Le Fils de Giboyer
Théâtre completCalmann-Lévy, éditeursTome 5 (p. 131-166).
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ACTE QUATRIÈME


Un salon chez la baronne. Deux portes ouvertes au fond, donnant sur un second salon où l’on voit quelques personnes âgées jouant au whist ou causant ; une porte latérale, ouverte aussi, donnant sur un salon d’attente, par où on arrive du dehors. Une table à thé, au fond ; un canapé à droite, oblique ; un fauteuil et une chaise à gauche ; un canapé au mur ; un fauteuil auprès de la table, à gauche, au fond.



Scène première

LA BARONNE, FERNANDE, sortant du grand salon.
La Baronne.

Vous le voyez, mademoiselle, je ne mentais pas en disant que mon salon n’est pas gai.

Fernande.

Il est très intéressant, madame ; vous avez une réunion de célébrités de tous les régimes.

La Baronne.

Réunion… dites union ! Mais ces célébrités ne composent pas un bouquet de la première fraîcheur, je l’avoue. Aussi suis-je résolue à le raviver par l’introduction de quelques jeunes femmes bien pensantes, et j’en attends ce soir même deux ou trois aussi courageuses que vous.

Fernande.

Courage facile, madame.

Un Domestique, annonçant.

M. le vicomte de Vrillière.

Le vicomte va saluer la baronne, qui lui donne la main.
La Baronne.

Votre mère va mieux, puisque vous voilà ?

Le Vicomte.

Tout à fait rétablie, grâce au ciel !

La Baronne.

Allez donc bien vite rassurer cette bonne madame de la Vieuxtour. Il n’y a pas un instant qu’elle me demandait des nouvelles.

Le Vicomte.

Excellente femme !

Il salue et entre dans le salon du fond.
La Baronne.

Ce quadragénaire est le baby de notre cénacle… Le besoin de quelques jeunes gens se fait aussi sentir ; mais c’est bien délicat : je ne veux pas l’ombre de la coquetterie chez moi. Je crains bien d’en être réduite à de petits messieurs sans conséquence, comme le secrétaire de votre père, par exemple.

Fernande.

Vous n’avez pas eu la main heureuse pour votre coup d’essai. M. Gérard n’est rien moins qu’un petit monsieur sans conséquence ; c’est, au contraire, un homme du premier mérite, à ce qu’on dit du moins.

La Baronne.

Je ne conteste pas ; j’entendais sans conséquence auprès des femmes. Une femme d’un certain monde ne peut pas faire attention à un homme de rien, n’est-il pas vrai ?

Fernande.

Vous allez me trouver bien plébéienne, madame, de croire qu’un homme d’honneur n’est pas un homme de rien.

La Baronne, à part.

Est-ce assez clair ? (Haut.) Par un homme de rien, j’entends un homme sans naissance. Au surplus, M. Gérard est charmant ; il a une distinction naturelle bien rare, même chez nous. S’il entrait dans un salon en même temps que tel gentilhomme, à les entendre annoncer tous les deux, c’est assurément à lui qu’on appliquerait le grand nom. Il n’est évidemment pas fait pour être secrétaire.

Fernande.

Aussi ne l’est-il plus.

La Baronne.

Ah ! depuis quand ?

Fernande.

Depuis hier.

Le Domestique, annonçant.

M. le chevalier de Germoise.

Le chevalier va saluer la baronne, qui lui tend la main.
La Baronne.

Vous arrivez des derniers.

Le Chevalier.

Heureux que vous le remarquiez, madame.

La Baronne.

M. d’Auberive commençait à s’impatienter.

Le Chevalier.

Son boston n’aime pas attendre. Je vais m’offrir à ses coups…

Il salue et entre dans le salon.
La Baronne.

Et pourquoi n’est-il plus secrétaire ?

Fernande.

Pour la raison que vous disiez : il n’est pas fait pour l’être.

La Baronne, à part.

Elle baisse les yeux. (Haut.) Je ne sais pourquoi je m’intéresse à lui. A-t-il une autre position ?

Fernande.

Non, madame, pas que je sache ; et vous seriez bien bonne, puisqu’il vous intéresse, de vous employer en sa faveur. Vous êtes toute-puissante.

La Baronne.

C’est beaucoup dire ; mais j’aurai du malheur si je ne réussis pas à vous être agréable.

Fernande.

Ah ! je vous en serai bien reconnaissante, madame.

Le Domestique, annonçant.

M. Couturier de la Haute-Sarthe.

La Baronne.

