Le Fils du diable/VI/10. La chambre de Franz

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 218-226).
Sixième partie

CHAPITRE X.

LA CHAMBRE DE FRANZ.

On ne pouvait franchir ces portes closes qui étaient entre les bâtards de Bluthaupt et la liberté. Là devait s’arrêter l’exploration. Mais c’en était assez. Il y avait aux trois portes un tel luxe de verrous et de cadenas !

Petite et ses deux compagnons, l’esprit désormais tranquille, poursuivirent leur route vers le château de Geldberg.

Julien avait fait à peu près de même ; à l’impossible nul n’est tenu. Il avait essayé, il avait échoué ; sa conscience ne lui reprochait rien.

Au château il trouva la comtesse Esther, et bientôt il ne songea plus à autre chose qu’à son amour.

De ce côté, tout allait donc au mieux pour les Geldberg. D’autre part, Van-Praët et le Madgyar Yanos s’étaient laissé prendre jusqu’à un certain point à l’enthousiasme général. Ils voyaient de leurs yeux l’effet produit : cent quatre-vingts millions d’actions souscrits en quelques semaines, c’était là un résultat que l’œil le moins clairvoyant ne pouvait manquer de reconnaître !

Ils étaient rassurés désormais tous les deux sur le compte de leur créance. Le bon Hollandais n’avait plus besoin de dépenser son éloquence à calmer Yanos, qui avait accepté la situation et qui attendait à peu près patiemment.

L’ancienne ligue s’était resserrée, et les deux associés manquant étaient remplacés, savoir : Zachœus Nesmer par M. le baron de Rodach, qui restait à Paris, d’où il envoyait régulièrement les fonds nécessaires à la fête, et Mosès Geld par madame de Laurens.

Celle-ci avait fait la paix avec le docteur José Mira. Petite avait oublié, en apparence du moins, la révolte du Portugais, et le Portugais s’était refait esclave.

Au moment où il était question de tant de millions, on ne pouvait vraiment pas se brouiller pour une pauvre somme de cent mille écus !

Surtout, en considérant que cette somme était dépensée dans l’intérêt commun. Le baron de Rodach, en effet, remplissait avec une exactitude scrupuleuse son office de caissier ; grâce aux sommes qu’il avait procurées, la crise s’était abouti à bien, et quoique l’argent ne manquât point au château de Geldberg, les paiements se faisaient à Paris d’une façon courante et régulière.

Ce baron était en vérité un homme précieux, et sans lui la maison de Geldberg n’eût pas vécu peut être à l’heure où se donnait cette fête opulente du château d’Allemagne !

On pouvait bien l’admettre pour associé aux lieu et place de son ancien patron Zachœus Nesmer.

Ils étaient donc de nouveau six alliés, comme au début de cette histoire ; le jeune M. de Geldberg restait en dehors de l’association secrète.

Aujourd’hui, comme autrefois, les six alliés se détestaient entre eux, se défiaient les uns des autres et poursuivaient le meurtre d’un homme.

Il y avait pourtant une différence entre le temps présent et le passé ; cette différence était tout entière dans la position du baron de Rodach vis-à-vis de ses confrères.

Chacun de ces derniers, excepté le seigneur Yanos, avait essayé sous main de conclure avec le baron un traité de paix particulier.

Madame de Laurens, le docteur Mira, Reinhold et l’excellent Van-Praët lui-même avaient cherché à se concilier cet homme, dont l’énergie puissante leur faisait peur.

En même temps, ils s’étaient ligués tous ensemble contre lui.

Ils ne demandaient pas mieux qu’à le frapper, tout en ayant l’air d’implorer sa protection ; il y avait au cœur de chacun d’eux un instinct de haine, comprimé par la terreur plus forte.

Quelque chose leur disait que l’intérêt commun était d’écraser le baron ; mais ils n’osaient pas ; eussent-ils osé, comment faire ?

Entre eux et le baron il y avait comme un rempart formidable ; ils tremblaient rien qu’à l’idée de l’attaque. Ces événements récents, dont ils avaient été en quelque sorte les témoins, environnaient pour eux le baron d’un tel prestige, qu’ils se regardaient comme vaincus d’avance en cas de combat.

Il n’y avait pas à se roidir dans un doute impossible ; cet homme avait fait preuve d’une puissance qui dépassait les bornes de l’imagination.

Depuis la scène du 10 février, les moins crédules ne le voyaient plus qu’à travers un nuage en quelque sorte diabolique.

