Le Fils du diable/Tome I/Prologue/2. L’enfer de Bluthaupt

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 17-29).
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Prologue

CHAPITRE II

L’ENFER DE BLUTHAUPT.

Le vicomte Raymond d’Audemer abandonnait la bride à son cheval et laissait errer sur la route son regard distrait ; sa pensée était loin des objets qui l’entouraient. Il songeait à la France, où deux êtres bien chers souffraient de son éloignement et attendaient son retour.

M. d’Audemer venait en Allemagne pour tâcher de joindre un misérable qui lui avait volé toute sa fortune. Il y venait aussi pour éclaircir le mystère qui entourait la mort du comte Ulrich de Bluthaupt, père de sa femme.

C’était là une ténébreuse histoire. Ulrich avait succombé sous le poignard, et le nom de ses meurtriers était venu jusqu’aux oreilles de M. d’Audemer. Mais ces meurtriers tenaient par des liens occultes à des personnages tout-puissants. Une protection cachée s’étendait autour d’eux, et bien qu’ils fussent tous des aventuriers sans famille et sans crédit, la justice allemande avait fermé pour eux ses yeux et ses oreilles.

On disait qu’ils avaient été en cette occasion les instruments d’une volonté inattaquable. On disait qu’ils faisaient tous partie de ces polices mystérieuses que les rois entretinrent en Allemagne longtemps après la chute de l’Empire français. — On affirmait même que leur maître était le czar.

Ils étaient six, et nous en connaissons trois déjà : le madgyar Yanos Georgyi, le chevalier de Regnauld et l’usurier Mosès Geld. — Les autres étaient Zachœus Nesmer, intendant de Gunther de Bluthaupt, frère aîné du malheureux comte Ulrich, Fabricius Van-Praët et le docteur portugais José Mira.

Personne ne les avait inquiétés, bien que le comte Ulrich eût beaucoup d’amis. Ses trois fils, qui atteignaient l’âge d’homme, se seraient chargés peut-être de l’œuvre de la vengeance ; mais ils étaient fortement compromis eux-mêmes dans les conjurations des Landsmannchaften, et leurs voix de proscrits ne pouvaient point s’élever devant les cours de justice.

Ils avaient fréquenté tour à tour les universités d’Iéna, de Munich et de Heidelberg. Leur père, qui avait été l’un des plus ardents ennemis des rois, avait en eux de dignes successeurs. Malgré leur jeunesse, on les regardait comme les chefs de la ligue universitaire.

Ils avaient vingt ans ; ils étaient jumeaux ; leur naissance était illégitime ; ils ne portaient point le nom de Bluthaupt.

On parlait d’eux beaucoup dans le Palatinat et dans la Bavière, mais bien peu de gens les connaissaient.

Du vivant de leur père, ils habitaient le château de Rothe, situé sur les bords du Rhin, de l’autre côté de Heidelberg. Depuis la mort d’Ulrich, ils menaient une existence errante, traversant l’Allemagne en tous sens et se réfugiant en France lorsqu’ils voyaient leur liberté menacée.

Les anciens vassaux de Rothe avaient pour eux un attachement ardent et profond. Le reste du pays leur portait une sorte d’intérêt romanesque. On les aimait comme on aime en Allemagne les héros de ballades ou de légendes, — et cet attrait n’excluait point une sorte de crainte. Ils étaient du sang de Bluthaupt, l’antique famille dont les traditions sans fin avaient une couleur diabolique.

Lorsqu’ils se rendaient en France, leur hôte était M. d’Audemcr, le mari de leur sœur Hélène.

Il y avait bien longtemps que le vicomte Raymond était lié avec la famille de Bluthaupt. Son père et lui, lors de l’émigration, avaient trouvé un asile au château de Rothe. Le vicomte y était resté, depuis le jour de son enfance jusqu’à la chute de l’Empire.

