Le Fils du diable/VI/11. Le passage du comte Noir

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 227-235).
Sixième partie

CHAPITRE XI.

LE PASSAGE DU COMTE NOIR.

Il y avait vingt ans que le comte de Bluthaupt et sa femme étaient morts, assassinés, dans cette chambre. Mais, à part les cadres d’or, enlevés par une main rapace ou jalouse, le temps n’y avait rien changé.

Nous eussions reconnu, autour de la vaste cheminée, les sièges où s’asseyaient, dans la nuit fatale de la Toussaint, Zachœus Nesmer, le roide intendant de Bluthaupt, le gros physicien Fabricius Van-Praët, et le docteur portugais José Mira préparant son élixir de vie. À droite de l’âtre, se dressait le haut fauteuil armorié où reposait d’ordinaire le maître de Bluthaupt.

Dans l’embrasure de la fenêtre, donnant sur la cour, nous eussions reconnu encore la place où Hans Dorn, le page, et la servante Gertraud, s’entretenaient pendant que la comtesse Margarethe gémissait derrière ses rideaux.

Au centre de la pièce, enfin, nous eussions retrouvé sur le parquet cette tache noirâtre que le doigt tremblant de Gertraud avait montrée au page et qui marquait la place où les trois Hommes Rouges sortant de terre, avaient jeté mort, une certaine nuit, cet hôte mystérieux de Bluthaupt qui portait le nom de baron de Rodach.

Durant vingt années d’abandon une épaisse couche de poudre avait recouvert la trace funèbre ; mais, quand le château s’était paré pour la fête, la tache de sang avait reparu sous la poussière.

La petite porte de l’oratoire où la comtesse avait son prie-Dieu était condamnée ou du moins fermée en dedans, et Franz en ignorait l’usage.

Le matin quand les premiers rayons du crépuscule éclairaient peu à peu le sommeil de Franz, si quelque vieux et fidèle vassal de Bluthaupt avait pu pénétrer à l’improviste dans cette chambre, il eût été saisi d’une étrange illusion.

Ces vingt ans écoulés n’étaient-ils qu’un rêve ? Ce visage délicat et doux dont le repos souriait parmi les longues boucles d’une chevelure blonde, n’était-ce pas le visage de Margarethe ?

De Margarethe, heureuse, jeune et n’ayant pas encore appris les larmes !

Ce ne pouvait être assurément ni le chevalier de Reinhold, ni aucun de ses complices qui avait choisi, pour la donner à Franz, l’ancienne chambre de la comtesse. Ces rapprochements sont pénibles, en effet, aux âmes les plus endurcies, et l’on ne pouvait voir là qu’un hasard.

L’appartement de Lia faisait en quelque sorte pendant à cette pièce ; il était seulement plus petit et tout récemment orné à la moderne. Comme celui de Franz, il regardait d’un côté la campagne, de l’autre il donnait sur une cour intérieure où s’élevait la chapelle demi-ruinée des comtes.

C’était la jeune fille elle-même qui avait choisi cette retraite, et sans doute elle avait été guidée dans cette préférence par un vague désir de solitude, car le reste de la famille s’était établi dans l’aile opposée du château. Les Geldberg et leurs associés occupaient cette suite d’appartements qu’avait fait arranger autrefois pour son usage, l’intendant Zachœus Nesmer.

Si Lia cherchait en effet la solitude, il lui aurait été difficile de tomber mieux : sa chambre n’avait pour voisine que celle de Franz, dont elle était séparée par une épaisse muraille. Elle était, du reste, entièrement isolée et formait l’extrême pointe du château, du côté des grands bois qui entouraient l’ancien village de Bluthaupt.

Pour préciser mieux, nous dirons que l’une de ses fenêtres, dominant la partie basse du rempart, était située immédiatement au-dessus de cette rampe abrupte où les hôtes de Geldberg avaient vu la fantastique apparition des trois Hommes Rouges pendant le feu d’artifice.

Tant que durait le jour Lia ne profitait guère de cette solitude. Elle était forcée de se mêler trop souvent à la foule des invités, et quand elle pouvait s’esquiver sans rompre en visière aux convenances, Denise venait bien vite lui demander asile.

Mais, le soir, elle était seule. Tandis que les salons du château resplendissaient de lumières et de parures, on eût pu voir du dehors une faible lueur briller à la fenêtre de Lia.

