Traduction par G. Hérelle.
La Revue de Paristome 3, mai-juin (p. 241-287).


Les innombrables apparences du Feu volatil et versicolore se répandaient dans le firmament, rampaient sur l’eau, s’enroulaient aux vergues des navires, enguirlandaient les coupoles et les tours, ornaient les frises, enveloppaient les statues, gemmaient les chapiteaux, enrichissaient toutes les lignes, transfiguraient tous les aspects des architectures sacrées et profanes autour du profond miroir qui multipliait les merveilles. Étonnés, les yeux ne distinguaient plus ni le contour ni la qualité des éléments, mais ils étaient charmés par une vision mobile où toutes les formes vivaient d’une vie lucide et fluide, suspendues dans un éther vibrant ; de sorte que, sur l’eau, les sveltes proues recourbées et, dans le ciel, les colombes d’or par myriades semblaient rivaliser de légèreté en leur vol pareil et atteindre le faîte d’édifices immatériels.

À cette heure, édifié par les subtils génies du Feu, un temple nouveau s’élevait là même où, dans le crépuscule, on avait cru voir un neptunien palais d’argent dont l’architecture imitait les torsions des conques marines. C’était, agrandi, un de ces labyrinthes construits sur le fer des landiers, demeures aux cent portes habitées par les présages ambigus ; un de ces fragiles châteaux vermeils aux mille fenêtres, où se montrent un moment les princesses salamandres qui rient voluptueusement au poète charmé. Rose comme une lune naissante rayonnait sur la triple loggia la sphère de la Fortune, supportée par les épaules des Atlantes ; et ses reflets engendraient un cycle de satellites. Du quai des Esclavons, de la Giudecca, de San Giorgio, avec un crépitement continu, des faisceaux de tiges enflammées convergeaient au zénith et s’y épanouissaient en roses, en lis, en palmes, formant un jardin aérien qui se détruisait et se renouvelait sans cesse par des floraisons de plus en plus riches et étranges. C’était une rapide succession de printemps et d’automnes à travers l’empyrée. Une immense pluie scintillante de pétales et de feuillages tombait des dissolutions célestes et enveloppait toutes choses d’un tremblement d’or.

Au loin, vers la lagune, par les déchirures ouvertes dans cet or mobile, on voyait s’avancer une flotte pavoisée : une escadre de galères semblables peut-être à celles qui naviguent dans le rêve du luxurieux dormant son dernier sommeil sur un lit imprégné de parfums mortels. Comme celles-là peut-être, elles avaient des cordages composés avec les chevelures tordues des esclaves capturées dans les villes conquises, ruisselants encore d’une huile suave ; comme celles-là, elles avaient leurs cales chargées de myrrhe, de nard, de benjoin, d’éléomiel, de cinnamome, de tous les aromates, et de santal, de cèdre, de térébinthe, de tous les bois odoriférants accumulés en plusieurs couches. Les indescriptibles couleurs des flammes dont elles apparaissaient pavoisées évoquaient les parfums et les épices. Bleues, vertes, glauques, safranées, violacées, de nuances indistinctes, ces flammes semblaient jaillir d’un incendie intérieur et se colorer de volatilisations inconnues. Ainsi sans doute flamboyèrent, dans les antiques fureurs du saccage, les profonds réservoirs d’essences qui servaient à macérer les épouses des princes syriens. Telle maintenant, sur l’eau parsemée des matières en fusion qui gémissaient le long des carènes, la flotte magnifique et perdue s’avançait vers le bassin, lentement, comme si des rêves ivres eussent été ses pilotes et qu’ils l’eussent conduite se consumer en face du Lion stylite, gigantesque bûcher votif dont l’âme de Venise resterait parfumée et stupéfiée pour l’éternité.

— L’Épiphanie du Feu !… Quel imprévu commentaire à votre poésie, Effrena ! La Cité de Vie répond par un prodige à votre acte d’adoration. Elle brûle toute, à travers son voile d’eau. N’êtes-vous pas content ? Regardez ! Partout pendent par millions les grenades d’or.

La Foscarina souriait, le visage éclairé par la fête. Elle était prise de cette singulière allégresse que Stelio connaissait bien et qui, sourde avec je ne sais quoi de strident, lui suggérait l’image d’une maison close et profonde où des mains impétueuses auraient à l’improviste ouvert toutes les portes et toutes les fenêtres sur les gonds rouillés.

— Il faut louer Ariane, dit-il, pour avoir apporté à cette harmonie sa note la plus sublime.

Ces paroles, il ne les avait prononcées que pour induire la cantatrice à parler, que par désir de connaître quel serait le timbre de cette voix quand elle serait descendue des hauteurs du chant. Mais sa louange se perdit dans la clameur réitérée de la foule qui regorgea sur le Môle et rendit impossible de s’y attarder davantage. Du quai, il aida les deux amies à s’embarquer dans la gondole ; puis il s’assit presque à leurs genoux, sur l’escabeau. Et la longue proue dentelée pénétra dans l’enchantement, scintillante.

— Au Rio Marin, par le Grand Canal ! — ordonna la Foscarina au rameur. — Vous savez, Effrena ? Nous aurons à souper quelques-uns de vos meilleurs amis : Francesco de Lizo, Daniele Glàuro, le prince Hoditz, Antimo della Bella, Fabio Molza, Baldassare Stampa…

— Ce sera donc un festin ? interrompit Stelio.

— Ce ne seront pas, hélas ! les Noces de Cana.

— Mais n’aurons-nous pas lady Myrta, avec ses lévriers véronésiens ?

— Rassurez-vous, nous aurons lady Myrta. Vous l’avez aperçue dans la salle ? Elle était au premier rang, perdue en vous.

Comme, en parlant, ils se regardaient dans les yeux, ils furent l’un et l’autre envahis par un émoi soudain. Et le souvenir de l’heure crépusculaire, si pleine, qu’ils avaient vécue sur cette même eau sillonnée par cette même rame, leur emplit le cœur comme un flot de sang trouble ; et ils furent saisis par un brusque retour de cette angoisse qu’ils avaient éprouvée l’un et l’autre au moment de laisser derrière eux le silence de l’estuaire déjà au pouvoir de l’ombre et de la mort. Et leurs bouches répugnèrent aux vaines paroles trompeuses ; et leurs âmes se refusèrent à l’effort de s’incliner par prudence vers ces ornements passagers de la vie de fête, qui ne pouvaient plus maintenant avoir pour eux aucun prix ; et elles s’absorbèrent dans la contemplation des étranges figures qui surgissaient de leur propre abîme intérieur avec des aspects inconnus de monstrueuse richesse, tels ces entassements de trésors que les éclats de lumière faisaient voir au fond de l’eau nocturne.

Mais, dès qu’ils se turent comme à la minute où ils arrivaient près du vaisseau amenant son pavillon, ils sentirent peser plus gravement sur leur silence la présence de la musicienne, de même qu’alors son nom avait plus gravement résonné à leurs oreilles ; et, peu à peu, cela devint un poids intolérable. Bien que Stelio fût assis près de ses genoux, elle ne lui paraissait pas moins distante que tout à l’heure dans la forêt des instruments : distante et inconsciente, comme tout à l’heure dans la félicité du chant. Elle n’avait pas encore parlé.

Rien que pour l’entendre parler, Stelio lui demanda, presque timide :

— Resterez-vous quelque temps encore à Venise ?

Il avait cherché les paroles qu’il lui dirait ; et toutes celles qui s’étaient présentées à fleur de lèvres l’avaient troublé, lui avaient paru pleines d’ambiguïtés, trop vives, insidieuses, capables de propagations infinies, comme les semences ignorées d’où naissent mille racines. Et il lui avait semblé que Perdita ne pourrait entendre aucune de ces paroles sans que son amour, à elle, en demeurât plus triste.

Alors seulement après avoir prononcé la question simple et banale, il s’aperçut que cette phrase même pouvait recéler un infini de désir et d’espérance.

— Je partirai demain, répondit Donatella. Je devrais déjà ne plus être ici.

Sa voix, si limpide et si forte dans les hauteurs du chant, était égale, sobre, comme embuée d’une opacité légère, qui faisait penser au plus précieux des métaux enveloppé dans le plus délicat des velours. Sa brève réponse évoquait un lieu de supplice où elle devait retourner pour se soumettre à une torture qu’elle connaissait bien. Pareille à un fer trempé dans les larmes, une volonté douloureuse luisait à travers le voile de sa beauté juvénile.

— Demain ! — s’écria Stelio, qui ne cacha pas son regret sincère. — Vous avez entendu, madame ?

— Je sais, — répondit la Foscarina en prenant avec douceur la main de Donatella ; — je sais, et c’est pour moi une grande tristesse de la voir partir. Mais elle ne peut rester plus longtemps éloignée de son père. Peut-être ignorez-vous encore…

— Quoi ? — demanda Stelio avec vivacité. — Il est malade ? C’est donc vrai, que Lorenzo Arvale est malade ?

— Non, il n’est que fatigué, — répondit la Foscarina en se touchant le front, d’un geste peut-être involontaire, mais qui fut pour Stelio la révélation de la menace horrible suspendue sur le génie de cet artiste, naguère fécond et infatigable comme un maître d’autrefois, comme un Della Robbia ou un Verrocchio. — Fatigué… fatigué seulement… Il a besoin de repos et de baumes. Et le chant de sa fille est pour lui un baume sans pareil. N’avez-vous pas foi, vous aussi, dans les vertus curatives de la musique ?

— Certes, répondit-il, Ariane possède un don divin par où son pouvoir dépasse toute limite.

Le nom d’Ariane lui venait spontanément aux lèvres pour désigner la cantatrice telle qu’il la voyait : car il lui semblait impossible de mettre devant le nom véritable de la jeune fille l’appellation ordinaire qu’imposent les habitudes mondaines. Il la voyait intacte et singulière, libre des petites attaches de la coutume, vivant d’une vie propre et circonscrite, pareille à une œuvre d’art où le style aurait imprimé son inviolable sceau. Il la voyait isolée comme ces figures que fait ressortir un contour approfondi et net, étrangère à la vie commune, fixée dans une pensée très secrète ; et déjà, en face de ce recueillement impénétrable, il éprouvait une sorte d’impatience passionnée, semblable à celle de l’homme curieux en face d’une hermétique fermeture qui le tente.

— Ariane, dit-elle, avait pour ses peines, le don de l’oubli, qui me manque.

Une amertume peut-être involontaire imprégnait ces paroles, où Stelio crut découvrir l’indice d’une aspiration vers une vie moins opprimée par la douleur inutile. Il devina en elle la révolte contre l’esclavage, l’horreur du sacrifice qu’elle s’imposait, le désir véhément de s’élever vers la joie, l’aptitude à être tendue comme un tel arc par une main forte qui saurait s’en armer pour une noble conquête. Il devina qu’elle n’avait plus aucun espoir de sauver son père et qu’elle s’affligeait de n’être désormais que la gardienne d’un foyer éteint, d’une cendre sans étincelles. Et l’image du grand artiste foudroyé se dressa devant lui, non sous ses traits réels, car il n’en avait jamais connu l’apparence caduque, mais telle que la représentaient à son esprit les idées de beauté exprimées par le génie de cet homme dans le marbre et dans le bronze durables. Et il regarda fixement cette image, avec une angoisse de terreur plus glacée que ne l’inspirent les aspects les plus atroces de la mort. Et toute sa force, et tous ses désirs, et tout son orgueil résonnèrent en lui comme un faisceau d’armes secoué par une main menaçante ; et il n’y eut pas une seule de ses fibres qui n’en tremblât.

Enfin la Foscarina souleva ce drap funèbre qui, tout à coup, parmi les splendeurs de la fête, avait changé la gondole en un cercueil.

— Regardez là-bas, — dit-elle en indiquant à Stelio le balcon du palais de Desdémone, — regardez la belle Ninette qui reçoit l’hommage de la sérénade entre sa guenon et son barbet.

— Ah ! la belle Ninette ! — s’écria Stelio qui, rejetant loin de lui sa pensée triste, s’inclina vers le balcon riant et, avec une cordiale vivacité, envoya un salut à la petite femme charmée d’écouter les musiciens, illuminée par deux candélabres d’argent aux branches desquels étaient suspendues les guirlandes des dernières roses. — Je ne l’avais pas revue encore. C’est le plus doux et le plus gracieux animal que je connaisse. Quelle bonne fortune eut ce cher Hoditz, lorsqu’il en fit la découverte derrière un couvercle de clavecin, en fouillant une boutique d’antiquaire à San-Samuele ! Que dis-je ? deux bonnes fortunes en un seul jour : la belle Ninette, et un couvercle peint par le Pordenone ! Depuis ce jour, l’harmonie de sa vie est complète. Comme je voudrais que vous entriez dans son nid ! Vous y auriez un exemple vraiment admirable de ce que je vous disais tantôt, à la nuit tombante. Voilà un homme qui, obéissant à son goût natif pour la ténuité, a su se composer avec un art minutieux sa petite fable où il vit béat comme son aïeul morave dans l’Arcadie de Rosswald. Ah ! je sais de lui mille choses exquises !