Pardon ! voici un grand personnage à qui j’ai deux mots à dire… (Reconduisant Fernande.) Et puis, si je vous confisque ainsi à mon profit, je me brouillerai avec M. d’Outreville.

Fernande.

Croyez-vous ?

La Baronne, arrivée au fond.

Je m’occuperai de ce pauvre jeune homme.

Fernande.

Merci !

Elles se serrent la main. Fernande rentre dans le salon.
La Baronne, à part.

Et d’une ! — Maintenant coupons court à la gloire de M. Maréchal.



Scène II

M. COUTURIER, LA BARONNE.
La Baronne, à M. Couturier.

Comment se porte Votre Seigneurie ?

M. Couturier.

Et Votre Grâce ?

La Baronne.

Un peu abasourdie.

M. Couturier.

Et de quoi ?

Ils s’asseyent à gauche sur un fauteuil et une chaise.
La Baronne.

Je vous le donne en dix, je vous le donne en cent… J’ai eu, cette après-midi, la visite de ce pauvre M. d’Aigremont.

M. Couturier.

Pourquoi ce pauvre ? Est-ce qu’il est malade ?

La Baronne.

Pis que cela ! vous allez voir ! L’entretien est venu naturellement sur la politique, sur notre plan de campagne, sur Maréchal, sur le discours.

M. Couturier.

Eh bien ?

La Baronne.

Ne regrette-t-il pas qu’on ne l’en ait pas chargé lui-même ?

M. Couturier.

Lui, un protestant ? Il est fou.

La Baronne.

Il l’est, je me le suis dit tout de suite. C’est d’autant plus inquiétant qu’il raisonne sa folie.

M. Couturier.

Comment cela ?

La Baronne.

Il dit que les dissidences religieuses, comme les dissidences politiques, doivent s’effacer devant l’ennemi commun, que toutes les Églises doivent se donner la main pour combattre la Révolution, qu’un protestant plaidant notre cause aurait plus de poids, que ce serait un grand exemple, que… Je ne sais plus, moi ! des extravagances !

M. Couturier.

Permettez !… tout cela n’est pas si extravagant, madame ; c’est, au contraire, d’une portée de vues qui m’étonne chez M. d’Aigremont.

La Baronne, naïvement.

Vrai ?

M. Couturier.

Cette idée-là n’est pas de lui, il faut qu’on la lui ait suggérée. Je m’étonne qu’un esprit aussi élevé que le vôtre n’en ait pas été frappé comme moi…

La Baronne.

Je ne suis qu’une femme et je m’humilie devant votre haute raison.

M. Couturier.

Notre discours, prononcé par un protestant, ce serait déjà un premier triomphe !

La Baronne.

Ah ! mon Dieu !

M. Couturier.

Pourquoi cette exclamation ?

La Baronne.

J’espère que vous n’allez pas le retirer à mon pauvre Maréchal ?

M. Couturier.

Non, sans doute ; mais il se prononcera plus d’un discours sur la question.

La Baronne, vivement.

Donnez les autres à qui vous voudrez : c’est le premier qui porte coup. L’attache du grelot est l’opération capitale.

M. Couturier.

C’est vrai.

La Baronne.

N’est-ce pas ?

M. Couturier.

Tellement vrai, que toute autre considération pâlit devant celle-là.

La Baronne.

Qu’entendez-vous ?…

M. Couturier.

Chère baronne, au nom de notre cause, je vous supplie d’abandonner votre protégé.

La Baronne.

Hélas ! vous me prenez par où je suis sans défense. Je ne sais rien refuser au nom que vous invoquez. Mais y a-t-il vraiment un intérêt assez transcendant pour que nous nous décidions à affliger cet excellent homme ? C’est horriblement dur, mon ami.

M. Couturier, se levant.

Quelle faute de n’avoir pas songé plus tôt à d’Aigremont ! Mais aussi comment supposer qu’il accepterait ? Nous voilà engagés avec Maréchal maintenant.

La Baronne, se levant.

C’est notre créature, de plus, et, à ce titre, il a bien quelques droits sur nous.

M. Couturier, finement.

Pardon, le contraire serait plus juste.

La Baronne.

J’ai donc fait encore une maladresse !… Pauvre Maréchal ! — Je sais bien ce qu’on pourrait lui dire : on pourrait lui faire comprendre que ce n’est pas une question de personnes ; que vous-même, à sa place, vous n’hésiteriez pas à vous effacer devant l’intérêt général.