Ce qu’il avait fait, tout le monde l’avait vu, et nul ne pouvait l’expliquer.

Quand un problème est décidément insoluble, la pensée s’en éloigne avec fatigue, et l’espérance, tenace, se réfugie dans les chances inconnues de l’avenir. Les associés repoussaient l’idée du baron, au milieu de leurs prospérités nouvelles, et invoquaient contre lui le hasard propice.

Un seul, parmi eux, comptait sur son bras et appelait la lutte ; encore n’était-ce pas toujours.

Il y avait des moments où le seigneur Yanos sentait défaillir son cœur et cherchait en vain sa bravoure indomptée. Chez lui, la haine était fougueuse, parce qu’il avait été insulté ; mais l’épouvante était plus grande, parce qu’il croyait davantage aux choses surnaturelles.

Il était devenu sombre et taciturne ; ses journées se passaient à errer dans les environs du vieux schloss. Et, plus d’une fois, à la nuit tombante, quelque paysan attardé dans les bois de Bluthaupt s’était signé avec effroi à la vue de cette grande ombre qui gesticulait dans les ténèbres et dont la bouche prononçait de sourdes paroles.

Il allait lentement et la tête baissée ; les derniers rayons du jour éclairaient son costume bizarre, dont la coupe semblait rehausser encore sa gigantesque stature. On le voyait s’arrêter parfois rejetant en arrière le drap rouge de son kalpack, et tendant ses deux bras comme pour repousser quelque effrayant fantôme.

D’autres fois, on l’avait vu tirer son sabre au milieu d’une allée déserte ; la lame polie avait jeté dans la nuit ses fugitives étincelles.

Le Madgyar, saisi de vertige, se battait contre le vide.

Les autres associés le laissaient à son humeur noire, et poursuivaient leur œuvre de sang.

Jusqu’ici, la fête n’avait rempli qu’un des deux buts proposés. Le crédit était relevé sur des bases magnifiques, mais Franz vivait.

Depuis l’arrivée en Allemagne, pas un seul jour ne s’était passé dans l’inaction ; on avait travaillé en conscience ; chacun avait fait son devoir. Mâlou, dit Bonnet-Vert, et Pitois, dit Blaireau, avaient montré tous les deux des talents d’assassins estimables ; Fritz, ivre du matin au soir, avait fait ce qu’il avait pu.

Jean Regnault lui-même le pauvre malheureux, après s’être échappé durant les premiers jours, et avoir erré dans les bois comme un sauvage pour se soustraire à sa tâche fatale, était revenu enfin de lui-même, poussé par le froid et la faim.

Le cabaretier Johann, général en chef des estafiers de Geldberg, l’avait reçu à bras ouverts, comme l’agneau égaré qui rentre au bercail.

Jean avait rendu çà et là quelques petits services, sans bien savoir ce qu’il faisait. Un voile épais et lourd était sur son intelligence ; il ne raisonnait plus.

Mais, malgré tous ces efforts réunis, Franz se portait à merveille.

Deux ou trois chutes sans importance et une égratignure à l’épaule, tel avait été le résultat unique de ce grand déploiement de forces.

Là, pâlissait la bonne étoile de Geldberg. Franz était la pierre d’achoppement où trébuchait et s’arrêtait l’heureuse chance de l’association.

Aussi n’avait-on pu agir contre lui comme on l’avait espéré d’abord, sans façon et tout uniment. Bien que le baron de Rodach n’eût pas eu le temps de réaliser complètement son projet à l’égard de Franz et de lui faire un équipage de prince, le jeune homme tenait cependant un assez brillant état au château de Geldberg.

Hans Dorn, qu’il avait institué son banquier à Paris, lui avait prêté des sommes considérables, eu égard surtout aux situations respectives du créancier et du débiteur, dont l’un était un pauvre marchand d’habits, et l’autre un orphelin sans fortune ; mais ils ne comptaient pas plus l’un que l’autre : Franz allait en avant, tête baissée, avec l’étourderie de son âge et de sa nature, et le marchand d’habits, contre l’ordinaire des prêteurs, même les plus débonnaires, ne semblait jamais si heureux qu’au moment où le contenu de son escarcelle vide enflait les poches de son jeune ami.

On doit penser si Franz et lui s’entendaient à merveille.