En ce temps-là, le comte Ulrich était rosecroix ; il travaillait de son mieux à la restauration de la branche aînée de Bourbon, et passait pour l’un des membres les plus actifs du Tugenbund. Le jeune vicomte d’Audemer unissait ses efforts aux siens, et tous deux avaient combattu ensemble parmi les adversaires de Napoléon.

Plus tard, Ulrich devait tomber sous le couteau d’un agent russe. — Mais c’est qu’il n’est point facile d’éclairer le labyrinthe politique d’une tête allemande. Il faut à un Germain de la bonne roche un tyran à combattre, de mauvaises chansons à rimer, et une société secrète quelconque qui lui permette de boire mystérieusement de la bière.

Les membres de la Burschenschaft, dont faisait partie Karl Sand, l’assassin de Kotzebue, étaient les rosecroix qui avaient suivi l’empereur Alexandre et combattu avec Blucher.

Dans dix ans, si les rois tombaient, les universités d’Allemagne feraient d’atroces chansons et boiraient d’inconcevables quantifiés de bière en l’honneur des souverains déchus. — Et gare aux tribuns !

Il est bien rare, du reste, que ces conjurations arrivent au tragique. Ulrich de Bluthaupt fut une malheureuse exception, et sa mort arriva comme une sorte de représailles au meurtre de l’agent russe Kotzebue.

À l’époque de sa mort, ses deux filles étaient mariées déjà : l’aînée, la comtesse Hélène, avait épousé le vicomte d’Audemer ; — la seconde, la comtesse Margarethe, s’était unie, au moyen de dispenses papales, au frère aîné de son père, le vieux Gunther de Bluthaupt.

Cet étrange mariage ne pourrait point s’expliquer par l’amitié mutuelle des deux frères : Gunther avait un esprit sombre et porté vers la solitude  ; Ulrich et lui ne se rapprochaient qu’à de bien rares intervalles.

Mais Gunther n’avait point d’enfants ; il était bon de réunir en un faisceau la majeure partie des grands biens de Bluthaupt. — Il y avait d’ailleurs dans la famille, depuis des siècles, une tradition superstitieuse qui commandait assurément le respect.

Le sang de Bluthaupt, disait une vieille légende, se fécondait lui-même, et chaque fois que le nom avait été près de périr, les chartes déposées aux archives du schloss montraient quelque graff décrépit épousant une jolie nièce ou une jolie cousine.

Margarethe était une douce enfant, incapable de résister aux volontés de son père. Peut-être avait-elle ressenti déjà ce premier trouble d’amour qui sollicite vaguement le cœur des jeunes filles ; peut-être, parmi les voisins du beau château de Rothe, était-il quelque gentilhomme dont la vue mettait un incarnat plus vif sur sa joue de vierge, et rabaissait le voile de sa paupière sur ses grands yeux bleus si purs ; — mais elle ne sut prononcer que des paroles d’obéissance, et consentit à devenir la femme du vieillard.

Elle embrassa en pleurant ses trois frères attristés, puis elle partit.

La lourde grille du schloss de Bluthaupt se referma sur elle et la sépara pour toujours de ceux qu’elle avait aimés.

Le sort d’Hélène était bien différent : elle aimait M. d’Audemer avec passion et recevait souvent la visite de ses trois frères. — C’était alors dans la maison du vicomte, à Paris, des réunions douces et pleines de caressantes tendresses. Les trois jeunes gens oubliaient un instant la tâche politique imposée par leur père. On causait du bonheur présent et du bonheur à venir ; on souriait en contemplant dans son berceau un bel enfant, le fils d’Hélène. — Si un nuage venait à la traverse de ces tranquilles joies, il était soulevé par la pensée de la pauvre Margarethe.

Que faisait-elle dans ce sombre château de Bluthaupt ?…

Le comte Gunther en défendait l’approche aux trois fils d’Ulrich, qu’il détestait et méprisait, parce qu’ils étaient des bâtards.