M. Couturier.

Et, là où je n’hésiterais pas, il serait plaisant que M. Maréchal hésitât, vous me l’avouerez.

La Baronne.

C’est égal, je ne saurais vous dire combien cette espèce d’exécution m’est pénible ; mais enfin mon amitié pour Maréchal est obligée de se rendre à vos arguments.

M. Couturier.

Je n’attendais pas moins de votre patriotisme.

La Baronne.

Tous les membres du comité ne seront pas aussi désintéressés que moi, je vous en avertis. Vous trouverez de la résistance chez M. d’Auberive.

M. Couturier.

Oui, il est fort attaché à Maréchal.

La Baronne.

D’autant plus qu’il fait épouser mademoiselle Fernande à un sien cousin que vous verrez ici.

M. Couturier.

Vraiment ! Ce fils des preux consent à croiser sa race avec nous ?

La Baronne.

Il conjecture probablement que la petite personne a du sang bleu dans les veines… Mais cela ne nous regarde pas. Vous comprenez quel prix il attache à colorer la mésalliance par une quasi noblesse de position.

M. Couturier.

Merci du renseignement. Je vais de ce pas recueillir toutes les autres adhésions ; elles forceront la sienne.

La Baronne, regardant à gauche.

Madame Maréchal ! — Mon Dieu ! que tout cela est douloureux !

M. Couturier.

Préparez-la doucement ; moi, je vais faire mon devoir, comme je l’ai toujours fait, sans hésitation et sans faiblesse.

La Baronne.

Âme antique !

M. Couturier sort par une des portes du fond.
Madame Maréchal entre par l’autre.



Scène III

LA BARONNE, MADAME MARÉCHAL.
La Baronne, à part.

Et de deux !… À l’autre maintenant ! (Haut.) Vous ne songez pas à la retraite, j’espère ?

Madame Maréchal.

Pardonnez-moi, je suis fatiguée. Il n’a pas fallu moins que le plaisir de venir chez vous pour me décider à sortir ce soir. Je ne sais pas ce qu’est devenu M. Maréchal.

La Baronne.

Il est allé chercher un peu de solitude dans la bibliothèque, respectons ses méditations. J’ai justement un renseignement confidentiel à vous demander. (L’amenant au canapé.) Vous m’accorderez bien cinq minutes de votre fatigue, ma chère amie ?

Elles s’asseyent.
Madame Maréchal.

Vous me la feriez oublier, chère baronne.

La Baronne.

Pourquoi M. Gérard quitte-t-il votre mari ?

Madame Maréchal.

C’est un jeune homme très fier à qui toute dépendance est insupportable.

La Baronne.

Oui, c’est le motif officiel ; mais je vous demande, moi, le motif vrai. J’ai besoin de savoir à quoi m’en tenir sur le compte de ce jeune homme avant de m’employer pour lui.

Madame Maréchal.

Protégeons-le, chère baronne, il en est digne ! C’est le cœur le plus délicat, le plus loyal, le plus sûr qu’on puisse imaginer.

La Baronne.

Vous me charmez. Je ne sais pas… mais je craignais que ce ne fût un intrigant. J’aime mieux croire à la sincérité de son amour.

Madame Maréchal, baissant les yeux.

Son amour ! Pour qui ?

La Baronne.

Mais… pour Fernande.

Madame Maréchal, vivement.

Pour Fernande ! Pauvre garçon ! Il est à mille lieues D’y penser.

La Baronne.

En vérité ? Êtes-vous bien sûre ?…

Madame Maréchal, inquiète.

Mais qui vous fait croire ?…

La Baronne.

Oh ! mon Dieu, rien ; n’en parlons plus ; je me serai trompée.

Madame Maréchal.

Une femme de votre tact ne se trompe pas sans de fortes apparences. Qu’avez-vous cru remarquer ?

La Baronne.

Que vous dirai-je ? Je m’étais sottement imaginée que le mariage de Fernande n’était pas étranger au départ du jeune homme. Parlait-il de vous quitter avant la demande d’Outreville ?

Madame Maréchal, frappée.

Non… et c’est le jour même qu’il a donné sa démission… Mais non, il n’a appris le mariage que ce matin.

La Baronne.

Vous voyez bien ! Et, à moins de supposer que Fernande ne le lui ait annoncé hier, ce qui est impossible…

Madame Maréchal, très émue.

Pourquoi impossible ?

La Baronne.

Dame ! il faudrait admettre que ce garçon ne lui est pas indifférent, ce que je ne veux pas croire. — Ce n’est pas l’embarras ; elle vient de me le recommander avec une chaleur un peu surprenante de la part d’une personne ordinairement si mesurée

Madame Maréchal.

