Traduction par G. Hérelle.
La Revue de Paristome 3, mai-juin (p. 481-533).


II

L’EMPIRE DU SILENCE


« Col tempo. » — Dans une salle de l’Académie, la Foscarina s’était arrêtée devant la Vieille de Francesco Torbido, cette femme ridée, édentée, flasque et jaunâtre qui ne peut plus ni sourire ni pleurer, cette espèce de ruine humaine pire que la pourriture, cette espèce de Parque terrestre qui, au lieu de la quenouille ou du fil ou des ciseaux, tient entre ses doigts le cartouche sur lequel est écrite l’admonition.

— Avec le temps ! — redit-elle, quand ils furent à l’air libre, pour interrompre le silence pensif où elle avait senti son cœur s’appesantir peu à peu et couler bas, comme une pierre dans une eau sombre. — Connaissez-vous, Stelio, la maison close de la Calle Gàmbara ?

— Non. Laquelle ?

— La maison de la comtesse de Glanegg.

— Je ne la connais point.

— Vous ignorez l’histoire de la belle Autrichienne ?

— Je l’ignore, Fosca. Racontez.

— Voulez-vous que nous allions jusqu’à la Calle Gàmbara ? C’est tout près.

— Allons.

Ils s’acheminèrent, au flanc l’un de l’autre, vers la maison close. Stelio restait un peu en arrière pour regarder l’actrice, pour la voir s’avancer dans l’air mort. De son chaud regard, il embrassait la personne tout entière : la ligne des épaules déclinant avec une si noble grâce, la taille souple et libre sur les hanches fortes, les genoux qui se mouvaient légèrement parmi les plis de la robe, et ce pâle visage passionné, cette bouche de soif et d’éloquence, ce front beau comme un beau front viril, ces yeux qui s’allongeaient entre les cils, comme noyés par une larme qui sans cesse y monterait et se dissoudrait sans déborder, tout ce passionné visage de lumière et d’ombre, d’amour et de douleur, cette force fébrile, cette vie tremblante.

— Je t’aime, je t’aime ; toi seule me plais ; tout me plaît en toi ! — lui dit-il soudain, à voix basse, contre la joue, marchant si près d’elle qu’il la poussait presque, le bras passé sous son bras, incapable de supporter qu’elle fût reprise par cette peine, qu’elle souffrît de cette atroce admonition.

Elle tressaillit, s’arrêta, baissa les paupières, toute blanche.

— Mon ami ! — dit-elle, d’une voix si faible que les deux mots semblèrent modulés, non par ses lèvres, mais par le sourire de son âme.

Toute sa peine était devenue fluide, s’était changée en un seul flot de tendresse qui s’épanchait sur son ami éperdument. Une gratitude sans bornes lui inspira le besoin anxieux de trouver quelque grand don à lui offrir.

— Que puis-je faire, dis, que puis-je faire pour toi ?

Elle imagina une épreuve merveilleuse, un témoignage d’amour inouï et foudroyant. « Servir ! servir ! » Elle désira le monde pour lui.

— Que désires-tu, dis ? Que puis-je faire pour toi ?

— M’aimer, m’aimer.

— Pauvre ami, mon amour est triste !

— Il est parfait ; il comble ma vie.

— Tu es jeune, toi…

— Je t’aime.

— Il est juste que tu possèdes les forces qui te ressemblent…

— C’est toi qui chaque jour, exaltes ma force et mon espoir. Mon sang court plus vite quand je suis près de toi et que tu gardes le silence. Alors naissent en moi les choses qui, avec le temps, t’émerveilleront. Tu m’es nécessaire.

— Ne dis pas cela !

— Chaque jour tu me confirmes dans l’assurance que toutes les promesses me seront tenues.

— Oui, tu l’auras, ta belle destinée ! Pour toi, je n’ai pas de crainte. Tu es sûr de toi. Nul péril ne peut t’étonner, nul obstacle ne peut interrompre ta marche… Oh ! pouvoir aimer sans craindre ! On craint toujours, quand on aime… Si je crains, ce n’est pas pour toi. Tu me parais invincible. Merci pour cela encore !

Elle montrait sa foi profonde comme son amour, illimitée et lucide. Longtemps, même dans l’ardeur de sa propre lutte et les vicissitudes de sa vie nomade, elle avait tenu les yeux fixés sur cette jeune existence victorieuse comme sur une forme idéale née de la purification de son propre désir. Plus d’une fois, dans la tristesse des vaines amours et dans la noblesse du renoncement imposé, elle s’était dit à elle-même : « Ah ! si enfin, de tout mon courage qui s’est endurci sous les tempêtes, de toutes les choses fortes et limpides que la douleur et la révolte ont découvertes au fond de mon âme, si enfin, du meilleur de moi-même, je pouvais un jour te façonner des ailes pour le suprême essor ! » Plus d’une fois sa mélancolie s’était enivrée d’un pressentiment héroïque. Et elle avait assujetti son âme à la contrainte et à l’effort, elle l’avait exaltée jusqu’à la plus haute beauté morale, conduite vers les actes douloureux et purs, seulement pour mériter ce qu’elle espérait et craignait à la fois, seulement pour se sentir digne d’offrir sa servitude à celui qui était impatient de vaincre.

Et voilà que, par un heurt brutal et imprévu de la fatalité, elle avait été jetée devant lui comme une de ses maîtresses, avec toute sa chair tremblante. Elle s’était mêlée à lui par tout ce qu’il y avait de plus âcre dans son sang. Sur le même oreiller, elle l’avait vu écrasé par la torpeur pesante de la fatigue d’amour ; elle avait connu, à son flanc, les réveils soudains qu’agite une frayeur cruelle, et l’impossibilité de refermer les paupières lasses, par crainte qu’il ne l’observât pendant le sommeil avec des yeux trop lucides.

— Rien ne vaut ce que tu me donnes, — dit Stelio en lui serrant le bras et en cherchant sous le gant son poignet nu, par un besoin fiévreux de sentir la palpitation de cette vie dévouée, le battement de ce cœur fidèle, dans ces lieux désolés où ils cheminaient, sous ce brouillard blême qui les enveloppait et assourdissait le bruit de leurs pas. — Rien ne vaut la certitude de ne plus être seul, jusqu’à la mort.

— Ah ! tu le sens donc enfin, tu le crois donc enfin, que c’est pour toujours ! — s’écria-t-elle avec un transport de joie, en voyant son amour triompher. — Oui, pour toujours, Stelio, quoi qu’il arrive, où que ta destinée te conduise, de quelque façon que tu veuilles être servi, de près, de loin…

Dans l’air brumeux se répandait un bruit confus et monotone, qu’elle reconnut. C’était, dans le jardin de la comtesse de Glanegg, le chœur dès moineaux rassemblés sur les grands arbres moribonds. La parole s’éteignit sur ses lèvres. Elle fit le mouvement instinctif de se retourner, d’entraîner avec elle son ami vers un autre lieu.

— Où allons-nous ? — demanda-t-il, surpris par le mouvement brusque de sa compagne et par cette interruption inattendue, qui était comme la fin d’un enchantement ou d’une musique.

Elle s’arrêta. Elle sourit de son faible sourire énigmatique. « Avec le temps ! »

— Je voulais fuir, dit-elle ; mais on ne peut pas.

Elle était là comme une flamme pâle.

— J’avais oublié, Stelio, que je vous conduisais vers la maison close.

Elle était là, dans le jour cendré, n’ayant plus aucune force, perdue comme au milieu d’un désert.

— Il me semblait que nous avions un autre but. Mais nous voici arrivés. Avec le temps !

Elle lui apparaissait maintenant telle qu’en cette nuit inoubliable, quand elle avait supplié : « Ne me faites pas de mal ! » Elle était là, vêtue de sa tendre âme secrète, si facile à tuer, à détruire, à immoler sans effusion de sang.

— Allons-nous-en, — dit-il, avec un geste pour l’emmener ; — allons-nous-en ailleurs…

— On ne peut pas !

— Allons chez toi, allons chez toi ; allumons le feu, le premier feu d’octobre. Permets que je passe avec toi la soirée, Foscarina ! Il va pleuvoir. Ce serait si doux, de rester dans ta chambre, à parler, à se taire, les mains dans les mains… Viens. Allons.

Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la bercer, la consoler, l’entendre pleurer, boire les larmes. La douceur de ses propres paroles augmentait sa tendresse. Alors, dans toute la personne de l’amante, il aima éperdument les plis délicats qui rayonnaient du coin des yeux vers les tempes, et les petites veines sombres qui rendaient les paupières semblables à des violettes, et l’ondulation des joues, et le menton effilé, et tout ce qui semblait touché par le mal d’automne, toute l’ombre répandue sur ce passionné visage.

— Foscarina ! Foscarina !

Quand il l’appelait par son nom véritable, son cœur palpitait plus fort, comme si quelque chose de plus profondément humain fût entré dans son amour, comme si, tout d’un coup, le passé eût ressaisi la figure qu’il se plaisait à isoler dans son rêve, et que d’innombrables fils en eussent rattaché toutes les fibres à la vie implacable.

— Viens. Allons !

Elle souriait péniblement.

— Mais pourquoi ? La maison est toute proche. Passons par la Calle Gàmbara. Ne voulez-vous pas connaître l’histoire de la comtesse de Glanegg ?… Regardez. On dirait un monastère !

La rue était déserte comme le sentier d’un ermitage, grisâtre, humide, semée de feuilles mortes. Le vent d’est faisait naître dans l’air une brume lente et molle qui assourdissait les bruits. Par instants, le ramage confus et monotone ressemblait à un son de bois et de fers qui grinceraient.

— Derrière ces murailles, une âme désolée survit à la beauté d’un corps, — dit la Foscarina, doucement. — Regardez ! Les fenêtres sont closes, les contrevents sont fixés, les portes sont scellées. Une seule s’ouvre encore, celle des serviteurs, par où entre la nourriture de la défunte, comme dans les tombeaux égyptiens. Les serviteurs nourrissent un corps qui ne vit plus.

Les arbres, au-dessus de l’enceinte claustrale, semblaient s’évaporer par leurs cimes presque nues ; et les moineaux, plus nombreux sur les branches que les feuilles malades, gazouillaient, gazouillaient sans répit.

— Devinez son nom. Il est beau et rare, comme si vous l’aviez cherché vous-même.

— Je ne sais pas.

— Radiana ! Elle s’appelle Radiana, la prisonnière !

— Mais de qui est-elle prisonnière ?

— Du Temps, Stelio ! Le Temps veille aux portes avec sa faux et son sablier, comme dans les vieilles estampes…

— Une allégorie ?

Un enfant passa, qui sifflotait. Lorsqu’il vit ces deux personnes regarder vers les fenêtres closes, il s’arrêta pour regarder aussi, avec ses grands yeux curieux et pleins d’étonnement. Ils se turent. Le ramage continu des oiseaux ne parvenait pas à vaincre le silence des murailles, des troncs, du ciel : car ce bruit monotone était dans leurs oreilles comme le bourdonnement dans les conques marines ; et, à travers le bruit, ils percevaient la taciturnité des choses environnantes et quelques voix éloignées. Le rauque hurlement d’une sirène se prolongea dans le lointain brumeux, se faisant peu à peu doux comme une note de flûte ; puis, il s’éteignit. L’enfant se lassa de regarder : rien de visible ne se produisait ; les fenêtres ne s’ouvraient pas ; tout demeurait immobile. Alors, il partit en courant. On entendit sur les pierres humides et sur les feuilles pourries la fuite de ses petits pieds nus.

