Le Fils de Giboyer
Théâtre completCalmann-Lévy, éditeursTome 5 (p. 167-194).
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ACTE CINQUIÈME


Décor du deuxième acte.


Scène première

MADAME MARÉCHAL, assise au milieu de la scène et brodant ; FERNANDE, allant et venant en silence.
Madame Maréchal.

Vous êtes bien agitée, mademoiselle.

Fernande.

Et vous bien calme, madame.

Madame Maréchal.

Je n’ai pas de raison de ne pas l’être.

Fernande.

Quand peut-être en ce moment mon père est à la tribune !

Madame Maréchal.

Ah ! c’est là ce qui vous occupe ?

Fernande.

Et quoi donc, madame ? J’admire votre tranquillité.

Madame Maréchal.

Le discours de votre père est magnifique, et je suis sûre que ce sera un triomphe.

Fernande.

Ah ! je n’en demande pas tant.

Madame Maréchal.

Je le crois ; il arbore un drapeau qui n’est pas le vôtre.

Fernande.

Je n’ai pas de drapeau, madame ; je ne me mêle pas de politique.

Madame Maréchal.

Vous m’étonnez : je vous aurais crue républicaine au fond du cœur.

Fernande.

Pourquoi ?

Madame Maréchal.

C’est une opinion qui rapproche les distances.

Fernande.

Je ne vous comprends pas.

Madame Maréchal.

Vous faites encore l’ingénue après l’éclat d’hier ?

Fernande.

L’éclat ?… Il n’y a que vous, madame, pour interpréter à mal une action si simple. Je suis sûre que tous les gens de cœur m’ont approuvée, à commencer par M. d’Outreville qui est le plus intéressé dans la question.

Madame Maréchal.

Si vous croyez l’avoir enchanté par votre petite manifestation ! j’en suis encore à comprendre comment il n’a pas repris sa parole.

Fernande.

Si je le soupçonnais d’y avoir songé un instant, c’est moi qui reprendrais la mienne.

Madame Maréchal.

Vous êtes sévère !

Fernande.

Je n’admets pas qu’il doute de ma probité.

Un Domestique.

Madame reçoit-elle ?

Madame Maréchal.

Qui ?

Le Domestique.

Madame la baronne Pfeffers.

Fernande, à part.

Encore ?

Madame Maréchal.

Qu’elle entre.



Scène II

Les Mêmes, LA BARONNE.
Madame Maréchal, montrant un siège à la baronne.

Savez-vous, chère baronne, que vous nous gâtez ?

La Baronne, debout.

Hélas ! madame, je viens aujourd’hui, bien à contre-cœur, chargée d’une mission qui ne vous surprendra certainement pas, mais dont le pénible devoir appartenait plutôt à M. d’Auberive qu’à moi… M. d’Outreville en a jugé autrement, et, malgré ma répugnance à me mêler de choses aussi délicates, il a fallu me rendre à ses instances.

Madame Maréchal.

Il reprend sa parole ? (À Fernande.) Là ! que vous disais-je ? Voilà le fruit de vos excentricités ! Après la scène d’hier, cette rupture est un désastre pour vous !

La Baronne.

N’exagérons pas, madame : la situation de mademoiselle Fernande reste intacte. M. d’Outreville, en vrai gentilhomme, a reculé devant une rupture tant qu’elle pouvait donner lieu à des interprétations fâcheuses pour sa fiancée ; mais le discours de M. Maréchal a levé tous ses scrupules.

Fernande.

Mon père a parlé ?

La Baronne.

Oui, mademoiselle… C’est en sortant de la Chambre que M. d’Outreville est accouru chez moi, indigné de cette volte-face inqualifiable.

Fernande.

Volte-face !

La Baronne.

Comment voulez-vous appeler cela ? J’admets que M. Maréchal se soit trouvé froissé, qu’il ait refusé de comprendre les raisons de haute convenance qui ont déterminé le comité à faire choix d’un autre orateur…

Madame Maréchal.

Un autre orateur ?… que voulez-vous dire ?

La Baronne.

Ne savez-vous pas qu’on lui a retiré le discours pour le donner à M. d’Aigremont ?

Madame Maréchal.