Vraiment ?

La Baronne.

C’est une petite tête résolue.

Madame Maréchal.

Je la connais ! Et ce Gérard… M’aurait-on jouée à ce point ?

La Baronne.

Ne nous hâtons pas pourtant…

Madame Maréchal.

Mille détails me reviennent à présent : l’air offensé de ce monsieur, l’attitude suppliante de Fernande… Elle cherchait à être seule avec lui… (Se tournant vers le salon.) Et, tenez, regardez-les causer tous les deux ! Ont-ils assez oublié qu’ils ne sont pas seuls ?… Ce niais d’Outreville qui ne s’aperçoit de rien !

La Baronne.

Je n’en jurerais pas… Il les observe d’un air inquiet, comme s’ils étaient en train de le dérober. — Hum ! tout cela pourrait mal finir : le mariage n’est pas encore fait, prenez garde !

Madame Maréchal.

Vous me consternez !

La Baronne.

Vous n’avez pas de temps à perdre, si vous tenez à l’alliance du comte. Je ne peux pas croire à la duplicité de Fernande : elle est entraînée à son insu : rappelez-la à elle-même, en lui faisant brusquement mesurer l’abîme qui la sépare de ce garçon.

Madame Maréchal.

Oui, mais le moyen ?

La Baronne.

Remettez publiquement le petit bonhomme à sa place.

Madame Maréchal.

À quelle occasion ?

La Baronne.

L’occasion ? mais ici, ce soir même, on peut la trouver. Nous la chercherons. Un amour humilié ne dure pas longtemps.

Madame Maréchal.

Vous avez raison ; merci, chère baronne ! Fernande sera sauvée… (À part.) et moi, vengée ! (Haut, apercevant Maximilien qui sort du salon.) Voici ce petit fourbe ; rentrons… Je ne serais pas maîtresse de moi.

La Baronne.

Oui, n’ayons pas l’air de conspirer.

Elles sortent par le fond, à gauche, tandis que Maximilien entre par le fond, à droite.



Scène IV

MAXIMILIEN, seul.

Je ne voulais pas venir… Pourquoi suis-je venu ? Oh ! qu’elle est belle ! Quelle âme adorable ! Je me sens envahi par un amour insensé, et je ne m’appartiens déjà plus assez pour me défendre ! — Eh bien, pourquoi lutter contre moi-même ? pourquoi me cramponner à ma raison qui m’échappe ! Livrons-nous plutôt aux enivrements de l’abîme ! Le sort en est jeté ! Je l’aime ! je l’aime ! je l’aime ! — Ah ! la bonne résolution ! que c’est amusant d’être au monde ! Je reprends intérêt à toutes choses…

Le Domestique, annonçant.

M. de Boyergi !

Maximilien, sur la porte du salon.

Même à voir le successeur de Déodat !



Scène V

GIBOYER, MAXIMILIEN.
Maximilien.

Toi ?

Giboyer, à part, avec un geste de colère.

Va te promener !

Maximilien.

C’est toi qui signes Boyergi ?

Giboyer, durement.

Comment es-tu là ?

Maximilien.

Tu veux donc continuer cet horrible métier ? Pauvre père !

Giboyer.

D’abord, tu m’as promis d’oublier que je suis ton père !

Maximilien.

Je t’ai promis de ne pas le dire ; mais de l’oublier !… T’ai-je promis d’être un ingrat ?

Giboyer.

Ah !… je ne te demande qu’une preuve de reconnaissance, c’est de me laisser achever mon œuvre. Je n’ai pas besoin de ton respect.

Maximilien.

Mais j’ai besoin de te respecter, moi ! Quelle lutte impie veux-tu établir entre ma tendresse et mon honneur ? Lequel des deux souhaites-tu qui emporte l’autre ?

Giboyer, assis sur le canapé.

Je ne peux pourtant pas te laisser user par la misère !

Maximilien.

Penses-tu que j’accepterai encore tes bienfaits, sachant ce qu’ils te coûtent ? Ne m’as-tu pas mis en état de gagner ma vie et la tienne ? Avons-nous tant de besoins, toi et moi ? Nous connaissons la pauvreté ; reprenons-en gaiement le chemin, bras dessus bras dessous. Ne sera-ce pas charmant de vivre tous deux de notre travail dans une mansarde ?

Giboyer.

Charmant pour moi, oui !

Maximilien.