Hans Dorn, cependant, avait parfois des refus pour les demandes de l’enfant, comme il l’appelait. Ce n’était jamais lorsqu’il s’agissait d’argent. Mais Franz avait voulu savoir ; le dévouement soudain du marchand d’habits lui donnait à penser beaucoup, et il était convaincu que la lumière attendue viendrait pour lui de ce côté.

Il interrogeait ; il tournait et retournait le brave Dorn dans tous les sens ; c’était toujours en vain.

Cependant, le marchand d’habits avait beau ne point répondre, Franz voyait en lui le serviteur et l’agent de ce mystérieux personnage qu’il connaissait sous le nom du cavalier allemand.

Dans l’idée de Franz, ce cavalier allemand était ou son propre père ou l’envoyé de son père.

Et, bien souvent, il se surprenait à détailler au fond de sa mémoire les nobles traits de cet homme, qu’il y trouvait profondément gravés.

Il l’avait vu deux fois, à quelques heures de distance : la première, au bal Favart, sous trois costumes différents ; la seconde, au bois de Boulogne, l’épée à la main.

Quel noble visage et quelle beauté fière ! Franz hésitait entre deux sentiments qui se combattaient en lui ; c’était d’abord la rancune de l’enfant abandonné, mais c’étaient aussi les premiers élans de cette tendresse passionnée du fils qui croit reconnaître son père…

Plus il allait, plus cette préoccupation prenait de place au fond de son cœur.

Le cavalier allemand, quel qu’il fût, occupait sans cesse sa rêverie : Franz songeait à lui avec un respect mêlé d’amour : Franz n’espérait qu’en lui.

Ce qui ce l’empêcha pas d’enfreindre ses conseils et de partir pour le château de Geldberg, en compagnie des premiers invités, parmi lesquels se trouvait Denise.

Ne fallait-il pas bien suivre Denise ?

Franz n’avait eu garde de confier ce départ à son ami Hans Dorn, ni même à la petite Gertraud, pour qui, d’ordinaire, il n’avait point de secrets.

Il voulait aller à Geldberg, et le cavalier allemand était d’un avis contraire ; — Franz avait ses raisons pour penser que le cavalier allemand pourrait bien, le cas échéant et par excès de sollicitude, lui barrer le chemin de vive force.

Il était parti, joyeux comme un écolier qui devance l’heure des vacances ; sa garde-robe était dans un état splendide, et il avait la bourse très-bien garnie.

En vérité, ce n’était déjà plus le petit commis des bureaux de Geldberg. Ses espoirs, insensés ou non, lui donnaient un singulier aplomb, qu’augmentait sa passagère opulence.

L’idée du baron de Rodach fut réalisée à peu de choses près, bien qu’il n’y eût point mis la main.

Franz fit de l’effet parmi le monde brillant, rassemblé à Geldberg. Il était jeune, il était charmant ; on pouvait le croire riche.

Les femmes s’occupèrent de lui énormément, ce qui lui valut l’attention jalouse de ces Messieurs.

Être regardé par les femmes et envié par ces Messieurs : tel est assurément le but le plus magnifique que puisse rêver l’imagination d’un jeune homme portant moustache naissante et cœur de lion.

Franz était à la mode ; il fallut changer de tactique à son égard. — Il ne s’agissait plus de le guetter à l’affût comme un gibier, et de lui envoyer une balle par derrière.

Cela eût fait trop de bruit. La réunion entière se serait émue, et les suites d’un pareil assassinat ne pouvaient point être calculées.

Les associés durent prendre des biais ; on tendit des pièges plus ou moins adroitement : Franz les évita.

La plupart des tentatives furent néanmoins bien près de réussir ; une surtout.

Franz revint un soir au château, la figure pâle et la chemise ensanglantée.

Il y avait eu chasse au sanglier du côté d’Esselbach, et Franz avait reçu dans la fourré une blessure à l’épaule.

Quelque tireur maladroit…

Cette blessure lui valut de bien doux regards, et redoubla l’intérêt tendre dont l’entourait la partie féminine de l’assemblée.

Elle lui valut mieux que cela.

Durant les deux ou trois jours qu’il fut obligé de rester dans sa chambre, Lia de Geldberg et Denise furent ses garde-malade.

Denise était là pour Franz, et Lia pour Denise.

Le séjour du château avait rapproché les deux jeunes filles.

