Le Fils du diable/Tome II/IV/4. L’Amour

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 220-228).
Quatrième partie

CHAPITRE IV.

L’AMOUR.

Ce pauvre chevalier se sentait tout déconfit dans son nouveau costume. Il était mal à l’aise, comme un paon privé de sa queue. Les rôles avaient changé ; il semblait maintenant le domestique de son factotum : il le suivait pas à pas, l’oreille basse et d’un air soumis.

Johann entra le premier dans le billard et le traversa en homme qui connaît les êtres. Reinhold faillit se rompre le cou, en descendant les trois marches étroites et roides.

— Oh ! oh ! dit le marchand de vin, en se dirigeant vers la seconde salle, — il n’y a pas de poule ce soir. Quel diable de sabbat est-ce donc ?

Depuis la porte de l’allée, ils entendaient les sons stridents du violon et de la bombarde.

Malgré l’écriteau pendu aux murailles du billard et portant défense de fumer en présence des dames, tous les danseurs avaient la pipe à la bouche. La galerie, bien entendu, ne se gênait pas plus que les danseurs. Johann et le chevalier, en arrivant au seuil de la salle, ne virent qu’une masse de fumée grisâtre, au milieu de laquelle s’agitait un mouvement confus.

Et de cette brume épaisse, sortaient des cris étranges, un bruit de gros souliers frappant le carreau à peu près en mesure, des rires, des bribes de chants, des accords faux hurlant sur le violon, et des notes boudeuses de bombarde.

Le chevalier regardait bouche béante par-dessus l’épaule de Johann ; il croyait rêver ; cela lui faisait l’effet d’un cauchemar fantastique, et il avait peur.

Il n’en était pas à se repentir d’avoir accepté la proposition de Johann. Plusieurs motifs l’avaient entraîné dans le premier moment : d’abord, l’intérêt puissant qu’il avait à réparer au plus tôt l’échec du duel, ensuite, un sentiment puéril et bizarre qui était tout particulier à sa nature de vieil enfant ; il s’était posé en homme de ressources auprès de M. le baron de Rodach, et il tenait singulièrement à lui donner une haute idée de son savoir-faire. La supériorité du baron l’humiliait ; il éprouvait, par avance, un plaisir singulier à l’idée de se pavaner devant cet étranger qui se proclamait si orgueilleusement nécessaire.

Cette pensée l’avait entraîné plus encore que son intérêt ; il n’avait pu résister à l’espoir d’étonner le baron à son tour et de lui dire : Voilà ce que j’ai fait !

Pour un instant sa couardise s’était changée en témérité ; il avait fermé les yeux et il s’était jeté en avant sans réfléchir.

Maintenant il réfléchissait, et Dieu sait quelles terreurs punissaient sa courte outrecuidance !

Il était là, derrière Johann, et il se sentait du froid dans les veines. Le marchand de vin, pour compléter son déguisement, lui avait planté une cravate de soie noire sur l’œil gauche ; — la cravate était déjà mouillée de sueur.

Pour plus de précautions encore, Johann avait parlé de mettre bas la perruque blonde, et de se présenter aux Quatre Fils avec une tête au naturel, mais Reinhold avait défendu son toupet avec acharnement.

Johann lui avait laissé son toupet.

— Il y a bal, grommela le marchand de vins d’un air de mauvaise humeur ; — comment faire pour leur parler dans cette bagarre ?…

— Allons-nous-en, opina le malheureux chevalier.

— Non pas !… Qui sait si nous les retrouverions demain !

— Donne-toi des grâces, madame la duchesse, disait-on derrière la fumée de tabac.

— Hardi, Blaireau ! un temps de polka pour la fin !…

— Voilà Bonnet-Vert qui porte Bouton-d’Or à bout de bras en valsant… et qui joue Vive Henri IV ! de l’autre main !…

— Ah ! le diable de Bonnet-Vert !…

Puis des voix de femmes :

— Portez-moi donc comme ça, Loiseau !

— Porte-moi donc comme ça, Petit-Louis !

— Et mets-y les deux mains, si tu veux !

Mais Loiseau et Petit-Louis n’étaient pas si forts que Bonnet-Vert, et leurs dames pesaient deux fois plus que Bouton-d’Or.

Au plus fort du tumulte, la sonnette du comptoir s’agita et la voix roide de la veuve Taburot prononça les paroles consacrées :

— Tâchez voir de ne pas faire de bêtises…

La contredanse finissait, on eut l’air d’obéir à la veuve du garde impérial et l’orchestre se tut.