Une large péotte, ornée de lanternes multicolores, chargée de musiciens et de chanteurs, était arrêtée sous le palais de Desdémone. La vieille chanson de la jeunesse brève et de la beauté passagère montait doucement vers la petite femme qui écoutait en souriant de son rire enfantin, entre sa guenon et son barbet, comme dans une estampe de Longhi :

Do beni vu ghavè,
Beleza e zoventà;
Co i va no i torna pià,
Nina mia cara[1]

— Ne vous semble-t-il pas, Effrena, que voici l’âme vraie de Venise, et que l’autre, celle dont vous avez présenté l’image à la foule, est la vôtre seulement ? — dit la Foscarina en balançant un peu la tête au rythme de la molle chanson qui coulait dans tout le Grand Canal, répétée au loin par d’autres barques mélodieuses.

— Non, répondit Stelio ; ceci n’est point l’âme vraie de Venise. En nous existe, vagabonde comme un papillon voletant à la surface de notre âme profonde, une animula, un minuscule esprit joyeux qui souvent nous séduit et nous amène à nous incliner vers les plaisirs aimables et médiocres, vers les passe-temps puérils, vers les musiques légères. Cette animula vagula existe même dans les natures les plus graves et les plus violentes, pareille à ce clown attaché à la personne d’Othello ; et quelquefois elle trompe notre jugement. Ce que vous entendez maintenant chantonner sur les guitares, c’est l’animula de Venise ; mais son âme vraie ne se découvre que dans le silence, et plus terriblement, soyez-en sûre, en plein été, à midi, comme le grand Pan. Tout à l’heure aussi, là-bas, sur le bassin de Saint-Marc, je croyais que vous l’aviez entendue vibrer quelques minutes dans l’immense incendie. Vous oubliez Giorgione pour la Rosalba !

Autour de la péotte se pressaient les bateaux pleins de femmes languissantes, penchées vers la musique en des attitudes d’abandon, comme sur le point de s’évanouir entre des bras invisibles. Et, autour de cette volupté rassemblée, les reflets des lanternes dans l’eau tremblaient comme une floraison de nénuphars lumineux.

Se lassarè pàssar
La bêla e fresca età,
Un zorno i ve dira
Vechia maura ;
E bramarè, ma invan,
Quel che ghavevi in man
Co avè lassa scampar
La congionlura[2].

C’était vraiment la chanson de ces dernières roses qui se fanaient aux branches dés candélabres. Elle évoquait dans l’âme de Perdita le cortège de la Saison défunte, l’enveloppe opaline où Stelio avait renfermé le doux cadavre vêtu d’or. Ce que voyait l’actrice, à travers le cristal scellé par le Maître du Feu, au fond de la lagune, sur la prairie d’algues, c’était sa propre image. Un froid soudain se répandit par tous ses membres ; de nouveau l’étreignirent l’horreur et le dégoût de son corps qui n’était plus jeune. Et, se souvenant de la récente promesse, pensant que, cette nuit même, l’aimé pourrait lui en réclamer l’accomplissement, de nouveau elle se contracta toute dans un frisson de pudeur douloureuse, où se mêlaient la crainte et l’orgueil. Ses yeux experts et désespérés parcoururent la personne assise à son flanc, la scrutèrent, la pénétrèrent, en sentirent la force occulte mais certaine, la fraîcheur intacte, la santé pure, et cette indéfinissable vertu d’amour qu’exhale comme un arôme le corps chaste des vierges quand il vient d’atteindre sa parfaite floraison. Elle crut reconnaître un courant de secrète affinité qui reliait déjà cette créature au poète ; elle crut deviner les paroles qu’il lui adressait en silence. Une atroce angoisse la mordit en pleine poitrine, si intolérable que, par un geste involontaire, ses doigts s’accrochèrent convulsivement à la corde noire de l’appui-bras : on entendit grincer le petit griffon de métal qui la supportait.

Ce geste ne put échapper à la vigilance inquiète de Stelio. Il vit cette angoisse et, pendant quelques instants, il en éprouva lui-même la poignante morsure, mais avec un mélange d’impatience et presque de courroux : car cela traversait et interrompait comme un cri destructeur une fiction de vie transcendante qu’il était occupé à construire en lui-même pour concilier l’inconciliable, pour conquérir cette force nouvelle qui se présentait à lui comme un arc à tendre, et ne pas perdre cependant la saveur de cette maturité que la vie avait imprégnée de toutes ses essences, le bénéfice de cette attention et de cette foi passionnées qui aiguisaient son intelligence et alimentaient son orgueil.

« Ah ! Perdita, pensait-il, pourquoi, du ferment de vos amours humaines, ne s’est-il pas dégagé un pur esprit d’amour plus qu’humain ? Ah ! pourquoi ai-je voulu finalement vous vaincre par mon désir, bien que je sache qu’il est trop tard ? et pourquoi permettez-vous que je lise dans vos yeux la certitude de votre don prochain, parmi un flot de doutes qui n’auront plus le pouvoir de rétablir le pacte aboli ? Comprenant l’un et l’autre que ce pacte faisait toute la noblesse de notre longue communion, nous n’avons pas su le préserver ; et, à la dernière heure, nous céderons aveuglément à l’appel d’une trouble voix nocturne. Tantôt, lorsque votre tête se dressait dans l’orbe des constellations, ce que je voyais en vous, ce n’était plus l’amante charnelle, c’était la muse divulgatrice de ma poésie ; et toute la gratitude de mon âme est allée à vous, non pour la promesse du plaisir, mais pour la promesse de la gloire. Ne l’avez-vous pas compris, vous qui comprenez toujours ? Par une invention merveilleuse, comme toujours, n’avez-vous pas, d’un rayon de votre sourire, conduit mon désir vers une resplendissante jeunesse que vous aviez choisie et réservée pour moi ? Quand vous descendiez ensemble le grand escalier et que vous veniez vers moi, m’aviez-vous pas l’aspect de la femme qui apporte un don ou un message inattendu ? Non pas inattendu, peut-être, Perdita ! Car ce que j’attendais pour moi de votre sagesse infinie, c’était un acte extraordinaire… »

— Comme elle est heureuse, la belle Ninette, entre sa guenon et son barbet ! — soupira la désespérée, en retournant la tête vers la chanson facile et le balcon riant.

La zoventù xe un fior
Che apena nato el mor,
E un zorno gnanca mi
No sarb quela[3]

.

Donatella Arvale aussi retourna la tête, et Stelio en même temps qu’elle. Il ne sombrait pas, le frêle esquif qui portait sur l’eau et sur la musique ce lourd destin au triple visage.

E vegna quel che vol,
Lassè che vaga[4] !

Dans tout le Grand Canal courait, au loin répétée par toutes les barques, la mélodie du plaisir fugitif. Fascinés par le rythme, les esclaves de la rame unirent leurs voix au chœur joyeux. Cette joie, qui avait paru terrible au poète dans le premier cri de la foule pressée sur le Môle, s’atténuait maintenant, se faisait lascive, se fleurissait de jeux et de grâces, devenait douce et indulgente. L’animula de Venise répétait le refrain de la vie oublieuse, qui pince les guitares et danse parmi les festons de lanternes.

E vegna quel che vol,
Lassè che vaga !

Tout à coup, devant le rouge palais des Foscari, dans la courbe du canal, un grand bucentaure s’enflamma comme une tour qui s’incendie. De nouvelles foudres crépitèrent dans le ciel. De nouvelles colombes ardentes s’envolèrent du tillac, surpassèrent les terrasses, rampèrent sur les marbres, sifflèrent sur l’eau, s’y multiplièrent en étincelles, y flottèrent en fumées. Le long des bordages, en haut des gaillards, à la poupe, à la proue, par une explosion simultanée, mille fontaines de feu s’ouvrirent, s’élargirent, se confondirent, illuminèrent d’une violente rougeur les deux côtés du canal, jusqu’à San Vitale, jusqu’au Rialto. Le bucentaure disparut, transmué en un nuage de pourpre tonnante.

— Par San Polo ! par San Polo ! — cria la Foscarina au rameur, la tête courbée comme sous une tempête et protégeant ses oreilles avec ses paumes contre le fracas.

Donatella Arvale et Stelio Effrena se regardèrent de nouveau avec des yeux éblouis. Et de nouveau leur visage, allumé par les reflets, resplendissait comme s’ils se fussent penchés sur une fournaise ou sur un volcan.

La gondole entra dans le Rio di San Polo, se glissa dans l’ombre. Un froid subit tomba sur les trois taciturnes. Sous l’arche du pont, leurs âmes réentendirent la cadence de la rame ; et le bruit de la fête leur parut infiniment lointain. Toutes les maisons étaient obscures ; le campanile était muet et seul parmi les étoiles ; le Campiello del Remer, le Campiello del Pistor étaient déserts, et l’herbe y respirait en paix ; les arbres, débordant par-dessus les murs des petits jardins, sentaient mourir les feuilles sur leurs branches dressées vers le ciel serein.

— Donc, pour quelques heures, au moins, à Venise, le rythme de l’art et la pulsation de la vie ont retrouvé un même battement, — dit Daniele Glàuro, en élevant sur la table son calice auquel manquait la patène sacrée — Qu’il me soit permis d’exprimer, pour moi et aussi pour nombre d’absents, la reconnaissance et la ferveur qui confondent en une seule image de beauté les trois personnes à qui nous devons ce miracle : la maîtresse du logis, la fille de Lorenzo Arvale, et le poète de Perséphone.

— Pourquoi la maîtresse du logis, Glàuro ? — demanda la Foscarina en souriant avec une grâce étonnée. — Moi aussi, j’ai, comme vous, non pas donné, mais reçu la joie. Donatella et le donateur, les voilà, ceux qu’il faut couronner. C’est à eux deux que revient toute la gloire.

— Mais, tantôt, dans la salle du Grand Conseil, — répondit le docteur mystique, — votre silencieuse présence auprès de la sphère céleste n’était pas moins éloquente que la parole de Stelio ni moins musicale que le chant d’Ariane. Une fois encore vous avez divinement sculpté dans le silence votre propre statue, non moins vivante en notre souvenir que la parole et que le chant.

Stelio, avec un frisson secret, revit le monstre éphémère et versatile au flanc duquel émergeait la muse tragique, la tête dressée dans l’orbe des constellations.

— C’est vrai, c’est vrai ! — s’écria Francesco de Lizo. — Moi aussi, j’ai eu cette pensée. Quand on vous regardait, on reconnaissait que vous étiez l’âme de ce monde idéal que chacun de nous se formait selon ses aspirations particulières, en écoutant la parole, le chant et la symphonie.

— Chacun de nous, — dit Fabio Molza, — sentait que, dans votre figure qui dominait la foule, en face du poète, il y avait une signification insolite et grande.

— On aurait cru que vous assistiez seule à la naissance mystérieuse d’une idée nouvelle, — dit Antimo della Bella. — Toutes les choses d’alentour semblaient s’animer pour la produire, cette idée qui nous sera bientôt révélée, en récompense de la foi profonde avec laquelle nous l’avons attendue.

L’animateur sentit au dedans de lui-même tressaillir l’œuvre qu’il nourrissait, informe encore, mais déjà viable ; et, par un mouvement brusque, toute son âme s’inclina, comme investie d’un souffle lyrique, vers la puissance fécondante et révélatrice qui émanait de la femme dionysiaque à laquelle s’adressait la louange de ces fervents esprits.

Tout d’un coup, elle était devenue très belle : créature nocturne façonnée par les passions et les rêves sur une enclume d’or, simulacre vivant des immortels destins et des énigmes éternelles. Bien qu’elle fût immobile, bien qu’elle se tût, ses accents fameux, ses gestes mémorables semblaient vivre autour d’elle et vibrer indéfiniment, comme les mélodies autour des cordes qui ont coutume de les répéter, comme les rimes autour du livre fermé auquel ont coutume de recourir l’amour et la douleur pour y trouver l’ivresse et la consolation. L’héroïque fidélité d’Antigone, la fureur fatidique de Cassandre, la fièvre dévorante de Phèdre, la cruauté de Médée, le sacrifice d’Iphigénie, Myrrha devant son père, Polyxène et Alceste devant la mort, Cléopâtre diverse comme le vent et le feu par le monde, lady Macbeth, la voyante homicide aux petites mains, et ces grands lis emperlés de rosée et de larmes, Imogène, Juliette, Miranda, et Rosalinde, et Jessica, et Perdita, les plus tendres âmes et les plus terribles et les plus magnifiques résidaient en elle, habitaient son corps, luisaient dans ses prunelles, respiraient par sa bouche qui savait le miel et le poison, la coupe gemmée et la tasse d’écorce. Ainsi paraissait s’amplifier dans un espace sans limites et se perpétuer dans un temps sans fin le contour de la substance et de la vie humaine ; et pourtant, ce n’était que le mouvement d’un muscle, un signe, un trait, un battement des paupières, un léger changement de couleur, une inclination presque imperceptible de la tête, un jeu fugitif d’ombres et de lumières, une foudroyante vertu expressive irradiée dans la chair étroite et frêle, qui engendraient continuellement ces mondes infinis d’impérissable beauté.

