Le Fils du diable/Tome I/Prologue/3. La Burg

Legrand et Crouzet (Tome Ip. 30-37).

CHAPITRE III.

LA BURG.

Le chevalier de Regnault rejoignit en quelques minutes l’endroit où Raymond d’Audemer avait hésité entre les deux branches du sentier. Il avait peine à respirer, et il chancelait sur la selle de son cheval comme un homme ivre.

Ce trouble n’était point remords, mais épouvante. Il entendait encore ce cri, retentissant à quelques pas de lui dans les ténèbres ; il voyait ces deux yeux briller à travers l’ombre, et s’ouvrir sur son crime, au moment où la clarté se faisait autour de la bouche de la Hœlle.

Mais le chevalier était de ces hommes qui ne se laissent point abattre par un danger à terme. Il fallait pour le dompter l’imminence du péril.

À mesure qu’il réfléchissait, il prenait courage, parce qu’en définitive aucun ennemi ne barrait sa route, et qu’il avait du champ devant lui.

Il changea de sentier, et se dirigea au grand trot vers le schloss de Bluthaupt.

Le vent augmentait à chaque instant de violence, et imprimait aux nuages une vitesse extraordinaire. — On voyait la lumière de la lune courir dans les campagnes lointaines, poursuivie sans cesse par les ténèbres qui faisaient place elles-mêmes à de nouvelles clartés.

Entre les masses de vapeurs qui glissaient sur le firmament » le ciel avait cet azur limpide et foncé des nuits de tempête. Les étoiles scintillaient éclatantes et semblaient aiguiser leurs rayons.

Les abords de la route qui suivait les sommets de la petite chaîne des montagnes avaient un aspect inculte et sauvage ; c’était une sorte de lande rase où s’élevaient çà et là de grands rochers calcaires, dont les formes fantastiques ressortaient blanches et tranchantes sur le fond obscur d’une forêt de pins. — De temps à autre, un bouquet de chênes rabougris entassait ses troncs noueux et dépouillés avant l’hiver par les ouragans de la montagne. — Puis c’étaient des rideaux de mélèzes, sveltes et droits comme des mâts de navires, qui balançaient à cinquante pieds du sol leur éternelle verdure. — Sur la droite, au-devant du bosquet touffu qui cachait encore le château, on apercevait un champ de forme irrégulière où se groupaient bizarrement des ombres grisâtres.

Un Allemand, passant pour la première fois en ce lieu, eût à coup sûr trouvé au fond de son imagination de poétiques terreurs. — Il eût vu là de blancs fantômes couchés dans les genêts solitaires, et sa frayeur eût animé leur foule immobile.

Il y a tant de spectres toujours dans les cervelles germaniques.

Mais le chevalier de Regnauld n’avait garde. Il réfléchissait et faisait mentalement l’état de ses craintes et de ses espoirs.

Ce champ, situé au midi du schloss et à deux cents pas tout au plus des douves, était l’emplacement de l’ancien bourg de Bluthaupt. Les formes grises, demi-cachêes sous les buissons, étaient des ruines. Il y avait eu là un grand village, — peut-être une ville, au temps où les Bluthaupt étaient comtes souverains de la montagne.

Regnault avait recouvré entièrement sa liberté d’esprit, lorsqu’il s’engagea dans le bois d’érables qui masquait le château de ce côté. En quelques secondes, il atteignit la grande avenue qui descendait par une pente douce le versant occidental de la montagne, et rejoignait la traverse de Heidelberg, à trois cents pas au-dessus de la Hœlle.

Au bout de l’avenue se dressait une masse sombre dont les arêtes dentelées se découpaient sur le ciel éclairé. C’était le schloss de Bluthaupt.

De cet endroit, Regnault dominait toute la campagne environnante, qui semblait sortir de l’ombre, montrant à perte de vue ses grandes prairies courant le long des vallées, ses guérêts étagés sur les flancs des montagnes, et ses forêts couronnant les hautes cimes.

— La moitié de tout cela pour le moins est à ce vieux fou de Gunther, pensa Regnault, — et par conséquent à nous… Si nous n’étions pas tant, ce serait une magnifique affaire !… Mais le meilleur plat devient maigre au milieu de six convives affamés.