Ces heures de la nuit étaient à elle. Denise, heureuse, retrouvait Franz au milieu des plaisirs de la soirée ; elle n’avait pas besoin de Lia. Lia pouvait s’enfuir et fermer à double tour la porte de sa chambre.

Elle était là si loin de la fête, que les échos joyeux n’arrivaient plus jusqu’à elle.

Derrière cette porte fermée, il n’y avait que le silence ; au delà des fenêtres, la campagne déserte et noire, où les cimes hautes des mélèzes se balançaient lentement au vent d’hiver, la cour abandonnée et la bise pleurant dans les ogives dépouillées de l’antique chapelle.

Tout cela était bien triste, mais ce n’était pas à cause de cette tristesse que le cœur de la pauvre enfant se serrait.

À peine avait-elle dépassé le seuil de la porte et poussé derrière elle le verrou protecteur, que tout son courage factice tombait. Elle s’asseyait, brisée, au pied de son lit, et ses yeux, qui naguère encore souriaient, se baignaient tout à coup dans les larmes.

Un nom venait sur sa lèvre, toujours le même, hélas ! Ce nom, qu’elle avait prononcé avec un élan de joie si ardente en voyant le baron de Rodach, debout au milieu du salon de l’hôtel de Geldberg.

— Otto ! Otto !…

Mon Dieu ! qu’avait-elle fait pour tant souffrir !…

Otto ne l’aimait plus ; elle se souvenait de son dernier regard, où il n’y avait qu’une pitié sévère. Et, depuis lors, des semaines s’étaient écoulées ; elle avait vu une fois, une seule fois, le matin du mardi-gras, Otto rôder dans les environs de l’hôtel.

Mais il n’était pas entré, et pas un mot depuis !…

Elle n’avait point oublié. C’était au moment même où elle apprenait à Otto le nom de son père que le visage de celui-ci avait pris tout à coup cette teinte sombre et froide. Auparavant il semblait si joyeux de la revoir !

Y avait-il donc une malédiction mystérieuse sous ce nom de Geldberg ?

Lia fermait les yeux de sa conscience et ne voulait point réfléchir, elle avait peur de trouver trop bien la cause de l’abandon d’Otto ; ce qu’elle savait de son amant, et de la mission qu’il s’était imposée en cette vie, ouvrait tout un horizon à sa pensée ; mais elle se détournait de cet horizon avec terreur, elle aimait mieux rester aveugle et douter.

Parfois d’ailleurs, et c’étaient les seuls moments de joie qu’elle eût dans sa retraite, parfois, son esprit se révoltait contre le soupçon odieux. N’était-ce pas un homme vénérable que Moïse de Geldberg ? n’était-ce pas un saint vieillard, un patriarche !

Elle s’était trompée, elle s’était entourée d’effrayants fantômes, alors qu’il n’y avait dans la réalité que deux semaines de séparation et de silence.

Otto reviendrait, Otto l’aimait ; oh ! elle avait tant prié Dieu !

Ses mains blanches et pâles se joignaient ; ses grands yeux noirs se levaient vers le ciel ; ses larmes se séchaient sur sa joue brûlante.

Elle était belle, appelant ainsi la prière à son aide, et offrant sa douleur à Dieu, comme un sacrifice ; quelque chose de saint reposait parmi l’exquise perfection de ses traits. Elle était belle, si belle qu’on se sentait pris, en la regardant, par de vagues tristesses.

Les poètes disent que la beauté trop parfaite est, comme le génie trop puissant, un présage de malheur sur notre pauvre terre.

Ils semblent, le haut génie et la beauté divine, égarés dans ce monde qui n’est point leur patrie ; ils passent, mélancoliques et fiers, gardant le secret de leurs souffrances et aspirant à la mort, comme d’autres espèrent le bonheur…

Il y avait dans le secrétaire de Lia une petite cassette en bois de rose, que nous avons vue ouverte et dispersant son contenu précieux sur une table, dans le pavillon de gauche de l’hôtel de Geldberg.

À ses heures solitaires, Lia rouvrait sa cassette aimée et lui demandait des consolations ; elle relisait ces lettres, dès longtemps apprises par cœur, où Otto lui parlait d’amour.