— Eh bien, — demanda Stelio, — que fait Radiana ? Vous ne m’avez pas dit encore quelle est cette femme, ni pourquoi recluse. Racontez-moi son histoire. J’ai déjà pensé à Soranza Soranzo.

— La comtesse de Glanegg est une des plus grandes dames de l’aristocratie viennoise, peut-être la plus belle créature que j’aie rencontrée jamais sur terre. Frantz Lenbach l’a peinte dans l’armure des Valkyries, avec le casque aux quatre ailes. Vous ne connaissez pas Frantz Lenbach ? Vous n’êtes jamais entré dans son atelier rouge, au palais Borghèse ?

— Non, jamais.

— Allez-y un jour, et demandez-lui de vous montrer ce portrait. Jamais plus vous n’oublierez le visage de Radiana. Vous le verrez, comme je le vois en ce moment à travers les murailles, immuable. Elle a voulu demeurer telle dans la mémoire de ceux qui l’avait vue en sa splendeur. Lorsque, par une matinée trop claire, elle s’aperçut que pour elle était arrivé le temps de défleurir, elle résolut de prendre congé du monde afin que les hommes n’assistassent pas au dépérissement et à l’écroulement de son illustre beauté. Peut-être est-ce la sympathie pour les choses qui se désagrègent et tombent en ruine qui la retint à Venise. Elle donna une magnifique fête d’adieu, où elle apparut souverainement belle encore ; puis elle se retira pour toujours dans la maison que vous voyez au fond de ce jardin muré, où, assistée de ses serviteurs, elle attend sa fin. Elle est devenue une figure de légende. On dit que, chez elle, il n’y a pas un seul miroir, et qu’elle a oublié son propre visage. Même à ses amis les plus dévoués, même à ses parents les plus proches, il est formellement interdit de lui faire visite. Comment vit-elle ? En compagnie de quelles pensées ? Par quels moyens trompe-t-elle l’ennui de l’attente ? Son âme est-elle en état de grâce ?

Chaque pause de cette voix voilée, qui interrogeait le mystère, s’emplissait d’une mélancolie si dense qu’elle paraissait presque matérielle et comme mesurée par ce rythme de sanglot qu’a l’eau qui entre dans une urne.

— Prie-t-elle ? Contemple-t-elle ? Pleure-t-elle ?… Ou bien, peut-être, elle est devenue inerte et ne souffre pas plus que ne souffre un fruit qui se ride au fond d’une vieille armoire.

La Foscarina se tut ; et ses lèvres prirent un pli tombant, comme si les paroles prononcées les eussent fait se flétrir.

— Et si, tout à coup, elle se montrait à cette fenêtre ? — dit Stelio, qui eut dans les oreilles la sensation réelle que les gonds grinçaient.

Tous deux épièrent les interstices des contrevents cloués.

— Elle est peut-être là qui nous regarde, reprit-il à voix basse.

Ils se communiquèrent l’un à l’autre leur frisson.

Ils étaient adossés au mur d’en face et n’avaient aucune volonté de faire un pas. L’inertie des choses les envahissait, la cendre humide les enveloppait, de plus en plus épaisse ; le ramage confus et monotone les étourdissait, comme cette médecine qui étourdit les fébricitants. Les sirènes dans le lointain hurlaient ; et, peu à peu, les hurlements rauques s’affaiblissaient dans l’atmosphère molle, se faisaient doux comme des notes de flûte, s’attardaient comme ces feuilles décolorées qui abandonnaient la branche une à une sans gémir. Combien il était long, le temps qui s’écoulait entre le détachement de la feuille et son arrivée à terre ! Tout était lenteur, vapeur, abandon, consomption, cendre.

— Il faut que je meure, mon ami, il faut que je meure ! — dit-elle après un long silence, d’une voix déchirante, en relevant son visage du coussin où elle l’avait plongé pour vaincre la convulsion de volupté et de douleur que lui avaient donné les caresses inattendues et sauvages.

Elle vit son ami sur l’autre divan, à l’écart, là-bas, près du balcon, presque assoupi, les yeux mi-clos, la tête renversée, tout coloré d’or par les lueurs du soir. Sous la lèvre de son ami, elle vit une marque rouge comme une petite blessure, et, sur son front, les cheveux en désordre. Elle sentit que son désir s’alimentait de ces choses, que ses paupières faisaient mal à ses yeux, que son regard brûlait ses cils, et que, par ses prunelles, entrait et se répandait dans tout son être ce mal inguérissable. Perdue, perdue, maintenant elle était perdue sans remède.

— Mourir ? — lui dit le jeune homme d’une voix faible, sans ouvrir les yeux, sans bouger, comme du fond de sa mélancolie et de sa torpeur.

Elle vit trembler, sous la lèvre qui parlait, la petite blessure sanglante.

— Avant que tu me haïsses…

Il ouvrit les yeux, se souleva, tendit la main vers elle, comme pour l’empêcher de poursuivre.

— Ah ! pourquoi te tourmenter ainsi ?

Il la vit presque livide, les joues recouvertes par les boucles défaites, consumée comme si un poison la rongeait, ployée comme si son âme était rompue au travers de sa chair, terrible et misérable.

— Que fais-tu de moi ? Que faisons-nous de nous-mêmes ? reprit-elle avec angoisse.

Ils avaient lutté, haleine contre haleine, cœur contre cœur, comme dans une mêlée ; ils avaient senti la saveur du sang. Tout à coup, ils avaient cédé à la passion comme à une aveugle volonté de se détruire. Ils avaient secoué la vie l’un de l’autre comme pour la déraciner.

— Je t’aime ! dit-il.

— Pas ainsi, je voudrais que ce ne fût pas ainsi…

— Tu me troubles. Soudain, la furie me prend…

— C’est comme une haine…

— Non, ne dis pas cela !

— Tu me déchires comme si tu voulais m’achever…

— C’est toi qui m’aveugles. Je ne sais plus rien…

— Qu’est-ce qui te trouble ? Que vois-tu en moi ?

— Je ne sais,

— Ah ! moi, je le sais bien !

— Pourquoi te tourmenter ainsi ? Je t’aime. C’est l’amour qui…

— Qui me condamne. Il faut que j’en meure… Donne-moi encore le nom que tu me donnais !

— Tu es mienne ; je ne te perdrai pas.

— Tu me perdras.

— Mais pourquoi ? Je ne comprends pas. Quelle démence est la tienne ? Mon désir t’offense ? Mais toi, est-ce que tu ne me désires pas aussi ? Est-ce que tu n’es pas prise de la même fureur ? Tes dents claquaient…

Irritable, il la brûlait plus profondément, exaspérait la plaie. Elle se couvrit le visage avec ses paumes. Son cœur frappait sa gorge devenue rigide, comme un marteau dont elle eût senti les coups durs se répercuter au sommet de son crâne.

— Regarde !

Il toucha sa lèvre endolorie, pressa la petite blessure, tendit vers la femme ses doigts teints par la goutte de sang qui en avait coulé.

— Tu m’as blessé. Tu mordais comme une bête sauvage…

Brusquement elle se dressa sur ses pieds, se tordit comme s’il l’eût excitée avec un fer rouge. Elle fixa sur lui de grands yeux, comme pour le dévorer du regard. Ses narines palpitèrent. Une force effrayante s’agita dans sa ceinture. Tout son corps vibrant fut libre sous la tunique, comme si les plis n’y eussent plus adhéré. Son visage, sorti du creux des paumes comme d’un masque aveugle, se ralluma, sombre comme un feu sans rayons. Elle fut merveilleusement belle, terrible et misérable.

— Ah ! Perdita, Perdita !

Jamais, jamais cet homme n’oubliera le mouvement qu’elle fit pour s’approcher de lui, le muet tourbillon qui s’abattit sur sa poitrine, ni sa peur ni sa joie.

Il ferma les yeux ; il oublia le monde, la gloire. Une profondeur ténébreuse et sacrée se fit en lui, comme dans un temple. Son esprit était opaque et immobile ; mais tous ses sens aspiraient à dépasser la limite humaine, à s’élever par delà toute borne, devenus sublimes, aptes à pénétrer les plus obscurs mystères, à découvrir les secrets les plus cachés, prodigieux instruments, infinies vertus, réalités certaines comme la mort.

Il ouvrit les yeux. Il vit la chambre plus sombre ; par le balcon ouvert, il vit les cieux lointains, les arbres, les coupoles, les tours, l’extrême lagune sur laquelle s’inclinait la face du crépuscule, les Monts Euganéens, bleuâtres et paisibles comme les ailes repliées de la terre dans le repos du soir. Il vit les formes du silence, et la silencieuse forme qui adhérait à lui comme l’écorce au tronc.

La femme pesait sur lui de tout son poids, lui appuyait le front contre l’épaule en cachant son visage, suffoquée, avec une étreinte qui ne se relâchait pas, indissoluble, comme celle du cadavre dont les bras se raidissent autour du vivant. Il semblait qu’elle ne pouvait plus être détachée de l’aimé sinon par l’amputation des coudes. Dans ce cercle, le jeune homme sentait la solidité et la ténacité des os ; et, en même temps, sur sa poitrine et le long de ses jambes, il sentait la mollesse de cette chair qui, par moments, tremblait sur lui comme tremble sur le gravier l’eau courante. Des choses infinies passaient, dans ce tremblement d’eau, innombrables, continuelles, remontées du fond, descendues de très loin ; elles passaient, passaient, de plus en plus denses, de plus en plus obscures, fleuve de trouble vie. Et il souffrait d’elle, de lui-même, et il la sentait souffrir, et il la sentait sienne comme le bois est à la flamme qui le consume, et il réentendait les paroles imprévues après la fureur sauvage : « Il faut que je meure ! »

Il tourna de nouveau les yeux vers le balcon ouvert ; il vit les jardins s’assombrir, les maisons s’éclairer, une étoile sourdre de la tristesse du ciel, une longue épée pâle reluire au fond de la lagune, les collines se confondre avec la lisière de la nuit, les lointains s’étendre vers des contrées riches de biens inconnus. Il y avait par le monde des actions à faire, des conquêtes à poursuivre, des rêves à exalter, des destins à forcer, des énigmes à deviner, des lauriers à cueillir. Il y avait là-bas des chemins hantés par le mystère d’imprévoyables rencontres. Des bonheurs voilés y passaient sans que personne les rencontrât ou les reconnût. À cette heure, quelque part dans le monde, il existait peut-être un égal, un frère ou un ennemi lointain, sur le front de qui, après une journée d’attente laborieuse, descendait l’inspiration fulgurante d’où naît l’œuvre éternelle. À cette heure, quelqu’un venait peut-être d’achever un noble labeur ou de trouver enfin une raison héroïque de vivre. Mais lui, il était là, prisonnier de son corps, gisant sous le poids de la femme désespérée. Cette destinée magnifique de douleur et de puissance, pareille à un vaisseau chargé de fer et d’or, venait se briser contre lui comme contre un écueil. Et que faisait, que pensait dans le soir Donatella Arvale, sur sa colline toscane, dans sa maison solitaire, près de son père dément ? Trempait-elle sa volonté pour une lutte résolue ? Approfondissait-elle son secret ? Était-elle pure ?