Les génies mêmes des lieux consacrés par la poésie frémissaient autour d’elle et l’entouraient de visions changeantes. La poudreuse plaine de Thèbes, l’Argolide assoiffée, les myrtes brûlés de Trézène, les saints oliviers de Colone, le Cydnus triomphal, et la pâle campagne de Dunsinane et la caverne de Prospero, et la forêt des Ardennes, les pays arrosés de sang, travaillés par la douleur, transfigurés par un rêve ou éclairés par un sourire inextinguible, apparaissaient, fuyaient, s’évanouissaient derrière sa tête. Et d’autres pays reculés, les régions des brumes, les landes septentrionales, et, par delà les océans, les continents immenses où elle avait passé comme une force inouïe au milieu des multitudes étonnées, porteuse de la parole et de la flamme, s’évanouissaient derrière sa tête ; et aussi les multitudes avec les montagnes, avec les fleuves, avec les golfes, avec les cités impures, les races vieilles et engourdies, les peuples forts aspirant à l’empire de la terre, les nations neuves qui arrachent à la nature ses énergies les plus secrètes pour les asservir au travail tout-puissant dans les édifices de fer et de cristal, les colonies abâtardies qui fermentent et se corrompent sur un sol vierge, toutes les foules barbares vers qui elle était venue comme la messagère du génie latin, toutes les masses ignares à qui elle avait parlé la langue sublime de Dante, tous les troupeaux humains d’où était montée vers elle, sur un flot d’anxiétés et d’espérances confuses, l’aspiration à la Beauté. Elle était là, créature de chair caduque, assujettie aux tristes lois du temps ; et un amas énorme de réalité et de poésie pesait sur elle, s’élargissait autour d’elle, palpitait selon le rythme de son haleine. Ce n’était pas dans la fiction seulement qu’elle avait jeté ses cris, étouffé ses sanglots ; c’était aussi dans la vie journalière. Elle avait violemment aimé, lutté, pâti dans son âme et dans son sang. Quelles amours ? Quels combats ? Quelles affres ? De quels abîmes de mélancolie avait-elle rapporté les exaltations de sa force tragique ? À quelles sources d’amertume avait-elle abreuvé son libre génie ? Certes, elle avait été témoin des plus cruelles misères, des plus sombres ruines ; elle avait connu les efforts héroïques, la pitié, l’horreur, le seuil de la mort. Toutes ses soifs brûlaient dans le délire de Phèdre ; et, dans la soumission d’Imogène, tremblaient toutes ses tendresses. Ainsi la Vie et l’Art, le passé irrévocable et l’éternel présent, la faisaient profonde, multanime et mystérieuse, magnifiaient par delà les bornes humaines ses destins ambigus, la rendaient pareille aux temples et aux forêts.

Et elle était là, respirante, sous les yeux des poètes qui la voyaient une et diverse.

« Ah ! je te posséderai comme dans une vaste orgie ; je t’agiterai comme un faisceau de thyrses ; dans ta chair experte, je secouerai toutes les choses divines et monstrueuses dont tu es lourde, et les choses accomplies, et celles qui, encore en travail, croissent au fond de ton être comme une moisson sacrée ! » chantait le démon lyrique de l’animateur qui reconnaissait dans le mystère de cette femme la puissance survivante du mythe primitif, l’initiation renouvelée du dieu qui avait fondu en un seul ferment toutes les énergies de la nature et, par la variété des rythmes, élevé les sens et les esprits humains, dans son culte enthousiaste, jusqu’au sommet de la joie et de la douleur. « J’ai bien fait, j’ai bien fait d’attendre. Le changement des années, le tumulte des rêves, la palpitation de la lutte, la rapidité des triomphes, l’impureté des amours, les enchantements des poètes, les acclamations des peuples, les merveilles de la terre, la patience et la furie, les pas dans la fange, les essors aveugles, tout le mal, tout le bien, ce que je sais et ce que j’ignore, ce que tu sais et ce que tu ignores, tout a préparé la plénitude de ma nuit. »

Il se sentait suffoquer et pâlir. Le désir sauvage l’avait pris à la gorge, pour ne le plus lâcher ; et son cœur se gonflait de la même angoisse qu’ils avaient éprouvée tous les deux au crépuscule, en naviguant sur cette eau qui semblait couler pour eux dans une clepsydre effroyable.

Ainsi, tandis que se dissipait tout à coup la vision démesurée des lieux et des événements, cette créature nocturne lui sembla encore plus profondément se confondre avec la Cité aux mille ceintures vertes et aux immenses colliers. Dans la ville et dans la femme, il voyait maintenant ce qu’il n’avait jamais vu : l’une et l’autre brûlaient, en cette nuit d’automne ; la même fièvre courait par les canaux et par les veines.

Les astres scintillaient, les arbres ondulaient, un jardin s’approfondissait derrière la tête de Perdita. Par les balcons ouverts, les souffles du ciel entraient dans la salle, agitaient les flammes des candélabres et les calices des fleurs, traversaient les portes, faisaient palpiter les tapisseries, animaient toute la vieille maison des Capello où la tragédienne, que les peuples avaient couverte de gloire et d’or, amassait les reliques de la magnificence républicaine. Les fanaux des galions, les boucliers à la turque, les carquois de cuir, les casques de bronze, les caparaçons de velours, ornaient les appartements habités par la dernière descendante de ce merveilleux César Darbes qui seul avait soutenu la Comedia dell’ arte contre la réforme goldonienne et changé en une convulsion de rire l’agonie de la Sérénissime République.

— Tout ce que je souhaite, c’est d’être l’humble servante de cette idée, — dit la Foscarina à Antimo della Bella, d’une voix qui tremblait un peu : car ses yeux avaient rencontré le regard de Stelio.

— Vous seule pouvez la faire triompher, — dit Francesco de Lizo. — L’âme de la foule vous est soumise à jamais.

— Le drame ne doit être qu’un rite ou un message, — déclara sentencieusement Daniele Glàuro. — Il faut que la représentation soit de nouveau rendue solennelle comme une cérémonie religieuse, puisqu’elle enferme les deux éléments constitutifs de tout culte : la personne vivante en qui, sur la scène comme devant l’autel, s’incarne le verbe d’un révélateur ; la présence de la multitude muette comme dans les temples…

— Bayreuth ! interrompit le prince Hoditz.

— Non ; le Janicule ! — s’écria Stelio, sortant tout à coup de son vertigineux silence. — Une colline romaine ! Ce qu’il faut, ce n’est pas le bois et la brique de la Haute-Franconie ; c’est un théâtre de marbre sur la colline romaine. Nous l’aurons.

La subite protestation du maître semblait venir d’un allègre dédain.

— Vous n’admirez pas l’œuvre de Wagner ? — lui demanda Donatella Arvale avec un léger froncement de sourcils qui, pendant une seconde, rendit presque dur son hermétique visage.

Il la regarda au fond des prunelles : il sentait qu’il y avait quelque chose d’obscurément hostile dans les manières de la vierge et il éprouvait lui-même contre elle une sourde inimitié. À ce moment encore il la vit isolée, vivant d’une vie propre et circonscrite, fixée dans une pensée très secrète, étrangère et inviolable.

— L’œuvre de Wagner, répondit-il, est fondée sur l’esprit germanique, est d’essence purement septentrionale. Sa réforme n’est pas sans analogie avec celle tentée par Luther. Son drame n’est que la fleur suprême du génie d’une race, l’abrégé extraordinairement puissant des aspirations qui travaillèrent l’âme des symphonistes et des poètes nationaux, depuis Bach jusqu’à Beethoven, depuis Wieland jusqu’à Gœthe. Si vous imaginiez son œuvre sur le rivage méditerranéen, parmi nos clairs oliviers, parmi nos lauriers sveltes, sous l’éclat glorieux du ciel latin, vous la verriez pâlir et se dissoudre. Puisque, selon sa parole même, il est donné à l’artiste de voir resplendir dans sa perfection future un monde encore informe et d’en jouir prophétiquement par le désir et l’espérance, je vous annonce l’avènement d’un art nouveau ou renouvelé qui, par la simplicité forte et sincère de ses lignes, par sa grâce vigoureuse, par l’ardeur de ses inspirations, par la pure puissance de ses harmonies, continuera et couronnera l’immense édifice idéal de notre race élue. Je me glorifie d’être latin ; et, veuillez me pardonner, exquise lady Myrta, et vous, mon délicat Hoditz, en tout homme de sang différent, je ne reconnais qu’un barbare.

— Mais Wagner aussi, — dit Baldassare Slampa qui, revenant de Bayreuth, avait encore l’âme toute remplie d’extase, — Wagner aussi, quand il déroule le fil de ses théories, part des Grecs.

— Un fil inégal et embrouillé, répliqua le poète. Rien ! n’est plus loin de l’Orestie que la tétralogie de l’Anneau. Les Florentins de la Casa Bardi ont pénétré bien plus profondément l’essence de la tragédie grecque. Honneur à la Camerata du comte de Vernio !

— « J’avais toujours cru que la Camerata était une oiseuse réunion d’érudits et de rhéteurs ! dit Baldassare Stampa.

— Tu entends, Daniele ? — s’écria Stelio s’adressant au docteur mystique. — Y eut-il jamais au monde foyer d’intelligence plus ardent ? Ils cherchaient dans l’antiquité grecque l’esprit de vie ; ils tâchaient de développer harmonieusement toutes les énergies humaines, de manifester par tous les moyens de l’art l’homme intégral. Giulio Caccini enseignait que ce qui contribue à l’excellence du musicien, c’est, non pas seulement les choses particulières, mais tout l’ensemble des choses. La fauve chevelure de Jacopo Peri, du Zazzerino, flamboyait dans son chant comme celle d’Apollon. En ce discours qui sert de préface à la Rappresentazione di Anima et di Corpo, Emilio del Cavaliere expose sur l’organisation du théâtre nouveau les mêmes idées qui, depuis, se sont réalisées à Bayreuth, y compris les règles du parfait silence, de l’orchestre invisible et de l’ombre favorable. Marco da Gagliano, en célébrant le spettacolo di festa, fait l’éloge de tous les arts qui lui prêtent leur concours, « de telle sorte qu’avec l’intellect soient flattés en même temps tous les plus nobles sentiments par les plus délectables arts qu’ait inventés l’esprit humain… » Cela suffit, je pense ?

— Le Bernin — reprit Francesco de Lizo — fit représenter à Rome un drame pour lequel il avait lui-même construit le théâtre, peint les décors, sculpté les statues ornementales, inventé les machines, écrit les paroles, composé la musique, réglé les danses, dirigé les acteurs, dansé, chanté, déclamé…

— Suffit ! suffit ! — cria le prince Hoditz en riant. — Le barbare est vaincu.

— Non, cela ne suffit pas encore ! dit Antimo della Bella. Il reste à glorifier le plus grand des innovateurs, celui que la passion et la mort sacrèrent vénitien, celui qui a son tombeau dans l’église des Frari, tombeau digne d’un pèlerinage : le divin Claudio Monteverde.

— Voilà une âme héroïque, de pure essence italienne ! approuva chaleureusement Daniele Glàuro.

— Il accomplit son œuvre dans la tempête, aimant, souffrant, combattant, seul avec sa foi, avec sa passion et avec son génie, — dit la Foscarina, lentement, comme absorbée dans la vision de cette vie douloureuse et courageuse qui avait alimenté de son sang le plus chaud les créations de son art. — Parlez-nous de lui, Effrena.

Stelio vibra comme si elle l’eût touché à l’improviste. Une fois encore la vertu expressive de cette bouche divulgatrice évoqua d’une infinie profondeur une figure idéale qui surgit comme d’un sépulcre devant les yeux des poètes, avec la couleur et le souffle de la réalité. L’ancien joueur de viole, veuf ardent et triste comme l’Orphée de son œuvre, apparut dans le cénacle.

Ce fut une apparition de feu, plus fière et plus éblouissante que celle qui avait embrasé le bassin de Saint-Marc : une flamboyante force de vie, projetée des entrailles de la nature vers l’anxiété des multitudes ; un véhément rayon de lumière, jailli d’un ciel intérieur pour éclairer les fonds les plus secrets de la volonté et du désir humains ; un chant inouï, émergé du silence originaire pour signifier ce qu’il y a d’éternel et d’éternellement indicible dans le cœur du monde.

— Qui oserait parler de lui, s’il consentait lui-même à nous parler ? — dit l’animateur avec trouble, impuissant à contenir la plénitude qui flottait en lui comme une mer d’angoisse.

Et il regarda la cantatrice, et il la vit telle que, durant les pauses, elle lui était apparue parmi la forêt des instruments, blanche et inanimée comme une statue.

Mais l’esprit de beauté qu’on avait évoqué tout à l’heure devait se manifester en elle.

— Ariane ! — dit tout bas Stelio, comme pour la réveiller.

