Le Fils du diable/Tome II/IV/5. Bonnet-Vert et Blaireau

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 229-238).
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Quatrième partie

CHAPITRE V.

BONNET-VERT ET BLAIREAU.

— Qu’en dis-tu, toi, Blaireau ? demanda Mâlou après un assez long silence. — Ça me paraît bien vif ce que propose le papa Johann.

— C’est vrai qu’on n’aura pas beaucoup le temps de se retourner…

— Voyons !

— Dis ce que tu penses, toi, répliqua le prudent Blaireau.

— Dame !…

— Le fait est…

— Je crois que si on nous lâchait mille écus à chacun…

Johann fit un brusque haut-le-corps.

Le chevalier, qui commençait à se retrouver lui-même, remarqua ce mouvement et le prit pour une protestation énergique contre l’exigence des deux compagnons ; — s’il avait relevé sa paupière, il aurait vu l’œil de Johann cligner à la dérobée, en regardant tour à tour Mâlou et Pitois.

Si bien qu’au lieu de faire le marché meilleur, ce dernier se montra moins facile.

— Trois mille points (francs) ! s’écria-t-il. — Est-ce qu’il nous prend pour des Danois, le papa Girafe ?… Trois mille points pour un voyage de long-cours, chez des sauvages !… ça ne serait pas payé… Il en faut au moins quatre mille.

Johann cligna encore de l’œil.

— Alors, ajouta Bonnet-Vert, mettons cinq mille, pour arrondir la somme.

— C’est chaud ! dit Johann, qui ne voulait pas déserter ostensiblement son rôle.

— C’est comme ça !… répliquèrent les deux bandits en faisant au marchand de vins un petit signe qui voulait dire : Honnête Johann vous aurez votre commission là-dessus.

Celui-ci ne pouvait pas céder tout de suite ; il discuta, pour la forme, durant quelques instants encore ; puis il se tut de l’air d’un homme fatigué de combattre.

— En définitive, mes petits camaros, conclut-il, — je ne suis pas le maître… Si le dâb veut vous donner cinq mille points à chacun, ça le regarde.

Le dâb ne demandait qu’à s’en aller : il eût donné la somme rien que pour se trouver porté par magie ou autrement sur les coussins de son équipage.

Il fit un geste affirmatif.

Mâlou et Pitois saisirent chacun une de ses mains.

— Marché conclu ! s’écrièrent-ils.

— Ah ! ah ! vieux Johann, ajouta Bonnet-Vert ; le dâb n’est pas si dur que vous de moitié. Ça n’est pas bien d’avoir voulu faire l’arcasien (le malin), avec de bons camarades !…

— J’étais chargé des intérêts de monsieur, répondit modestement le marchand de vins, — et vous savez bien que je ne suis pas homme à laisser de côté mon devoir !

— Ça, c’est vrai, s’écrièrent à la fois les deux voleurs.

Reinhold continuait de faire la plus triste figure du monde. Sa mésaventure l’avait littéralement aplati. Ce lieu lui semblait tout plein de périls fantastiques ; il était dans la position d’un homme qui se sentirait en équilibre au-dessus d’un précipice, et qui n’oserait ni regarder ni bouger.

La discussion calme qui venait d’avoir lieu à ses côtés n’avait point diminué son trouble, parce qu’il entendait toujours derrière lui ce railleur et menaçant murmure qui avait empli ses oreilles, au moment où il posait en Amour.

Il restait tout près de cette foule ennemie, qui l’avait si impitoyablement bafoué naguère, pour perdre ainsi sur-le-champ sa terreur.

Pendant le court silence qui suivit la conclusion du marché, il hasarda un timide regard du côté de Johann.

— Le dâb n’a pas l’air à son aise, dit Mâlou.

— Je crois qu’il voudrait bien décoller le plafond (s’esquiver), ajouta Pitois.

Johann but son verre de rhum et se leva.

— Ça peut se faire, dit-il, entre honnêtes gens, il ne faut qu’une parole… nous sommes d’accord.

— À peu près, répliqua Mâlou ; reste à trinquer comme de vrais amis.

Il prit le verre plein du chevalier, et le lui présenta galamment.

— Bourgeois, dit-il en mettant le revers de sa main à son oreille, — j’oserai vous offrir le coup de gargari

Reinhold trempa ses lèvres dans le verre de rhum.

— Et puis, ajouta Pitois avec un sourire aimable, — il y a les petites arrhes…

— Que vous faut-il ? demanda Johann.