Et pour moi donc ! Je sais qui tu es maintenant. Je suis fier de loi : j’ai lu ton livre !

Giboyer.

T’a-t-il convaincu ?

Maximilien.

Certes ! (Lui mettant la main sur le front.) Et je ne veux plus que tu avilisses le grand esprit qu’il y a là. — Mon vieil ami, comme tu dois souffrir à vilipender les belles idées dans ce journal d’écrevisses ! Quitte-le, je t’en supplie… (Souriant.) Je te l’ordonne ! J’ai bien aussi quelques droits sur toi peut-être ? Tu as assez léché la boue sur mon chemin, comme tu dis ; essuie-toi la bouche pour m’embrasser.

Il l’embrasse sur la joue.
Giboyer.

Brave enfant !

Maximilien.

Tu m’obéiras ?

Giboyer.

Il le faut bien. N’es-tu pas mon maître ?

Maximilien.

Tout me réussit aujourd’hui. Vive le bon Dieu !

Giboyer.

Tout ! Quoi donc encore ?

Maximilien.

Rien.

Giboyer.

Tu as des secrets pour ton vieux camarade ?

Maximilien.

Nous écrirons ta démission en rentrant chez toi, et je la porterai demain de bonne heure, pour que MM. les membres du comité aient un pied de nez à leur réveil. Quelle joie de leur souffler leur boxeur ! Tu ne te doutes pas de ce qu’on entend ici. C’est une vraie conspiration contre nos idées.

Giboyer.

Tout simplement. La grande chouannerie des salons, avec ramifications dans les salles à manger et les boudoirs.

Maximilien.

Tu plaisantes : mais ne t’y fie pas ! Ce parti-là s’appelle légion.

Giboyer.

Légion de colonels sans régiment, état-major sans troupes. Ils prennent pour leur armée les curieux qui les regardent caracoler ; ils passent des revues de spectateurs ; mais le jour d’une levée sérieuse, ils battraient le rappel dans le désert.

Maximilien.

À ce compte, ils ne sont pas bien redoutables.

Giboyer.

Ils le sont beaucoup pour les gouvernements qu’ils soutiennent. Ces gaillards-là ne savent verser que les voitures qu’ils conduisent, mais qu’ils les versent bien !

Deux domestiques apportent le thé.
Maximilien, regardant vers le salon.

Chut !… on vient !… Le marquis d’Auberive ! Avec qui est-il ?

Giboyer.

Avec l’éminent Couturier de la Haute-Sarthe… Un libéral repenti !

Maximilien.

Ils ont l’air de s’adorer.

Giboyer.

Je crois bien ! Tous frères et amis ! — Tiens, je m’étais amusé à lâcher dans mon article de ce matin quelques brocards contre ce même Couturier ; le marquis a biffé le passage en me disant ce mot simple et profond : « Pas encore ! »

Maximilien.

Eh bien, le marquis ne te biffera plus rien.



Scène VI

Les Mêmes, LE MARQUIS, M. COUTURIER,
puis successivement LA BARONNE et FERNANDE,
LE CHEVALIER DE GERMOISE et UNE DAME,
MADAME MARÉCHAL,
LE VICOMTE DE VRILLIÈRE,
et MADAME DE LA VIEUXTOUR.
Le Marquis, à M. Couturier, sur le devant de la scène, à gauche.

Puisque le comité est unanime pour M. d’Aigremont, je n’ai qu’à m’incliner devant sa décision, si pénible qu’elle soit.

M. Couturier.

Il ne l’a prise qu’à son corps défendant, monsieur le marquis, et devant un intérêt majeur que vous reconnaissez vous-même.

Le Marquis.

Je ne dis pas non, mon cher ; mais j’aimerais qu’un autre que moi se chargeât de porter le coup à ce pauvre Maréchal.

M. Couturier.

Nous pensions qu’il serait moins dur de votre main ; mais, s’il vous en coûtait trop, je m’en chargerais.

Le Marquis.

Je vous remercie.

Il s’assied à gauche. — M. Couturier se perd dans les groupes.
Le Chevalier, à une dame.

Ce petit Gérard est vraiment mieux que le comte d’Outreville ; mais est-ce bien sûr que mademoiselle Fernande ait une préférence pour le secrétaire ? La baronne en a une peur qui ressemble à une certitude…

Il conduit la dame à un fauteuil.
Madame Maréchal, assise sur le canapé, au comte, qui lui apporte du thé.

Bouillant, s’il vous plaît ; je l’aime bouillant.