Il devint inerte sous l’étreinte ; il sentit ses bras enchaînés par le cercle rigide. Une répulsion muette et immobile occupa tout son être. Forte comme une angoisse, une mélancolie s’amassa autour de son cœur. Il lui sembla que le silence attendait un cri. Dans ses membres engourdis sous le fardeau, les veines battirent douloureusement. Peu à peu, l’étreinte se relâchait, comme si la vie s’en fût allée. Les paroles déchirantes lui revinrent dans l’âme. Un effroi subit l’assaillit, à l’apparition d’une image funèbre. Et cependant il ne bougea pas, ne parla pas, n’essaya pas de dissiper cette nuée d’angoisse qui s’accumulait sur l’un et sur l’autre. Il resta inerte. Il perdit la connaissance des lieux, la mesure du temps. Il vit cette femme et lui-même au milieu d’une plaine sans fin, parsemée d’herbes arides, sous un ciel blanc. Et ils attendaient, ils attendaient qu’une voix les appelât, qu’une voix les réconfortât… Un rêve confus naissait de sa torpeur, ondulait, se transformait, s’attristait sous l’incube. Maintenant, il croyait gravir des rochers avec sa compagne ; et ils étaient haletants, et la terrible anxiété de son amie rendait plus affreuse sa propre anxiété…

Mais il tressaillit et rouvrit les paupières, au son d’une cloche. C’était la cloche de Saint-Siméon-Prophète, si voisine qu’elle semblait sonner à la voûte de la chambre. Le son métallique transperçait les oreilles comme une lame aigüe.

— Tu t’étais assoupie, toi aussi ? — demanda-t-il à la femme qu’il sentait abandonnée comme si elle eût déjà été morte.

Et il leva une main, lui effleura les cheveux, la joue, le menton.

Comme si cette main lui eût brisé le cœur, elle éclata en sanglots. Elle sanglotait, sanglotait, là, sur la poitrine de l’aimé, sans y mourir.

— J’ai un cœur, Stelio, — dit-elle en le regardant au fond des pupilles, avec un pénible effort qui fit trembler sa lèvre comme si, pour prononcer ces paroles, elle avait dû vaincre une timidité farouche. — Je souffre d’un cœur qui est là vivant, Stelio : vivant et avide et angoissé comme vous ne le saurez jamais…

Elle sourit de ce faible sourire dont elle voilait toujours sa souffrance ; elle hésita, tendit la main vers un bouquet de violettes, le prit, l’approcha de ses narines. Ses paupières s’abaissèrent ; son front demeura visible entre les cheveux et les fleurs, merveilleusement beau et triste.

— Vous le blessez quelquefois, — dit-elle doucement, la bouche dans les violettes ; — quelquefois, vous êtes cruel pour lui…

Il semblait que cette humble chose odorante l’aidât à confesser sa peine, à mieux atténuer encore le timide reproche qu’elle adressait à son ami. Elle se tut ; il courba la tête. On entendait les tisons pétiller sur les chenêts ; on entendait la pluie monotone battre le jardin en deuil.

— Une soif de bonté, ah ! vous ne saurez jamais quelle soif !… La bonté, mon ami, la vraie, la profonde, celle qui ne sait pas parler, mais qui sait comprendre, celle qui sait donner tout dans un seul regard, dans un petit geste, et qui est forte, et qui est sûre, toujours dressée contre la vie qui séduit et qui souille… Cette bonté, la connaissez-vous ?

Sa voix était tour à tour ferme et hésitante, si chaude de lumière intérieure, si pleine d’âme révélée, que le jeune homme la sentait passer à travers tout son sang, non pas comme un son, mais comme une essence spirituelle.

— En vous, oui, en vous je la connais !

Il lui prit les deux mains, qui tenaient sur ses genoux les violettes ; et, se courbant, il les baisa toutes les deux avec soumission. Il resta devant elle, à ses pieds, dans une attitude soumise. Le délicat parfum ennoblissait sa tendresse. Pendant la pause, le feu et l’eau parlèrent.

La femme demanda, d’une voix limpide :

— Croyez-vous que je sois sûre pour vous ?

— Est-ce que tu ne m’as pas regardé dormir sur ton cœur ? répondit-il d’une voix altérée, saisi tout à coup d’une émotion nouvelle : car, dans la question inattendue, il voyait cette âme se présenter à lui nue et droite ; et il sentait trembler au fond de son orgueil un besoin secret de croire et de s’appuyer.

— Oui, mais qu’est-ce que cela prouve ? Sur n’importe quel oreiller, la jeunesse a le sommeil tranquille. Tu es jeune…

— Je t’aime et je crois en toi ; je m’abandonne à toi tout entier. Tu es ma compagne. Ta main est forte.

Il avait vu l’angoisse bien connue décomposer les lignes de ce cher visage ; et son accent avait tremblé d’amour.

— La bonté ! — reprit-elle en lui caressant les cheveux sur les tempes, d’un geste léger. — Tu sais être bon ; tu as le besoin de consoler, doux ami ! Mais une faute a été commise, et elle exige une expiation. D’abord, il me semblait que j’aurais pu faire pour toi les choses les plus humbles et les plus hautes ; et maintenant, il me semble que je ne puis faire qu’une seule chose : m’en aller, disparaître, te laisser libre avec ton destin…

Il l’interrompit en se soulevant, prit le cher visage entre ses paumes.

— Je puis cette chose que l’amour ne peut pas ! — dit-elle à voix basse, toute pâle.

Et elle le regardait comme jamais elle ne l’avait regardé.

Il sentit que dans le creux de ses paumes il tenait une âme, une source vive, infiniment belle et précieuse.

— Foscarina, Foscarina, mon âme, ma vie, ah ! oui, plus que l’amour, je sais, tu peux me donner plus que l’amour ; et rien ne vaut pour moi ce que tu peux me donner ; et nulle autre offrande ne pourrait me consoler de ne plus t’avoir à mon flanc sur ma route. Crois-moi ! Je te l’ai répété si souvent ! te souvient-il ? même lorsque tu n’étais pas encore mienne tout entière, même lorsque ce pacte nous séparait encore…

Et, la tenant toujours prise entre ses paumes, il se pencha, la baisa passionnément sur les lèvres.

Elle frissonna jusqu’aux os : le fleuve passait de nouveau sur elle et la glaçait.

— Non, non ! — pria-t-elle, toute blanche.

Elle se détourna du jeune homme. Sa poitrine palpitait. Elle se pencha, comme en rêve, pour ramasser les violettes tombées.

— Le pacte ! — dit-elle après un intervalle de silence.

Un sifflement sourd partait d’un tison rebelle à la morsure de la flamme ; la pluie crépitait sur les pierres et sur les branches. De temps à autre, ce bruit imitait l’agitation de la mer, évoquait les solitudes hostiles, les lointains rivages inhospitaliers, les êtres errants sous la rigueur des cieux.

— Pourquoi l’avons-nous violé ?

Stelio avait les yeux fixés sur la splendeur mobile de l’âtre ; mais dans ses mains ouvertes persistait la sensation prodigieuse, le vestige du miracle, la trace de ce visage humain où, à travers la pâleur lamentable, avait passé cette onde de beauté sublime.

— Pourquoi ? — répéta la femme, douloureusement. — Ah ! confessez, confessez que vous aussi, cette nuit-là, avant que l’aveugle fureur nous eût saisis et emportés, vous aussi vous aviez le pressentiment que tout allait être dévasté, perdu ; vous aussi vous aviez le pressentiment que nous ne devions pas céder, si nous voulions sauver le bien qui était né de nous deux, cette chose forte et enivrante qui me semblait être la seule richesse de ma vie. Confessez-le, Stelio, dites la vérité ! Je pourrais presque vous rappeler le moment précis où la voix bonne vous parla. Ne fût-ce pas sur l’eau, à l’heure du retour, pendant que nous avions avec nous Donatella ?

Avant de prononcer ce nom, elle avait hésité une seconde ; et, ensuite, elle éprouva une amertume presque physique, une amertume qui descendit de ses lèvres au fond de son être, comme si les syllabes avaient été empoisonnées. Elle souffrait, en attendant la réponse de son ami.

— Je ne sais plus regarder vers le passé, Fosca, — répondit le jeune homme ; — et d’ailleurs je ne le voudrais pas. Mon bien, je ne l’ai pas perdu. Il me plaît que ton âme ait une bouche pesante et que ton sang abandonne ton visage, quand je te touche et que tu pressens mon désir…

— Tais-toi ! tais-toi ! supplia-t-elle, ne me trouble plus ! Ne m’empêche pas de te raconter ma peine ! Pourquoi ne viens-tu pas à mon aide ?

Elle se retira un peu en arrière, parmi les coussins où elle était assise ; elle se ramassa comme sous une violence brutale, regardant fixement la flamme pour ne pas regarder celui qu’elle aimait.

— Plus d’une fois j’ai vu dans tes yeux quelque chose qui m’a fait horreur, — put-elle dire enfin, avec un effort qui rendit sa voix rauque.

Il tressaillit, mais n’osa pas la contredire.

— Oui, horreur ! — répéta-t-elle d’une voix plus nette, implacable contre elle-même, ayant désormais triomphé de sa peur et ressaisi son courage.

Ils étaient l’un et l’autre en face de la vérité, avec leurs cœurs palpitants et nus.

Elle parla sans faiblesse.

— La première fois, ce fut là-bas, dans le jardin, la nuit que tu sais… Je comprends ce qu’alors tu voyais en moi : toute la fange sur laquelle j’ai marché, toute l’infamie que mes pieds ont foulée, toute l’impureté dont j’ai eu le dégoût… Ah ! tu n’aurais pu avouer les visions qui alors allumaient ta fièvre ! Tu avais les yeux cruels et la bouche convulsée. Quand tu t’aperçus que tu me blessais, la pitié te prit… Mais ensuite, ensuite…

Elle s’était couverte de rougeur, et sa voix était devenue impétueuse, et ses prunelles brillaient.

— Avoir nourri durant des années, avec le meilleur de moi-même, un sentiment de dévotion et d’admiration sans limites, de près, de loin, dans la joie, dans la tristesse ; avoir accepté avec la plus pure action de grâces toute la consolation offerte aux hommes par votre poésie, et anxieusement attendu d’autres dons toujours plus hauts et toujours plus consolateurs ; avoir cru en la force grande de votre génie depuis son aurore, et n’avoir jamais détaché les yeux de votre ascension, et l’avoir accompagnée d’un vœu qui a été ma prière du matin et du soir, durant des années ; avoir silencieusement et avec ferveur soutenu un continuel effort pour donner à mon esprit quelque beauté, quelque harmonie qui le rendissent moins indigne de s’approcher du votre ; avoir tant de fois, sur la scène, devant une salle ardente, prononcé avec un frisson quelque parole immortelle en pensant à celle qu’un jour il vous plaira peut-être de communiquer à la foule par le moyen de ma bouche ; avoir travaillé sans trêve, avoir essayé toujours d’arriver à un art plus simple et plus intense, avoir aspiré continuellement à la perfection par crainte de ne pas vous plaire, de paraître trop inférieure à votre rêve ; avoir aimé ma gloire fugitive seulement pour qu’elle pût un jour servir à la vôtre ; avoir hâté avec la ferveur de la foi la plus assurée vos nouvelles révélations, pour pouvoir m’offrir à vous comme un instrument de votre victoire avant ma décadence ; et avoir contre tout et contre tous défendu ce bien de mon âme secrète, contre tous et aussi contre moi-même, et plus courageusement et plus durement encore contre moi-même que contre les autres ; avoir fait de vous ma mélancolie, mon espérance tenace, mon épreuve héroïque, le signe de toutes les choses bonnes, fortes et libres, ah ! Stelio, Stelio…

Elle s’arrêta un instant, suffoquée par son cœur trop plein, offensée par le souvenir comme par une honte nouvelle.