Comme il savait parler l’amour ! comme chacune de ses paroles descendait vite au fond de l’âme.

Toutes les joies rêvées jadis revenaient, radieuses, des joies célestes, de pures tendresses, l’idée qu’un ange peut se faire du paradis !…

La foule, fatiguée, cherchait déjà le sommeil après le plaisir, que Lia restait debout encore, veillant à la lueur de sa petite lampe et relisant les pages adorées.

Pendant les dix ou douze premières nuits de son séjour au château de Geldberg, rien n’était venu troubler sa solitude. Un soir, elle s’arrêta, effrayée, au milieu de cette lettre, chère entre toutes, où Otto la suppliait à genoux de l’aimer.

C’était pendant le magnifique feu d’artifice, offert par la maison de Geldberg à ses hôtes.

Lia s’était esquivée, suivant son habitude, pour se donner entière à ses pensées, qui n’étaient point celles de la foule.

Elle tournait le dos au feu, qui resplendissait au delà de sa fenêtre, et dont les lueurs vives jetaient jusque dans sa chambre des clartés éblouissantes.

En un moment où les jets de lumière faisaient trêve, il lui sembla entendre sous ses pieds un bruit étrange. C’était quelque chose de semblable à cet autre bruit qu’elle entendait naguère, à Paris, sous le pavillon de l’hôtel.

Ce bruit, qui revenait jadis chaque jour, le matin à neuf heures et le soir à cinq heures, la poursuivait-il jusqu’au château de Geldberg ?

C’était bien la même chose : des pas sourds et lents qui retentissaient sous le parquet même de sa chambre. Elle se leva tremblante, et reprise par ses anciennes terreurs.

Son esprit était frappé d’avance, et son courage, qui s’épuisait à souffrir, ne pouvait plus rien contre ces vagues épouvantes.

À Paris, elle quittait sa chambre, la nuit, et se réfugiait dans la partie habitée de l’hôtel ; ici, nul secours à espérer dans sa retraite isolée.

Le bruit se fit entendre durant quelques secondes à peine, puis le silence se rétablit.

En même temps, le feu d’artifice éclata de nouveau, lançant ses gerbes lumineuses tout le long des remparts. Les murmures lointains de la foule arrivèrent jusqu’à l’oreille maintenant attentive de Lia.

Ce fut tout.

Mais à dater de cette soirée, elle entendit le même bruit chaque jour et chaque nuit.

Ce n’était point à des heures régulières, comme à Paris ; et, parfois, lorsque la fatigue parvenait à fermer ses yeux, vers l’approche du matin, elle était réveillée en sursaut par ces bruits inexplicables.

De même qu’à Paris elle s’était informée auprès du jardinier de l’hôtel ; de même, à Geldberg, elle interrogea les vieux serviteurs du château.

La réponse fut la même : il n’y avait rien au dessous de sa chambre qui, formant angle saillant, reposait sur un massif de maçonnerie.

Et pourtant on ne pouvait point le nier, ce bruit était ailleurs que dans son imagination ; il revenait fréquemment et toujours le même ; parfois Lia croyait ouïr, en même temps que les pas, comme un son de voix étouffées.

Elle restait seule avec ses terreurs.

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Or voici ce que disait une des innombrables traditions, accréditées dans le pays, sur l’antique race de Bluthaupt :

Le fameux Comte Noir, Rodolphe de Bluthaupt, ce diable incarné qui mettait à mal toutes les filles de ses vassaux, avait un grand respect pour la comtesse Berthe, sa femme, qui était une sainte.

Ce respect, comme on le pense, n’empêchait point le gracieux seigneur de délaisser bel et bien sa comtesse.

Il faisait pis que pendre, et Berthe, quoique belle encore, vivait dans l’abandon le plus absolu.

Mais le Comte Noir avait du moins ceci de bon, qu’il prétendait cacher ses excès à sa femme.

Tous les soirs, à la tombée de la nuit, il faisait fermer à grand fracas les portes du château ; le couvre-feu sonnait au beffroi, et la consigne des arbalétriers, veillant au-dessus du pont-levis, était de mettre à mort quiconque tenterait de sortir, fût-ce le seigneur comte lui-même.

On dit que madame Berthe dormait bien paisiblement, sur la foi de cette consigne héroïque.