Un grand nuage noir, aux rebords blafards, montait de l’ouest et bouchait rapidement, l’une après l’autre, toutes les clairières d’azur où nageaient les étoiles. Quelques flocons de neige voltigeaient indécis entre les branches des arbres.

Regnault s’arrêta et tourmenta d’un geste qui lui était familier, les mèches lisses et pommadées de sa coiffure.

— Six ! répéta-t-il ; quand il y a trop de loups autour d’une proie, les loups se mangent… Ayons d’abord la proie, et puis nous verrons bien !…

Il caressa du bout de sa cravache le cou de son cheval, qui, sentant la neige menaçante et l’écurie prochaine, se prit à trotter avec une nouvelle ardeur.

— Tout n’est qu’heur et malheur pour les chevaux comme pour les hommes, reprit Regnault. Voici un honnête animal qui va bien souper ce soir, comme son maître, tandis que la monture du vicomte est couchée au fond de la Hœlle ! Ah ! ah ! ce diable de vicomte en savait trop long !… Je ne donnerais pas pour cent louis ma besogne de la soirée !

— Vous êtes donc sorti vainqueur de votre combat, monsieur Regnault ?… dit une voix qui parlait de l’un des bas côtés de l’avenue.

Le chevalier tressaillit sur sa selle, car il avait reconnu le rude accent du madgyar, qui était un des six loups affamés autour d’une proie trop maigre auxquels ses paroles faisaient allusion tout à l’heure. — Il se remit néanmoins et répondit avec une gaieté affectée :

— Je sais le moyen de n’être jamais vaincu, seigneur Yanos.

— Ah ! fit le madgyar. — Et peut-on connaître votre secret ?

— C’est de ne jamais attaquer qu’à coup sûr, répliqua Regnault.

Yanos Georgyi traversa la longueur de l’avenue, et mit son cheval côte à côte avec celui du chevalier.


LE CHÂTEAU DE BLUTHAUPT.
LE FILS DU DIABLE

— À la bonne heure, dit-il d’une voix basse et brève ; — cela me fait penser, monsieur de Regnault, que vous ne vous attaquerez jamais à moi.

Le chevalier dessina un geste tout gracieux, et s’inclina.

Ils arrivèrent au pied des murailles du schloss, autour desquelles roulaient déjà de rapides tourbillons de neige.

Bluthaupt était une énorme masse de pierre qui avait traversé bien des siècles. La main du temps y avait laissé sa place en plus d’un endroit, et plus d’un boulet de la guerre de Trente-Ans incrustait dans les larges pierres des murailles sa sphère de fonte rougie par la rouille. L’ensemble des constructions demeurait néanmoins intact, sauf quelques brèches pratiquées, çà et là, par les hommes ou par les années, dans les épais remparts.

De loin, c’était une masse confuse de bâtiments dont les toitures aiguës surmontaient une enceinte crénelée.

Celle-ci, dans sa circonférence, affectait une forme oblongue, brisée par des angles nombreux, flanqués de tours rondes. À mesure qu’on avançait, on était frappé de l’aspect féodal de l’antique forteresse. C’était absolument comme aux jours où ses maîtres, comtes souverains de Bluthaupt et de Rothe, défendaient leur burg inexpugnable contre les landgraves du voisinage, et lançaient leurs hommes de fer jusqu’aux bords du Rhin.

En Allemagne les institutions antiques sont restées debout, de même que les vieux monuments. Il n’est pas rare de voir de simples graffs traiter d’égal à égal avec le roi de Prusse, qu’ils sont tentés d’appeler encore le margrave de Brandebourg. Tant de familles comtales ont fourni des maîtres à l’empire !