— …Et arriver à cette aube-là, et vous voir partir ainsi de ma maison, dans ce matin horrible !

Elle blêmit, perdit tout le sang de sa face.

— T’en souvient-il ?

— J’étais heureux, j’étais heureux ! — s’écria le jeune homme, d’une voix qui s’étranglait, bouleversé, lui aussi, tout pâle.

— Non, non… T’en souvient-il ? Tu te levas de mon lit comme du lit d’une courtisane, rassasié, après quelques heures de plaisir violent…

— Tu te trompes, tu te trompes !

— Avoue ! Dis la vérité ! La vérité seule peut nous sauver encore.

— J’étais heureux ; j’avais tout le cœur en joie ; je rêvais, j’espérais, je croyais renaître…

— Oui, oui, heureux de respirer, de te retrouver libre, de te sentir jeune encore dans le vent et dans le jour. Ah ! tu avais mêlé trop d’âcres choses à tes caresses, trop de poisons à ton plaisir. Que voyais-tu alors en celle qui tant de fois avait agonisé — oui, tu le sais bien, agonisé ! — plutôt que de violer le rêve qu’elle emportait avec elle dans sa course errante à travers le monde ? Dis : que voyais-tu, sinon la créature corrompue, la chair de volupté, le reste des amours inconnues, l’actrice vagabonde qui, dans son lit comme sur la scène, est à tous et n’est à personne…

— Foscarina ! Foscarina !

Il se jeta sur elle, lui ferma les lèvres avec sa main tremblante.

— Non, non, ne dis pas cela ! Tais-toi ! Tu es folle, tu es folle…

— C’est horrible ! — murmura-t-elle en tombant sur les coussins, rompue, exténuée par sa passion, submergée sous ce flot d’amertume qui avait jailli du plus profond de son âme.

Mais ses yeux restaient ouverts et dilatés, immobiles comme deux cristaux, durs comme s’ils n’avaient plus de cils, fixés sur lui. Ces yeux empêchaient Stelio de parler : de nier ou d’atténuer la vérité qu’ils avaient découverte. Après quelques instants, ils lui devinrent intolérables. Il les ferma du bout des doigts, comme on ferme ceux des morts. Elle vit ce geste qui était d’une mélancolie infinie ; elle sentit sur ses paupières les doigts qui la touchaient comme savent toucher seulement l’amour et la pitié. Son amertume se dissipa, l’âpre nœud de sa gorge se dénoua, ses cils devinrent humides. Elle étendit les bras, lui enlaça le cou, s’y suspendit pour se soulever un peu. Et il sembla qu’elle se resserrait toute en elle-même, qu’elle redevenait encore une fois légère et faible, et pleine d’une silencieuse imploration.

— Donc, il faut que je m’en aille ! — soupira-t-elle, la voix mouillée par les larmes intérieures. — N’y a-t-il pas de remède ? N’y a-t-il pas de pardon ?

— Je t’aime, dit l’aimé.

Elle dégagea un de ses bras et tendit vers l’âtre sa main ouverte, comme pour conjurer le sort. Puis, de nouveau, elle enveloppa le jeune homme dans un étroit embrassement.

— Oui, encore un peu, encore un peu ! Laisse-moi rester encore un peu. Et puis, je m’en irai, je m’en irai mourir là-bas, très loin, sous un arbre, sur une pierre. Laisse-moi rester encore un peu !

— Je t’aime, dit l’aimé.

Les forces aveugles et indomptables de la vie tourbillonnaient sur leur tête, sur leur embrassement. Comme ils les sentaient présentes, l’effroi resserrait leur étreinte ; et, du contact de leur corps, naissaient pour leurs âmes un bien et un mal déchirants, qui se confondaient, n’étaient plus séparables. La voix des éléments parlait dans le silence un langage obscur qui était comme une réponse incomprise à leur muette interrogation. Près d’eux, loin d’eux, le feu et l’eau parlaient, répondaient, racontaient. Peu à peu, ils attirèrent l’esprit de l’animateur, le séduisirent, le charmèrent, l’entraînèrent dans le monde des innombrables mythes nés de leur éternité. Il eut dans ses oreilles la sensation réelle et profonde des deux mélodies qui exprimaient l’intime essence des deux Volontés élémentaires, les deux mélodies merveilleuses qu’il avait déjà trouvées pour les ourdir dans la trame symphonique de la tragédie nouvelle. Douleur et inquiétude cessèrent en lui, soudain, comme pour une trêve heureuse, pour un intervalle d’enchantement. Et les bras de la femme se dénouèrent aussi, comme s’ils obéissaient à un ordre mystérieux de libération.

— Il n’y a pas de remède ! — se dit-elle à elle-même, comme si elle répétait une sentence que ses oreilles auraient entendue, de même façon que l’autre avait entendu les grandes mélodies.

Elle se courba, elle appuya le menton sur sa paume et le coude sur son genou ; et, dans cette attitude, elle resta les yeux fixés sur le foyer, fronçant le sourcil.

Il la regarda, fut ressaisi par sa peine. La trêve était finie, trop brève ; mais son esprit s’était orienté vers son œuvre, et il lui restait une excitation qui ressemblait à de l’impatience. Maintenant, cette peine lui semblait inutile ; l’angoisse de cette femme lui semblait presque importune, puisqu’il l’aimait, puisqu’il la désirait et que ses caresses étaient ardentes et qu’ils étaient libres tous les deux et que le lieu où ils vivaient était propice à leurs rêves et à leurs plaisirs. Il aurait voulu trouver une manière soudaine de rompre ce cercle de fer, de dissiper cette vapeur triste, de ramener son amie à la joie. Il fit appel à sa grâce ingénieuse pour trouver une invention délicate qui attirerait l’affligée au sourire qui l’apaiserait. Mais il n’avait plus maintenant cette mélancolie éperdue et cette pitié tremblante qui avaient donné à ses doigts un toucher si suave lorsqu’il avait fermé les yeux désespérés. Son instinct ne lui suggérait que le geste sensuel, la caresse qui stupéfie l’âme, le baiser qui confond la pensée.

Il hésita ; il la regarda. Elle demeurait dans la même attitude, courbée, le menton appuyé sur sa paume, le sourcil froncé. La flamme lui éclairait le visage, les cheveux, de ses lueurs changeantes. Le front était beau comme un beau front viril ; mais il y avait quelque chose de sauvage dans le pli naturel et dans le reflet fauve des grandes mèches massives, à leur naissance, près des tempes, quelque chose de farouche et de fier qui faisait songer à l’aile des oiseaux de proie.

— Que regardes-tu ? — dit-elle, sentant cette attention. — Est-ce que tu me découvres un cheveu blanc ?

Il se pencha, se mit à genoux devant elle, flexible, câlin.

— Je te vois belle, Foscarina. En toi je ne découvre que des choses qui me plaisent, toujours. Je regardais le pli de tes cheveux, là, ce pli étrange qui a été fait, non par le peigne, mais par la tempête.

Il plongea ses mains sensuelles dans les boucles épaisses. Elle ferma les yeux, reprise de ce froid, dominée par ce terrible pouvoir ; elle fut à lui comme une chose tenue dans le poing, comme une bague au doigt, comme un gant, comme un vêtement, comme une parole qu’on peut dire ou ne pas dire, comme un vin qu’on peut boire ou verser par terre.

— Je te vois belle. Quand tu fermes les yeux ainsi, je te sens mienne jusqu’aux dernières profondeurs, mienne, en moi, comme l’âme est mêlée au corps ; une seule vie : la mienne et la tienne… Ah ! je ne sais pas dire… Tout ton visage pâlit au dedans de moi-même… Je sens l’amour monter dans tes veines, jusqu’au bout de tes cheveux ; je le vois sourdre de dessous tes paupières… Quand tes paupières battent, il me semble qu’elles battent comme mon sang et que l’ombre de tes cils touche le sommet de mon cœur…

Elle écoutait, dans cette obscurité où, à travers le tissu vivant des paupières, lui arrivait la rouge vibration de la flamme ; et, par instants, il lui semblait que cette voix était lointaine, et qu’elle parlait, non à elle, mais à une autre, et qu’elle-même écoutait en secret un entretien d’amour, et qu’elle était déchirée par la jalousie, et qu’elle était frappée par les éclairs d’une volonté homicide, et qu’elle était envahie par un esprit sauvage de vengeance, et que pourtant son corps demeurait immobile, que ses mains pendaient engourdies par une lourde torpeur, désarmées, impuissantes.

— Tu es ma volupté et tu es mon réveil. Il existe en toi une puissance excitatrice dont toi-même tu n’as pas conscience. Le plus simple de tes actes suffit pour me révéler une vérité que j’ignorais. Et l’amour est comme l’intellect : il resplendit à mesure des vérités qu’il découvre. Pourquoi, pourquoi te chagriner ? Rien n’est détruit, rien n’est perdu. Il fallait que je fusse libre et heureux dans la vérité de ton entier amour pour créer l’œuvre belle que tant d’hommes attendent. J’ai besoin de ta foi, j’ai besoin de jouir et de créer… Ta seule présence suffit pour donner à mon esprit une fécondité incalculable. Tout à l’heure, pendant que tu me tenais embrassé, j’ai entendu soudain passer dans le silence un torrent de musique, un fleuve de mélodie…

À qui parlait-il ? À qui demandait-il la joie ? Son besoin musical ne s’adressait-il pas à celle qui chantait et dont le chant transfigurait l’Univers ? À qui, sinon à la jeunesse fraîche, à la virginité intacte, pouvait-il demander de jouir et de créer ? Tandis qu’elle l’étreignait entre ses bras, c’était l’autre qui chantait en lui ! Et maintenant, maintenant, à qui parlait-il, sinon à l’autre ? L’autre seule pouvait lui donner ce qui lui était nécessaire pour son art et pour sa vie. La vierge était une force neuve, une beauté close, une arme non encore empoignée, magnifique et aiguë pour l’ivresse de la guerre. Malédiction ! Malédiction !