En ce moment, les fenêtres, ouvertes pour rafraîchir la salle, chassèrent le nuage de fumée ; le chevalier put embrasser toute la scène d’un coup d’œil ; mais en même temps, sa tête qui passait par-dessus l’épaule de Johann fut aperçue de l’intérieur.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-on de plusieurs côtés à la fois.

— Tiens ! dit la petite Bouton-d’Or ; — c’te figure !… il a un bandeau sur l’œil… c’est peut-être bien l’Amour.

Le mot fut couvert d’applaudissements. En un clin d’œil, le pauvre chevalier se vit entraîné, malgré les efforts de Johann, et comme enclave dans une masse empressée de curieux.

Chacun le regardait sous le nez, les quolibets se croisaient. Le chevalier avait perdu plante…

— Oh ! quelle tête ! quelle tête ! dit Mâlou en l’examinant avec admiration ; il a pour soixante-quinze centimes de blanc et de rouge sur la joue !…

— Il faut l’exposer sur une table, ajouta Bouton-d’Or, — et on donnera un sou pour aller le regarder de près.

— Un sou au profit des Polonais !…

Aussitôt fait que dit. Il y eut un mouvement dans la cohue, et le chevalier, sans savoir comment, se trouva élevé de deux ou trois pieds au-dessus de la foule. Dans le trajet, une main maladroite ou perfide lui avait arraché sa casquette et sa perruque en même temps : de sorte que le bandeau noir, placé en diagonale, tranchait maintenant entre sa face fardée et son crâne nu comme un genou.

L’assemblée trépignait de joie et hurlait :

— C’est l’Amour ! c’est l’Amour !…

Jamais on ne s’était tant diverti aux Quatre Fils Aymon. La farce arrivait à point entre deux contredanses ; c’était comme une attention délicate du hasard, qui avait choisi le bon moment pour lancer l’intermède.

Le tumulte joyeux allait sans cesse augmentant : chacun disait son mot plaisant ou grotesque, ces dames n’en pouvaient plus à force de rire, et s’appuyaient, pâmées, aux bras de leurs seigneurs. Madame Taburot, malgré ses qualités respectables et la déférence qu’elle inspirait d’ordinaire à ses pratiques, n’était plus maîtresse de la situation ; c’était en vain désormais qu’elle agitait la sonnette de son comptoir, ni plus ni moins qu’un président d’assemblée délibérante ; c’était en vain qu’elle enflait sa voix sèche et rogue pour jeter au milieu du fracas son fameux : Tâchez voir de ne pas faire de bétises…

On ne l’entendait pas ; les rires se croisaient avec les quolibets. Hommes et femmes, danseurs et gens de la galerie, tous s’étaient réunis en un solide noyau qui occupait à peine un quart de la salle et se pressait autour du malheureux chevalier de Reinhold.

Celui-ci posait toujours sur la table qui lui servait de piédestal ; il roidissait sa taille épaisse et courte ; celui de ses yeux qui était libre restait baissé timidement, il n’osait ni bouger, ni regarder cette foule dont les clameurs moqueuses arrivaient à son oreille, enflées par sa propre frayeur et toutes pleines de terribles menaces.

Depuis qu’on l’avait saisi à l’improviste sur le seuil du billard, pour l’entraîner captif, au milieu de la cohue, il n’avait pas prononcé une parole ; il ne se rendait plus compte de ce qui se passait autour de lui ; la peur l’étouffait, il n’avait pas une goutte de sang dans les veines, et les deux rangées de ses dents fausses claquaient l’une contre l’autre, au risque de se déraciner. — C’était la détresse muette et poignante de ces infortunés victimes que les Indiens cannibales insultent avant de les dévorer.

Et cette détresse faisait justement la joie de ces dames ; elles ne pouvaient se lasser d’admirer la tête de ce petit homme, chauve comme un œuf et plâtré du front au menton ; le bandeau noir, incliné coquettement, donnait à cette physionomie le dernier cachet.

— Il faudrait des ailes de papillon, disait Bouton-d’Or en s’approchant le plus possible.

— Garçon ! criait la duchesse, un carquois pour l’Amour !

Et c’étaient de nouvelles salves de rire.

Johann, séparé violemment de son patron, essayait cependant de le rejoindre, et jetait çà et là en sa faveur quelques prières qui se perdaient dans le bruit ; mais il ne s’enrouait point à crier trop fort, et de temps à autre un sourire méchant venait sur sa figure renfrognée. Il trouvait la farce bonne, et le piteux état de son maître l’égayait sincèrement.