Les Bluthaupt s’étaient effacés néanmoins peu à peu. Depuis un siècle environ, ils avaient cessé de lever une bannière indépendante, et s’étaient reconnus vassaux des princes-évêques de Wurtzbourg ; mais, nonobstant cela, c’étaient encore de très-grands seigneurs, puissants par leurs richesses autant que par l’ancienneté de leur race : — ce qui n’est point ici, comme chez nous, affaire de luxe inutile. Malgré les chansons fanfaronnes des étudiants ivres, malgré les protestations bruyantes des docteurs et les toasts communistes portés dans les orgies, l’esprit allemand se courbe respectueux devant les souvenirs des vieux âges, et s’il est un pays au monde où la pensée féodale ait gardé sa force vivace, c’est sans contredit l’Allemagne, où tant de poignards innocents font semblant de chercher le cœur du despotisme.

Lors même que la tradition et le chartrier bien fournis de la burg du vieux Gunther n’eussent point porté d’irrécusables témoignages en faveur de l’ancienneté de race, il eût suffi de jeter un regard sur le château pour se faire une haute idée de l’antique puissance de Bluthaupt.

Au milieu de la forte enceinte de murailles, protégée par de larges douves, se dressait un édifice de style composite, où toutes les époques du roman et de ce qu’on nomme le gothique étaient bizarrement confondues. Autour de cet édifice se groupaient sans ordre une quantité de bâtiments secondaires, construits en différents temps et pour satisfaire aux besoins successivement multipliés d’une puissance croissante.

Au delà des douves, où une arche en maçonnerie avait remplacé le pont-levis du moyen âge, la grande porte en voûte surbaissée montrait encore les dents rouillées de sa herse et deux trous profonds servant de fourreau à ces robustes bras de chêne, qui redressaient autrefois ou abaissaient le lourd plancher du pont-levis. — À droite et à gauche, deux tours trapues et obèses avançaient leurs ventres moussus ; entre elles, on distinguait encore un reste d’écusson, soutenus par des débris d’anges.

Tout cela portait le cachet du roman le plus ancien et devait avoir été bâti avant le règne de Charlemagne.

Immédiatement au-dessus de la porte se suspendait une sorte de cage, formée d’énormes pierres, dentelée d’étoiles à jour et de fantastiques figures, percées au ciseau dans le granit. Cette cage appartenant à une époque bien postérieure, avait dû servir de poste d’observation. — Les habitations allemandes, maisons ou châteaux, possèdent presque toutes d’ailleurs quelqu’une de ces lourdes coquilles collées à leurs vieux murs.

Devant le pont jeté sur la douve, se dessinait en zigzag l’ancienne voie fortifiée, qui était autrefois la seule avenue de la burg.

On pouvait suivre encore ce chemin creux aux parois de pierres de taille, que perçaient de fréquentes meurtrières.

Deux ou trois douzaines de masures, composant le nouveau village de Bluthaupt, descendaient le flanc de la montagne, à droite de cette tranchée en ruines.

Bluthaupt, ce fier édifice qui avait bravé les siècles, et dont les derniers jours du monde retrouveront en terre les robustes fondements, s’élevait sur l’extrême sommet du mont, et dominait du haut de ses donjons inégaux, toute la contrée vassale. C’était l’aire inabordable assise au niveau des nuages et d’où l’aigle suzerain laissait planer son vol vers les terrestres demeures.

Regnault et Yanos, abordant le château du côté de l’avenue, se trouvaient masqués par le rempart occidental dont les créneaux surplombaient maintenant au-dessus de leur tête. Il leur fallut faire le tour de la douve à demi-comblée pour gagner la grande porte qui regardait le midi et dont les lourds battants avaient été remplacés par une grille de fer.

Le schloss s’offrit alors à leurs regards, détachant sur le ciel les mille festons de sa toiture déjà saupoudrée de neige, ses clochetons à jour, ses pignons pointus et les innombrables girouettes figurant des monstres inconnus qui tournaient en grinçant autour de leurs axes rouillés.

Regnault eut un regard de dédain suprême pour ce noble et gigantesque débris.

— Vieille cabane ! — grommela-t-il ; — il y a pourtant assez de bonnes pierres toutes taillées pour bâtir une superbe maison !

Yanos souleva le marteau de la grille et montra ensuite du doigt un donjon qui dominait tout le reste de l’édifice, et dont la plate-forme crénelée avait servi jadis de tour du guet. Une lueur rougeâtre et sombre dessinait l’ogive de la plus haute croisée de ce donjon.

— Le vieux fou !… dit Regnault en haussant les épaules.