Le vicomte n’avait presque point de fortune personnelle. La révolution lui avait enlevé le patrimoine de ses pères. Son aisance provenait d’une pension servie par le comte Ulrich, et qui formait la dot de sa femme.

Avant son mariage, il avait connu à Paris un certain chevalier de Regnault, qui passait pour assez bon gentilhomme, et n’était point trop mal reçu dans le monde. — Quelques femmes le trouvaient joli garçon ; il passait pour spirituel auprès de certaines gens, et il avait eu l’adresse de se faire quelques duels avec des libéraux qui ne se battaient point.

On ne savait pas absolument d’où il sortait, bien qu’il parlât bien volontiers de sa noble origine. Personne n’était au fait de ses ressources ; mais il paraissait en fonds et dépensait assez d’argent pour être regardé comme un bien honnête homme.

Il avait des relations suivies avec l’Allemagne. Cette circonstance le rapprocha du vicomte d’Audemer, et ce fut par lui que le comte Ulrich envoya désormais la pension qui formait la dot de sa fille.

M. de Regnault s’acquittait de ces messages avec une obligeance charmante et une exactitude au-dessus de tout éloge. Il témoignait d’ailleurs au vicomte un entier dévouement, et ce dernier lui accorda bientôt une grande place dans son amitié.

M. de Regnault n’était pas homme à rester longtemps sans mettre à profit cet état de choses. Il fit des emprunts au vicomte, et, au bout de quelques mois, ce dernier se trouva lui avoir confié la somme qui composait ses ressources personnelles.

Sur ces entrefaites, arriva la mort soudaine du comte Ulrich. Raymond d’Audemer ne conçut d’abord aucun soupçon. Il chargea M. de Regnault, qui était alors en Allemagne, de vendre sa part de la succession et de lui en faire passer le prix.

Regnault ne demandait pas mieux que de vendre ; mais là se bornait sa bonne volonté.

Il écrivit au vicomte que la somme entière était placée chez un riche banquier de Francfort, et lui conseilla de l’y laisser jusqu’à nouvel ordre. Puis il revint à Paris où il mena une joyeuse vie.

Raymond d’Audemer n’eut garde de prendre de la défiance. La présence même de Regnault le rassurait. — Il était riche maintenant. Sa femme, bonne et belle, l’aimait d’un inaltérable amour. Le petit Julien, son fils, joli ange aux blonds cheveux, qui ressemblait à sa mère, grandissait et devenait fort. Le vicomte avait ce qu’il fallait de cœur et de raison pour savourer dans leur plénitude ces joies recueillies du mariage. Il n’y avait point au monde d’homme plus heureux que lui.

Un matin, une pauvre femme, dont le costume usé parlait de misère, vint frapper à la porte de sa maison. Elle demeura longtemps avec lui dans son cabinet.

Ce même jour, trois voyageurs arrivant d’Allemagne, — trois beaux adolescents vêtus de manteaux écarlates, — descendirent à l’hôtel du vicomte, qui les reçut comme trois fils chéris.

La pauvre femme qui s’était entretenue avec lui le matin avait prononcé bien des fois le nom de Regnault. — Ce nom revint bien des fois encore dans l’entretien des jeunes voyageurs.

Quand le chevalier se présenta pour accomplir sa visite quotidienne, M. d’Audemer le reçut d’un visage froid et sévère. — Cette matinée lui avait appris à la fois le présent et le passé de l’aventurier audacieux qui avait escamoté sa confiance.

La noble famille de M. le chevalier de Regnault tenait une échoppe au marché du Temple, à Paris ; Jacques Regnault, mal noté dans l’enfance parmi les petits industriels de cette foire permanente, avait déserté un beau jour la masure paternelle, ayant soin d’emporter avec lui toutes les économies de la maison.