Madame de La Vieuxtour, derrière le canapé, au vicomte de Vrillière.

Pauvre dame ! elle aime tout ce qui brûle les doigts.

Le Vicomte de Vrillière.

Ma foi ! ces ambitions bourgeoises méritent bien d’être un peu échaudées.

Madame de La Vieuxtour.

Après cela, la baronne se trompe peut-être.

Le Vicomte de Vrillière.

Hum ! le jeune homme est charmant.

Madame de La Vieuxtour.

Pas autant qu’un titre de comtesse. (Pendant ce dialogue, elle est remontée au milieu de la scène, et s’adressant à toute l’assistance.) Le père Vernier a été admirable ce matin. — Y étiez-vous, monsieur de Vrillière ?

Le Vicomte de Vrillière.

Je n’ai pas pu entrer.

Giboyer, à part.

On refusait du monde.

Madame de La Vieuxtour.

Vous avez perdu. Il a eu sur la charité des pensées si touchantes, si nouvelles !

Giboyer, à part.

A-t-il dit qu’il ne faut pas la faire ?

Madame Maréchal.

J’ai été choquée de la toilette de madame Dervieux. L’avez-vous remarquée ?

La Baronne.

Non.

Madame Maréchal.

Figurez-vous qu’elle avait une robe de satin chamois avec des ornements de velours cerise tout autour, le pardessus pareil, garni d’hermine, un chapeau de tulle blanc bouillonné, couvert de petites plumes cerise. — On vient à l’église pour se recueillir et non pas pour se montrer, n’est-il pas vrai ?

Le Marquis, de l’autre bout de la scène.

Et je vois avec plaisir, madame, que vous étiez recueillie.

Madame Maréchal.

Sans doute ; j’avais une robe carmélite.

Madame de La Vieuxtour.

Qui vous seyait à ravir.

La Baronne, allant à Giboyer, derrière le canapé.

Vous ne prenez pas de thé, monsieur ?

Giboyer.

Mille grâces, madame, je le crains.

La Baronne, à l’oreille de madame Maréchal, lui montrant de l’autre côté Maximilien qui cause debout avec Fernande assise.

C’est le moment.

Elle remonte vers le fond.
Madame Maréchal.

Monsieur Gérard !… débarrassez-moi de ma tasse.

Le Comte, se précipitant pour la prendre sur un signe de la baronne.

Madame…

Maximilien, qui s’est avancé sur l’interpellation de madame Maréchal s’arrête en voyant le mouvement du comte.
Madame Maréchal.

Laissez, monsieur le comte… ce jeune homme est là.

Fernande, à part.

C’est trop fort.

Elle se lève et va vivement à la table du fond. Gérard fait un pas en arrière.
Giboyer, à part.

On le sonne !

Madame Maréchal, tendant toujours sa tasse.

Monsieur Gérard ?

Fernande, de la table.

Monsieur Gérard ! voulez-vous me permettre de vous servir ?

Maximilien.

Mademoiselle, j’ai déjà refusé.

Fernande, allant à lui avec une tasse de thé.

Vous ne refuserez pas de ma main.

Maximilien s’incline et prend la tasse. — Étonnement général. Grand silence.
Giboyer, à part.

Voilà son secret ! — Ça jette un froid. (À madame Maréchal.) Comme cette tasse vous embarrasse ! À défaut du neveu, souffrez, madame, que l’oncle soit votre valet.

Il prend la tasse des mains de madame Maréchal stupéfaite et la reporte à la table.

La Baronne, à madame Maréchal.

Pauvre amie ! qui pouvait prévoir… ?

Madame Maréchal.

Et son père qui n’est pas là !

Elles rentrent dans le salon ; les invités les suivent peu à peu.



Scène VII

LE MARQUIS, LE COMTE D’OUTREVILLE.
Le Comte.

Eh bien, mon cousin, qu’en dites-vous ?

Le Marquis.

Je dis que Fernande a délicatement réparé une impertinence de sa belle-mère, voilà tout.

Le Comte.

Voilà tout ? Mais elle aime ce jeune homme, monsieur, elle l’aime !

Le Marquis.

Vous êtes fou !

Le Comte.

C’est possible ; mais je vous déclare que je renonce à ce mariage-là.

Le Marquis.

Vous renoncez ?…

Le Comte.

Bourgeoise et compromise, c’est trop !

Le Marquis.

Très compromise, en effet, si vous rompez ; Car cette rupture donnerait une signification grave à un incident insignifiant par lui-même.

Le Comte.

J’en suis bien fâché ; mais…

Le Marquis.