Quand les bonnes âmes des manoirs voisins venaient lui parler des déportements nocturnes de son seigneur, elle souriait finement dans le haut collet de sa robe, et montrait de son doigt blanc la tour de garde où se postaient les veilleurs de nuit.

Les bonnes âmes en étaient pour leurs avertissements charitables.

Mais le diable, en vérité, n’y perdait rien.

Tous les soirs, une heure après le couvre-feu, le Comte Noir éteignait sa lampe ; il était censé se coucher. Au lieu de cela, il ouvrait la porte de sa chambre à petit bruit et gagnait, suivi par quatre ou cinq écuyers, mécréants comme lui, mais les plus joyeux vivants du monde, la chapelle de Bluthaupt.

Il y avait un passage souterrain qui commençait quelque part dans la chapelle même ou dans les caveaux funéraires, et qui aboutissait, la tradition ne savait où…

Suppléant ici à la tradition mal informée, nous dirons que le passage aboutissait derrière le château, sous le rempart, à la place même où nos trois voyageurs de la chaise de poste aux stores baissés avaient formé une manière d’échelle humaine pour atteindre jusqu’au mortier traîtreusement braqué contre le jeune Franz.

La légende ne savait point non plus, et, sur ce, nous ne sommes pas mieux instruits qu’elle, si le Comte Noir avait fait pratiquer lui-même le passage souterrain, ou s’il l’avait trouvé tout fait.

Sincèrement, nous pensons qu’il était bien capable d’en avoir eu la première idée.

Quoi qu’il en soit, il en usait immodérément. De la bouche du passage, fermée par un quartier de roc, jusqu’à la pelouse située de l’autre côté du fossé, la route était difficile ; mais le comte et ses écuyers damnés avaient de bonnes jambes et ne s’inquiétaient point de si peu.

Tant que durait la nuit, ils couraient les environs à cheval, menant bonne vie dans les cités voisines et défonçant à l’occasion les portes des chaumières.

Si bien que c’était une calamité dans toute la contrée.

Filles et femmes y passaient, de gré souvent, de force parfois.

On ne voyait par les chemins, dit la légende, que petits mendiants sans nom, fils des œuvres de Monseigneur.

Le Comte Noir mourut, comme il arrive aux bons et aux méchants. Sur son lit d’agonie, il fit confession de ses péchés à madame Berthe et lui donna le secret du passage.

Ce secret passa de père en fils dans la race de Bluthaupt, sans que jamais profane pût le pénétrer.

Les comtes mourants le confiaient au fils aîné de la famille, qui le gardait sa vie durant.

Il y avait pourtant une exception établie en mémoire de la comtesse Berthe, et qui faisait loi dans la famille.

Pour éviter le renouvellement des débauches secrètes du Comte Noir, et afin de se lier les mains à lui-même, tout maître de Bluthaupt qui prenait dame la conduisait, la nuit même des noces, dans la chapelle de Bluthaupt.

Là, sans témoins, il se mettait à genoux devant la tombe de Berthe et tirait de sa poche une grosse clef, rongée de rouille, dont il faisait hommage à l’épousée.

C’était la clef du passage du Comte Noir, dont la porte s’ouvrait dans les caveaux de la chapelle.

Cet usage s’était conservé religieusement depuis le temps de madame Berthe jusqu’à Gunther de Bluthaupt qui avait donné la clef à la comtesse Margarethe.

Ils étaient morts tous les deux, et dans le pays on pensait que la connaissance du passage mystérieux était perdue pour jamais.

Mais, du vivant de Margarethe et de Gunther, le vieux comte, qui nourrissait pour les bâtards de Bluthaupt une haine dédaigneuse et obstinée, avait défendu qu’ils pussent franchir jamais la grille du château.

Margarethe n’avait au monde pour l’aimer que ses trois frères. Timide et faible, elle n’avait point osé résister de front à la volonté de son mari ; seulement Klaus, le chasseur de Bluthaupt, avait porté une fois aux trois frères un paquet contenant la grosse clef rongée par la rouille.

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À l’heure où Lia de Geldberg entendit pour la première fois ce bruit inconnu qui interrompit sa lecture chère et lui causa tant de frayeur, les trois frères de la comtesse Margarethe, Otto, Albert et Goëtz, entraient au château de Geldberg par le passage secret du Comte Noir.