Mais nous sommes bafoués, madame !

Fernande.

Vous disiez cependant que mon père a parlé.

La Baronne.

Hélas ! oui. Il s’est levé après M. d’Aigremont, à la grande surprise de nos amis, et, à leur plus grande indignation, il a lu une réponse furibonde aux nobles paroles qu’on venait d’entendre.

Madame Maréchal.

Quelle horreur ! nous voilà au banc de l’opinion !

La Baronne.

Je le crains, madame. M. d’Outreville a quitté la séance ; il est venu chez moi : vous savez le reste.

Fernande.

Dites-lui, madame, qu’il n’avait pas besoin de redemander sa parole : mon père la lui a rendue.

La Baronne.

Cette réponse est digne de vous, mademoiselle. Adieu, madame. Je prends part, croyez-le bien, à la douleur que vous cause la conduite de M. Maréchal. (À part.) Dans un mois, je porterai d’azur à trois besants d’or.

Entre Maréchal.
Fernande, lui sautant au cou.

Mon père !

Maréchal salue gracieusement la baronne, qui sort sans le regarder.



Scène III

MADAME MARÉCHAL, MARÉCHAL, FERNANDE.
Maréchal, à Fernande.

D’où vient à la baronne cet air de princesse ?

Madame Maréchal.

Vous le demandez ?…

Maréchal.

Ah ! vous savez déjà ?… Eh bien, tant mieux !

Madame Maréchal.

Apostat !

Fernande se met à sa tapisserie.
Maréchal.

Tout beau, madame Maréchal ! S’il y a eu apostasie de ma part, c’est le jour où j’ai abandonné les principes de mes pères, et non le jour où j’y reviens. Je suis un roturier, si vous ne le savez pas !

Madame Maréchal.

Ah ! si j’avais pu en douter…

Maréchal.

Mon nom n’est pas même un nom, c’est un sobriquet ; j’ai eu parmi mes aïeux un maréchal, pas un maréchal de France, entendez-vous ? un maréchal ferrant. Libre à vous d’en rougir ; moi, j’en suis fier.

Madame Maréchal.

Juste ciel ! À quoi me suis-je exposée en me mésalliant !

Maréchal.

Laissez-moi donc tranquille avec votre mésalliance ! Vous êtes de la Vertpillière comme je suis de Saint-Cloud.

Madame Maréchal.

Monsieur !

Maréchal.

Votre nom est Robillard ; votre arrière-grand-père était procureur.

Madame Maréchal.

Monsieur ! monsieur ! respectez au moins ma famille.

Maréchal.

Eh ! madame, elle n’est pas respectable… Je ne vous en estime que plus d’ailleurs ; je n’ai pas de préjugés, moi. Je méprise la noblesse ; la seule distinction que j’admette entre les hommes, c’est la fortune.

Madame Maréchal.

Si vous méprisiez la noblesse, elle vous le rend bien. M. le comte d’Outreville nous a déjà signifié par la baronne qu’il n’épousait pas la fille d’un démagogue.

Maréchal.

Vraiment ! Il ne me fait plus l’honneur d’empocher mes écus, ce gentillâtre râpé ? M. le comte d’Argencourt me casse aux gages ? Il me destitue de son alliance ? Comme ça se trouve ! J’allais lui donner ma démission.

Madame Maréchal.

Ah ! monsieur, votre langage s’abaisse avec vos sentiments ; vous devenez commun.

Maréchal.

Je parle à la bonne franquette, comme il sied à un homme libre. Loin de moi l’afféterie des cours :

Fredonnant.
Je suis du peuple ainsi que mes amours…


soit dit sans vous offenser, mademoiselle Robillard.

Madame Maréchal.

Vous êtes un révolutionnaire, un cannibale, voilà ce que vous êtes !

Maréchal.

Tenez, vous me faites sourire ! C’est tout l’effet que doivent produire sur la véritable force les emportements de la faiblesse.

Madame Maréchal.

Je vous cède la place, monsieur.

Maréchal.

Rentrez dans le gynécée ; et tenez-vous-y dorénavant.

Elle sort indignée.



Scène IV

MARÉCHAL, FERNANDE.
Maréchal, allant s’asseoir auprès du métier de Fernande.