Elle se leva sans rien dire, gagna la porte, entra dans la pièce voisine. On entendit le bruit léger de sa robe et de son pas ; ensuite, le craquement du clavecin qui s’ouvrait. Tous étaient muets et attentifs. Un silence musical occupait la place restée vide dans le cénacle. Une seule fois, le souille du vent inclina les flammes des bougies, agita les fleurs. Puis tout s’immobilisa dans une attente anxieuse.

 Lasciatemi morire[5] !

Soudain, les âmes furent ravies par un pouvoir semblable à cet aigle qui, en songe, ravit Dante jusqu’à la région du feu. Elles brûlaient toutes ensemble dans l’éternelle vérité, entendaient la mélodie du monde passer à travers leur extase lumineuse.

Lasciatemi morire !

Était-ce Ariane qui pleurait encore une nouvelle douleur ? Ariane qui montait, montait encore dans le martyre ?

 E che voleté
Che mi conforte
In cosï dura sorte,
In cosi gran martire ?
Lasciatemi morire[6] ?

La voix se tut ; la cantatrice ne reparut point. L’air de Claudio Monteverde se composa dans le souvenir des auditeurs comme une ligne immuable.

— Y a-t-il un marbre grec qui ait atteint à une perfection de style plus ingénue et plus sûre ? — dit Daniele Glàuro à voix basse, comme s’il craignait de troubler le silence musical.

— Quelle douleur sur la terre a jamais pleuré ainsi ? — balbutia lady Myrta, les yeux pleins de larmes qui coulaient entre les rides de son pauvre visage exsangue, et qu’elle essuyait de ses mains tremblantes, déformées par la goutte.

L’intellect austère de l’ascète et cette douce âme sensitive enfermée dans cette vieille chair infirme rendaient témoignage à la même puissance. De pareille façon, presque trois siècles auparavant, à Mantoue, dans le fameux théâtre, six mille spectateurs n’avaient pu réprimer leurs sanglots ; et les poètes avaient cru à la vivante présence d’Apollon sur la nouvelle scène.

— Voilà, Baldassare, fit Stelio, voilà un artiste de noire race qui, par les moyens les plus simples, réussit à s’élever jusqu’au plus haut degré de cette beauté dont le Germain ne s’approcha que rarement, dans sa confuse aspiration vers la patrie de Sophocle.

— Connais-tu la lamentation du roi malade ? — demanda le jeune homme à la chevelure ensoleillée, qu’il semblait avoir héritée de la Sapho vénitienne, de « l’alta Gasparra », de l’infortunée amie de Collaltino.

— Toute la détresse d’Amfortas est déjà contenue dans un motet que je connais bien : Peccantem me quolidie ; mais avec quel essor lyrique, avec quelle simplicité puissante ! Toutes les forces de la tragédie s’y trouvent pour ainsi dire sublimées, comme les instincts d’une multitude dans une âme héroïque. Le langage de Palestrina, beaucoup plus ancien, me paraît encore plus pur et plus viril.

— Mais le contraste de Kundry et de Parsifal, au second acte, le motif d’Herzeleïde, la figure impétueuse, la figure de la douleur tirée du mot de l’agape sacrée, le motif de l’aspiration de Kundry, le thème prophétique de la promesse, le baiser sur la bouche du Fol, tout ce déchirant et enivrant contraste de désir et d’horreur ; « La plaie, la plaie ! voici qu’elle me brûle, voici qu’elle saigne en moi !… » Et, sur la frénésie désespérée de la tentatrice, la mélodie de la soumission : « Laisse-moi pleurer sur la poitrine ! Que pour une heure je m’unisse à toi ; et, même si Dieu me repousse, en toi je serai rachetée et sauvée ! » Et la réponse de Parsifal, où revient avec une solennité si haute le motif du Fol, transfiguré maintenant et devenu le Héros promis : « L’enfer pour nous éternellement, si, ne fût-ce qu’une heure, je te laisse me serrer entre tes bras… » Et la sauvage extase de Kundry : « Puisque mon baiser t’a rendu voyant, l’entier embrassement de mon amour te fera divin. Une heure, une seule heure avec toi, et je serai sauvée ! » Et les suprêmes efforts de sa volonté démoniaque, le dernier geste pour séduire, l’imploration et l’offre furibonde : « Seul ton amour me sauve. Laisse-moi t’aimer. Mien, seulement pour une heure ! Tienne, seulement pour une heure ! »

Éperdus, Perdita et Stelio se regardèrent au fond de l’âme ; dans un battement de paupières, ils s’étreignirent, s’unirent, et se pâmèrent comme sur un lit de volupté et de mort.


La Marangona, la grosse cloche de Saint-Marc, sonnait minuit. De même que tout à l’heure, au crépuscule, il leur sembla qu’ils percevaient le bourdonnement du bronze dans la racine de leurs cheveux, comme un frisson de leur propre chair. Ils crurent sentir passer encore sur leur tête cet immense ouragan de sons au milieu duquel ils avaient soudain vu s’élever les apparitions de la Beauté consolatrice invoquées par la Prière unanime. Toutes les grâces des eaux, l’infini tremblement du désir qui se cache, l’anxiété, la promesse, l’adieu, la fête, et le monstre formidable aux mille visages humains, et la grande sphère étoilée, et les clameurs, et les musiques, et le chant, et les prodiges du feu, le retour par le canal sonore, la chanson de la jeunesse brève, la lutte et l’angoisse muette dans la gondole, l’ombre subite sur les trois destins, le festin illuminé par l’idée belle, les pressentiments, les espérances, les orgueils, toutes les pulsations de la vie forte se renouvelèrent en eux, s’accélérèrent, furent mille et ne furent qu’une. Et ils crurent avoir vécu par delà toute limite humaine, et qu’à cette minute ils avaient devant eux une immensité inconnue qu’ils pourraient aspirer comme on humerait d’un trait un océan : car, après avoir tant vécu, ils se sentaient vides ; car, après avoir tant bu, ils restaient assoiffés. Une illusion violente s’était emparée de leurs âmes riches. Elles pensèrent s’accroître démesurément dans la richesse l’une de l’autre. La vierge avait disparu. Les yeux de la femme désespérée et nomade répétaient : « L’entier embrassement de mon amour te fera divin. Une heure, une heure seulement avec toi, et je serai sauvée ! Mien, seulement pour une heure ! Tienne, seulement pour une heure ! »

Et la tragédie sacrée continuait à grandir dans le commentaire éloquent de l’enthousiaste Baldassare. Kundry, la tentatrice forcenée, l’esclave du désir, la Rose de l’Enfer, l’originelle Perdition, la maudite, réapparaissait maintenant dans l’aube d’avril ; elle réapparaissait humble et pâle sous la robe de la messagère, la tête courbée, le regard éteint ; et sa voix rauque et brisée n’avait plus que cette unique parole : « Servir ! servir ! ».

La mélodie de la solitude, la mélodie de la soumission, la mélodie de la purification préparaient autour de son humilité l’enchantement du Vendredi Saint. Et voici Parsifal dans sa noire armure, le morion clos, la lance baissée, enfermé dans le rêve et dans le fer : « Je viens par des sentiers périlleux ; mais ce jour me sauvera peut-être, puisque j’entends le murmure de la divine forêt… » L’espérance, la douleur, le remords, le souvenir, la promesse, la foi haletant vers le salut, de mystérieuses mélodies sacrées, tissaient l’idéal manteau dont allait se couvrir le Simple, le Pur, le Héros envoyé pour guérir la plaie sans remède : « Me conduiras-tu aujourd’hui vers Amfortas ? » Il s’alanguissait, défaillait entre les bras du vieillard. « Servir ! servir ! » La mélodie de la soumission se déployait une fois encore dans l’orchestre, mettait en fuite l’impétueuse figure primitive. « Servir ! » La femme fidèle apportait l’eau, s’agenouillait humble et ardente, lavait les pieds de l’aimé. « Servir ! » La femme fidèle tirait de son sein un vase de baume, oignait les pieds de l’aimé, les essuyait avec sa chevelure défaite. « Servir ! » Le Pur s’inclinait vers la pécheresse, versait le pur élément sur la tête sauvage : « Ainsi j’accomplis mon premier office. Reçois le baptême et crois au Rédempteur ! » Kundry éclatait en sanglots et touchait du front la terre, affranchie du désir, affranchie de la malédiction. Et alors, des profondes harmonies finales de l’appel au Rédempteur, se dégageait, s’élevait, s’épanchait avec une surhumaine suavité la mélodie du pré en fleurs : « Comme il est beau, le pré, aujourd’hui ! Un jour, de merveilleuses fleurs m’enlacèrent ; mais l’herbe et la corolle n’eurent jamais un tel parfum… » Extatique, Parsifal contemplait le pré et la forêt tout riants de rosée dans la lumière matinale.

— Ah ! qui pourrait oublier ce moment sublime ? — s’écria l’émerveillé, dont le visage maigre semblait réfléchir l’éclair de cette joie. — Tous, dans l’obscurité du théâtre, nous demeurions immobiles comme une seule masse compacte. On eût dit que, pour écouter, le sang s’était arrêté dans toutes les veines. Du Golfe Mystique, la symphonie montait en illusion de lumière, les notes se changeaient en rayons de soleil, s’engendraient avec l’allégresse du brin d’herbe qui perce la terre, de la corolle qui s’ouvre, de la branche qui pousse ses bourgeons, de l’insecte qui déploie ses ailes. Et toute l’innocence des choses qui naissent pénétrait en nous ; et notre âme revivait je ne sais quel rêve de notre lointaine enfance… Infantia, la parole de Carpaccio !… Ah ! Stelio, cette parole, comme tu as su la répéter à notre vieillesse ! Comme tu as su nous inspirer le regret de ce que nous avons perdu et l’espérance de le recouvrer au moyen de l’art indissolublement rattaché à la vie !

Stelio se taisait, écrasé sous le poids de l’œuvre gigantesque accomplie par ce créateur barbare que l’enthousiasme de Baldassare Stampa évoquait pour l’opposer à l’ardente figure du poète d’Orphée et d’Ariane. Une sorte de rancune instinctive, une obscure hostilité qui ne venait pas de l’intelligence, le soulevait contre ce Germain tenace qui avait réussi à enflammer le monde. Pour remporter la victoire sur les hommes et sur les choses, il n’avait fait, celui-là aussi, qu’exalter sa propre image, magnifier son propre rêve de beauté dominatrice. Celui-là aussi était allé vers la foule comme vers la proie préférable. Celui-là aussi s’était imposé comme discipline l’effort pour se surpasser soi-même, sans trêve. Et maintenant il avait le temple de son culte sur la colline bavaroise.

— L’art seul peut ramener les hommes à l’unité, — dit Daniele Glàuro. — Honorons le noble maître qui a proclamé ce dogme pour toujours. Son Théâtre de Fête, bien que bâti en bois et en briques, étroit et imparfait, n’en a pas moins une sublime signification. Là, l’œuvre d’art n’apparaît que comme la religion devenue sensible sous une forme vivante. Le drame est un rite.

— Honorons Wagner, — dit Antimo della Bella. — Mais, si cette nuit doit rester mémorable par une annonce et par une promesse attendues de celui qui, ce soir, montrait le mystérieux navire à la foule, invoquons de nouveau l’âme héroïque qui nous a parlé par la voix de Donatella Arvale. En posant la première pierre de son Théâtre de Fête, le poète de Siegfried la consacra aux espérances et aux victoires germaniques. Le Théâtre d’Apollon, qui s’élève rapidement sur ce Janicule où jadis les aigles descendaient pour apporter les présages, doit être seulement la révélation monumentale de l’idée vers laquelle notre race est conduite par son génie. Affirmons de nouveau le privilège dont la nature a ennobli notre sang.

Stelio se taisait, bouleversé par des forces tourbillonnantes qui le travaillaient avec une sorte de fureur aveugle, semblables aux énergies souterraines qui soulèvent, déchirent, transfigurent les régions volcaniques pour la création de nouvelles montagnes et de nouveaux abîmes. Tous les éléments de sa vie intérieure, assaillis par cette violence, paraissaient en même temps se dissoudre et se multiplier. Des images grandioses et terribles passaient sur ce tumulte, accompagnées de mélodies. Des concentrations, des dispersions très rapides de pensées se succédaient, comme les décharges électriques pendant la tempête. À certains moments, c’était comme s’il avait entendu des clameurs et des chants par une porte qui se fût ouverte et refermée sans cesse ; comme si des rafales lui avaient apporté les cris alternés d’un massacre et d’une lointaine apothéose.