Considérez, monsieur, que Fernande est ma pupille, pour ainsi dire mas fille ; que c’est moi qui ai arrangé ce mariage et qu’ainsi je suis en quelque sorte responsable des suites.

Le Comte.

Pas tant que moi, mon cousin ; par conséquent, vous trouverez bon que je sois juge de la question.

Le Marquis.

Ainsi, vous refusez d’épouser ?

Le Comte.

Oui !

Le Marquis.

C’est bien, monsieur ! vous m’en rendrez raison.

Le Comte.

Me battre… avec mon second père !

Le Marquis.

Je vous déshérite pour vous mettre à votre aise.

Le Comte.

Mais vos cheveux blancs, monsieur…

Le Marquis.

Ne vous occupez pas de ça : je suis de première force à l’épée.

Le Comte.

Pourtant, si elle aime ce jeune homme ?

Le Marquis.

Quand elle l’aimerait, ce que je nie, c’est un vaillant cœur chez qui rien ne prévaudra sur la foi jurée. Allons nous asseoir à ses côtés pour la protéger de notre présence contre les charitables insinuations de toutes ces dévotes. Soyez chevalier français une fois dans votre vie !

Maréchal, entrant.

Ah ! marquis !

Le Marquis, au comte.

Allez sans moi, monsieur ; je vous rejoins.

Le comte sort.



Scène VIII

MARÉCHAL, LE MARQUIS.
Maréchal.

Que vous disait le comte ? Est-ce que l’étourderie de ma fille… ? Car ce n’est qu’une étourderie.

Le Marquis.

Nous en sommes convaincus, le comte et moi.

Maréchal.

Ah ! je respire !… Ma femme m’avait mis la mort dans l’âme. Ainsi le mariage tient toujours ?

Le Marquis.

Plus que jamais ; car il est devenu indispensable à Fernande. Vous comprenez qu’une rupture, après cette sotte échauffourée, la compromettrait sans ressource !

Maréchal.

C’est vrai !

Le Marquis.

Par conséquent, s’il survenait un événement qui rendît votre position plus difficile envers votre gendre, ce ne serait pas une raison pour revenir à vos répugnances contre une alliance aristocratique.

Maréchal.

Sans doute : mais quel événement ?…

Le Marquis.

Si, pour une cause ou une autre, vous perdiez momentanément la supériorité morale que vous donne votre rôle politique…

Maréchal.

Mais comment pourrais-je la perdre ?

Le Marquis.

Monsieur… de la Haute-Sarthe a quelque chose à vous dire.

Maréchal.

Quoi ? vous me faites trembler…

Le Marquis.

Il vous le dira.

Maréchal.

Au nom du ciel, marquis, expliquez-vous. J’ai du courage.

Le Marquis.

Eh bien, le Comité a décidé… malgré moi, mon pauvre ami !… mais j’étais seul de mon bord.

Maréchal.

Qu’a-t-il décidé ?

Le Marquis.

Qu’on vous retirait le discours.

Maréchal.

Mais c’est une infamie ! mais je le sais par cœur !

Le Marquis.

Hélas ! il faut l’oublier !

Maréchal.

Jamais ! En quoi ai-je mérité cet affront ?

Le Marquis.

On est désolé de vous le faire, on vous en demande pardon ; mais l’intérêt de la cause passe avant tout. On a trouvé un protestant de bonne volonté.

Maréchal.

Un protestant ? Mais c’est absurde ! Mon discours n’aura plus le sens commun.

Le Marquis, voyant entrer Giboyer.

Tenez, mon cher, voici l’auteur de votre discours.

Maréchal.

M. de Boyergi ?

Le Marquis.

Demandez-lui ce qu’il en pense. Moi, je vais chaperonner votre fille.

Il sort.



Scène IX

GIBOYER, MARÉCHAL.
Maréchal.

Qu’en pensez-vous, monsieur de Boyergi ?

Giboyer.

De quoi, monsieur ?

Maréchal.

Du choix qu’on fait d’un protestant pour débiter mon… votre… le discours ?

Giboyer.

Ces messieurs le regardent comme un hommage éclatant rendu à la vérité ; moi, je pense qu’il fournira un bel exorde à la réponse. (D’un ton oratoire.) Eh quoi ! messieurs, c’est un protestant que vous venez d’entendre ? Mais, s’il est sincère, la première chose qu’il ait à faire en sortant d’ici, c’est d’abjurer.

Maréchal.