Tu ne me dis rien, fillette ? Est-ce que tu regrettes le d’Outreville ? Est-ce que tu l’aimais ?

Fernande.

Non, mon père ; c’était un mariage de convenance.

Maréchal.

Il n’est pas beau, ce monsieur. Je ne sais pas comment j’ai pu songer à donner une belle fille comme toi à ce noble efflanqué. Sois tranquille, les partis ne te manqueront pas avec ta fortune et… la gloire de ton père.

Fernande.

Tu as donc eu un grand succès ?

Maréchal, modeste.

Énorme, mon enfant ! tel qu’on n’en as pas vu depuis dix ans. Ah ! ces messieurs du comité doivent se mordre les doigts de m’avoir retiré leur discours ! Je l’ai pulvérisé ! tu liras le Moniteur demain matin. — Tu n’es pas légitimiste, toi, j’espère ?

Fernande.

Je ne suis rien ; mais je m’étonnais que tu le fusses : car tu n’avais aucune raison de l’être.

Maréchal, se levant.

Je ne l’étais pas au fond… Je m’étais sottement laissé endoctriner par ta belle-mère et ce diable de marquis : j’avais cru à une alliance possible entre l’ancienne aristocratie et la nouvelle ; mais le bandeau est tombé de mes yeux.

Fernande, lui prenant le bras tendrement.

Quoi qu’il en soit, je suis bien heureuse de ton succès, et bien heureuse surtout que ce soit fini.

Maréchal.

Fini ? Ce n’est que le commencement ! Tous les orateurs de l’autre parti se sont inscrits pour demain. Ils vont me livrer un rude assaut ; mais il ne savent pas à qui ils ont affaire ! Ce sera mon tour après-demain ; mes amis comptent sur moi ; je ne leur ferai pas défaut.

Le Domestique, annonçant.

M. de Boyergi !

Maréchal.

Faites entrer. — Laisse-nous, Fernande. Nous avons à causer.

Il l’embrasse au front ; elle sort.



Scène V

GIBOYER, MARÉCHAL.
Maréchal.
Eh bien, mon cher Boyergi, vous venez chercher mes remerciements ?
Giboyer.

Je vous apporte mes félicitations.

Maréchal.

Je les accepte, parbleu ! Mais il en revient une bonne part à votre neveu, entendez-vous ? il a admirablement rendu mes idées, beaucoup mieux que je ne l’aurais fait moi-même, je ne me le dissimule pas.

Giboyer.

Vous êtes trop modeste.

Maréchal.

Non, mon cher, je ne suis que juste. Ce jeune homme ira loin, c’est moi qui vous le dis et vous pouvez m’en croire ; je m’y connais. Je veux me l’attacher et me charger de sa fortune.

Giboyer.

Je vous remercie beaucoup, mais j’ai d’autres desseins sur lui ; je l’emmène en Amérique.

Maréchal.

Vous l’emmenez ?

Giboyer.

Oui ; j’ai accepté la direction d’un grand journal à Philadelphie, et j’ai besoin du concours de Maximilien.

Maréchal.

Mais, sapristi ! moi aussi, j’en ai besoin ; j’en ai plus besoin que vous ! J’ai une grande position à soutenir, une grande cause à défendre.

Giboyer.

Vous êtes bien de taille à suffire à la tâche.

Maréchal.

Je n’en sais rien ! Ce jeune homme m’est très utile, je ne m’en défends pas.

Giboyer.

Utile, soit ; mais indispensable, non.

Maréchal.

Pardonnez-moi ! Je suis habitué à sa manière de travailler ; il est habitué à la mienne ; il me complète, c’est mon bras droit, c’est lui qui tient ma plume. Je suis content de son style et n’en veux pas changer. — Et puis, je l’aime, ce garçon ! Je veux le former sous mes yeux, à mon école. Où trouvera-t-il un apprentissage pareil à celui qu’il ferait chez moi ?

Giboyer.

La question n’est pas là.

Maréchal.

Où est-elle ? S’agit-il d’appointements ? Vous les fixerez vous-même. Que gagnerait-il en Amérique ? Je lui donne le double.

Giboyer.

Mon Dieu, monsieur…

Maréchal.