Une douleur mêlée de colère lui travaillait l’âme, dans cette obscurité vibrante d’où elle n’osait pas sortir. Elle souffrait comme si elle avait été renversée sous un incube. Il lui semblait qu’elle sombrait avec son indestructible fardeau, avec sa vie vécue, avec ses années de misère et de triomphe, avec son triste visage et avec ses mille masques, avec son âme désespérée et avec les mille âmes qui avaient habité son corps mortel. Aujourd’hui, cette passion, qui devait la sauver, la poussait irréparablement vers la ruine et la mort. Pour arriver à elle, pour jouir d’elle, le désir de l’aimé devait traverser toute cette ombre qu’il croyait faite d’innombrables amours inconnues, et, par cette méprise outrageante, il devait se contaminer, se corrompre, s’aigrir, devenir cruel, se changer peut-être en dégoût. Toujours cette ombre devait exciter en lui l’instinct de férocité bestiale qui se cachait au fond de sa sensualité puissante. Ah ! qu’avait-elle fait ? Elle avait armé un dévastateur furibond, et elle l’avait placé là, entre son ami et elle. Il n’y avait plus de salut possible. Elle-même, en ce soir d’incendie, avait amené devant lui la belle et fraîche proie qu’il avait saisie par un de ces regards qui sont un choix et une promesse. À qui parlait-il maintenant, sinon à cette autre ? À qui demandait-il la joie ?

— Ne sois pas triste ! Ne sois pas triste !

Maintenant, elle entendait d’une manière confuse les paroles, plus faibles de seconde en seconde, comme si son âme se fût abîmée dans un gouffre et que la voix fût restée en haut ; mais elle sentait les mains impatientes qui la tentaient. Et, dans cette obscurité sanglante qui ressemblait à celle d’où naissent les délires et les folies, tout à coup, de ses moelles, de ses veines, de toute sa chair troublée, surgit une révolte sauvage.

— Veux-tu que je te mène à elle ? Veux-tu que je l’appelle près de toi ? — s’écria la malheureuse, en lui ouvrant sur la face des yeux qui l’étonnèrent, en le prenant par les poignets et le secouant avec une force convulsive où l’on sentait les ongles. — Va ! va ! Elle t’attend. Pourquoi rester ici ? Va, cours ! Elle t’attend.

Elle se dressa, le releva, essaya de le pousser vers la porte. Elle n’était plus reconnaissable, transfigurée par la fureur en une créature menaçante et dangereuse. Incroyable était la vigueur de ses mains, l’énergie nocive qui se développait dans tous ses membres.

— Qui, qui m’attend ? Que dis-tu ? Qu’as-tu ? Reviens à toi ! Foscarina ! Foscarina !

Il balbutiait, l’appelait, tremblant d’épouvante parce qu’il croyait voir la figure de la folie se dessiner sur ce visage altéré.

Mais elle, en démence, ne l’entendait pas.

— Foscarina !

Il l’appela de toute son âme, blanc de terreur, comme s’il voulait arrêter par son cri la raison prête à partir.

Elle eut un grand sursaut ; elle ouvrit les mains ; elle promena autour d’elle des yeux égarés, comme si elle s’éveillait et ne se souvenait plus. Elle haletait.

— Viens, assieds-toi.

Il la reconduisit vers les coussins, l’y accommoda doucement. Elle se laissait radoucir par cette tendresse désolée. Elle semblait reprendre connaissance après un évanouissement et ne se souvenir plus de rien. Elle se plaignit.

— Pourquoi m’a-t-on battue ?

Elle palpa ses bras endoloris, toucha au nœud des mâchoires ses joues qui lui faisaient mal. Elle se mit à trembler de froid.

— Allonge-toi ; repose ta tête, ici…

Il la fit s’allonger, lui arrangea la tête, lui mit sur les pieds un coussin, tout doucement, penché sur elle comme sur une chère malade, lui abandonnant tout son cœur qui battait, battait, encore effrayé.

— Oui, oui, — répétait-elle d’une voix qui n’était qu’un souffle, à chaque mouvement qu’il faisait, comme pour prolonger la douceur de ces soins.

— Tu as froid ?

— Oui.

— Veux-tu que je te couvre ?

— Oui.

Il chercha une couverture, trouva sur une table un velours ancien. Il l’en recouvrit. Elle lui sourit faiblement.

— Es-tu bien comme cela ?

Elle fit signe que oui, avec ses paupières qui se fermaient. Alors, il ramassa les violettes, qui étaient alanguies et tièdes. Il posa le bouquet sur le coussin où elle avait la tête posée.

— Comme cela ?

Elle fit avec les cils un mouvement plus léger encore. Il lui baisa le front, dans le parfum ; puis il s’éloigna pour attiser le feu, ajouta beaucoup de bûches, fit jaillir une grande flambée.

— Sens-tu la chaleur ? Te réchauffes-tu ? — demanda-t-il à voix basse.

Il se rapprocha d’elle, se pencha sur la pauvre âme. Il retint son souffle. Elle s’était assoupie. Les contractures de son visage se relâchaient ; les lignes de sa bouche se recomposaient dans le rythme égal du sommeil ; un calme pareil à celui de la mort se répandait sur sa pâleur. « Dors ! dors ! » Il était si plein de pitié et d’amour qu’il aurait voulu transfuser dans ce sommeil une infinie vertu de consolation et d’oubliance. « Dors ! dors ! »

Il resta là, sur le tapis, à la veiller. Pendant quelques minutes, il mesura cette respiration. Ces lèvres avaient dit : « Je puis une chose que l’amour ne peut pas ! » Ces lèvres avaient crié : « Veux-tu que je te mène à elle ? Veux-tu que je l’appelle près de toi ? » Il ne jugeait pas, ne décidait pas ; il laissait sa pensée se disperser. Une fois encore il sentit les forces aveugles et indomptables de la vie tourbillonner sur sa tête, sur ce sommeil, il sentit sa terrible volonté de vivre. « L’arc a pour nom bios et pour œuvre la mort. »

Dans le silence, le feu et l’eau parlèrent. La voix des éléments, la femme endormie dans la douleur, l’imminence du destin, l’immensité de l’avenir, le souvenir et le pressentiment, toutes ces choses créèrent dans son esprit un état de mystère musical où l’œuvre inexprimée ressuscita et s’illumina. Il entendit ses mélodies se développer indéfiniment. Il entendit un personnage du drame qui disait : « Elle seule éteint notre soif ; et toute la soif qui est en nous se porte avidement vers sa fraîcheur. Si elle n’existait pas, nul ne pourrait vivre ici ; nous mourrions tous de sécheresse… » Il vit une campagne sillonnée par le lit aride et blanc d’un fleuve antique, parsemée de bûchers allumés dans le soir extraordinairement calme et pur. Il vit une funèbre fulguration d’or, une tombe pleine de cadavres tout recouverts d’or, le cadavre couronné de Cassandre parmi les urnes sépulcrales. Une voix disait : « Comme elles sont douces, ses cendres ! Elles coulent entre les doigts comme le sable de la mer… » Une voix disait : « Elle parle d’une ombre qui passe sur toutes les choses et d’une éponge humide qui efface toutes les traces… » Alors, la nuit se faisait : les étoiles scintillaient, les myrtes embaumaient, une vierge ouvrait un livre, lisait une lamentation. Et une voix disait : « Ah ! la statue de Niobé ! Avant de mourir, Antigone voit une statue de pierre d’où jaillit une éternelle fontaine de larmes… » L’erreur du temps avait disparu ; les lointains des siècles étaient abolis. L’ancienne âme tragique était présente dans l’âme nouvelle. Avec la parole et avec la musique, le poète recomposait l’unité de la vie idéale.

Par une après-midi de novembre, il revenait du Lido sur le bateau, accompagné de Daniele Glàuro. Ils avaient laissé derrière eux l’Adriatique en tempête, le choc des lames glauques et blanches sur les sables déserts, les arbres de San-Niccolò dépouillés par un vent de proie, les tourbillons des feuilles mortes, les fantômes héroïques des départs et des arrivages, le souvenir des arbalétriers joutant pour l’écarlate, et des galops de lord Byron dévoré par le désir de surpasser son destin.

— Moi aussi, j’aurais donné aujourd’hui un royaume pour un cheval ! — dit Effrena, se raillant lui-même, irrité par la médiocrité de la vie. — Ni une arbalète ni un cheval à San-Niccolò, et pas même le courage d’un rameur ! Perge audacter… Nous voilà sur cette ignoble carcasse grise qui fume et gargouille comme une marmite. Regarde Venise qui danse, là-bas !

Le courroux de la mer se propageait sur la lagune. Les eaux étaient agitées par un âpre frissonnement, et il semblait que cette agitation se communiquât aux fondements de la ville. On voyait les palais, les coupoles, les campaniles tanguer comme des navires. Les algues arrachées des fonds flottaient avec toutes leurs racines blanchâtres. Des troupes de mouettes tournoyaient dans le vent ; et, de temps à autre, on entendait leur étrange rire suspendu aux innombrables crêtes de la bourrasque.

— Wagner ! — dit à voix basse Daniele Glàuro, saisi d’une émotion subite, en indiquant un vieillard appuyé au bordage de la proue. — Là, avec Franz Liszt et Donna Cosima. Le vois-tu ?

Le cœur de Stelio aussi palpita plus fort ; pour lui aussi disparurent soudain toutes les figures environnantes, s’interrompit l’ennui amer, cessa l’oppression de l’inertie ; et seul demeura le sentiment de surhumaine puissance éveillé par ce nom ; et la seule réalité sur tous ces fantômes indistincts fut le monde idéal évoqué par ce nom autour du petit vieillard penché vers le tumulte des eaux.

Le génie victorieux, la fidélité d’amour, l’amitié immuable, suprêmes apparitions de la nature héroïque, étaient là réunies encore une fois sous la tempête, silencieusement. La même blancheur éblouissante couronnait les trois personnes voisines : leurs cheveux étaient tout blancs sur leurs pensées tristes, Une tristesse inquiète se révélait dans leurs visages, dans leurs attitudes, comme si un même pressentiment obscur eût oppressé leurs cœurs communicants. La femme avait sur une face de neige une belle bouche robuste, formée de lignes fermes et nettes, révélatrice d’une âme tenace ; et ses yeux de clair acier restaient continuellement fixés sur celui qui l’avait élue pour compagne dans la haute guerre, veillaient avec adoration sur celui qui, après avoir vaincu toutes les forces hostiles, ne pourrait pas vaincre la Mort dont la menace le poursuivait sans cesse. Ce féminin regard de vigilance et de crainte s’opposait ainsi au regard invisible de l’autre Femme et semblait envelopper le vieillard d’une vague ombre funèbre.

— Il paraît souffrir, — dit Daniele Glàuro. — Tu ne vois pas ? Il paraît sur le point de défaillir. Veux-tu que nous nous approchions ?

Effrena regardait avec une émotion inexprimable ces cheveux blanchis que le vent âpre agitait sur cette nuque sénile, sous les larges bords du feutre, et cette oreille presque livide, au lobe gonflé. Ce corps, qui avait été soutenu dans la lutte par un si fier instinct de domination, avait maintenant l’apparence d’un chiffon que la rafale devait emporter et perdre.

— Ah ! Daniele, que pourrions-nous faire pour lui ? — dit-il, éprouvant un besoin religieux de manifester par quelque signe sa révérence et sa pitié pour ce grand cœur oppressé.

— Oui, que pourrions-nous faire ? — répéta Daniele Glàuro, à qui se communiqua immédiatement cette fervente volonté d’offrir quelque chose de soi au héros qui endurait le sort humain.