Tout à coup, avec l’intensité des visions fébriles, il vit la terre brûlée et fatale où il voulait faire vivre les âmes de sa tragédie ; il en sentit toute la soif au dedans de lui-même. Il vit la mythique fontaine qui seule interrompait l’ardente sécheresse, et, sur la palpitation des sources, la candeur de la vierge qui devait mourir là. Il vit sur le visage de Perdita le masque de l’héroïne apaisé dans la beauté d’une douleur extraordinairement calme. Puis l’antique sécheresse de la plaine d’Argos se convertit en flammes ; la fontaine Perseïa coula comme un fleuve rapide. Le feu et l’eau, les deux éléments primitifs, passèrent sur toutes choses, effacèrent tous vestiges, se répandirent, vaguèrent, luttèrent, triomphèrent, acquirent un verbe, prirent un langage pour dévoiler leur intime essence, pour raconter les innombrables mythes nés de leur éternité. La symphonie exprima le drame des deux âmes élémentaires sur la scène de l’Univers, la lutte pathétique des deux grands Êtres vivants et mobiles, des deux Volontés cosmiques, telle que se la figurait le pasteur Arya sur les hauts plateaux, en contemplant le spectacle des choses avec des yeux purs. Et tout à coup, du centre même du mystère musical, du gouffre de l’océan symphonique, l’Ode s’éleva, portée par la voix humaine, et atteignit les plus hautes cimes.

Le miracle de Beethoven se renouvelait. L’Ode ailée, l’Hymne, s’élançait des profondeurs de l’orchestre pour dire, d’une façon impérieuse et absolue, la joie et la douleur de l’Homme. Ce n’était pas le Chœur, comme dans la Neuvième Symphonie ; c’était la voix solitaire et dominatrice : l’interprète, la messagère de la multitude, « Sa voix ! sa voix !… Elle a disparu… Son chant paraissait toucher le cœur du monde ; et elle était par delà le voile », disait l’animateur, qui avait encore une fois dans les yeux la statue de cristal où il avait vu monter la source de la mélodie. « Je te chercherai, je te retrouverai, je m’emparerai de ton secret. Tu chanteras mes hymnes, debout au sommet de mes musiques. » Libéré de tout désir impur, il considérait la dépouille mortelle de la vierge comme le réceptacle d’un don divin. Il entendait la voix incorporelle surgir des profondeurs de l’orchestre pour révéler la part de vérité éternelle qui existe dans le fait éphémère, dans l’événement passager. L’ode couronnait de lumière l’épisode. Alors, comme pour ramener vers le jeu des apparences l’esprit ravi « par delà le voile », une figure de danse vint se dessiner sur le rythme de l’ode mourante. Entre les côtés d’un parallélogramme inscrit dans l’arceau de la scène, comme entre les limites d’une strophe, la danseuse muette, avec les lignes de son corps affranchi pour quelques instants des tristes lois de la pesanteur, imita le feu, l’eau, le tourbillon, les révolutions des étoiles. « La Tanagra, fleur de Syracuse, faite entièrement d’ailes comme une fleur est faite de pétales ! » Ainsi évoquait-il l’image de la Sicilienne, déjà célèbre, qui avait retrouvé l’art orchestique tel qu’il fut au temps où Phrynicus pouvait se vanter d’avoir en lui-même autant de figures de danse que soulève de vagues sur l’océan une orageuse nuit d’hiver. L’actrice, la cantatrice, la danseuse, les trois femmes dionysiaques, lui apparaissaient comme les instruments parfaits de ses fictions. Avec une incroyable rapidité, dans la parole, dans le chant, dans le geste, dans la symphonie, son œuvre se réalisait intégralement et vivait d’une vie toute-puissante devant la multitude subjuguée.

Il se taisait, perdu en ce monde idéal, attentif à mesurer l’effort nécessaire pour le manifester. Les voix de ceux qui l’entouraient lui arrivaient comme du lointain.

— Wagner affirme que le seul créateur de l’œuvre d’art est le peuple, — disait Baldassare Stampa, — et que l’unique fonction de l’artiste est de recueillir et d’exprimer la création du peuple inconscient…

L’émoi extraordinaire dont il s’était lui-même étonné lorsque, du trône des Doges, il parlait à la foule, vint le ressaisir. Dans la communion entre son âme et l’âme de la foule, un mystère était survenu, presque divin : quelque chose de plus grand et de plus fort s’était ajouté au sentiment habituel qu’il avait de sa personne ; il lui avait semblé qu’un pouvoir inconnu convergeait en lui, abolissant les limites de son être et conférant à sa voix solitaire l’harmonie d’un chœur. Il y avait donc dans la multitude une secrète beauté d’où le poète et le héros pouvaient seuls tirer des éclairs. Quand cette beauté se révélait par la soudaine clameur s’élevant au théâtre ou sur la place publique ou dans la tranchée, alors un torrent de joie gonflait le cœur de celui qui avait su la provoquer par le vers, par la harangue, par le signe de l’épée. La parole du poète, communiquée à la foule, était donc un acte, aussi bien que le geste du héros. Elle était un acte qui, de l’obscurité de l’âme innombrable, tirait une beauté instantanée : tel un statuaire prodigieux qui, d’une masse d’argile, pourrait, par une seule touche de son pouce plastique, créer une statue divine. Alors cessait le silence étendu comme un voile sacré sur le poème accompli. La matière de la vie n’était plus évoquée par des symboles immatériels ; c’était la vie même qui se manifestait intégralement par le poète, le verbe se faisait chair, le rythme s’accélérait dans une forme respirante et palpitante, l’idée s’énonçait en la plénitude de sa force et de sa liberté.

— Mais, — disait Fabio Molza, — pour Wagner, le peuple se compose de tous ceux qui éprouvent une misère commune, entendez-vous ? une misère commune…

« Vers la Joie, vers l’éternelle Joie ! pensait Stelio. Le peuple se compose de tous ceux qui éprouvent un obscur besoin de s’élever, par le moyen de la Fiction, hors de la prison quotidienne où ils souffrent et sont esclaves. » Ils disparaissaient, les étroits théâtres urbains où, dans la chaleur suffocante et imprégnée de toutes les impuretés, devant un ramassis de ribauds et de courtisanes, les acteurs font métier de prostitution publique. Sur les gradins du théâtre nouveau, il voyait la foule vraie, l’immense foule unanime dont il venait de sentir l’odeur et d’entendre la clameur sous les étoiles, dans la conque marmoréenne. À ces âmes rudes et ignorantes, son art, même incompris, apportait grâce au mystérieux pouvoir du rythme un trouble profond, semblable à celui du prisonnier qui va être délivré de ses lourdes chaînes. Peu à peu, la félicité de la délivrance se propageait aux plus abjects ; les fronts ridés s’éclairaient ; les bouches accoutumées aux vociférations brutales s’épanouissaient dans la stupeur ; et les mains, les âpres mains asservies aux instruments du travail, se tendaient par un élan d’amour vers l’héroïne qui envoyait aux étoiles sa douleur immortelle.

— Dans l’existence d’un peuple comme le nôtre, — disait Daniele Glàuro, — une grande manifestation d’art compte beaucoup plus qu’un traité d’alliance ou qu’une loi financière. Ce qui ne meurt pas vaut mieux que ce qui est caduc. L’astuce et l’audace d’un Malatesta sont renfermées dans une médaille de Pisanello pour l’éternité. De la politique de Machiavel rien ne survit, sinon le nerf de sa prose…

« C’est vrai, c’est vrai ! pensait Stelio. La fortune de l’Italie est inséparable du sort de la Beauté dont elle est mère. » Telle maintenant lui apparaissait la vérité souveraine, rayonnant sur cette divine patrie idéale que Dante explora. « Italie ! Italie ! » Sur son âme résonnait comme un cri de réveil ce nom qui enivre la terre. Des ruines baignées par tant de sang héroïque, l’art nouveau ne devait-il pas s’élever, robuste de racines et de branches ? Ne devait-il pas résumer en lui toutes les forces latentes que possède la substance héréditaire de la nation, devenir pour la troisième Rome une puissance déterminante et constructive, indiquer aux hommes d’État les vérités primordiales qui sont les bases nécessaires des institutions nouvelles ? Fidèle aux plus antiques instincts de sa race, Wagner avait pressenti et secondé par son effort l’aspiration des États allemands vers la grandeur héroïque de l’Empire. Il avait évoqué la haute figure d’Henri l’Oiseleur se levant sous le chêne séculaire : « Que par toute la terre allemande surgissent les combattants ! » Et bientôt ces combattants avaient vaincu. Avec le même élan, avec la même ténacité, le peuple et l’artiste avaient atteint le but glorieux. La même victoire avait couronné l’œuvre du fer et l’œuvre du rythme. Aussi bien que le héros, le poète avait accompli un acte libérateur. Aussi bien que la volonté du Chancelier, aussi bien que le sang des soldats, ses figures musicales avaient contribué à exalter et perpétuer l’âme de la race.

— Il est ici depuis quelques jours déjà, au palais Vendramin-Calergi, — disait le prince Hoditz.

Et, subitement, l’image du créateur barbare se présenta, les lignes de sa face devinrent visibles, ses yeux d’azur brillèrent sous le vaste front, ses lèvres se serrèrent sous le menton robuste, armées de sensualité, d’orgueil et de dédain. Son petit corps courbé par la vieillesse et par la gloire se redressa, parut gigantesque aussi bien que son œuvre, prit l’aspect d’un Dieu. Le sang y courut comme les torrents dans une montagne, la respiration y souffla comme le vent dans une forêt. Subitement, la jeunesse de Siegfried l’envahit, s’y épanouit, radieuse comme l’aurore dans le nuage. « Suivre l’impulsion de mon cœur, obéir à mon instinct, écouter en moi-même la voix de la nature, voilà ma suprême loi ! » La parole héroïque résonna en lui, jaillissant des profondeurs, exprimant la volonté jeune et saine qui triomphait de tous les obstacles et de tous les maléfices, toujours d’accord avec la loi de l’Univers. Et les flammes alors, celles qui naissaient de la roche heurtée par la lance de Wotan, montèrent en cercle : « Dans la mer flamboyante le chemin s’est ouvert. Me plonger dans le feu, oh ! la grande joie ! Trouver l’épouse dans la flamme… ! » Tous les fantômes du mythe fulgurèrent, s’éteignirent.

Le casque ailé de Brunehilde scintilla au soleil : « Gloire au soleil ! Gloire à la lumière ! Gloire au jour rayonnant ! Mon sommeil fut long. Qui m’a réveillée ? » Tous les fantômes s’enfuirent en tumulte, se dispersèrent. Soudain ressuscita sur un champ d’ombre la vierge du chant, Donatella Arvale, telle qu’elle lui était apparue là-bas, parmi la pourpre et l’or de la salle immense, tenant la fleur du feu, dans une attitude dominatrice : « Tu ne me vois donc pas ? Mon regard qui te consume et mon sang qui bout ne te font donc pas peur ? Tu ne l’éprouves pas, cette ardeur sauvage ? » Absente, elle reprenait son pouvoir de rêve. Des musiques infinies naissaient du silence qui occupait la place restée vide dans le cénacle. Son hermétique visage enfermait un secret inviolable. « Ne me touche pas, ne me trouble pas ; et je refléterai à jamais ton image lumineuse. C’est toi-même que tu dois aimer. Renonce à moi ! » Une fois encore, comme sur l’eau fébrile, une impatience passionnée tourmentait l’animateur ; et, dans l’absente, il retrouvait l’aptitude à être bandée comme un bel arc par une main forte qui saurait s’en armer pour une haute conquête : « Éveille-toi, vierge ; éveille-toi ! Vis et ris ! Sois mienne ! »

Son esprit était entraîné avec violence dans l’orbite du monde créé par le dieu germain ; les visions et les harmonies l’opprimaient ; les figures du mythe septentrional, recouvrant celles de sa passion et de son art, venaient les obscurcir. Son désir et son espérance parlaient le langage du barbare : « Il faut que je t’aime en riant, que je m’aveugle en riant ; il faut qu’en riant nous nous perdions ensemble. Amour radieux, riante mort ! » L’allégresse de la vierge guerrière sur la roche cerclée de flammes atteignait les plus hauts sommets ; le cri de volupté et de liberté montait jusqu’au cœur du soleil. Ah ! quelle chose n’avait-il pas exprimée, quel faîte et quel abîme n’avaient-ils pas touchés, ce formidable agitateur de l’âme humaine ? Quel effort pourrait jamais égaler, le sien ? Quel aigle pourrait espérer un plus haut vol ? Son œuvre gigantesque était là, terminée, au milieu des hommes. Par toute la terre retentissait le dernier chœur du Graal, le cantique de grâces : « Gloire au miracle ! Rédemption au Rédempteur ! »

— Il est fatigué, — disait le prince Hoditz, — très fatigué, très affaibli. Voilà pourquoi nous ne l’avons pas vu au Palais des Doges. Il a le cœur malade…

Le géant redevenait homme : pauvre corps courbé par la vieillesse et par la gloire, usé par la passion, mourant. Et Stelio réentendit en lui-même les paroles de Perdita qui avaient changé la gondole en un cercueil : les paroles qui évoquaient un autre grand artiste frappé, le père de Donatella Arvale… « L’arc a pour nom Bios et pour œuvre la mort. » Le jeune homme voyait devant lui le chemin marqué par la victoire, l’art si long, la vie si brève. « En avant, en avant ! Plus haut, toujours plus haut ! » À chaque heure, à chaque minute, il fallait essayer, lutter, se fortifier contre la destruction, la diminution, l’oppression, la contagion. À chaque heure, à chaque minute, il fallait tenir l’œil fixé sur le but, concentrer et diriger là toutes ses énergies, sans trêve, sans défaillance. Il sentait que la victoire lui était aussi nécessaire que l’air à ses poumons. Au contact du barbare, une furieuse volonté de lutte s’éveillait dans cet agile sang latin. « À vous maintenant de vouloir ! — avait crié Wagner, le jour où avait été inaugurée la scène du théâtre nouveau. — Dans l’œuvre d’art de l’avenir, la source de l’invention ne tarira plus jamais. » L’art était infini comme la beauté du monde. Pas de limites pour la force, et pour l’audace. Chercher, trouver, plus loin, toujours plus loin, « En avant ! En avant ! »

Alors un seul flot, énorme et informe, résuma toutes les aspirations et toutes les angoisses de ce délire, se creusa comme un gouffre, se dressa comme un tourbillon, se condensa, prit la qualité de la matière plastique, obéit à la même énergie inépuisable qui, sous le soleil, façonne les animaux et les choses. Une image extraordinairement belle et pure naquit de ce travail, vécut et resplendit avec une insoutenable intensité. Le poète la vit, la reçut dans ses yeux purs, sentit qu’elle prenait racine au centre de son esprit. « Ah ! l’exprimer, la manifester aux hommes, la fixer dans sa perfection pour l’éternité ! » Moment sublime et sans retour. Tout disparut. Autour de lui coulait la vie journalière ; autour de lui résonnaient les paroles fugitives ; l’attente palpitait, le désir se consumait.