— La moindre chose… un chiffon de cinq cents à partager.

Le chevalier mit sa main sous sa blouse et prit dans la poche de son paletot blanc un riche portefeuille de chagrin à fermoir d’or qu’il ouvrit.

Ses doigts tremblaient.

Les deux échappés du bagne n’avaient pas assez d’yeux pour regarder ce portefeuille.

Reinhold en sortit un billet de cinq cents francs qu’il leur donna. Pitois et Mâlou purent remarquer que ce billet n’était pas seul.

Ils se confondirent en remerciements.

— Voilà un bon petit dâb !… s’écria Mâlou, en mettant les cinq cents francs dans sa poche. — Il n’y avait pas à dire… on se ferait hacher pour lui menu comme de la chair à pâté !… pas vrai, Blaireau ?

— Oh ! fit Blaireau avec onction, — on se crêperait (battrait) jusqu’à plus soif !…

Le chevalier venait de serrer son portefeuille, et se préparait à prendre congé, lorsqu’une huée soudaine s’éleva tout à coup derrière lui dans la foule. Cette clameur fut suivie d’un profond silence.

Involontairement Reinhold tourna la tôle, afin de voir.

La cohue joyeuse s’était rangée sur deux files, laissant ouverte une large voie. Dans ce chemin, un homme s’avançait en chancelant.

Son visage barbu était d’une pâleur terreuse, et disparaissait presque complètement sous les mèches mêlées de ses cheveux.

Derrière ce voile on voyait briller ses yeux fixes, qui avaient comme une lueur sanglante.

Il était ivre à ne pouvoir se soutenir ; tout le monde s’inclinait ironiquement sur son passage, et les femmes s’amusaient à tirer les longs poils de sa barbe grise.

Il ne s’en apercevait point, et continuait sa marche pénible qui menaçait chute à chaque pas.

— Voilà Fritz, dit Johann en s’adressant aux deux voleurs ; mettez-le dans un coin à cuver son eau-de-vie… Il ne faut pas qu’il s’en aille… j’ai à lui parler ce soir.

— Vous pourrez lui parler, répondit Mâlou, mais du diable s’il vous répond, mon brave… quand il a bu sa chopine d’eau-de-vie, il ne sait dire qu’une chose : Je l’ai vu ! je l’ai vu !

— C’est égal, ajouta Blaireau, pour vous faire plaisir, papa Johann, nous allons vous le coller là bas sous le frotin (billard).

Le chevalier, qui s’était ragaillardi un peu à l’espoir de sa délivrance prochaine, avait pâli de nouveau en voyant s’avancer l’ancien courrier de Bluthaupt. Il recommençait à trembler.

Fritz n’était plus maintenant qu’à trois pas de lui. Il avait la tête basse, et poursuivait laborieusement sa marche embarrassée.

Reinhold avait voulu se ranger pour lui livrer passage, mais ses jambes étaient de plomb.

L’ancien courrier de Bluthaupt fit un pas encore, puis un autre, et se trouva juste en face de Reinhold.

— L’Amour, rangez-vous ! cria de loin la petite Bouton-d’Or.

Fritz, en ce moment, releva la tête, pour reconnaître l’obstacle qui lui barrait le chemin.

À la vue de Reinhold, son corps se rejeta brusquement en arrière, tandis que ses bras s’avançaient comme pour repousser une effrayante vision.

— Ils vont se battre, dit une voix dans la foule.

— Ils vont boxer !

— Grand combat de la Chopine contre l’Amour ! s’écria Bouton-d’Or, en applaudissant des pieds et des mains, par avance.

— Tâchez voir… commença madame veuve Taburot.

Mais sa voix fut couverte par le tumulte renaissant.

Joueurs, buveurs et danseurs avaient quitté de nouveau leurs places pour voir de près cette lutte annoncée, et qui promettait assurément un curieux spectacle.

On faisait cercle, les dames au premier rang.

Fritz et le chevalier, ainsi posés en face l’un de l’autre, avaient l’air de deux champions qui vont en venir aux mains ; mais à les considérer de près, on voyait sur leurs visages une terreur égale et poussée des deux côtés jusqu’à l’angoisse.

Les paupières du chevalier s’abaissaient pesantes et clouaient son regard au sol ; Fritz, au contraire, avaient les yeux grands ouverts, et ses prunelles dilatées semblaient vouloir sauter hors de leurs orbites.