Son père était vieux ; il mourut avant de s’être relevé de cette perte. — Depuis lors, sa mère, ses frères et ses sœurs continuaient de végéter dans une misère qui était son ouvrage.

Il est juste de dire que le chevalier ne savait rien de tout cela. Il avait trop de chose à faire, vraiment, pour s’occuper de sa famille !

C’était sa mère qui était venue le matin dans le cabinet du vicomte.

Quant aux trois voyageurs, on les nommait Olto, Albert, Goetz ; c’étaient les fils d’Ulrich de Bluthaupt et les frères d’Hélène.

Ils avaient révélé au vicomte ce qu’ils savaient du meurtre de leur père ; ils lui avaient dit les noms des assassins, et, parmi ces noms, se trouvait celui de Regnault.

Cet homme, que Raymond avait appelé son ami, était un voleur, un espion de police, un meurtrier et presque un parricide !

Le vicomte ne sut point retenir son indignation. Regnault sortit chassé honteusement, mais fort satisfait en définitive, car il avait craint quelque chose de pire.

Une heure après, il quitta Paris, ne laissant derrière lui aucune trace.

Quand M. d’Audemer voulut s’assurer de sa personne, il était trop tard.

Le prétendu dépôt fait chez un banquier de Francfort était, bien entendu, un mensonge. Il ne fallut pas plus de deux fois vingt-quatre heures à M. d’Audemer pour se convaincre qu’il était entièrement dépouillé.

C’était un abîme au fond duquel se perdait tout à coup son bonheur.

Il ne restait rien… L’avenir, si radieux la veille encore, se couvrait pour lui d’un voile de deuil.

Hélène ignorait toutes ces choses : il souffrit seul, — il souffrit cruellement et longtemps.

Ses jours se passaient en recherches vaines. Il tâchait de découvrir la retraite de Regnault, mais Regnault voyageait en Angleterre ou en Italie, et faisait danser joyeusement les derniers ducats de la succession du comte Ulrich.

C’était une dure angoisse pour M. d’Audemer, que de montrer sans cesse à sa femme un visage tranquille et serein. Il sentait son cœur plein de larmes, lorsqu’il regardait les jeux du petit Julien, qui souriait, beau de grâce mutine, et faisait briller, tant il était charmant, un rayon d’orgueil dans les doux yeux de sa mère.

Raymond s’échappait la mort dans l’âme ; il errait seul durant des jours entiers, regardant jalousement les mains caleuses des ouvriers de la rue, — ces mains rudes et courageuses qui savent conquérir du pain pour toute une famille !…

Une fois, le front d’Hélène se couvrit d’une rougeur pudique sous son baiser matinier, les yeux baissés, mais le sourire aux lèvres, elle prononça quelques paroles timides. — Que de joie deux mois auparavant, mais que de douleur aujourd’hui, à cette annonce inattendue ! — Hélène allait de nouveau être mère.

Raymond la pressa contre son cœur, et tâcha de répondre en souriant.

Le lendemain, il reçut des nouvelles d’Allemagne, qui lui dénonçaient la présence de Regnault dans les environs de Francfort. — On l’avait vu au château de Bluthaupt, chez le vieux comte Gunther.

Raymond prit le prétexte d’aller enfin recueillir l’héritage du comte Ulrich, et partit sans retard.

Il était arrivé à Francfort le matin même, et il avait grande hâte d’atteindre le schloss, où il comptait que sa sœur Margarethe, à défaut du vieux comte, lui donnerait toute l’assistance possible.

Hélène et Margarethe s’aimaient si tendrement !

Trouver Regnault et le contraindre par tous les moyens à une restitution, tel était son but. Peut-être n’avait-il pas encore mesuré toute la perversité froide de cet homme : du moins gardait-il un vague espoir de le vaincre par le pardon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le madgyar, Mosès et Regnault arrivèrent les premiers à Obernburg. Ils y changèrent de chevaux. Le jour commençait à baisser lorsqu’ils quittèrent la ville.