Ils ne furent qu’une seule âme dans cet acte de gratitude et de ferveur, dans cette subite exaltation de leur noblesse profonde.

Mais ils ne pouvaient donner autre chose que ce qu’ils donnaient. Rien ne pouvait interrompre l’œuvre occulte du mal. Et ils s’affligeaient tous les deux, à voir ces cheveux blanchis, cette faible chose à demi morte, s’agiter sur la nuque du vieillard au souffle véhément qui venait du large et apportait à la lagune étonnée la voix et les écumes de la mer.

« Ah ! mer superbe, tu devras me porter encore ! Le salut que je cherche sur la terre, je ne le trouverai jamais. À vous je resterai fidèle, ô flots de la mer immense… » Les harmonies impétueuses du Vaisseau Fantôme se réveillaient dans la mémoire d’Effrena, avec l’appel désespéré qui les traverse de temps à autre ; et il lui semblait réentendre dans le vent la chanson sauvage de la chiourme sur le navire aux voiles rouges : « Iohohé ! iohohé ! Descends à terre, ô noir capitaine : sept ans sont passés… » Et il reconstituait en imagination la figure de Wagner jeune, se représentait le solitaire égaré dans la vivante horreur de Paris, misérable et indompté, dévoré par une fièvre merveilleuse, les yeux fixés sur son étoile et résolu de contraindre le monde à la reconnaître. Dans le mythe du pâle navigateur, l’exilé avait retrouvé une image de sa propre course haletante, de sa lutte furieuse, de son espoir suprême. « Mais un jour l’homme pâle pourra être affranchi, s’il rencontre sur la terre une femme qui lui soit fidèle jusqu’à la mort ! »

Elle était là, cette femme, au flanc du héros, comme une gardienne toujours vigilante. Elle aussi, comme Senta, connaissait la loi souveraine de la fidélité ; et la mort s’apprêtait à accomplir le vœu sacré.

— Crois-tu que, plongé dans la poésie des mythes, il ait rêvé une façon extraordinaire de trépasser, et qu’il prie chaque jour la Nature de rendre sa fin conforme à son rêve ? — demanda Daniele Glàuro, songeant à la volonté mystérieuse qui induisit l’aigle à prendre pour une roche le front d’Eschyle et amena Pétrarque à expirer solitairement sur les pages d’un livre. — Quelle pourrait être la fin digne de lui ?

— Une mélodie nouvelle, d’une puissance inouïe, qui, en sa première jeunesse lui apparut indistincte et qu’alors il ne put fixer, lui fendra tout à coup le cœur comme une épée terrible.

— C’est vrai ! dit Daniele Glàuro.

Excitées par le grand vent, les phalanges des nuages combattaient dans les espaces et s’entrechoquaient ; les tours, les coupoles ondulaient au fond de l’eau et semblaient se déformer, elles aussi ; et les ombres de la ville et les ombres du ciel, également vastes et mobiles sur les eaux hérissées, se confondaient et se transmuaient, comme si elles eussent été produites par des choses également prêtes à se dissoudre.

— Regarde le Madgyar, Daniele. Assurément, c’est un esprit généreux ; il a servi le héros avec un dévouement et une foi sans limites. Et, mieux encore que son art, cette servitude le voue à la gloire. Mais vois comme ce sentiment si sincère et si fort lui inspire une affectation presque histrionique, par le continuel besoin d’imposer aux spectateurs une magnifique image de lui-même, qui les étonne !

L’abbé redressait son buste maigre et ossu, qui semblait serré dans une cotte de mailles ; et, se haussant ainsi de toute sa stature, il avait la tête découverte pour prier, pour adresser sa muette prière au Dieu des Tempêtes. Le vent secouait l’épaisse chevelure blanche, cette chevelure léonine d’où étaient partis tant de frémissements et d’éclairs pour troubler la foule et les femmes. Ses yeux magnétiques étaient levés vers les nuages, tandis que les paroles non prononcées se dessinaient sur ses longues lèvres minces, répandant un souffle mystique sur ce visage tourmenté de rides et de verrues énormes.

— Qu’importe ? — dit Daniele Glàuro. — Il possède la divine faculté de la ferveur, il a le goût de la force toute-puissante et de la passion dominatrice. Son art n’a-t-il pas aspiré vers Prométhée, Orphée, Dante, le Tasse ? Il fut attiré par Wagner comme par les grandes énergies naturelles ; peut-être avait-il entendu en lui ce qu’il a essayé d’exprimer dans son poème symphonique : « ce que l’on entend sur la montagne. »

— C’est vrai ! dit Effrena.

Mais ils tressaillirent tous les deux en voyant le vieillard incliné sur le bordage se retourner soudain avec le geste d’un homme qui étoufferait dans les ténèbres, et s’accrocher convulsivement à sa compagne qui jeta un cri. Ils accoururent. Tous les passagers qui étaient sur le bateau, frappés par ce cri d’angoisse, accoururent aussi, se pressèrent alentour. Un regard de la femme suffit pour empêcher que l’on osât approcher du corps, qui paraissait inanimé. Elle-même le soutint, l’accommoda sur le banc, lui toucha le pouls, se pencha pour lui ausculter le cœur. Son amour et sa douleur traçaient autour du malade inerte un cercle inviolable. Tous reculèrent ; silencieux et anxieux, ils épiaient sur ce visage livide les indices de la mort ou de la vie.

Le visage était immobile, abandonné sur les genoux de la femme. Deux sillons profonds descendaient le long des joues vers la bouche entr’ouverte, se creusaient vers les ailes du nez impérieux. Les rafales agitaient les cheveux rares et fins sur le front convexe, le blanc collier de barbe sous le menton carré où la vigueur de l’os maxillaire était visible à travers les plis mous de la peau. La tempe se couvrait d’une sueur visqueuse, et un faible tremblement remuait l’un des pieds, qui pendait. Les moindres détails de cette figure blême s’imprimèrent dans l’esprit des deux jeunes hommes pour toujours.

Combien dura le supplice ? Le passage des ombres continuait sur les eaux livides, interrompu de temps à autre par de grands faisceaux de rayons qui semblaient percer l’air et s’enfoncer avec une pesanteur de flèches. On entendait le bruit cadencé de la machine, et, par instants, le rire moqueur des mouettes, et déjà le hurlement sourd qui arrivait du Grand Canal, le vaste gémissement de la ville battue par la tempête.

— Nous le porterons, — dit à l’oreille de son ami Stelio Effrena, enivré par la tristesse des choses et par la solennité de ses visions.

Le visage immobile donnait à peine quelques signes du retour à la vie.

— Oui, offrons nos bras ! — dit Daniele Glàuro, en pâlissant.

Ils regardèrent la femme à la face de neige ; ils s’avancèrent, très pâles ; ils offrirent leurs bras.

Combien dura ce transport terrible ? Court était le passage du bateau à la rive ; mais ces quelques pas comptèrent pour un long chemin. L’eau se brisait contre les poutres du débarcadère, le hurlement sortait du Canal comme des méandres d’une caverne, les cloches de Saint-Marc sonnaient les vêpres ; mais ce bruit confus perdait toute réalité immédiate et semblait infiniment profond et reculé, comme une lamentation de l’Océan.

Ils portaient sur leurs bras le poids du Héros ; ils portaient le corps évanoui de Celui qui avait répandu sur le monde la puissance de son âme océanique, la chair mortelle du Révélateur qui, pour la religion des hommes, avait transformé en chant les essences de l’Univers. Avec un frisson ineffable d’épouvante et de joie, tel un homme qui verrait un fleuve se précipiter d’une roche, un volcan se fendre, un incendie dévorer une forêt, un éblouissant météore cacher le ciel étoilé, tel un homme à l’aspect d’une force naturelle imprévue et irrésistible, Effrena sentit sous sa main, passée dans l’aisselle pour soutenir le buste, — il avait dû s’arrêter une seconde, afin de reprendre ses forces qui lui échappaient, et il regardait cette tête blanche appuyée contre sa poitrine, — il sentit sous sa main repalpiter le cœur sacré.

— Tu étais fort, Daniele, toi qui ne saurais briser un roseau ! Il était lourd, ce corps de vieux barbare, il semblait armé d’une ossature de bronze : bien construit, robuste, apte à rester debout sur un pont qui roule et qui tangue ; une structure d’homme destiné à la haute mer. D’où cette force te venait-elle ? Je n’étais pas sans crainte… Mais non, tu ne chancelais pas ! Nous avons porté sur nos bras un héros. C’est une journée digne qu’on la célèbre. Ses yeux se sont rouverts en face de moi ; son cœur a repalpité sous ma main. Nous étions dignes de le porter, Daniele, par notre ferveur !

— Tu étais digne, toi, non seulement de le porter, mais de recueillir, pour les tenir, quelques-unes des plus belles promesses offertes par son art aux hommes qui espèrent encore.

— Ah ! si je ne succombe à mon abondance même, et si je réussis à dompter cette anxiété qui m’étouffe, Daniele !…

Ils allaient, allaient, au flanc l’un de l’autre, les deux amis enivrés et confiants comme si leur amitié était devenue plus noble, s’était accrue d’un idéal trésor ; ils allaient, allaient dans le vent, dans le mugissement, à travers le soir tumultueux, poursuivis par la fureur de la mer.

— On croirait que l’Adriatique a renversé les Murazzi et veut se railler de la défense du Sénat ! — dit Glàuro en s’arrêtant devant le flot qui débordait jusque sur la Grande Place et menaçait les Procuraties. — Nous sommes obligés de revenir en arrière.

— Non. Faisons-nous passer en barque. Voici un sandalo… Regarde Saint-Marc sur l’eau !

Le rameur les passait à la Tour de l’Horloge. La Grande Place était inondée, pareille à un lac dans une enceinte de portiques, reflétant le ciel qui se découvrait derrière les nuages en fuite, coloré par le crépuscule de safran. Plus vive, la Basilique d’or, comme si elle se ravivait au contact de l’eau, telle une forêt desséchée, resplendissait d’ailes et d’auréoles dans la lumière finissante ; et les croix de ses mitres apparaissaient au fond du sombre miroir comme les sommets d’une autre basilique submergée.

en verus fortis qui fregit vincula mortis — lut Stelio sur la corde d’un arc, au bas de la mosaïque de la Résurrection. — C’est à Venise, le sais-tu ? que Wagner eut ses premiers colloques avec la mort, il y a plus de vingt ans aujourd’hui, à l’époque de Tristan. Consumé par une passion sans espoir, il vint à Venise pour y mourir en silence ; et il y composa ce délirant second acte, qui est un hymne à la nuit éternelle. Maintenant, son destin le ramène sur les lagunes. Le sort a décidé, ce semble, qu’il aurait là sa fin, comme Claudio Monteverde. N’est-ce pas un désir musical, celui dont Venise est pleine ? un désir immense et indéfinissable ? Tous les bruits s’y transforment en voix expressives. Écoute !

Au souffle impétueux du vent, la ville de pierre et d’eau était devenue sonore comme un orgue démesuré. Le sifflement et le mugissement se changeaient en une sorte d’imploration chorale qui grandissait et diminuait sur un mode rythmique.

— Dans ce chœur de gémissements, ton oreille ne perçoit-elle pas le dessin d’une mélodie ? Écoute !