Il n’y avait que deux ou trois fenêtres éclairées sur toute l’étendue de la façade du schloss. L’immense château semblait immobile et endormi. Le madgyar fut obligé de renouveler plusieurs fois son appel avant que l’on songeât à venir lui ouvrir.

Enfin, les battants de la grille tournèrent en criant sur leurs gonds, et nos deux voyageurs furent introduits dans la première cour.

Ce ne fut point le comte de Bluthaupt qu’ils demandèrent, mais bien maître Zachœus Nesmer son intendant.

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Il était six heures et demie du soir environ. Dans une grande salle éclairée faiblement par deux lampes, quatre hommes étaient assis autour d’une haute cheminée de marbre noir où brûlaient des souches de mélèzes. — À gauche de la cheminée, un lit à galerie, carré de forme, et dont le ciel sculpté avait pour supports des colonnes d’ébène, s’adossait à la muraille et disparaissait entièrement sous les plis fermés de ses rideaux.

On avait disposé au pied de ce lit une sorte de clôture en tapisserie, qui l’isolait à demi et lui faisait une large alcôve.

Il y avait à droite et à gauche de la place pour plusieurs personnes.

En dedans de cette alcôve, une petite porte communiquait avec un oratoire rond, ménagé dans un tourillon faisant saillie et cul-de-lampe au dehors. Un prie-Dieu, ajouré comme une pièce d’orfèvrerie, de beaux missels reliés de velours et d’or, de saintes images ornaient ce réduit pieux.

Entre le lit et la cheminée, une table étroite et basse se couvrait de fioles au long cou, de bouilloires et de tasses d’argent ciselées. — De tout cet attirail médical s’exhalaient ces parfums pénétrants et hostiles que l’odorat déteste d’instinct, parce qu’ils annoncent la souffrance.

De l’autre côté du lit, et derrière la draperie il y avait un berceau vide, orné de gaze blanche et de fleurs, qui semblait prêt à recevoir un nouveau-né attendu.

À l’autre extrémité de la salle, dans l’embrasure profonde d’une fenêtre, un page et une suivante, — deux beaux enfants ingénus et souriants, — étaient assis l’un auprès de l’autre sur des tabourets, et s’entretenaient à voix basse.

Le page avait dix-huit ans. Ses grands cheveux blonds, séparés sur le sommet de la tête, tombaient en boucles épaisses des deux côtés de son front blanc et doux comme celui d’une jeune fille. — Sous cette douceur néanmoins, il y avait déjà une fermeté vaillante ; et parfois un éclair viril s’allumait tout à coup dans son grand œil bleu qui, l’instant d’après, se baissait timide. — Il se nommait Hans Dorn.

La suivante avait tout au plus seize ans. C’était une jolie fille simple et naïve, dont le regard crédule n’avait point ces sournoises espiègleries de nos vierges de France. La fraîcheur de son teint éblouissait. Sa physionomie était en ce moment pensive et comme effrayée. Cependant de temps à autre, un rire gai venait à l’improviste entr’ouvrir le corail ardent de ses lèvres, et montrer des dents plus blanches que la neige.

Mais ce rire durait peu. La jeune fille semblait éprouver du remords à être joyeuse ; — ses yeux se tournaient vers le lit clos, et son regard prenait une expression de respectueuse pitié.

Elle avait nom Gertraud.

Les quatre hommes, alignés autour du foyer, gardaient un silence grave, interrompu seulement par quelques paroles prononcées à demi-voix.

L’un d’eux, personnage long et maigre, à la figure pédante, à la tournure scolastique, se levait à de courts intervalles, et allait fourrer sa tête rase entre les rideaux du lit, d’où s’échappait alors une plainte douce et faible.

Il mélangeait ensemble, dans une tasse d’argent, le contenu de deux ou trois fioles, et passait ce breuvage derrière les rideaux.

Puis il revenait s’asseoir ; — et chaque fois qu’il reprenait ainsi sa place, le comte Gunther de Bluthaupt, assis sur un fauteuil d’honneur, à l’angle de la cheminée, découvrait sa tête blanche, et s’inclinait en signe de remerciment.