturel. L’imagination des bonnes gens voguait en pleine fantaisie. Minuit venait de sonner au beffroi du château : c’était l’heure des choses de l’autre monde. Les anciens tenanciers de Bluthaupt éprouvèrent d’abord une sorte de consternation à voir la fumée épaisse qui entoura bientôt le vieux donjon. À cette tour s’attachait pour eux un mystérieux respect, c’était comme la partie sacrée de l’antique manoir. Mais une voix s’éleva au milieu de la foule :

— Ce sont les péchés de notre seigneur, le comte Gunther, dit-elle ; quand la chambre où il menait ses maléfices sera brûlée, Satan n’aura plus où mettre le pied dans le bon château de Bluthaupt !

On se signa ; et l’on attendit avec une impatience croissante, comme si cet incendie eût été le premier acte du mystère annoncé. À l’intérieur du manoir, les valets s’agitaient pour éteindre le feu. La chasse était rentrée, on avait des bras tant qu’on en voulait. La seule chose qui pût étonner, c’est que les maîtres du château ne se montraient point. Tout en cherchant à éteindre le feu, on fit main basse sur Mâlou et Pitois, qu’on avait trouvée sur le théâtre de l’incendie. Ces drôles prétendaient avoir reçu des Geldberg eux-mêmes mission de mettre le feu, parce qu’il y avait des bandits cachés à l’étage supérieur. On peut juger s’il était possible de les croire ! Le plancher de ce dernier étage venait d’ailleurs de s’écrouler, et l’on n’avait trouvé nulle trace de ces prétendus bandits. Mâlou et Pitois furent mis en lieu sûr, en attendant que la justice prononçât sur le mérite de leur système de défense.

Franz était debout auprès du bâtard de Bluthaupt. Son regard se baissait. Il y avait sur ses traits une émotion profonde, mais son attitude était fière et digne. On avait enlevé les corps des quatre associés, pour les porter sous la chapelle. Hermann, Gottlieb et les autres Allemands du Temple essuyaient le plancher sanglant.

— Mosès Geld, dit le baron de Rodach, reconnaissez-vous ce jeune homme pour l’enfant de Gunther de Bluthaupt et de la comtesse Margarethe ?

Le vieillard roula ses petits yeux gris et garda le silence.

— Mosès Geld ! reprit Rodach, je vous ai laissé la vie parce qu’un ange s’est mis entre mon épée et vous… et aussi parce qu’il me fallait un témoin des choses passées depuis vingt ans… mais j’ai contre vous, sachez-le, des armes plus terribles que l’épée elle-même !… Reconnaissez-vous ce jeune homme pour le fils de Gunther de Bluthaupt et de la comtesse Margarethe ?

Sara se tourna vers son père comme pour l’endurcir dans son refus ; mais le vieillard se souvenait de la scène de la Rotonde : il était subjugué.

— Oui… répondit-il d’une voix à peine intelligible.

La vicomtesse et Julien firent un mouvement ; jusque-là ils avaient douté encore. Le trouble de Denise la faisait plus charmante. L’impression d’horreur éprouvée en entrant dans cette chambre avait fui. Elle ne songeait plus qu’à Franz : elle le contemplait à la dérobée, mille fois heureuse des dangers évités. Elle avait le cœur gros d’espoir et d’allégresse. Un monde de pensées s’agitait dans le cerveau de Franz. Le baron de Rodach poursuivit :

— Nous avons ici trop de témoins pour que Vous puissiez reprendre la parole prononcée, Mosès Geld… et ceci vaut un acte de naissance, car vous seul désormais aviez intérêt à nier là vérité… Maintenant, il va sans dire que le fils de Bluthaupt doit rentrer dans l’héritage de ses pères.

Il y eut un regard échangé entre Abel, Esther et Petite.

— Le fils de Bluthaupt, comme vous l’appelez, répliqua cette dernière, aura le château de Geldberg et le château de Rothe.

— Cela ne suffit pas, dit le baron ; Bluthaupt possédait tout le pays entre Esselbach et Obernburg… il faut que la restitution soit complète !

Sara laissa échapper un geste de colère contenu.

— Notre fortune entière n’y suffirait pas, Monsieur, murmura timidement Abel.

— Il le faut !… répéta Rodach.

Puis il ajouta en étendant le doigt vers la pendule :

— Le temps me presse… je vous donne une minute pour vous consulter… Madame de Laurens, qui connaît le contenu de certaine cassette, pourra vous fournir d’excellents conseils.

Esther, Abel et Sara profitèrent de la permission et se prirent à parler à voix basse. Tandis qu’ils s’entretenaient, le vieux Moïse de Geldberg quitta son coin tout doucement, et se glissa au milieu d’eux à pas de loup.

— Mes enfants !… mes pauvres enfants ! dit-il, ne refusez rien à cet homme, qui est puissant et impitoyable !…

Esther et Abel hésitaient.