D’Obernburg à Esselbach, il n’y a point de route de poste. Le château de Bluthaupt s’élève à une lieue de la traverse mal entretenue qui relie les deux cités. Nos voyageurs, une fois engagés dans cette traverse, reprirent leur conversation interrompue.

Regnault venait de leur faire, à peu de chose près, le récit qui précède ; il leur avait conté à sa façon sa dernière entrevue avec M. d’Audemer.

Le juif faisait de grands hélas ! et soupirait tant qu’il pouvait. Yanos Georgyi, tout en maîtrisant davantage son inquiétude, fronçait ses noirs sourcils sous l’empire d’une méditation inaccoutumée, et devenait de plus en plus soucieux. — M. le chevalier de Regnault seul avait repris son visage souriant et mielleux. Il sifflait tout doucement un petit air à la mode, et ne paraissait pas éloigné de jouir du méchant état où il avait mis ses compagnons.

— Je pense que vous ne mentez point ?… dit enfin le madgyar, qui regarda Regnault en face.

Celui-ci s’inclina silencieusement.

— Mais qui donc avait pu instruire le vicomte ?… reprit Yanos.

— Je n’ai jamais vu les bâtards, répliqua Regnault ; — mais je gagerais qu’ils étaient ce jour-là chez M. d’Audemer.

— Eux-mêmes, comment auraient-ils pu savoir ?…

— On dit qu’ils savent bien des choses !… Ce qui est certain, c’est que le vicomte prononça tous nos noms, les uns après les autres.

— Seigneur ! Seigneur ! murmura le juif.

Le madgyar frappa violemment du poing le pommeau de sa selle.

— Nous avons sous la main ce vicomte d’Audemer, dit-il à voix basse ; — mais ces bâtards, que Dieu confonde ! où les prendre !…

Nos voyageurs abandonnaient en ce moment la traverse pour s’engager dans un sentier montueux, conduisant directement au schloss du vieux comte Gunther.

Le temps n’avait pas changé depuis le matin ; il faisait tempête. Lorsqu’ils arrivèrent aux abords du château, la lune glissait sous les nuages, violemment traînés par l’orage.

— Bluthaupt est là, dit Regnault en montrant du doigt le pic le plus élevé de la petite chaîne qu’ils traversaient en ce moment ; — le vicomte va venir… décidons-nous !

Ils étaient dans un lieu sauvage où croissaient çà et là quelques buissons de chênes et des pins rabougris. À une cinquantaine de pas d’eux, commençait un rideau de hauts mélèzes qui gravissait la montagne et traçait une ligne de sombre verdure.

Regnault arrêta son cheval.

— La Hœlle est au bout !… murmura-t-il en montrant l’avenue.

— Je ne vous comprends pas, dit le madgyar : — un homme va venir ; sa présence est an danger pour nous ; il fait nuit ; je suis armé… que faut-il de plus ?

Regnault haussa les épaules.

— Les pistolets sont des amis bavards, murmura-t-il ; — je vous dis que la Hœlle est au bout de cette avenue !…

— C’est une chose terrible que le meurtre d’un homme ! dit le juif, dont la voix se fit grave, tant était profonde sa terreur.

Regnault s’approcha du madgyar. Il parla durant quelques secondes à demi-voix. Pendant qu’il parlait, sa main tendue désignait fréquemment la partie de la montagne qu’il avait appelée la Hœlle.

Le juif, qui se tenait un peu à l’écart et qui tremblait à entendre le vent siffler dans les grands mélèzes, poussa en ce moment un cri étouffé.

— Regardez ! dit-il en montrant du doigt l’avenue.

Regnault et Yanos tournèrent vivement la tête de ce côté. Ils crurent apercevoir un objet mouvant qui se coulait entre les pins. — Ce fut l’affaire d’un instant. — La lune, tour à tour brillante et voilée, déplaçait à chaque instant des ombres, et donnait à la nature immobile une sorte de vie fantastique.