Et il regarda la femme. Les astres scintillaient ; derrière la tête de Perdita, les arbres ondulaient, un jardin s’approfondissait. Les yeux de la femme disaient encore : « Servir ! Servir ! »

Descendus au jardin, les hôtes s’étaient dispersés dans les allées et sous les berceaux. La brise de la nuit était si tiède et humide que les paupières délicates la sentaient sur leurs cils comme une caresse de lèvres qui effleurent. Les étoiles cachées des jasmins embaumaient dans l’ombre ; et les fruits aussi embaumaient comme dans les vergers des îles, mais plus lourdement. Une force vive de fertilité émanait de cet étroit espace de terre végétale qui semblait en exil, resserré dans sa ceinture d’eau. C’est ainsi que l’âme exilée se fait plus intense.

— Voulez-vous que je reste ? Voulez-vous que je revienne quand les autres seront partis ? Dites ? Il est tard.

— Non, Stelio, non ! Je vous en prie. Il est tard, il est trop tard ! C’est vous-même qui le dites.

La voix de la Foscarina était pleine d’une mortelle frayeur. Les épaules nues, les bras nus, elle tremblait dans l’ombre ; et elle voulait encore se refuser, et voulait être possédée ; et elle voulait mourir, et voulait être secouée par ces mains fortes. Elle tremblait ; ses dents tremblaient dans sa bouche. Un fleuve sorti d’un glacier la submergeait, passait sur elle, l’engourdissait depuis la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts. Toutes les jointures de ses membres lui faisaient mal et semblaient sur le point de se délier ; et, dans sa terreur, ses mâchoires raidies lui faisaient une autre voix. Et elle voulait mourir, et elle voulait être vaincue. Et, sur sa frayeur et sur son transissement et sur sa chair qui n’était plus jeune, était suspendue la parole atroce que l’aimé lui-même avait proférée, qu’elle-même avait répétée : « Il est tard, il est trop tard ! »

— Votre promesse, votre promesse !… Je ne veux plus attendre, Perdita ! je ne le peux plus…

Le bassin maritime, voluptueux comme une gorge qui s’offre, l’estuaire perdu dans l’ombre et dans la mort, la cité allumée par la fièvre crépusculaire, l’eau coulant dans la clepsydre invisible, le bronze vibrant dans le ciel, le désir suffocant, les lèvres serrées, les paupières baissées, les mains arides, tout revint dans son esprit avec le souvenir de la muette promesse. Sauvage fut l’ardeur dont il convoita cette chair profonde.

— Non, je ne veux plus attendre !

Elle lui venait de loin, de très loin, cette ardeur : des plus antiques origines, de la primitive animalité des unions soudaines, de l’antique mystère des fureurs sacrées. De même que la troupe envahie par le dieu descendait le long de la montagne en déracinant les arbres, et s’avançait avec une fougue de plus en plus aveugle, et, sans cesse grossie de nouveaux déments, propageait la folie partout sur son passage et devenait enfin une immense multitude bestiale et humaine, frémissant d’une volonté monstrueuse, de même, en lui, cet instinct cruel se précipita, confondant et entraînant toutes les idées de son esprit avec une agitation vertigineuse. Et dans la femme nomade et désespérée, ce qu’il désira, ce fut l’être opprimé par l’éternelle servitude de sa nature, l’être destiné à succomber aux subites convulsions de son sexe, l’être qui apaisait la fièvre lucide de la scène dans la volupté somnifère, l’actrice ardente qui passait de la frénésie de la foule à la force du mâle, la créature dionysiaque qui, comme dans l’Orgie, couronnait par l’acte de vie le rite nocturne.

Son désir fut insensé et sans mesure, fait de cruauté, de rancune, de jalousie, de poésie et d’orgueil. Il regretta de n’avoir pas possédé l’actrice après un triomphe scénique, chaude encore du souffle populaire, couverte de sueur, haletante et défaillante, avec les vestiges de l’âme tragique qui avait pleuré et crié en elle, avec les larmes de cette âme étrangère encore humides sur son visage contracté. Dans un éclair, il la vit abattue, pleine de la puissance qui avait arraché le hurlement au monstre, palpitante comme la Ménade après la danse, assoiffée et lasse…

— Ne soyez pas cruel, ne soyez pas cruel ! — supplia cette femme qui sentait dans la voix, qui lisait dans les yeux de l’aimé l’horrible vertige. — Oh ! ne me faites pas de mal !

Sous le regard vorace du jeune homme, toute sa chair se contractait une fois encore, se refusant avec une pudeur douloureuse.

Le désir de Stelio la frappait, la déchirait comme une blessure. Elle connaissait tout ce qu’il y avait d’âcre et d’impur dans cette excitation soudaine, et combien profondément il la jugeait empoisonnée et corrompue, chargée d’amours, tentatrice errante et implacable. Elle devinait cette rancune, cette jalousie, cette mauvaise fièvre qui tout d’un coup s’était rallumée chez le doux ami auquel, depuis si longtemps, elle avait voué tout ce que son être contenait de plus précieux et de plus sincère, préservant la bonté de ces offrandes par l’opiniâtreté de sa défense. Tout était perdu, désormais ; tout était subitement dévasté, ainsi qu’un beau domaine à la merci d’esclaves rebelles et vindicatifs. Et alors, comme si elle eût souffert les affres de l’agonie, comme si elle eût été à l’instant du trépas, elle revit toute son existence âpre et orageuse, sa vie de lutte et de douleur, d’égarements et d’efforts, de passion et de triomphe. Elle en sentit le fardeau, l’encombrement. Elle se rappela l’ineffable sentiment de joie, d’épouvante et de libération qu’elle avait éprouvé au moment où elle s’était pour la première fois abandonnée à l’homme qui l’avait aimée, dans sa lointaine adolescence. Et à travers son âme éperdue passa l’image de la vierge qui s’était retirée, qui avait disparu, qui rêvait peut-être, là-haut, dans sa chambre solitaire, ou qui pleurait, ou qui déjà se promettait et déjà, sur l’oreiller pur, goûtait le bonheur de s’être promise… « Il est trop tard, il est trop tard. » L’irrévocable parole passait continuellement sur son front comme la vibration du bronze. Et le désir de l’aimé la frappait, la déchirait comme une blessure.

— Oh ! ne me faites pas de mal !

Elle suppliait, blanche et frêle comme le duvet de cygne qui courait autour de ses épaules nues et de sa poitrine palpitante. Il semblait qu’elle se dépouillât de sa puissance et qu’elle devînt légère et faible, qu’elle se revêtît d’une âme secrète et tendre, si facile à tuer, à détruire, à immoler sans effusion de sang.

— Non, Perdita, je ne vous ferai aucun mal ! — balbutia-t-il, bouleversé par cette voix et par cet aspect, pris aux entrailles par une pitié humaine qui remontait des mêmes profondeurs d’où lui était venu cet instinct sauvage. — « Pardonnez-moi ! pardonnez-moi !

Il aurait voulu la tenir entre ses bras, la bercer, la consoler, l’entendre pleurer, boire ses larmes. Il lui semblait qu’il ne la reconnaissait pas, qu’il avait devant lui une créature non connue, infiniment humble et douloureuse, privée de toute force. Et sa pitié, son remords, étaient un peu semblables à l’émotion que l’on éprouve après avoir heurté et blessé sans le vouloir un malade, un enfant, un petit être inoffensif et seul.

— Pardonnez-moi !

Il aurait voulu s’agenouiller, lui baiser les pieds dans l’herbe, lui dire quelque parole câline. Il s’inclina, lui toucha une main. Elle tressaillit de la tête jusqu’aux talons ; elle ouvrit sur lui de larges yeux ; puis elle rabaissa les paupières, demeura immobile. L’ombre s’accumula sous l’arc de ses sourcils, dessina l’ondulation de ses joues. De nouveau, le fleuve glacé la submergeait.

On entendit les voix des hôtes épars dans le jardin ; puis, il se fit un grand silence. On entendit crier le sable sous des pas ; puis, il se fit encore un grand silence. Une clameur confuse arriva du lointain, sur les canaux. Les jasmins parurent verser une odeur plus forte, tel un cœur accélère ses palpitations. La nuit parut grosse de prodiges. Les forces éternelles opéraient harmonieusement, entre la terre et les étoiles.

— Pardonnez-moi ! Si mon désir vous cause une souffrance, je l’étoufferai encore, je serai capable encore de renoncer, de vous obéir. Perdita, Perdita, j’oublierai tout ce que vos yeux me disaient, là-haut, parmi les vaines paroles… Quelle étreinte, quelle caresse pourrait nous unir plus intimement ? Toute la passion de la nuit nous jetait l’un vers l’autre. En moi je vous ai reçue toute, comme une onde… Et maintenant, il me semble que je ne pourrais plus vous séparer de mon sang, et que vous ne pourriez plus vous éloigner de moi, et que nous devons aller ensemble à la rencontre de je ne sais quelle aurore…

Il lui parlait à voix basse, avec une entière effusion, devenu comme une substance vibrante où semblaient s’imprimer toutes les transmutations de la créature nocturne. Ce qu’il voyait devant lui, ce n’était plus une forme corporelle, une chair opaque et impénétrable, la pesante prison humaine ; c’était une âme dévoilée par une succession d’apparences non moins expressives que des mélodies, une sensibilité infiniment délicate et puissante qui, dans cette enveloppe, créait tour à tour la ténuité des fleurs, la vigueur du marbre, l’éclat de la flamme, toutes les ombres et toutes les lumières.

— Stelio !

À peine le prononça-t-elle, ce nom ; et toutefois, dans ce souffle qui mourait sur ces lèvres blêmies, il y avait une immensité d’exultation et d’émerveillement, comme dans le cri le plus aigu. À l’accent viril, elle avait reconnu l’amour : l’amour, l’amour ! Elle qui tant de fois avait écouté les belles et parfaites paroles prononcées par cette voix limpide, et qui en avait étrangement souffert comme d’un supplice et d’un jeu, elle voyait maintenant sa vie et le monde se transfigurer tout à coup à cet accent nouveau. Son âme parut chavirer : ce qui l’encombrait tomba au fond, dans une obscurité sans limite ; et il vint à la surface quelque chose de libre et d’immaculé, qui se dilata, qui se courba comme un ciel matinal. Et, de la même façon que le flot de la lumière monte depuis l’horizon jusqu’au zénith avec une muette harmonie, l’illusion du bonheur monta jusqu’à sa bouche. Un sourire s’y prolongea, infini, où les lignes de ses lèvres tremblaient comme les feuilles dans la brise, où ses dents luisaient comme les jasmins dans la clarté stellaire.

« Tout est aboli, tout est évanoui. Je n’ai pas vécu, je n’ai pas aimé, je n’ai pas souffert. Je suis nouvelle. Je ne connais que cet amour. Je suis pure. Je veux mourir dans la volupté à laquelle tu m’initieras. Les années et les événements ont passé sur moi sans atteindre cette partie de mon âme que je te réservais, ce ciel secret qui vient de s’ouvrir à l’improviste et qui a triomphé de toutes les ombres et qui est demeuré seul pour contenir la force et la douceur de ton nom. Moi, ton amour me sauve ; toi, l’entier embrassement de mon amour te fera divin… » Des paroles d’ivresse jaillissaient de ce cœur délivré, mais ses lèvres n’osaient pas les dire. Et elle souriait, souriait de son sourire infini, en silence.

— N’est-il pas vrai ? Répondez, Perdita ! Ne la sentez-vous pas aussi, cette nécessité qui est forte de tous nos renoncements, de toute notre constance à attendre la plénitude de l’heure ? Ah ! il me semble que mes espoirs et mes pressentiments ne seraient plus rien, si cette heure n’allait pas venir. Dites que vous ne pourriez l’atteindre sans moi cette aurore, comme je ne pourrais l’atteindre sans vous ! Dites !