— Nous laisser dépouiller ainsi ! pensa tout haut madame de Laurens, les sourcils froncés et les dents serrées.

— Écoutez, reprit le vieux Geldberg, dont la voix tremblante était pleine de caresses ; si vous saviez comme je vous aime, mes pauvres enfants !… Allez ! vous ne serez pas pauvres encore !… Il me reste quelques centaines de mille francs, cachés quelque part… je ne garderai rien pour moi… rien… je vous donnerai tout !

— Eh bien !… dit M. de Rodach.

— Ils acceptent ! répondit précipitamment le vieux Geldberg.

Le silence de la famille ratifia ces paroles. Les yeux du baron, qui se fixaient en ce moment sur le vieillard, eurent une expression de pitié. Mais ce ne fut qu’un instant, et il reprit bientôt son air impérieux et froid.

— Reste une question à résoudre, poursuivit-il ; ces quatre hommes que la justice de Bluthaupt a mis à mort, il faudra expliquer leur disparition.

— Il me semble que vous seul… commença madame de Laurens.

— Vous vous trompez, interrompit Rodach ; c’est encore vous que cela regarde !… entendez-moi bien, et n’essayez pas de discuter !… Ce vieillard est sujet à des accès de folie.

Mosès Geld se redressa, étonné.

— Vous le ferez enfermer, poursuivit Rodach, et comme on met tout ce qu’on veut sur le compte d’un homme frappé de démence…

Moïse baissa la tête de nouveau, il avait compris : ses enfants allaient être ses juges. Ceux-ci reculaient presque devant cet excès d’infamie.

— Monsieur !… Monsieur !… dit Abel.

— Je vous le demande à vous-même, interrompit encore Rodach : est-ce un homme sain d’esprit que ce millionnaire, ayant nom M. de Geldberg, qui va vendre des haillons et prêter à la petite semaine, sous le sobriquet d’Araby, dans la Rotonde du Temple ?…

À ce nom d’Arahy, Hans, Gertraud et tous les Allemands de Paris ouvrirent de grands yeux. Esther et Abel levèrent sur le vieillard un regard interrogateur. Moïse, immobile et comme pétrifié, ne niait pas…

Sara s’était redressée. Ses yeux, où brûlait un feu sombre, se fixaient sur son père.

— Ah !… dit-elle d’une voix sourde, c’est vous qui êtes Araby !

Plus rapide que la pensée, elle s’élança vers la petite Galifarde qui essayait de se cacher derrière Gertraud, et l’entraîna jusqu’auprès du vieillard.

— Est-ce vrai Judith ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit l’enfant.

Sara lui arracha le fichu de soie qui se nouait autour de son cou, et la poitrine de la petite fille apparut, portant encore les marques de la cruauté du juif. Il y avait un râle dans la gorge de Sara ; elle écumait de fureur.

Le regard de madame de Laurens erra sanglant et sombre, de la poitrine blessée de l’enfant, au visage épouvanté du juif.

— C’est vous qui avez fait cela ? prononça-t-elle avec effort ; on dit qu’elle va mourir ! c’est vous qui l’avez tuée ! ah ! je ne suis pas la fille d’Araby, le vendeur de haillons !… qu’importe à mademoiselle de Geldberg qu’on mette à Charenton un usurier du Temple !

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes.

— Sara, balbutia-t-il ; ma petite Sara chérie ! c’était pour vous !

Il essaya de lui prendre la main ; madame de Laurens le repoussa d’un geste impitoyable.

— Vous êtes fou, dit-elle.

Alors, le malheureux vieillard, la joue pâle et les mains jointes, se traîna vers ses deux autres enfants qui détournèrent la tête. Les témoins de cette scène avaient froid jusqu’au fond du cœur. Moïse de Geldberg resta un instant comme atterré ; puis ses yeux, mouillés de pleurs encore, se levèrent au ciel.

— C’était pour eux, mon Dieu, ce que j’ai fait ! murmura-t-il ; pour eux, toute une vie d’efforts et de crimes !… Seigneur ! écoutez la voix d’un père !… enfants ingrats, je vous maudis !

Sa taille chancelante s’était redressée ; si bas qu’il fût tombé, il y avait en lui, à cette heure, quelque chose d’austère et de solennel. Esther et Abel demeuraient immobiles et muets. Sara, haussant les épaules avec raillerie devant la malédiction paternelle, voulut se retourner vers sa fille. Mais l’enfant, qui n’avait rien appris, avait la science du cœur. Elle sentait ce qu’il y avait d’horrible dans cette fille reniant son père. La blessure qui venait de frapper Mosès Geld fit saigner le cœur de madame de Laurens, à son tour. Elle vit son enfant qui la fuyait avec effroi et dégoût. À ce coup, et pour la première fois sa conscience parla ; on la vit devenir pâle, et son regard eut un voile. Sans savoir, elle murmura ce qu’avait dit son père :

— Ma fille ! c’était pour toi !