Ils crurent s’être trompés.

— Bonne chance ! dit le madgyar à Regnault avec un accent de dédain. — Chacun a sa façon de combattre ; je n’aime pas la vôtre. Adieu !

— À bientôt ! répliqua le chevalier ; — je vous prie seulement de me garder ma place à table.

Mosès Geld, profitant de la permission donnée, appliqua un grand coup de houssine sur la croupe de son cheval, qui partit au galop. — Yanos s’éloigna également, mais au pas.

Regnault resta seul au milieu de la route. Il attendit, immobile et roide sur sa selle. — La nuit, qui était profonde en ce moment, cachait la pâleur mortelle de son visage, ainsi que le tremblement nerveux qui agitait tout son corps.

Il avait peur ; mais il y a des natures qui ont peur et qui osent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit avait surpris M. le vicomte d’Audemer à un demi mille du schloss. Il suivait sans crainte la route battue. Trop de pensées se pressaient dans son cerveau pour qu’il put donner place à de vulgaires inquiétudes.

Bien qu’il eût passé une grande partie de sa jeunesse en Allemagne auprès du propre frère du comte Gunther, il n’avait jamais mis les pieds au château de Bluthaupt, et n’en connaissait point les abords.

Il s’avançait au trot, sans savoir si la route à parcourir était désormais courte ou longue.

Une demi-heure après avoir quitté la traverse d’Essslbach, il aperçut au-devant de lui une forme noire qui tenait le milieu du sentier. Le vicomte poursuivit sa route sans accorder la moindre attention à cet incident. — La forme noire était un homme à cheval, enveloppé dans un manteau, dont le collet relevé lui cachait le visage. M. d’Audemer l’eut bientôt dépassé.

À quelques pas plus loin, le sentier se bifurquait, allant d’un côté au schloss, de l’autre se dirigeant vers la Hœlle.

Le vicomte s’arrêta en cet endroit. — Regnault l’avait prévu. — Aucune des deux voies nouvelles ne continuait directement le chemin principal. Le lieu d’intersection figurait une sorte d’Y : il n’y avait pas plus de raison pour prendre le sentier de droite que le sentier de gauche.

M. d’Audemer demeurait indécis. Regnanlt s’avançait derrière lui au petit pas.

— La route du château de Bluthaupt, Monsieur, s’il vous plaît ? cria le vicomte.

— J’y vais de ce pas, meinherr, répliqua Regnault, en exagérant l’accent des frontières du Palatinat ; — prenez à droite et allez devant vous.

Regnault était à l’occasion un passable comédien. Il avait réussi à rendre sa voix méconnaissable.

Le vicomte remercia et s’engagea sans défiance dans le sentier qui conduisait à la Hœlle.

La route se montra d’abord assez unie, mais elle devint bientôt raboteuse et difficile, au point que le vicomte fut obligé de donner toute son attention à son cheval.

Regnault, qui le suivait pas à pas, crut apercevoir une fois, sur la gauche du rideau de mélèzes, cet objet mouvant que le juif avait signalé naguère. — Les environs du vieux schloss passaient pour être féconds en apparitions surnaturelles, et bien des ombres, disait-on, erraient le soir autour de la bouche de la Hœlle. — Mais Regnault n’avait peur que des vivants.

La Hœlle (l’enfer) de Bluthaupt, dont nous avons prononcé plusieurs fois déjà le nom de triste augure, est un énorme trou de forme oblongue, qui s’ouvre au milieu d’un plateau, dont la rampe occidentale, coupée à pic, domine la traverse d’Esselbach à Heidelberg. L’excavation perce de biais cette rampe et rejoint la traverse, qui passe sous la montagne.

L’éboulement d’où provient ce trou a laissé intacte l’arête du plateau, où croissent des mélèzes séculaires ; cela forme comme un pont suspendu au-dessus de l’abîme, dont le fond est la route de Heidelberg.