— Oui, oui…

Dans cette syllabe étouffée, éperdument elle se donna. Son sourire s’éteignit, sa bouche devint lourde, se détacha sur sa pâleur avec un relief presque dur, comme gonflée par la soif, forte pour attirer, pour prendre, pour retenir, inassouvie. Et tout ce corps, qui naguère s’atténuait dans la douleur et dans la terreur, se redressa comme s’il y croissait tout à coup une ossature neuve, recouvra sa puissance charnelle, fut traversé par une onde impétueuse : il redevint désirable et impur.

— Plus de délais ! Il est tard !

Il frissonnait d’impatience. La furie le reprenait ; le désir le ressaisissait à la gorge avec ses griffes félines.

— Oui !… — répéta la Foscarina, mais avec un autre accent, les yeux dans les yeux de Stelio, avide et impérieuse, comme si maintenant elle était certaine de posséder le philtre qui finalement devait le lier à elle.

Il sentit pénétrer dans son cœur les voluptés qui habitaient cette chair profonde. Il la regarda, pâle comme si tout son sang se perdait dans la terre pour aller baigner les racines des fruits, en rêve, hors du temps, lui seul avec elle seule.

Elle était sous l’arbuste orné de colliers et chargé de fruits, arquée tout entière à l’image de ses lèvres ; et comme s’exhale des lèvres l’haleine, la fièvre s’exhalait de tous ses membres. La beauté soudaine qui l’avait illuminée dans le cénacle, faite de mille forces idéales, réapparaissait en elle, mais avec plus d’intensité encore, faite à présent de la flamme qui ne se flétrit pas, de la ferveur qui ne languit jamais. Les fruits magnifiques pendaient sur sa tête, portant à leur sommet la couronne d’un roi donateur. Le mythe de la grenade revivait dans la nuit, comme au passage de la barque sur l’eau crépusculaire. — Qui était cette femme ? Était-ce Perséphone, reine des Ombres ? Avait-elle vécu là où toutes les agitations humaines paraissent un jeu des vents dans la poussière d’une route sans fin ? Avait-elle contemplé le monde des sources, compté sous la terre les racines des fleurs, immobiles comme les veines dans un corps pétrifié ? Était-elle lasse ou ivre des larmes et des rires et des luxures humaines, et d’avoir touché une à une toutes les choses mortelles pour les faire fleurir, pour les faire périr ? Qui était-elle ? Avait-elle frappé les villes comme un fléau, scellé pour toujours sous son baiser les lèvres qui chantaient, arrêté les battements d’une âme tyrannique, intoxiqué les jeunes hommes avec sa sueur salée comme l’écume de la mer ? Qui était cette femme ? Quel était le passé qui la rendait si blême, si brûlante et si périlleuse ? Avait-elle déjà dit tous ses secrets et donné tous ses dons ? Ou bien pouvait-elle encore émerveiller par de nouvelles œuvres son nouvel amant, pour qui la vie, le désir et la victoire étaient une seule et même chose ? — Tout cela, et davantage, et davantage encore ! répondaient au rêve du poète les petites veines de ses tempes, et l’ondulation de ses joues, la puissance de ses flancs, l’ombre glauque et presque marine où vivait ce visage comme l’œil vit dans sa propre humidité.

« Tout le mal, tout le bien, ce que je sais et ce que j’ignore, ce que tu sais et ce que tu ignores, tout a préparé la plénitude de notre nuit. » La vie et le rêve ne faisaient qu’un. Les sens et les pensées étaient comme des vins mêlés dans une seule coupe. Les vêtements, le visage nu, les espérances, les regards, étaient semblables aux plantes de ce jardin, à l’air, aux étoiles, au silence.

Moment sublime et sans retour. Avant que l’âme fût complice, les mains firent le geste qui attire. La femme renversa la tête dans l’ombre, comme pour s’abattre ; entre ses paupières qui mouraient, la blancheur de ses yeux, la blancheur de ses dents brillèrent comme les choses qui brillent pour la dernière fois. Puis, rapidement, sa tête se redressa, se ranima ; ses lèvres cherchèrent les lèvres qui les cherchaient. Jamais sceau ne fut plus fort. Comme les branches de l’arbuste, l’amour couvrit les deux êtres enivrés.

Ils se délièrent ; ils se regardèrent fixement, sans se voir. Ils ne voyaient plus rien. Ils étaient aveugles. Ils entendaient un bruit terrible, comme si le frémissement du bronze se fût réveillé à l’intérieur de leur front même. Toutefois, ils purent distinguer le heurt sourd d’un fruit qui, de la branche qu’ils avaient secouée dans leur étreinte, tombait sur l’herbe. Ils sortirent comme d’un lourd nuage. Ils se revirent ; ils redevinrent lucides. Ils perçurent les voix amies éparses dans le jardin, la confuse clameur qui s’éloignait sur les canaux où repassaient peut-être les anciens cortèges.

— Eh bien ? — demanda le jeune homme fiévreusement, brûlé jusqu’aux moelles par ce baiser de chair et d’âme.

Elle se baissa pour ramasser la grenade sur l’herbe. Le fruit était mûr ; il s’était ouvert dans sa chute, et, par la fente versait son sang. Avec la vision de la barque chargée et de l’île pâle et de la prairie d’asphodèles, se représentèrent à l’esprit de l’amante les paroles de l’animateur : « Ceci est mon corps… Prenez et mangez ! »

— Dites ?…

— Oui.

D’un mouvement machinal, elle serra le fruit dans son poing, comme si elle voulait en exprimer le suc. La liqueur coula, mouilla son poignet. Elle tremblait ; ses dents tremblaient dans sa bouche. Le fleuve la submergeait de nouveau, passait sur elle, la glaçait depuis la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts.

— Et comment ? Dites ! — insista le jeune homme avec une sorte de brutalité, car il sentait renaître sa démence.

— Partez avec les autres, et revenez ensuite… Je vous attendrai à la grille du jardin Gradenigo.

Elle tremblait toute d’une frayeur charnelle, en proie à la force invincible. Dans un éclair, il la vit renversée, couverte de sueur, palpitante comme la Ménade après la danse. Ils se regardèrent encore, mais ne purent supporter le regard sauvage de leur convoitise. Ils souffrirent. Ils se quittèrent.

Elle s’en alla vers les voix des poètes qui avaient exalté sa puissance idéale.

Perdue, perdue, elle était perdue, maintenant. Elle vivait encore, défaite, humiliée et blessée, comme si l’on eût piétiné sur elle impitoyablement ; elle vivait encore, et l’aube se levait, et les jours recommençaient, et la fraîche marée refluait dans la Cité belle, et Donatella reposait sur son oreiller pur. En un lointain indéfini s’effaçait l’heure, si proche pourtant, où elle avait attendu l’aimé à la grille, perçu les pas dans le silence funèbre du quai désert, senti ses genoux ployer comme sous un choc et sa tête se remplir du terrible bourdonnement. Comme elle était loin, cette heure-là ! Et pourtant, dans sa chair, sous le frisson que lui avait laissé la fièvre nocturne, elle gardait avec une étrange intensité les sensations de l’attente : le froid du fer où s’était appuyé son front, l’âcreté suffocante qui montait des herbes comme d’un routoir, la langue tiède des lévriers de lady Myrta qui étaient venus sans bruit lui lécher les mains.

— Adieu ! adieu !

Elle était perdue. Il s’était levé de son lit comme du lit d’une courtisane, devenu presque étranger, presque impatient, attiré par la fraîcheur de l’aube, par la liberté du matin.

— Adieu !

De la fenêtre, elle aperçut au bord du canal Stelio qui respirait à pleins poumons l’air vif ; et puis, dans le grand calme, elle entendit sa voix limpide et sûre qui appelait le gondolier :

— Zorzi !

L’homme dormait au fond de la gondole, immobile ; et son sommeil humain ressemblait à celui de l’esquif recourbé qui lui obéissait. Stelio l’ayant touché du pied, il se réveilla en sursaut, bondit à la poupe et empoigna la rame. L’homme et la barque s’étaient réveillés en même temps comme s’ils n’eussent fait qu’un seul corps, prêts tous les deux à courir sur l’eau.

Servo suo, paron ! — dit Zorzi avec un sourire, en regardant le ciel qui s’éclairait. — La se senla, che adesso me toca vogar mi[7].

En face du palais, la porte d’un atelier s’ouvrit. C’était un atelier de tailleur de pierre, où l’on fabriquait des marches avec la pierre de Val di Sole.

« Monter ! » pensa Stelio ; et son cœur superstitieux se réjouit de ce bon augure. Sur l’enseigne, le nom de la carrière lui sembla rayonnant. Déjà, tout à l’heure, n’avait-il pas vu l’image de l’escalier, symbole de sa propre ascension, dans les armoiries des Gradenigo ? « Plus haut, toujours plus haut ! » La joie repullulait au fond de son être. Le matin excitait l’activité humaine.

« Et Perdita ?… Et Ariane ?… » Il les revit en haut de l’escalier marmoréen, dans la lumière des torches fumeuses, si serrées au milieu de la presse qu’elles se confondaient en une même blancheur, les deux tentatrices qui sortaient ensemble de la foule comme de l’embrassement d’un monstre. — « Et la Tanagra ?… » La Syracusaine aux longs yeux de chèvre lui apparut au repos, unie à la terre maternelle comme la figure d’un bas-relief au plan où elle est sculptée. « La Trinité dionysiaque !… » Il se les figurait exemptes de toute passion, indemnes de tout mal, comme sont les créatures de l’art. La surface de son âme se couvrait d’images splendides et rapides, comme une mer parsemée de voiles. Son cœur ne souffrait plus. Une âpre sensation de nouveauté se répandait par toute sa substance, avec la diffusion de la lumière. La chaleur de la fièvre nocturne se dispersait entièrement dans la brise, les vapeurs se dissipaient. Il arrivait en lui ce qui arrivait autour de lui. Il renaissait avec le matin.

Adesso no serve pis che te fazzi chiaro[8], — murmura le rameur avec malice, en éteignant le fanal de la gondole.

— Au Grand Canal, par San Giovanni Decollato ! — lui cria Stelio, en s’asseyant.

Et tandis que la proue dentelée virait vers le Rio di San Giacomo dall’ Orio, il se tourna pour regarder le palais qui, dans l’ombre, avait une couleur de plomb. Une fenêtre éclairée s’enténébra comme un œil qui devient aveugle. « Adieu ! adieu ! » Son cœur eut un sursaut ; la volupté afflua de nouveau dans ses veines ; les images de la douleur et de la mort effacèrent toutes les autres. La femme qui n’était plus jeune restait là-bas, seule, pareille à une agonisante ; la vierge inviolée s’apprêtait à regagner le lieu de son supplice. Il ne sut pas compatir ; il ne sut qu’espérer. De l’abondance de sa force, il tira l’illusion qu’il pourrait changer ces deux destins au profit de sa joie. Son cœur ne souffrait plus. Toute son anxiété fuyait devant le plaisir simple que donnaient à ses yeux les spectacles du matin. La pâleur de Perdita lui fut cachée par les feuillages qui débordaient sur les murs des jardins où déjà s’éveillait le gazouillement des moineaux. Dans les ondulations du canal se perdirent les lèvres sinueuses de la cantatrice. Il arrivait en lui ce qui arrivait autour de lui. L’arche et l’écho des ponts, les algues flottantes, le gémissement des colombes étaient comme sa respiration, sa confiance et sa faim.

— Arrête-toi devant le palais Vendramin-Calergi, — ordonna-t-il au rameur.

En longeant le mur d’un jardin, il attrapa au passage quelques fleurs poussées dans les interstices de la brique, à un endroit où elle avait la sombre et riche couleur du sang caillé. C’étaient des fleurs violettes, d’une extrême délicatesse, presque impalpables. Il pensa aux myrtes qui verdoient sur les bords du golfe d’Égine, rudes et fiers comme des buissons de bronze ; il pensa aux petits cyprès noirs qui couronnent les cimes pierreuses des collines toscanes, aux grands lauriers qui protègent les statues dans les villas de Rome. Par ces pensées, il accrut la valeur des fleurettes automnales, offrande trop modeste pour celui qui avait su donner à sa vie la grande victoire qu’il lui avait promise.

— Accoste !

Le canal, antique fleuve de silence et de poésie, était désert. Le ciel verdâtre s’y reflétait avec ses étoiles mourantes. Au premier aspect, le palais avait une apparence aérienne, comme d’un nuage ouvragé qui poserait sur l’eau. L’ombre où il baignait encore avait la qualité du velours, la beauté d’une chose magnifique et molle. Et, de même qu’en un velours profond se découvrent à l’œil les dessins des ramages, de même, lentement, les lignes de l’architecture se révélèrent dans les trois colonnades corinthiennes qui montaient avec un rythme de grâce et de force jusqu’au faîte, où les aigles, les coursiers, les amphores, emblèmes de la vie noble, s’entremêlaient aux roses des Loredan : non nobis domine non nobis.