C’est vrai ! Je vous demande un peu qu’est-ce que c’est qu’un protestant qui ne proteste pas ?

Giboyer.

Ce que c’est, messieurs ? C’est le plus grave symptôme d’indifférence religieuse qu’ait encore donné notre époque ! Vous êtes plus avant que nous-mêmes dans la religion philosophique. Le choix de votre orateur est un aveu : le moyen âge est mort, et c’est vous qui posez la dernière pierre de son tombeau. Que parlez-vous de le ressusciter ?

Maréchal.

Bravo ! bravo ! je donnerais cent mille francs de ma poche pour qu’on jetât cela au nez de l’intrigant qui m’a supplanté.

Giboyer.

Le fait est que ces messieurs se sont cruellement joués de vous !

Maréchal.

C’est une indignité !

Giboyer.

Une mystification. Ils vous traitent comme un Cassandre.

Maréchal.

Je leur ferai voir si j’en suis un.

Giboyer.

Ils vous couvrent d’un ridicule à n’oser plus vous montrer.

Maréchal.

Ils ne le porteront pas en paradis.

Giboyer.

Malheureusement, vous ne pouvez rien contre eux.

Maréchal.

On ne sait pas !

Giboyer, à demi voix.

Il y aurait bien une belle vengeance à tirer.

Maréchal.

Laquelle ?

Giboyer.

Ce serait de répondre.

Maréchal.

Moi ?

Giboyer.

De les foudroyer.

Maréchal.

Ah ! si je le pouvais !

Giboyer.

Il ne vous manque qu’un foudre… On peut vous le procurer.

Maréchal.

Qui ? vous ?

Giboyer.

Non, je ne suis pas de force. Je ne connais qu’un homme capable de rétorquer mon discours ; c’est mon neveu.

Maréchal.

Le petit Gérard ?

Giboyer.

Lui-même.

Maréchal.

Mais il le trouvait sans réplique ?

Giboyer.

Il a réfléchi depuis, et il me l’a démoli à moi pièce par pièce. Vous le dirai-je ? Il a si bien retourné mes idées, que j’abandonne le parti et vais donner demain ma démission de rédacteur en chef.

Maréchal.

Bah ! Maximilien vous a converti à ce point ? Mais alors il me ferait un discours…

Giboyer, faisant claquer un baiser sur ses doigts.

Oh !

Maréchal.

Il lui suffirait d’une nuit pour cela ?

Giboyer.

Facilement.

Maréchal.

Et je pourrais lire demain ?

Giboyer.

Quelle surprise pour ces messieurs !

Maréchal.

Votre neveu est-il discret ?

Giboyer.

Comme moi-même.

Maréchal.

Qu’il ne parle de rien ! ni à ma femme, ni à ma fille, ni à personne ! et qu’il m’apporte son manuscrit demain matin.

Giboyer.

C’est convenu.

Maréchal.

Quelle revanche !

Il entre dans le salon par la porte de droite.
Giboyer.

Voilà une recrue dont la démocratie ne sera pas fière… Mais, bah ! il faut avant tout tâcher d’assurer le bonheur de Maximilien.



Scène X

GIBOYER, MAXIMILIEN.
Maximilien, sortant du salon par la porte de gauche.

Viens-tu ?

Giboyer.

Tu as l’air d’un homme ivre.

Maximilien.

Je le suis.

Giboyer.

Pour te dégriser, tu vas passer la nuit à écrire la réfutation du discours de Maréchal… — Je te fournirai l’exorde.

Maximilien.

À quel propos ?

Giboyer.

J’ai un député à qui il ne manque que la parole.

Maximilien.

Ce n’est pas moi qui la lui donnerai. Je me soucie bien de la politique à présent !

Giboyer.

Quoi ! tu ne détestes pas ces opinions devant lesquelles le mérite et l’honneur sont une dot insuffisante ?

Maximilien.

C’est vrai.

Giboyer.

Ces opinions qui te séparent de Fernande ?

Maximilien.

Je les exècre !

Giboyer.

Tu ne te sens pas monter la rage au cœur devant ce stupide obstacle ?

Maximilien.

Oui !

Giboyer.

Tu n’éprouves pas le besoin de te ruer dessus et de le mordre ?

Maximilien.

Tu as raison ! Dussé-je m’y briser les dents, je les imprimerai dans la pierre ! Jetons au destin la protestation du désespoir, la poignée de poussière du vaincu ! Allons !

Giboyer.

Va prendre ton paletot. (À part.) Moi, je n’en porte jamais… c’est trop chaud !

Ils sortent.