Elle était au milieu de la chambre, seule et comme abandonnée. En ce moment, la porte s’ouvrit et la dernière personne mandée par le baron de Rodach entra. C’était l’agent de change Léon de Laurens, qui traversa la chambre a pas lents et vint se placer à côté de sa femme. Il lui toucha l’épaule du doigt. Sara se retourna. Un instant ils demeurèrent, muets et face à face ; leurs prunelles se choquaient. Monsieur de Laurens n’était plus le même homme. Son visage était sévère. Il avait l’air d’un maître et d’un juge. Sara essaya d’abord de soutenir son regard, puis sa paupière se baissa.

— Madame, lui dit l’agent de change, je ne vous aime plus.

Il y avait dans ces paroles tout un avenir de châtiment terrible.

Les invités de Géidberg se disaient, en traversant les corridors du château, que l’hospitalité de leurs amphitryons était prodigue. Le dernier acte de la fête devait être la chasse aux flambeaux terminée, voilà qu’on annonçait encore autre chose ! Il s’agissait d’une cérémonie solennelle ; on parlait d’un fils de Bluthaupt retrouvé. Un vrai roman ! Les portes de la chambre de Franz étaient toutes grandes ouvertes, et les hôtes de Geldberg y entraient en foule. Le jeune M. Abel disait à haute et intelligible voix :

— Notre vénéré père a enfin trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps, le fils de Gunther de Bluthaupt, son bienfaiteur et son ami !

Franz était debout sur l’estrade, devant le lit. Autour de lui, les anciens tenanciers de sa famille, qu’on avait introduits au château, s’agenouillaient et rendaient hommage. Quand le dernier vassal se fut relevé, on vit sortir de l’oratoire Albert et Goëtz, vêtus de leurs manteaux rouges. Ils se rangèrent auprès d’Otto, et tous trois, l’épée nue à la main, mirent un genou en terre. Aux extrémités de la salle, on n’entendait pas ce qu’ils disaient, mais on vit le jeune comte Gunther de Bluthaupt les relever tous les trois et se jeter dans leurs bras tour à tour.

— Ma parole, dit Mirelune, c’est presque touchant !…

— Penh ! fit le vaudevilliste ; un enfant perdu qu’on retrouve !… ça court les rues !

— On parle d’un million de rentes ! chuchotait madame la marquise de Beautravers.

Madame la duchesse de Tartarie s’essuyait les yeux en pensant au roi de Rome… Madame d’Audemer, cependant, avec son fils et sa fille, s’était approchée de Franz. Julien serra la main de son ancien ami d’un air embarrassé.

— Comte, dit madame d’Audemer avec la grâce noble qu’elle avait quand elle voulait, je n’ai point oublié que je suis Bluthaupt… vous êtes le chef de la famille : c’est à vous qu’il appartient de marier mademoiselle d’Audemer.

Franz et Denise souriaient, le rouge au front et la joie dans le cœur. À l’autre bout de la chambre, le bon marchand d’habits Hans Dorn joignait les mains de Gertraud et de Jean Regnault. Nono la petite Galifarde faisait partie de ce groupe, où elle avait un père et une sœur.

Il y avait déjà longtemps que l’illumination s’était éteinte, peu à peu, dans la campagne endormie. Aucune lumière ne brûlait plus aux fenêtres du château de Bluthaupt. Le crépuscule du matin qui allait poindre, mettait des couches moins sombres à l’horizon, du côté de l’orient. Derrière le château, à la place où s’était tiré le feu d’artifice, quelques jours auparavant, un bruit se fit parmi le silence profond qui régnait aux alentours. Il y avait une oreille ouverte pour entendre ce bruit. On voyait une forme blanche, à la fenêtre de Lia de Geldberg. Presque immédiatement au-dessous de cette fenêtre, trois hommes apparurent successivement sur la petite plate-forme, où nous avons vu naguère les bâtards de Bluthaupt former une sorte d’échelle humaine, pour détourner un mortel danger de la tête de Franz. Par rapport aux fenêtres du château, les trois hommes qui venaient de se montrer sur la plate-forme étaient masqués par la saillie du roc. Ils descendirent jusqu’au fond de la douve et gravirent la rampe opposée. Hans Dorn était sur la pelouse, tenant par la bride trois chevaux tout équipés. Il tint successivement l’étrier à chacun des trois hommes et leur baisa la main respectueusement.

— Que Dieu vous garde, mes gracieux seigneurs ! dit-il avec tristesse.

Les trois hommes poussèrent leurs chevaux, en criant un adieu. À cet adieu, il y eut comme un écho faible et plaintif, du côté du château de Bluthaupt. Et la forme blanche qui était à la fenêtre de Lia sembla s’affaisser sur elle-même ; on ne la vit plus. Les trois hommes galopaient en silence, dans la direction d’Obernburg.