Là, palpitait le grand cœur malade. L’image du créateur barbare apparut : les yeux d’azur brillèrent sous le front vaste, les lèvres se serrèrent sur ce robuste menton, armées de sensualité, d’orgueil et de mépris. Dormait-il ? Pouvait-il dormir ? Ou bien, comme sa gloire, était-il sans sommeil ? Le jeune homme repensa aux choses étranges qu’il avait entendu raconter de lui. Était-ce vrai, qu’il ne pouvait dormir sinon sur le cœur de sa femme, dans l’étroit embrassement de sa femme, et que, malgré la vieillesse, il gardait le persistant besoin de ce contact amoureux ? Il repensa au récit de lady Myrta qui avait visité à Palerme la Villa d’Angri, où les armoires de la chambre habitée par le maître s’étaient imprégnées d’une essence de rose si violente qu’elle donnait encore le vertige. Il vit ce petit corps las, vêtu de draps somptueux, orné de bijoux, parfumé comme un cadavre prêt pour le bûcher. — N’était-ce pas Venise qui lui avait donné, comme jadis à Albert Dürer, le goût des voluptés et des magnificences ? Oui, c’était dans le silence des canaux qu’il avait entendu passer le souffle le plus ardent de ses musiques : la mortelle passion de Tristan et d’Iseult.

Et c’était là, maintenant, que palpitait ce grand cœur malade ; c’était là que venait s’arrêter l’élan formidable. Le palais patricien, avec ses aigles, avec ses coursiers, avec ses amphores, avec ses roses, était clos et muet comme un haut sépulcre. Au-dessus de ce marbre, l’aurore enflammait le ciel.

« Salut au victorieux !… » Et Stelio jeta les fleurs sur le seuil de la porte.

— En avant ! en avant !

Stimulé par cette brusque impatience, le rameur se courba sur la rame. Le frêle esquif glissa sur l’eau. Tout le canal était clair d’un côté. Une voile fauve courait sans bruit. La mer, les flots joyeux, les rires des mouettes, la brise du large se représentèrent à son désir.

— Rame, Zorzi ! À la Veneta Marina, par le Rio dell’ Olio ! cria le jeune homme.

Le canal lui semblait trop étroit pour le souffle de son âme. Désormais, la victoire ne lui était pas moins nécessaire que l’air à ses poumons. Après le délire nocturne, il voulait, à la lumière du matin et à l’âcreté de la brise marine, reconnaître la bonté de sa trempe. Il n’avait pas sommeil. Il sentait autour de ses yeux un cercle de fraîcheur, comme s’il les eût lavés dans la rosée. Il n’éprouvait aucun besoin de repos, et la couche de l’hôtel lui faisait horreur comme un ignoble grabat. « Le pont d’une barque, l’odeur du goudron et du sel, le battement d’une voile rouge… »

— Rame, Zorzi !

La vigueur du gondolier redoubla. Par moments, sous l’effort, la fourche grinçait. Le Fondaco dei Turchi disparut derrière eux, ivoire merveilleusement jauni et usé, semblable au portique survivant d’une mosquée en ruine. Ils dépassèrent le palais des Cornaro et le palais des Pesaro, ces deux colosses noircis par le temps comme par la fumée d’un incendie ; ils dépassèrent la Ca’ d’Oro, jeu divin de la pierre et de l’air ; et, soudain, le pont du Rialto montra son ample dos chargé de boutiques, déjà tout bruyant de vie populaire, fleurant les légumes et le poisson, pareil à une grande corne d’abondance qui verserait sur les quais d’alentour les nourritures terrestres et marines destinées à rassasier la Cité reine.

— J’ai faim, Zorzi, j’ai grand’faim ! — dit Stelio en riant.

Bon segno co’la notolada fa fame ; xe ai vechi che la ghe fa sono[9].

— Accoste !

Il acheta dans une péotte le raisin des Vignoles et les figues de Malamocco, mis ensemble sur un plat de pampres.

— Rame !

Sous le Fondaco dei Tedeschi, la gondole vira ; par les petits canaux obscurs, elle glissa vers le Rio di Palazzo. Les cloches de San Giovanni Crisostomo, de San Giovanni Elemosinario, de San Cassiano, de Santa Maria dei Miracoli, de Santa Maria Formosa, de San Lio, accueillaient l’aurore par de joyeux carillons. Les bruits du marché se perdaient dans la salutation des bronzes, avec les odeurs de la pêche, des herbages et du vin. Entre les murailles de marbre et de brique encore endormies, sous le ruban du ciel resplendissait de plus en plus le ruban de l’eau qui, tranchée par le fer de la proue, s’allumait dans la course ; et ce croissant éclat donnait à Stelio l’illusion d’une rapidité flamboyante. Il songea au lancement des navires qui descendent vers la mer en faisant jaillir des flammes sous le frottement de la carène : l’eau fume à l’entour, le peuple acclame et applaudit…

— Au Pont de la Paille !

Une pensée, spontanée comme un instinct, le ramenait vers le lieu glorieux où il lui semblait que devaient rester encore les traces de ses inspirations lyriques et les échos du grand chœur dionysiaque : « Viva il forte… » La gondole rasa le flanc du Palais des Doges, massif comme un monolithe fouillé par des ciseaux habiles à trouver des mélodies comme les archets des musiciens. De toute son âme renaissante, il embrassa cette masse ; il réentendit le son de sa propre voix et l’explosion des applaudissements ; il revit l’énorme chimère ocellée, au buste couvert d’écailles splendides, s’allongeant noirâtre sous les énormes volutes d’or ; et il se figura que lui-même oscillait sur la multitude comme un corps concave et sonore, habité par une volonté mystérieuse. Il se disait : « Créer avec joie ! C’est l’attribut de la Divinité. Il est impossible d’imaginer au sommet de l’esprit un acte plus triomphal. Les paroles mêmes qui le signifient ont la splendeur de l’aurore… »

Il redisait à lui-même, à l’air, à l’eau, à la pierre, à l’antique cité, à la jeune aurore : « Créer avec joie ! Créer avec joie ! »

Lorsque la proue passa sous le pont et entra dans le miroir de lumière, une respiration plus libre lui rendit, avec son espérance et avec son courage, toute la beauté et toute la force de sa vie antérieure.

— Trouve-moi une barque, Zorzi, une barque qui sorte en pleine mer !

Il lui fallait un souffle encore plus large, le vent, l’air salin, l’écume, la voile gonflée, le beaupré pointé vers l’horizon immense.

— À la Veneta Marina !… Trouve-moi une barque de pêcheurs, un bragozzo de Chioggia !

Il remarqua une grande voile rouge et noire qu’on venait de hisser à l’instant même et qui palpitait en prenant le vent, superbe comme un vieil étendard de la République, avec le Lion et le Livre.

— Celle-là ! celle-là !… Il faut la rejoindre, Zorzi !

Dans son impatience, il agitait la main pour faire arrêter la barque.

— Crie-leur de m’attendre !

L’homme de la rame, échauffé et ruisselant de sueur, jeta un cri d’appel aux hommes de la voile. La gondole filait comme un sandalo dans une régate. On entendait haleter la robuste poitrine.

— Ce brave Zorzi !

Mais Stelio aussi haletait, comme s’il se fût agi d’atteindre sa fortune, un but heureux, la certitude d’une royauté.

Semo andai in bandiera, — dit le rameur en frottant ses mains brûlantes, avec un rire franc qui parut le rafraîchir tout entier. — Vardè che stravaganza[10]  !

Le geste, le ton, la malice populaire, les faces étonnées des pêcheurs qui s’avançaient sur le plat-bord, les reflets de la voile qui faisaient l’eau sanglante, l’odeur cordiale de pain qui sortait d’un four, l’odeur de la poix qui commençait à bouillir dans un chantier voisin, les voix des ouvriers qui se rendaient à l’Arsenal, toute l’émanation forte de ce quai où l’on sentait encore les anciennes galères pourries de la Sérénissime et où résonnaient sous le marteau les cuirasses des navires de l’Italie nouvelle, toutes ces choses rudes et saines éveillèrent au cœur du jeune homme une allégresse qui éclata dans un rire. Il riait avec le rameur, contre le flanc rapiécé et goudronné de ce bateau pêcheur, qui avait l’aspect vivant d’une bonne bête de travail à la peau sillonnée de rides, d’excroissances et de cicatrices.

Cossa vorla ? — demanda le plus vieux des marins, en inclinant vers les rires sonores sa face barbue et hâlée, où il n’y avait de clair que des poils blanchis et les yeux gris entre les paupières rebroussées par les vents saumâtres. — Cossa comandela, paron[11] ?

La grande voile battait et claquait comme un étendard.

El paron voria montar a bordo[12]  ! répondit Zorzi.

Le mât craquait, vivant depuis le pied jusqu’à la pomme,

Ch’ el monta pur… Co’ nol vol altro, paron[13]  ! … répliqua le vieux, simplement.

Et il alla prendre l’échelle volante. Il revint l’accrocher à mi-poupe. Elle était faite de quelques chevilles vermoulues et d’un seul brin de bitord tout usé. Mais, elle aussi, comme tous les détails du grossier bateau, parut au jeune homme une chose extraordinairement vivante. Lorsqu’il y mit le pied, il eut honte de ses bottines vernies. L’épaisse main calleuse du marin, tatouée d’emblèmes bleuâtres, lui vint en aide, le hissa d’un seul coup sur le pont.

— Le raisin et les figues, Zorzi !

De la gondole, Zorzi lui tendit le plat de pampres.

Che i vada in tanto sangue[14]  !

— Et le pain ?

Gavemo el pan caldo, — dit un marin en soulevant une grande miche ronde et blonde ; — apena cavà dal forno[15].

La faim devait lui donner une saveur délicieuse, y trouver rassemblée toute la bonté du froment.

Servo suo, paron ! E vento in pope[16]  ! — cria le rameur prenant congé.

Orza[17]  !

La voile latine se gonfla, couleur de pourpre, avec le Lion et le Livre. La barque courut sa bordée pour prendre le large, ayant le cap sur San Servolo. Il sembla que la rive s’arquait pour la décocher. Dans le sillage s’entremêlèrent, l’un glauque et l’autre rose, les deux fils de l’eau coupée qui formèrent un tourbillon opalin, puis changèrent, prirent alternativement toutes les couleurs, comme si le bouillonnement, à la proue, était un arc-en-ciel fluide.

Poggia[18]  !

Le bateau vira de bord. Un miracle le surprit : les premiers rayons du soleil transpercèrent la voile palpitante, foudroyèrent les anges élevés sur les campaniles de Saint-Marc et de Saint-Georges-Majeur, incendièrent le globe de la Fortune, couronnèrent de fulgurations les cinq mitres de la Basilique. Venise Anadyomène domina sur les eaux, avec toutes ses gazes déchirées.

« Gloire au Miracle ! » Un sentiment surhumain de puissance et de liberté gonfla le cœur du jeune homme à l’instant où la brise gonfla la voile pour lui transfigurée. Dans la pourpre de la voile, il se vit comme dans la splendeur de son propre sang. Il lui sembla que tout le mystère de cette beauté réclamait de lui l’acte triomphal. Il eut conscience qu’il était capable de l’accomplir. « Créer avec joie ! »

Et le monde fut à lui.


  1. « Vous avez deux biens, — beauté et jeunesse ; — quand ils s’en vont, ils ne reviennent plus, — ma chère Nina… »
  2. « Si vous laissez passer — la belle et fraîche jeunesse, — un jour on vous appellera — vieille décrépite ; — et vous regretterez, mais en vain, — ce que vous aviez entre les mains — lorsque vous avez laissé — fuir l’occasion. »
  3. « La jeunesse est une fleur — qui meurt aussitôt née, — et un jour, moi aussi, — je ne serai plus celle que je suis. »
  4. « Et advienne que pourra, — laissez passez ! »
  5. « Laissez-moi mourir ! »
  6. « Et que voulez-vous — qui me réconforte — dans un sort si cruel, — dans un si grand martyre ? — Ah ! laissez-moi mourir. »
  7. « À votre service, seigneur. Asseyez-vous ; c’est moi, maintenant, qui vais ramer. » (Dialecte vénitien.)
  8. « À présent, tu n’as plus besoin que je t’éclaire. »
  9. « C’est bon signe quand la nuitée (d’amour) donne faim ; c’est aux vieux qu’elle donne envie de dormir. »
  10. « Nous avons gagné la bannière (prix de la régate)… Voyez quelle folie ! »
  11. « Que voulez-vous ?… Qu’y a-t-il pour votre service, seigneur ? »
  12. « Le seigneur voudrait monter à bord. »
  13. « Eh bien, qu’il monte ! S’il ne veut que cela… »
  14. « Que cela vous fasse beaucoup de bon sang ! »
  15. « Nous avons du pain chaud ; il sort à peine du four. »
  16. « À votre service, seigneur !… Et vent en poupe ! »
  17. « Tribord ! »
  18. « Appuie ! »