Il veut son indépendance ? Il l’aura ! Personne ne saura qu’il m’appartient… j’aime autant ça ! Voyons, si vous lui portez le moindre intérêt, vous devez accepter mes offres. Elles sont belles !

Giboyer.

Si belles, que je ne puis excuser mon refus qu’en vous disant toute la vérité. J’emmène Maximilien avec moi surtout pour le dépayser, pour l’arracher à un amour sans issue.

Maréchal.

Il est amoureux ? Parbleu, le beau malheur ! nous l’avons tous été, et nous voilà !

Giboyer.

Ce n’est pas une amourette, monsieur ; c’est une passion.

Maréchal.

Quoi ? Une jeune fille qu’il ne peut pas épouser ?

Giboyer.

Précisément.

Maréchal.

Que le diable emporte les jeunes gens ! (À part.) Et ma réponse… après-demain. (Haut.) — Quand partez-vous ?

Giboyer.

Demain soir.

Maréchal.

Donnez-moi au moins huit jours.

Giboyer.

Pas un seul, monsieur ; je suis attendu.

Maréchal.

Sapristi ! N’y aurait-il pas moyen d’arranger ce maudit mariage ?

Giboyer.

C’est tellement impossible que nous ne le désirons même pas.

Maréchal.

La famille a donc des prétentions par-dessus les maisons ? Car enfin votre neveu est charmant de sa personne ; il a un avenir magnifique, un présent très acceptable, puisque je lui donne… Oui, j’irai jusqu’à vingt mille francs. Que diable ! c’est une position superbe ! Qu’est-ce donc qu’il leur faut, à ces imbéciles-là ?

Giboyer.

Si je vous disais le nom de la jeune personne, vous n’insisteriez pas.

Maréchal.

C’est donc une Montmorency ?

Giboyer.

Mieux que cela, monsieur ! Pour en finir d’un mot, c’est mademoiselle Fernande.

Maréchal, très pincé.

Ma fille ?… Mon secrétaire se permet de lever les yeux sur ma fille ?

Giboyer.

Non, monsieur, puisqu’il part pour l’Amérique.

Maréchal.

Bon voyage ! elle n’est pas pour ses beaux yeux, mon cher monsieur.

Giboyer, s’inclinant comme pour prendre congé.

Je le sais. Puisse-t-elle être heureuse avec M. le comte d’Outreville !

Maréchal.

D’Outreville ? Ah bien, oui !… (Ramenant Giboyer en scène.) Encore une obligation que je vous ai ! Tout est rompu, grâce à l’attitude que vous m’avez fait prendre.

Giboyer, à part.

Je m’en doutais bien.

Maréchal, arpentant la scène avec agitation.

Ma pauvre enfant ! Un mariage annoncé partout ! la corbeille achetée, les bans publiés ! Comment la marierai-je à présent ? Et tout cela par votre faute, monsieur.

Giboyer, immobile et froid.

Cette rupture ne vous préoccupait guère, quand je suis arrivé.

Maréchal.

Hélas ! je comptais sur ma gloire pour en réparer l’effet. Ma gloire ! autre crève-cœur ! Vous me livrez sans défense aux ennemis que je me suis faits ! Je suis la bête noire d’un parti puissant et rancunier ! Les quolibets vont pleuvoir sur mon silence. Je n’ai plus qu’à me retirer de la scène politique, et aller planter mes choux. Le désastre est complet ! le père est encore plus compromis que la fille.

Il s’assied à droite.
Giboyer.

Bah ! une riche héritière n’est jamais assez compromise pour ne pas trouver un mari.

Maréchal, abattu.

Oui, quelque gandin sans fortune qui la prendra pour son argent et qui la rendra malheureuse.

Giboyer.

C’est vrai, vous avez raison… je ne songeais pas à ça. Un jeune homme désintéressé qui l’épouserait pour elle-même… c’est l’oiseau rare. Et puis, en supposant que vous mettiez la main dessus, voilà mademoiselle votre fille tirée d’embarras ; mais vous, non.

Maréchal.

Parbleu !

Giboyer.

À moins que votre gendre ne fût de force à remplacer mon neveu auprès de vous ; et cela ne se trouve pas non plus dans le pas d’un cheval.