Il regardait Reinhold ; son front se ridait : ses lèvres remuaient convulsivement ; ses cheveux se hérissaient sur son crâne.

— Faut-il l’emmener ? demanda Mâlou à Johann.

— Tout à l’heure, répondit froidement le marchand de vins.

Mâlou se retourna vers Pitois.

— Attention au portefeuille !… murmura-t-il.

— Ça va être dur ! disait-on cependant parmi la foule.

— On va rire…

— Dix jacques (sous) pour l’Amour ! proposa Bouton-d’Or.

— Tenus pour la Chopine ! riposta la duchesse.

Fritz jeta tout autour de lui son regard effaré.

— Puisque le voilà, murmura-t-il d’une voix creuse, ce doit être l’enfer !…

— Allons ! dit Bouton-d’Or, — peignez-vous comme des enfants bien gentils !…

— Allons, l’Amour !

— Allons, la Chopine !

Fritz écarta lentement ses cheveux des deux côtés de son front, et se frotta les yeux comme un homme qui s’éveille.

La pensée confuse bourdonnait dans son cerveau où il n’y avait que ténèbres.

— L’enfer ! répéta-t-il. Tous ces gens sont des damnés… et lui, oh ! l’assassin maudit ! comme son cœur doit brûler !…

La foule tressaillait, impatiente.

Fritz fit un pas en avant et mit ses deux mains sur les épaules de Reinhold, qui poussa un grand cri et s’affaissa sur le sol, comme si la foudre l’eût frappé…

En voyant tomber le chevalier, les habitués des Quatre Fils poussèrent une longue acclamation.

— L’Amour est battu, s’écria la duchesse ; Bouton-d’Or, tu me dois dix ronds !

— Minute ! répliqua l’enfant ; — voici la Chopine qui tombe ; c’est manche à !…

Fritz s’était appuyé en effet de tout son poids sur les épaules du chevalier ; ce soutien lui manquant, il se balança durant une seconde en équilibre, puis retomba lourdement la face contre terre.

Un sommeil pesant l’accabla aussitôt ; il ne bougea plus.

— Le voilà qui casse une canne (ronfle), dit Johann à Mâlou ; gardez-le-moi dans un coin… Maintenant faites calleter (disparaître) le dâb… Il en a tout ce qu’il peut porter.

Les deux amis, faisant assaut de zêle, se jetèrent à la fois sur le chevalier et l’enlevèrent dans leurs bras. La foule s’était amassée entre eux et la porte du billard ; ils la percèrent en trois coups de coudes et se trouvèrent bientôt dans la petite cour humide, décorée du titre de jardin.

Ils auraient pu déposer là le chevalier ; mais ils tenaient sans doute à faire leur besogne en conscience. Ils portèrent Reinhold tout le long de l’allée noire, et ne l’abandonnèrent que sur la place de la Rotonde.

— Bonsoir, bourgeois ! dit Màlou ; — une autre fois, vous nous donnerez pour boire.

— Brigands que vous êtes ! murmura Johann à l’oreille de Pitois, — je parie que vous avez fait votre main…

— Rien que le portefeuille, répondit Pitois.

— J’ai ma part ?

— On verra.

Johann revint vers le chevalier et lui offrit son bras, dont le pauvre homme avait grand besoin…

— Attention à Fritz ! cria de loin le marchand de vins aux deux parfaits amis qui étaient dans la cour des Quatre Fils.

Ils rentrèrent au cabaret et déposèrent le courrier sous le billard, où il poursuivit paisiblement son somme.

Ensuite, ils s’établirent devant leur bouteille de rhum, afin de dresser l’inventaire du portefeuille.

— Bonne soirée ! dit Blaireau en caressant trois ou quatre billets de la banque de France.

— Et de l’ouvrage ! s’écria Màlou. Moi, je suis content de travailler en Allemagne.

— Avec ça que le Bausse est une personne qui ne nous fera pas banqueroute, bien sûr !…

Johann avait nommé le chevalier aux deux bandits, afin de leur donner confiance tout de suite, et d’abréger les préliminaires.

Ils trinquèrent deux ou trois fois coup sur coup.

— Blaireau, dit Mâlou, as-tu idée de ce que peut être ce petit bonhomme à qui nous aurons à faire là-bas ?

— Quelque blanc-bec qui serre de trop près la femme du Bausse, répondit Blaireau.

— Il n’est pas marié.