À part madame veuve Taburot, qui s’indignait de n’être point écoutée, et dont la colère s’allumait derrière son comptoir, il n’y avait dans la salle qu’un seul être qui restât étranger à la joie commune ; Fritz était toujours immobile dans son coin, l’œil mort, la tête baissée et la main sur sa chopine d’eau-de-vie.

Il n’avait rien vu ; rires et plaisanteries avaient passé comme un bourdonnement autour de ses oreilles fermées.

Mais, en ce moment, il se fit un trépignement général, mêlé d’applaudissements et de clameurs si aiguës, que Fritz en tressaillit comme un homme qui s’éveille.

Il leva la tête lentement, et promena autour de lui ses regards stupéfiés.

Quand son œil tomba de loin sur le visage du chevalier, qui se dressait au-dessus de la foule ; il y eut par tous ses membres un long frémissement.

— Toujours ! toujours !… murmura-t-il en cachant sa figure entre ses mains. — Il me suit partout… J’ai beau boire, je vois bien qu’on ne peut pas oublier !


Un bal de société.

C’était Bouton-d’Or qui avait fait éclater cette dernière expression d’allégresse. L’enfant espiègle et hardie avait réussi à percer la foule ; d’un bond, elle s’était juchée sur la table, auprès du chevalier.

Mâlou restait en bas, prêt à servir de compère.

Bouton-d’Or prit une pose de danseuse et demeura immobile, caressant d’une main le menton du chevalier, de l’autre, suspendant à deux pouces au-dessus du crâne chauve de Reinhold la perruque déplorablement fripée.

En bas, Mâlou montrait ce groupe à l’aide d’une queue de billard, et disait avec l’emphase des gens qui expliquent les salons de cire :

— Tableau tiré de la mythologie… Psyché retrouvant la perruque de l’Amour…

Bouton-d’Or, excitée par son succès qui était grand et se traduisait dans l’assemblée en hilarité convulsive, allait passer à un autre exercice ; déjà ses grands yeux pétillaient de maligne espièglerie ; il n’y avait pas de raison pour que la comédie prît un terme de sitôt.

Heureusement pour le pauvre chevalier, la gaieté de Johann, alors même qu’elle avait une source méchante, ne durait jamais bien longtemps. Il jouit de la détresse burlesque de son patron durant quelques minutes, puis il en eut assez.

L’idée des dix mille francs lui revint, c’était plus qu’il n’en fallait pour le rendre sérieux.

Il perça la foule à son tour en jouant des coudes énergiquement, et se dirigea vers Mâlou.

À cet instant même, madame veuve Taburot, transportée d’une indignation légitime, quittait son trône et traversait la salle pour venir mettre le holà de sa personne, et prononcer le quos ego au milieu de ses pratiques révoltées.

Secouru ainsi des deux côtés, Reinhold ne pouvait manquer d’avoir sa délivrance ; mais l’aide la plus efficace ne lui vint pas de la maîtresse de l’établissement. La foule était dépassée. Madame veuve Taburot, nonobstant la majesté de son bonnet à rubans, et du journal vénérable qu’elle tenait à la main, aurait vraisemblablement perdu son éloquence.

Johann, au contraire, n’eut besoin que de deux mots, dont l’un fut prononcé à l’oreille de Pitois et l’autre à l’oreille de Mâlou.

Pitois quitta le bras de la Duchesse ; Mâlou rengaina une plaisanterie commencée et jeta sa queue de billard.

— C’est différent, grommela-t-il ; — fallait le dire tout de suite…

Il ajouta, en se tournant vers Boulon-d’Or :

— Dégringole, toi, petite… c’est fini de rire !

Bouton-d’Or perdit aussitôt son sourire espiègle, et descendit avec une docilité d’esclave.

Quelques voix s’élevèrent dans l’assemblée pour protester contre ce brusque dénoûment.

— Chut ! fit Blaireau.

Tout le monde se tut.

— Je savais bien, dit madame veuve Taburot, que si je quittais mon comptoir on se mettrait tout de suite à la raison… Mais qu’est-ce que c’est donc que ça qui vient troubler un établissement paisible ?

Par ça, elle entendait le chevalier de Reinhold, que Bouton-d’Or venait de réintégrer dans sa perruque. Par établissement paisible, elle voulait désigner le propre cabaret des Quatre Fils Aymon.