À partir de l’orifice du trou jusqu’à la traverse, ce ne sont que broussailles cachant mal les dents aiguës du roc, mises à nu par l’éboulement. Au ras du plateau, les longues racines des mélèzes s’enchevêtrent avec les pousses d’une quantité d’arbustes et de ronces qui croisent leurs branchages horizontaux et font à la bouche du gouffre une large frange.

Les vassaux de Bluthaupt savent d’innombrables et bien lugubres histoires sur la Hœlle, dont les bords menteurs prolongent un tapis vert au-dessus du vide et appellent en souriant leur victime, comme les gouffres siciliens chers aux poètes classiques. — Bien des pieds y trébuchèrent aux lueurs douteuses du crépuscule, croyant toujours fouler le sol ferme du plateau, et, s’enfonçant déjà dans la mort…

C’était pis encore une fois la nuit tombée. La double rangée d’arbres qui se dressait à droite et à gauche de la Hœlle semblait placée là tout exprès pour faire une entière illusion. Le voyageur poursuivait son chemin, guidé par ces indices perfides ; — et c’était un cadavre que l’on trouvait le lendemain sur la traverse de Heidelberg !

Quelques secondes après avoir franchi le sommet du plateau, le cheval du vicomte s’arrêta tout à coup, roidissant les jarrets et soufflant avec bruit. Si M. d’Audemer avait marché à pied, tout aurait été fini à l’instant même ; mais l’instinct des animaux va plus loin que la prudence de l’homme.

La lune, cachée sous de gros nuages, laissait la montagne dans une complète obscurité. — M. d’Audemer se pencha en avant et regarda de tous ses yeux, cherchant à découvrir l’obstacle qui lui barrait le passage. Il lui sembla voir le gazon plus épais et plus sombre que dans le reste de la route. — Ce fut tout.

Regnault s’avançait par derrière ; il sentait la sueur percer sous ses cheveux et couler froide sur sa tempe.

— Qu’y a-t-il donc ? murmura-t-il en tâchant d’assurer sa voix.

M. d’Audemer fit sentir l’éperon à son cheval qui ne bougea pas.

Regnault eut l’idée de fuir ; mais, auparavant, voulant tenter un dernier effort, il saisit sa cravache par le petit bout et en asséna un coup terrible sur la croupe du cheval du vicomte.

L’animal effrayé bondit en avant.

Les broussailles s’ouvrirent, frôlant l’une contre l’autre les feuilles séchées de leurs rameaux. — Un grand cri retentit dans les profondeurs de la Hœlle. — Puis on entendit une masse inerte tomber lourdement au fond du précipice.


LA HŒLLE.
LE FILS DU DIABLE

Au cri d’agonie poussé par le malheureux vicomte, un cri d’horreur répondit sur la gauche, derrière les grands troncs des mélèzes.

Regnault n’eut pas le temps de se réjouir.

Dans le mouvement qu’il fit pour tourner la bride, les collets relevés de son manteau se rabattirent. La lune sortait à ce moment de sa prison de nuages. La bouche homicide de la Hœlle se montra béante, et la pâle figure du meurtrier apparut presque aussi distinctement qu’à la clarté du jour.

Regnault joua de l’éperon et releva précipitamment les collets de son manteau ; — mais deux yeux étaient ouverts à l’ombre d’un tronc d’arbre voisin et l’avaient reconnu…

Tandis que Regnault s’enfuyait au grand galop, la livrée rouge de Fritz, le courrier de Bluthaupt, qui, lui aussi, revenait de Francfort, sortit peu à peu de l’ombre.

Fritz s’avança doucement jusqu’au bord du précipice, et se coucha sur le gazon pour prêter l’oreille. — Le gouffre ne rendit aucun son.

Fritz se mit à genoux et récita la prière des morts.