Débarqués du sandalo, ils s’engageaient dans les ruelles, franchissaient les petits ponts, longeaient les quais, s’enfonçaient à l’aventure ; mais, malgré l’anxiété de sa course, Effrena s’orientait par instinct vers une maison lointaine qui, de temps à autre, lui apparaissait, comme dans un jaillissement d’éclair, animée par une attente profonde.

— Écoute ! Je distingue un thème mélodique, un thème qui se perd et qui renaît sans avoir la force de se développer…

Stelio s’arrêta, l’oreille tendue, avec une telle acuité d’attention que son ami en fut étonné comme s’il l’avait vu se transfuser dans le phénomène naturel qu’il étudiait, s’anéantir peu à peu dans une volonté plus vaste et plus puissante qui l’absorbait et le faisait semblable à elle-même.

— Tu as entendu ?

— Il ne m’est pas donné, à moi, d’entendre ce que tu entends, — répondit le stérile ascète à l’esprit génial. — J’attendrai que tu puisses me redire la parole que la Nature t’aura dite.

Ils tremblaient tous deux, au fond de leur cœur, l’un très lucide, l’autre inconscient.

— Je ne sais plus, dit Stelio, je ne sais plus… Il me semblait…

Maintenant échappait à sa connaissance le message qu’il avait reçu dans une sorte d’extase fugitive. Le travail de son esprit recommençait ; sa volonté ressuscitait, agitée par d’anxieuses aspirations.

— Ah ! rendre à la mélodie sa simplicité naturelle, sa perfection ingénue, sa divine innocence, la tirer toute vive de la source éternelle, du mystère même de la nature, de l’âme même de l’Univers ! As-tu jamais médité ce mythe qui se rapporte à l’enfance de Cassandre ? Une nuit, on la laissa dans le temple d’Apollon ; et, au matin, on la retrouva étendue sur le marbre, enlacée dans les anneaux d’un serpent qui lut léchait les oreilles. Depuis lors, elle comprit toutes les voix éparses dans l’air, elle connut toutes les mélodies du monde. La puissance de la Divinatrice n’était qu’une puissance musicale. Une partie de cette vertu apollinienne entra dans les poètes qui coopérèrent à la création du Chœur tragique. Un de ces poètes se vantait de comprendre les voix de tous les oiseaux ; et un autre, de s’entretenir avec les vents ; et un autre, d’entendre parfaitement le langage de la mer. Plus d’une fois j’ai rêvé que j’étais étendu sur le marbre, enlacé dans les anneaux de ce serpent… Pour qu’il nous fût donné de créer l’art nouveau, il faudrait, Daniele, que ce mythe se renouvelât !

Il parlait avec une chaleur croissante ; mais, tout en s’abandonnant au flot de ses pensées, il continuait à sentir qu’une obscure partie de lui-même demeurait en communion avec l’air sonore.

— T’es-tu jamais demandé quelle pouvait être la musique de cette sorte d’ode pastorale que le chœur chante dans Œdipe Roi, lorsque Jocaste s’enfuit, saisie d’horreur, et que le fils de Laïus garde pourtant l’illusion d’une dernière espérance ? Tu te rappelles ? « Ô Cithéron, j’en prends l’Olympe à témoin, avant que s’achève une autre pleine lune… » L’image des montagnes interrompt pour quelques instants l’horreur du drame ; la sérénité agreste donne une trêve à l’épouvante humaine. Tu te rappelles ? Tâche de te représenter la strophe à la façon d’un cadre qui comprendrait entre ses lignes une série de mouvements corporels, une expressive figure de danse que la mélodie animerait de sa vie parfaite. Voilà, évoqué devant toi, l’esprit de la Terre dans le dessein essentiel des choses ; voilà l’apparition consolatrice de la grande Mère commune sur le malheur de ses fils frappés et tremblants ; et voilà enfin une célébration de ce qui est divin et éternel, sur les hommes entraînés à la démence et à la mort par l’aveugle Destin. Tâche maintenant de concevoir comment ce chant m’a aidé à trouver pour ma tragédie les moyens de la plus haute et de la plus simple expression…

— Tu te proposes donc de rétablir le Chœur sur la scène ?

— Oh ! non. Je ne veux pas ressusciter une forme ancienne ; ce que je veux, c’est inventer une forme nouvelle, sans obéir qu’à mon instinct et au génie de ma race, comme firent les Grecs lorsqu’ils créèrent ce merveilleux édifice de beauté, à jamais inimitable, qu’est leur drame. Puisque, dès longtemps, les trois arts pratiques, la musique, la poésie et la danse, se sont séparés, et puisque les deux premiers ont poursuivi leur développement vers une supérieure puissance d’expression, tandis que le troisième est déchu, j’estime qu’il ne serait plus possible de les fondre en une seule structure rythmique sans ôter à tel ou tel d’entre eux le caractère propre et dominant qu’il a désormais acquis. En concourant à un effet commun et total, ils renoncent à leur effet particulier et suprême ; en somme, ils apparaissent diminués. Parmi les matières aptes à recevoir le rythme, la Parole est le fondement de toute œuvre d’art qui aspire à la perfection. Crois-tu que dans le drame wagnérien soit reconnue à la Parole toute sa valeur propre ? Et ne te semble-t-il pas que le concept musical y perde sa pureté primitive, par le fait qu’il dépend souvent de représentations étrangères au génie de la Musique ? Certes, Wagner a le sentiment de cette faiblesse, et il l’avoue tacitement lorsque, à Bayreuth, il s’approche d’un de ses amis et lui couvre les yeux avec ses deux mains pour que celui-ci s’abandonne entièrement à la vertu de la symphonie pure et, par suite, soit ravi en une plus profonde vision par une joie plus haute.

— Presque tout ce que tu m’expliques est nouveau pour moi, — dit Daniele ; — mais cela me donne une ivresse comparable à celle qu’on éprouve quand on apprend des choses pressenties et prévues. Donc, tu ne superposeras pas les trois arts rythmiques, mais tu les présenteras chacun dans ses manifestations propres, reliés entre eux par une idée souveraine et élevés au degré suprême de leur énergie significative ?

— Ah ! Daniele, comment te donner une image de l’œuvre qui vit en moi ? — s’écria Stelio. — Mécaniques et dures sont les paroles par lesquelles tu essayes de formuler mon intention… Non, non… Comment te communiquer la vie et le mystère infiniment fluide que je porte en moi ?

Ils arrivaient à l’escalier du Rialto. Effrena en gravit rapidement les marches et s’arrêta contre la balustrade, au sommet de l’arche, pour attendre son ami. Le vent passait sur lui comme une armée d’étendards dont les bords lui eussent fouetté le visage ; le Canal, perdu sous lui dans l’ombre des palais, se courbait comme un fleuve qui se précipite vers des cataractes grondantes ; au zénith, une région du ciel restait libre parmi l’entassement des nuages, cristalline et vive comme cette sérénité qui se répand sur les cimes des glaciers.

— Il est impossible de rester ici, — dit Daniele, en s’adossant à la porte d’une boutique. — Le vent nous emporte.

— Descends. Je te rejoins. Une minute ! — lui cria le maître penché sur la balustrade, se couvrant les yeux avec les paumes, concentrant toute son âme dans l’ouïe.

Formidable était la voix de l’ouragan, parmi cette immobilité de siècles pétrifiés, — seule sur cette solitude, comme au temps où les marbres dormaient encore dans les entrailles des montagnes, comme au temps où, sur les îles fangeuses des lagunes, les herbes sauvages croissaient autour des nids, bien avant que le Doge siégeât au Rialto, bien avant que les patriarches guidassent les fugitifs vers les grandes destinées. La vie humaine était disparue ; il n’y avait plus sous le ciel qu’un sépulcre immense, dans les creux duquel résonnait cette voix, cette unique voix. Les multitudes réduites en cendres, les fastes dispersés, les grandeurs déchues, les innombrables jours de naissance et de mort, les choses d’un âge sans forme et sans nom, voilà ce qu’elle commémorait par son chant sans lyre, par sa lamentation sans espérance. Toute la mélancolie du monde passait dans le vent sur l’âme tendue.

— Ah ! je t’ai saisie ! — s’écria Stelio, ivre de joie.

La ligne entière de la mélodie s’était révélée, lui appartenait maintenant, immortelle dans son esprit et dans le monde. De toutes les choses vivantes, nulle ne lui parut plus vivante que celle-là. Sa vie elle-même cédait à la puissance illimitée de cette idée sonore, à la force génératrice de ce germe capable de développements infinis. Il l’imagina qui, plongée dans la mer symphonique, se déployait sous mille aspects jusqu’à sa perfection.

— Daniele, Daniele, j’ai trouvé !

Il leva les yeux, vit dans le ciel adamantin les premières étoiles, perçut le haut silence où elles palpitaient. Des images de cieux recourbés sur des pays lointains traversèrent son esprit : c’étaient des agitations de sables, d’arbres, d’eaux, de poussière, par des journées de vent : le désert libyque, les oliviers sur la baie de Salona, le Nil près de Memphis, l’Argolide assoiffée. D’autres images survinrent. Il craignit de perdre ce qu’il avait trouvé. Il fit un effort pour fermer sa mémoire comme on ferme le poing qui a saisi. Près d’un pilastre, il aperçut l’ombre d’un homme, une lueur au bout d’une longue perche ; il entendit le petit éclat de la flamme allumée dans une lanterne. Avec une rapidité anxieuse, il nota le thème sur une page de son carnet : il fixa dans les cinq lignes la parole de l’élément.

— Journée de merveilles ! — dit Daniele Glàuro en le voyant descendre, agile et léger comme s’il eût dérobé aussi à l’air sa qualité élastique. — Puisse la Nature te chérir toujours, frère !

— Partons, partons ! — dit Stelio qui, lui prenant le bras, l’entraînait avec une allégresse enfantine. — J’ai besoin de courir.

Il l’entraînait par les ruelles vers San-Giovanni-Elemosinario. Il se répétait à lui-même les noms des trois églises qu’il devait rencontrer sur son chemin pour arriver à cette maison lointaine qui, de temps à autre, comme dans la lueur d’un éclair, lui apparaissait animée par une attente profonde.

— C’est vrai, Daniele, ce que tu m’as communiqué un jour : la voix des choses est essentiellement différente de leur son, — dit-il en s’arrêtant à l’entrée de la Ruga Vecchia, près du campanile : car il s’était aperçu que la course fatiguait son ami. — Le son du vent imite tantôt les gémissements d’une multitude épouvantée, tantôt les hurlements des fauves, tantôt le fracas des cataractes, tantôt le frémissement des étendards déployés, tantôt le défi, tantôt la menace, tantôt le désespoir. La voix du vent est la synthèse de tous ces bruits ; c’est la voix qui chante et qui raconte le travail terrible du temps, la cruauté du sort humain, la guerre éternellement soutenue pour une illusion éternellement renaissante.

— Et as-tu jamais songé que l’essence de la musique n’est pas dans les sons ? — demanda le docteur mystique. — Elle est dans le silence qui les précède et dans le silence qui les suit. C’est dans ces intervalles de silence qu’apparaît et vit le rythme. Chaque son et chaque accord éveillent dans le silence qui les précède et qui les suit une voix que notre esprit seul peut entendre. Le rythme est le cœur de la musique ; mais ses battements ne sont perçus que pendant la pause des sons.