Maréchal.

À qui le dites-vous !

Giboyer.

D’ailleurs, c’est bien assez d’un homme dans le secret de votre travail.

Maréchal.

C’est déjà trop.

Giboyer.

Comment sortir de cette impasse ?

Maréchal, se frappant le front.

Mais que nous sommes bêtes ! ça va tout seul.

Il va sonner à la cheminée.
Giboyer, à part.

Avec un peu d’aide.

Maréchal, à part, redescendant en scène.

Ça me fera le plus grand honneur. D’ailleurs, je ne peux pas faire autrement. (Au domestique qui est entré.) — Priez mademoiselle de venir me parler.

Giboyer.

Vous avez une idée ?

Maréchal.

Ce ne sont jamais les idées qui me manquent, mon cher, c’est le style. Je vais vous étonner.

Giboyer.

Que méditez-vous donc ?

Maréchal.

Ne cherchez pas : vous ne trouveriez jamais. Ils sont rares, les hommes qui conforment leurs actes à leurs paroles ; j’en suis un. — Je suis tout d’une pièce, moi, carré par la base : ce que je pense, je le dis ; ce que je dis, je le fais.

Giboyer, à part.

C’est étonnant, comme je suis roué, quand il ne s’agit pas de moi.



Scène VI

Les Mêmes, FERNANDE.
Maréchal.

Ma fille… je te présente M. de Boyergi, oncle de Maximilien. — Sais-tu ce qu’il vient de m’apprendre ? Le départ de son neveu pour l’Amérique.

Fernande.

Il part ? Il ne m’en avait rien dit.

Giboyer.

C’est une résolution de ce matin, mademoiselle.

Fernande.

Ne viendra-t-il pas nous faire ses adieux ?

Giboyer.

Il a très peu de temps à lui ; il m’a chargé de vous présenter ses devoirs.

Fernande.

Il nous croit donc bien peu de ses amis ? Dites-lui monsieur, que j’aurais été heureuse de lui serrer la main, et que je lui souhaite tout le bonheur dont il est digne.

Maréchal.

Il s’agit bien de bonheur pour lui ! Sais-tu la cause de cette résolution désespérée ? Monsieur ne voulait pas me la dire ; mais on ne me cache rien, à moi. Ce pauvre jeune homme s’en va pour t’oublier.

Fernande.

M’oublier ?.. (À Giboyer.) Croyez bien, monsieur, que je ne suis coupable d’aucune coquetterie. Le hasard seul a fait naître entre nous une espèce d’intimité que je regrette profondément, puisqu’il devait en sortir pour M. Gérard autre chose que de l’amitié.

Maréchal.

C’est bel et bon, mais le mal est fait. Eh bien, ça me désole. Je fais le plus grand cas de ce jeune homme, moi. C’est un garçon de rare mérite et d’une élévation de sentiments plus rare encore.

Fernande.

Tu ne lui rends pas plus justice que moi.

Maréchal.

Il est pauvre, tant mieux ! Bref, il ne dépend que de toi qu’il soit mon gendre. (À Giboyer.) Vous ne vous attendiez pas à celle-là, hein ? (À Fernande.) Eh bien, acceptes-tu ?

Fernande.

Oui, mon père.

Giboyer.

Ah ! mademoiselle, merci ! je cours lui apprendre…

Le Domestique, annonçant.

M. Gérard.

Giboyer.

Ah ! les amoureux !… Il voulait partir sans vous revoir !

Maréchal, bas.

Chut ! laissez-moi faire ! (Il s’assied sur le fauteuil au milieu de la scène ; Fernande debout derrière lui.) — Qu’il entre !



Scène VII

Les Mêmes, MAXIMILIEN.
Giboyer, à Maximilien, qui s’arrête un peu confus en le voyant.

Eh bien, oui, c’est moi.

Maximilien, à Maréchal.

Je vois, monsieur, que je n’ai plus à vous annoncer mon départ. Je viens prendre congé de vous et de… votre famille.

Maréchal, jouant la sévérité.

Ma famille, monsieur, applaudit d’autant plus à votre résolution, qu’elle en connaît la véritable cause.