— En voilà suffisamment, la mère, répliqua Mâlou, on va se tenir dans la réserve… Et, quant à ce particulier, j’en réponds.

Madame veuve Taburot regagna son trône à pas lents.

Son aimable journal lui avait mis tant de jésuites dans la tête, qu’elle était tentée de prendre le chevalier pour un socius terrible et sa blouse pour une robe courte. Cette opinion la rendit circonspecte ; elle savait trop qu’il est dangereux d’irriter ces hommes puissants et sournois, qui ont le choléra dans leurs manches…

— Tâchez voir, dit-elle seulement par manière d’acquit, de ne pas réitérer vos bêtises !

Bonnet-Vert et Blaireau, cependant, avaient pris le chevalier entre leurs bras et l’avaient déposé sur un tabouret. En se sentant assis, le chevalier ouvrit son œil timidement et jeta un regard furtif à la ronde.

Johann, qui était derrière lui, se pencha contre son oreille.

— C’était histoire de rire, murmura-t-il ; ne faites pas semblant d’être fâché… Nous tenons nos deux lurons et ça vaut bien un peu de peine.

Reinhold tâcha d’obéir et fit tous ses efforts pour sourire, ne fut-ce qu’un petit peu ; mais le malheureux avait eu trop grand’peur : sa crainte resta lisible sur son visage et il baissa l’œil de nouveau, pour ne point voir ses persécuteurs.

Mâlou et Pitois s’étaient assis à côté de lui ; Johann vint se mettre en quatrième.

— La mère ! cria Mâlou, du Jamaïque, première, et cacheté… vivement !

On apporta une bouteille de rhum ; Mâlou versa et mit sa main sans façon sur le genou du chevalier.

— Eh bien ! mon vieux, dit-il, ça n’a pas l’air de vous avoir fait plaisir, ces petites gaudrioles ?… il n’y a pas pourtant de quoi renauder (se fâcher).

— Faut pas se taquiner pour ça, ajouta Blaireau qui mit sa main noirâtre sur l’autre genou du chevalier.

Celui-ci les regarda en dessous tour à tour.

— Parlons raison, reprit Mâlou…

— C’est ça, interrompit Blaireau.

— Si tu bavardes toujours, toi, dit Mâlou, ça ne va pas marcher.

Pitois fit un signe d’assentiment docile et se renferma dans un modeste silence.

— Comme ça, poursuivit Mâlou, le père Johann dit que vous avez besoin de deux sans-peur pour maquiller (arranger) quelque chose, là-bas, en Allemagne… Si c’est bien payé, ça nous va… pas vrai, Blaireau ?

Blaireau secoua la tête gravement.

— Ça veut dire : Oui, reprit encore Bonnet-Vert en traduisant pour l’usage de Reinhoid le mouvement de son frère d’armes : — c’est comme ça que Blaireau parle quand on l’a prié de se taire… C’est donc bien entendu, ça nous chausse… Dans notre position, il n’y a pas de mal à faire un petit voyage de santé à l’étranger… seulement, il faut convenir du prix : êtes-vous disposé à billancher (payer) comme il faut ?

Reinhold en était toujours à faire effort pour se remettre du choc éprouvé.

Ce fut Johann qui répondit.

— Le dâb (maître) est rond en affaires, et vous n’aurez pas à vous plaindre de lui, mes garçons… dites votre prix !

— Auparavant, papa Johann, il faudrait connaître…

— On ne peut rien dire de précis jusqu’à voir… ce sera suivant la chance… vous serez peut-être trois semaines, peut-être vingt-quatre heures… Il s’agit d’un petit bonhomme qui gêne…

— Et on veut l’extirper ? demanda Mâlou.

— Juste.

— Diable !… et pour quand faudrait-il être prêt ?

— La chose n’aura pas lieu tout de suite, mais on voudrait vous voir dans le pays pour habituer les paysans à vos figures.

— Pour qu’ils nous reconnaissent après ! dit Pitois en faisant la moue.

— Du tout ! pour que vous n’ayez pas l’air de venir à notre remorque. Vous partiriez demain vers midi.

Les deux amis se regardèrent comme pour se consulter.

Pendant cela les habitués des Quatre Fils avaient repris le cours de leurs occupations. Les uns buvaient, les autres jouaient, d’autres encore, continuant le bal interrompu, dansaient en chantant au milieu de la salle.

Madame veuve Taburot, arrivée à un endroit touchant, où un vieux scélérat de jésuite dévorait plusieurs petites filles d’anciens militaires, pleurait à chaudes larmes dans son journal.