Lia, qui souffrait, avait grand besoin d’une amie. Elle n’avait point revu Otto depuis cette rencontre à l’hôtel de Geldberg, qui lui avait donné tant de bonheur et à la fois tant de peine. Otto la fuyait : elle ne pouvait deviner pourquoi ; mais elle se souvenait avec un serrement de cœur des derniers instants qu’ils avaient passés ensemble.

Dès lors, une sorte de pressentiment lui avait annoncé son malheur.

Elle ne se plaignait point ; tout ce qu’elle souffrait restait au fond de son âme ; elle ne disait rien de sa détresse à Denise elle-même, qui l’avait faite sa confidente.

C’était une nature simple, mais fière et forte. Ceux qui voyaient son doux et mélancolique sourire l’auraient pu prendre pour une de ces jeunes filles qui cherchent, trop heureuses, d’imaginaires tristesses, et qui se reposent, vivantes élégies, dans des rêves sombres évoqués à plaisir. — Dieu seul voyait ses larmes.

Denise lui contait ces mille détails d’un amour heureux et combattu seulement par des obstacles de famille. Lia écoutait, attentive, émue : elle s’oubliait pour jouir du bonheur de son amie ; le souvenir navrant qui était au fond de son cœur se voilait un instant pour renaître plus aigu, aux heures de solitude.

Sa tristesse ne pesait jamais sur autrui. Elle savait sourire, malgré sa peine amère, et Denise elle-même ne soupçonnait pas la blessure mortelle de son âme.

Denise, toute seule, n’aurait pas pu s’installer au chevet de Franz ; mais ce rôle de garde-malade allait à la fille de la maison, et il était naturel qu’elle se fît assister par sa meilleure amie.

Ce furent trois jours charmants. Franz se faisait plus malade qu’il ne l’était, afin de prolonger ces douces heures qu’il passait entre les deux belles jeunes filles.

Comme il eût été amoureux de Lia, s’il n’avait pas aimé Denise.

Ils causaient, sa gaieté vive animait l’entretien, le présent était beau, l’avenir plein de promesses ; dans tout ce château, empli de pensées de fête, il n’y avait pas un recoin qui fût si joyeux que cette chambre de blessé.

Toute chose a un terme, et les meilleures sont, hélas ! celles qui durent le moins. La vicomtesse d’Audemer, avertie peut-être par le chevalier de Reinhold, qui voyait dans le jeune Franz un rival de plus en plus redoutable, mit fin assez brusquement à ces longues et bonnes visites.

Denise ne désobéissait jamais à sa mère. Dans cette extrémité, Lia fut encore la Providence des deux amants.

La chambre qu’elle occupait au château de Geldberg était séparée de celle de Franz par un mur épais ; mais leurs fenêtres, voisines, donnaient sur cette pelouse où nous avons vu récemment la foule assemblée pour assister au feu d’artifice.

C’étaient les derrières du château. Les passants étaient rares dans cette campagne inhabitée. Tout le mouvement d’allée et de venue des invités se faisait du côté de la porte principale.

Franz se mettait à sa fenêtre ; Denise s’accoudait à celle de Lia ; ils pouvaient se parler encore.

La chambre habitée par Franz était une grande pièce aux ornements gothiques, donnant d’un côté sur la campagne et de l’autre ayant vue sur la cour d’entrée et la porte principale du château.

Il couchait dans un grand lit de bois noir à galerie sculptée et dont les quatre pieds, contournés bizarrement, s’appuyaient sur une estrade.

La cheminée large et haute avançait son manteau jusque dans sa chambre.

De place en place, au centre des panneaux de la boiserie sombre, on remarquait des carrés longs qui semblaient avoir été protégés autrefois contre l’action de l’air par des cadres suspendus.

Il y en avait beaucoup, et les clous qui les avaient supportés étaient encore fichés dans la muraille ; mais il ne restait pas un seul cadre.

En fait d’ornements antiques, on remarquait seulement, à droite et à gauche de la porte d’entrée, deux trophées d’armes, formant panoplie complète.

Les hauberts d’acier, noircis par le temps, portaient encore, à la place du cœur, l’écusson des comtes : un champ noir avec trois Hommes Rouges.

Nous avons vu déjà les émaux de ces deux écussons briller, durant une froide soirée du mois de novembre, aux lueurs du foyer allumé dans la grande cheminée. Nous avons vu les longs rideaux de laine retomber autour du lit d’où s’échappaient des plaintes étouffées…

Franz couchait dans la chambre où étaient morts le vieux Gunther de Bluthaupt et la belle comtesse Margarethe…