Maximilien, à Giboyer.
Que signifie… ?
Giboyer, joyeux.

J’ai tout avoué.

Maximilien.

De quel droit livres-tu mon secret ?

Maréchal.

Ce n’est pas sa faute : je le lui ai extirpé, si j’ose m’exprimer ainsi. Ah ! mon gaillard, vous vous permettez d’aimer ma fille ! vous n’êtes pas gêné.

Maximilien.

Monsieur…

Maréchal, se levant.

Eh bien, moi… je vous la donne.

Maximilien.

Ah ! monsieur, cette raillerie…

Giboyer.

Il ne raille pas !

Maximilien, très ému.

Quoi ! monsieur, malgré ma pauvreté ?

Maréchal.

Votre mérite est une fortune.

Maximilien.

Malgré ma naissance ?

Giboyer, anéanti, à part.

Je l’avais oubliée !

Maréchal.

Qu’est-ce qu’elle a donc de particulier, votre naissance ?

Maximilien.

Ne le savez-vous pas ? Je ne porte que le nom de ma mère.

Maréchal.

Quoi ? comment ? Père inconnu !… (À Giboyer.) Et vous n’en disiez rien ?

Giboyer.

Hélas ! je n’y songeais plus !

Maréchal.

Vous n’y songiez plus, saprelotte ! il fallait y songer. Ce n’est pas un détail indifférent !… — Si je brave les préjugés… je les respecte ! et pour le monde…

Giboyer.

Pour le monde, mon neveu est un orphelin, et personne ne s’avisera de vérifier son état civil.

Maréchal.

Au fait, c’est vrai. Personne n’ira vérifier… Et puis c’est un énorme avantage d’épouser un orphelin. On n’épouse que son mari, pas de famille !

Maximilien.

Pardon, monsieur, j’ai mon père.

Giboyer, vivement.

Peu importe ! il n’a aucun droit sur lui, ne l’ayant pas reconnu.

Maximilien.

S’il n’a pas de droits devant la loi, il en a dans mon cœur. Tu m’entends ?

Maréchal, à Giboyer.

Qu’est-ce que c’est que ce père ? Comment s’appelle-t-il ?

Maximilien.

Giboyer.

Maréchal.

Giboyer ? L’auteur des biographies, le pamphlétaire ?

Giboyer, courbant la tête.

Oui.

Maréchal, à Maximilien.

Mais, mon cher ami, à un pareil père vous ne devez rien, ni devant Dieu ni devant les hommes. Vous êtes trop heureux qu’il ne vous ait pas empêtré de son nom…

Maximilien, avec éclat.

C’est pour cela qu’il ne m’a pas reconnu, et non pour se soustraire aux devoirs de la paternité. Il les a accomplis avec une abnégation surhumaine. Il m’a fait litière de son corps et de son âme. Qu’on le juge comme on voudra, je suis sa vertu, et ce n’est pas à moi de le renier !

Giboyer, d’une voix tremblante.

S’il t’entendait, il serait trop payé ! mais laisse-le achever sa tâche ! puisqu’il a consacré sa vie à aplanir la tienne, ne lui inflige pas cette douleur, la seule qu’il n’ait jamais prévue, de devenir obstacle lui-même ; ne lui refuse pas l’amère volupté du dernier sacrifice. (À Maréchal, d’une voix ferme.) Je vous le promets en son nom, monsieur, il disparaîtra, il s’en ira… bien loin !

Maximilien.

Où il ira, j’irai : c’est mon devoir, c’est ma joie. Je ne le séparerai pas du seul homme qui puisse entourer sa vieillesse de respect et s’agenouiller à son lit de mort.

Maréchal.

Ces sentiments-là vous honorent ; mais ils sont absurdes, n’est-il pas vrai, monsieur de Boyergi ?

Giboyer.

Oui.

Maréchal.

Vous pleurez ? Eh ! mon Dieu, croyez-vous que, moi-même, je ne sois pas ému ? Je le suis ! Je rends justice à ce brave monsieur Giboyer, et je lui serrerais bien volontiers la main… dans un coin ; mais je ne peux en faire ma société, quand le diable y serait. Ne me demandez pas l’impossible.

Maximilien.

Je ne demande rien, monsieur.