— Sa maîtresse…

— Possible… mais je crois plutôt que c’est une affaire d’argent… la chose coûtera pas mal cher… Dix sacs pour nous, sans compter le Johann, qui ne me fait pas l’effet de travailler à l’œil (gratis)…

— Mettons vingt sacs !

— Eh bien ! je dis qu’un homme comme le Bausse ne jette pas comme ça mille napoléons par la fenêtre, pour l’histoire d’avoir une femme à lui tout seul !

Blaireau réfléchit un instant, puis il avala d’un trait son verre de rhum.

— Ça m’est égal, dit-il ensuite ; s’il fallait toujours se creuser la bobine, ça n’en finirait plus… On nous donne une besogne ! nous la faisons, ça suffit… en avant le violon !…

— En avant la bombarde !… répliqua Bonnet-Vert.

Ils se levèrent, joyeux de cœur et légers de conscience, comme d’honnêtes garçons qu’ils étaient. La salle s’emplit de nouveau de sons cacophoniques. Blaireau prit le bras de la duchesse, Mâlou celui de Bouton-d’Or, et le bal recommença plus gai que jamais.

Le chevalier, cependant, regagnait le cabaret de la Girafe, appuyé sur le bras de Johann.

— Quelles mœurs ! disait-il d’un ton plaintif, — croirait-on qu’il se passe dans Paris des choses semblables !…

— Ça m’a toujours beaucoup étonné, répondit le flegmatique marchand de vins.

— J’ai cru qu’ils en voulaient à ma vie !… Et ces créatures dangereuses !… Et ces faces de gibet !…

— Je ne vous avais pas annoncé un salon du faubourg Saint-Germain.

— Et ce spectre !… reprit le chevalier en frissonnant.

— Le pauvre Fritz !… commença Johann.

Le chevalier s’arrêta.

— Pensez-vous qu’il m’ait reconnu ? demanda-t-il.

— N’allez donc pas vous préoccuper de cela ! répondit Johann en haussant les épaules ; — il est ivre comme une toupie, et quand il n’est pas ivre il est à moitié fou… Allons, allons, Bausse, nous avons fait de bonne besogne ce soir ! Voilà trois de nos hommes trouvés, et j’ai bon espoir d’en dénicher un quatrième…

— Vous n’avez pas prononcé mon nom, au moins ?

— Du tout !… pourquoi faire ?

— Bien vrai ?

— Foi d’honnête homme !

Le chevalier respira librement pour la première fois depuis deux heures.

Il monta, sans le secours de Johann, l’escalier tournant qui conduisait à l’appartement de ce dernier.

Quand il eut quitté sa blouse et sa casquette pour revêtir son costume fashionable, il ne lui restait presque plus de traces d’émotion.

Tout glissait sur cette nature versatile.

Le chevalier était comme les enfants qui pleurent à chaudes larmes et qui rient de tout cœur avant que leurs yeux soient séchés.

— L’Amour ! murmura-t-il avec un commencement de sourire, — l’idée n’était pas mauvaise, ma parole d’honneur, et ces coquins-là ne manquent pas absolument d’esprit !

Il ôta son bandeau et arrangea sa perruque devant la glace.

— Malgré tout, reprit-il, je crois m’être conduit là-bas avec assez de fermeté… Il y a bien des gens qui auraient été effrayés de ce que je viens de voir… Mon Dieu ! je puis bien vous le dire, Johann, je n’ai pas eu peur.

— Cela se voyait, monsieur le chevalier.

Reinhold refit le nœud de sa cravate et donna le dernier coup à sa coiffure.

— Eh bien, reprit-il, je ne suis pas trop mécontent de ma soirée… Tout cela marche… et cette fois-ci, ce sera bien le diable, si le petit coquin nous échappe encore… Bonsoir, Johann… Je vais aller faire un bout de cour à la mère de ma prétendue… Continuez à vous occuper de l’affaire, et s’il y a quelque chose de nouveau, vous viendrez à l’hôtel demain matin.

Le chevalier regagna son équipage, qui l’attendait toujours devant Sainte-Élisabeth.

Il eut la jouissance de se dire, en voyant son cocher et son laquais transis de froid :

— Ces coquins-là m’ont cru en bonne fortune !

Johann, après avoir donné un coup d’œil à son propre établissement retourna aux Quatre Fils Aymon, afin d’achever sa tâche, et afin, surtout, de savoir ce qui lui revenait dans l’affaire du portefeuille.

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