Maréchal, à part.

C’est souvent une manière de tout obtenir ; je la connais. (Haut.) Je vous déclare que je suis au bout de mes concessions. Choisissez entre votre père, puisque père il y a… et ma fille.

Maximilien.

Mais, monsieur, je n’ai même pas le droit de délibérer.

Giboyer.

Je t’en supplie, ne t’inquiète pas de lui. Tu ne connais pas ces dévouements farouches qui se repaissent d’eux-mêmes. Va, le plus doux compagnon que tu puisses donner à sa vieillesse, c’est la pensée que tu es heureux.

Maximilien.

Plus il me pardonnerait mon ingratitude, moins je me la pardonnerais, moi ! — Non.

Giboyer, tristement.

N’en parlons plus.

Maréchal, avec humeur.

N’en parlons plus. Allez en Amérique, et grand bien vous fasse ! Vous n’aimez pas ma fille, voilà tout.

Maximilien, tombant dans le fauteuil du milieu avec un sanglot.

Je ne l’aime pas !

Maréchal, de la porte.

Viens, Fernande. (Fernande, qui a suivi toute la scène du fond du théâtre, s’avance lentement vers Maximilien et, lui prenant la tête entre ses mains, lui donne un baiser au front. Puis elle se redresse et regarde son père.) Es-tu folle ? Me voilà bien maintenant ! Vous triomphez monsieur, vous êtes maître de la situation ; il ne vous reste plus qu’à amener M. Giboyer chez moi et qu’à l’installer dans ma robe de chambre.

Fernande, à Giboyer.

Je serai heureuse, monsieur, que vous m’appeliez votre fille.

Maréchal.

Quoi ! c’est lui ?

Fernande.

Tu ne l’avais pas deviné ?

Elle tend ses mains à Giboyer, qui les couvre de baisers.
Maréchal.

Mais alors, il n’y a rien de changé dans une situation… que j’acceptais. Ce que je vous demande, monsieur de Boyergi, c’est de n’y rien changer.

Giboyer.

Je n’en ai pas envie.

Maréchal, à part.

J’aurai deux secrétaires au lieu d’un.

Giboyer, à part.

C’est égal, je partirai pour l’Amérique après le mariage.

Le Domestique, annonçant.

M. le marquis d’Auberive.



Scène VIII

Les Mêmes, LE MARQUIS.
Maréchal.

Arrivez, monsieur le marquis, et soyez le premier à apprendre le mariage de votre pupille.

Le Marquis, regardant Gérard et Fernande.

Avec M. Gérard ? Je m’y oppose.

Maréchal.

Oh ! oh ! vous vous y opposez ! Et de quel droit ? Je suis le père de ma fille, peut-être ?

Le Marquis.

C’est vrai, mais savez-vous qui est monsieur ?

Fernande.

Je l’aime !

Le Marquis, à part.

Patatras ! — Non ! (Haut.) Ventre-saint-gris ! je m’étais habitué à l’idée que vous épouseriez quelqu’un des miens, ma chère Fernande, et, à mon âge, on ne change plus ses habitudes. — Jeune homme, vous êtes orphelin… par destination du père de famille ; je n’ai pas d’enfants ; je vous ai donné les soins requis par le Code : je vous adopte.

Maréchal.

Hein ?

Giboyer.

Je vous remercie du fond du cœur, monsieur le marquis.

Maximilien.

Moi aussi, je vous remercie bien ; mais je ne suis pas accoutumé à avoir beaucoup de pères ; j’en ai trouvé un bon, et je m’y tiens.

Le Marquis.

Prenez garde ! C’est de la grandeur d’âme aux dépens de Fernande.

Fernande.

Cette noblesse-là me suffit.

Le Marquis, à Maréchal.

Il me semble qu’on pourrait vous consulter un peu.

Maréchal.

Ce ne serait que convenable, et j’avoue que je serais enchanté que mon gendre… ah ! mais non ! Ah ! mais non ! je suis démocrate.

Giboyer, à part.

C’est qu’il le croit !

Le Marquis.

Allons, puisque vous perdez tous l’esprit… (À part.) J’adopterai mon petit-fils !


FIN DU FILS DE GIBOYER.