Cette loi de nature métaphysique, énoncée par le contemplateur, confirma pour Stelio la justesse de sa propre intuition.

— En effet, dit-il, imagine l’intervalle entre deux symphonies scéniques où tous les motifs concourraient à exprimer l’essence intérieure des caractères aux prises dans le drame, à révéler le fond intime de l’action : par exemple, dans le grand prélude beethovenien de Leonore ou dans celui de Coriolan. Ce silence musical où palpite le rythme est comme l’atmosphère vivante et mystérieuse dans laquelle seulement peut apparaître la parole de la poésie pure. Là, il semble que les personnages émergent de la mer symphonique comme de la vérité même de l’être caché qui opère en eux. Et, dans ce silence rythmique, leur langage parlé aura une résonance extraordinaire, atteindra l’extrême limite de la puissance verbale : car il sera vivifié par une continuelle aspiration au chant, qui ne pourra s’apaiser que dans la mélodie remontant de l’orchestre, à la fin de l’épisode tragique. As-tu compris ?

— Donc, tu places l’épisode entre deux symphonies qui le préparent et qui le terminent, puisque la musique est le principe et la fin du verbe humain.

— Je rapproche ainsi du spectateur les personnages du drame. Te rappelles-tu cette figure employée par Schiller, dans l’ode où il célèbre la traduction que fit Gœthe du Mahomet, afin de signifier que, sur la scène, il n’y a de vie possible que pour un monde idéal ? Le Char de Thespis, comme la Barque d’Achéron, est si léger qu’il ne peut porter que les ombres ou les images humaines. Sur la scène vulgaire, ces images sont si éloignées que tout contact avec elles nous semble impossible, comme le contact avec les formes mentales, elles sont distantes et étrangères. Mais, en les faisant apparaître dans le silence rythmique, en les faisant accompagner par la musique jusqu’au seuil du monde visible, je les rapproche merveilleusement, puisque j’éclaire les fonds les plus secrets de la volonté qui les produit. Comprends-tu ? Leur intime essence est là, découverte et mise en communication immédiate avec l’âme de la foule qui, sous les Idées signifiées par les voix et par les gestes, sent la profondeur des Motifs musicaux qui leur correspondent dans les symphonies. Bref, je montre les images peintes sur le voile et aussi ce qui se passe derrière le voile. Comprends-tu ? Et, par le moyen de la musique, de la danse et du chant, je crée autour de mes héros une atmosphère idéale où vibre toute la vie de la Nature, si bien qu’en chacun de leurs actes semblent converger, non seulement les puissances de leurs destins préfix, mais encore les plus obscures volontés des choses environnantes, des âmes élémentaires qui vivent dans le grand cercle tragique : car je voudrais que l’on sentît mes créatures, pareilles aux créatures d’Eschyle, qui portent en elles-mêmes quelque chose des mythes naturels d’où elles sont nées, je voudrais qu’on les sentit palpiter dans le torrent des forces sauvages, souffrir au contact de la terre, communier avec l’air, avec l’eau, avec le feu, avec les montagnes, avec les nuages, dans leur lutte pathétique contre le Destin qui doit être vaincu, et que la Nature fût autour d’elles ce que la virent nos premiers pères : l’actrice passionnée d’un drame éternel.

Ils entraient dans le Campo de San-Cassiano, désert sur son rio livide ; et leur voix et leurs pas y résonnèrent comme dans un cirque de rochers, clairs sur le bruit sourd qui venait du Grand Canal comme d’un fleuve. Une ombre violacée montait de l’eau fiévreuse et se répandait dans l’air comme une exhalaison mortelle. La mort semblait régner là depuis longtemps. Le volet d’une haute fenêtre battait au vent contre la muraille et grinçait sur ses gonds, signe d’abandon et de ruine. Mais, dans l’esprit de l’animateur, toutes ces apparences opéraient d’extraordinaires transfigurations. Il revoyait un lieu solitaire et sauvage près des tombeaux de Mycènes, entre le second pic de la montagne Eubœa et le flanc inaccessible de la citadelle. Les myrtes poussaient avec vigueur parmi les âpres blocs et les ruines cyclopéennes. L’eau de la fontaine Perséia, jaillissant d’entre les roches, se recueillait dans une cavité semblable à une conque et, de là, courait se perdre au fond du ravin pierreux. Sur le bord de la fontaine, au pied d’un buisson, gisait le cadavre de la victime, allongé, rigide, candide. Dans le silence mortel on entendait le murmure de l’eau et le souffle intermittent de la brise sur les myrtes qui s’inclinaient…

— Ce fut en un lieu auguste, dit-il que j’eus la première vision de mon œuvre nouvelle : à Mycènes, sous la porte des Lions, en relisant l’Orestie… Terre de feu, pays de soif et de délire, patrie de Clytemnestre et de l’Hydre, sol à jamais stérilisé par l’horreur du plus tragique destin qui ait dévoré une race humaine… As-tu parfois songé à cet explorateur barbare qui, ayant passé une longue partie de son existence parmi les drogues et derrière un comptoir, entreprit de rechercher les tombeaux des Atrides dans les ruines de Mycènes, et qui, un jour, — le sixième, anniversaire est récent, — eut la plus grande et la plus étrange vision qui se soit jamais offerte à des yeux mortels ? As-tu parfois songé à ce gros Schliemann, au moment où il découvrit le plus éblouissant trésor que la Mort ait amassé dans l’obscurité de la terre depuis des siècles, depuis des millénaires ? As-tu parfois songé que ce spectacle surhumain et terrible aurait pu s’offrir à un autre : à un esprit jeune et fervent, à un poète, à un animateur, à toi, à moi peut-être ? Alors la fièvre, la frénésie, la démence… Imagine !

Il vibrait, et flambait emporté tout à coup par sa fiction comme par une rafale. Il avait dans ses yeux de voyant l’éclat des funèbres trésors. La force créatrice affluait à son esprit comme le sang à son cœur. Il était l’acteur de son drame ; son accent et son geste exprimaient une beauté et une passion transcendantes, outrepassaient le pouvoir de la parole articulée, la limite de la lettre. Et son frère demeurait suspendu à ses lèvres, tremblant devant cette splendeur soudaine qui répondait à ses propres divinations.

— Imagine ! La terre que tu fouilles est funeste : il doit s’en exhaler encore les miasmes des fautes monstrueuses. La malédiction qui pesa sur ces Atrides était si atroce que vraiment il doit en être resté quelque vestige, redoutable encore, dans la poussière que leurs pieds ont foulée. Tu es atteint par le maléfice. Les morts que tu cherches et que tu ne réussis pas à découvrir se raniment au dedans de toi violemment, respirent au dedans de toi avec le terrible souffle que leur a infusé Eschyle, énormes et sanglants comme ils te sont apparus dans l’Orestie, frappés sans trêve par le fer et par le feu de leur destin. Et voilà qu’en toi toute la vie idéale dont tu t’es nourri prend les formes et les reliefs de la réalité ! Et, dans ce pays de soif, au pied de cette montagne nue, enfermé dans la fascination de la ville morte, tu t’obstines à creuser la terre, à creuser la terre, avec ces effroyables fantômes toujours dressés devant tes yeux parmi la poussière brûlante. À chaque coup de pioche, tu trembles jusqu’aux moelles, inquiet de voir apparaître véritablement la face d’un Atride, intact encore, avec les signes encore visibles de la violence soufferte, du carnage inhumain… Et soudain, tu la vois ! L’or, l’or, les cadavres, une immensité d’or, les cadavres tout couverts d’or…

Ils étaient là, les princes Atrides, dans l’obscurité de la rue étroite, étendus sur les dalles, prodige évoqué. Le poète et l’ascète avaient eu tous deux le même frisson dans le même éclair.

— Une succession de tombeaux : quinze cadavres intacts, l’un à côté de l’autre, sur un lit d’or, les visages recouverts de masques d’or, les fronts couronnés d’or, les poitrines bardées d’or ; et partout, sur leurs personnes, à leurs flancs, à leurs pieds, partout une profusion de choses d’or, innombrables comme les feuilles tombées d’une forêt fabuleuse… Les vois-tu ? les vois-tu ?

Une fièvre le brûlait, de rendre palpable tout cet or, de transformer en une réalité sensible sa vision hallucinante.

— Je vois ! je vois !

— Pour une seconde, l’âme de cet homme a franchi les siècles et les millénaires, a respiré dans la légende épouvantable, a palpité dans l’horreur de l’antique carnage ; pour une seconde, cette âme a vécu d’une vie antique et violente. Ils sont là, les égorgés : Agamemnon, Eurymédon, Cassandre et l’escorte royale ; là, sous tes yeux, pour une seconde, immobiles. Et soudain, — le vois-tu ? — comme une vapeur qui s’exhale, comme une écume qui se fond, comme une poussière qui se disperse, comme un je ne sais quoi d’indiciblement frêle et fuyant, ils s’évanouissent tous dans leur silence, ils sont tous engloutis par le même silence fatal qui entoure leur immobilité rayonnante. Là, une poignée de poussière et un amas d’or…

Là, sur les pierres de la ruelle déserte comme sur les pierres des tombeaux, le prodige de vie et de mort ! Agité par une émotion inexprimable, Daniele Glàuro saisit les mains de son ami tout tremblant ; et l’animateur, dans ces yeux fidèles, vit la muette flamme de l’enthousiasme consacrée à l’Œuvre.

Ils s’arrêtèrent contre la muraille obscure, près d’une porte. Ils avaient la sensation étrange d’être très loin, comme si leur esprit eût été perdu dans la profondeur des temps et que derrière cette porte eût vécu une race antique asservie à l’immuable destin. On entendait dans la maison un berceau balancé au rythme d’une cantilène dite à voix basse : une mère endormait son enfant avec la mélodie transmise par les aïeux ; de sa voix tutélaire, elle couvrait la grondante menace des éléments. Au-dessus d’eux, dans la bande étroite du ciel, palpitaient les étoiles ; là-bas, tout là-bas, contre les dunes, contre les murailles, la mer mugissait ; ailleurs, le cœur d’un héros souffrait, dans l’attente de la mort ; et cependant, près d’eux, le berceau se balançait, et la prière maternelle appelait la félicité sur le pleur enfantin.

— La vie ! — dit Stelio qui, reprenant sa marche, entraîna Daniele avec lui. — Dans l’espace d’un moment, tout ce qui tremble, pleure, espère, halète et délire dans l’immensité de la vie, se ramasse en ton esprit et s’y condense avec une sublimation si rapide que tu crois pouvoir la manifester par une seule parole. Laquelle ? laquelle ? Est-ce que tu la connais, toi ? Qui saura jamais la dire ?

Il recommençait à souffrir d’anxiété et de mécontentement, parce qu’il voulait tout embrasser et tout exprimer.

— As-tu jamais vu, à certaines minutes, l’idée de l’Univers devant toi, comme une tête humaine ? Moi, oui, mille fois. Ah ! la trancher comme celui qui trancha d’un seul coup la tête de Méduse, et la tenir suspendue devant la foule, du haut de la scène, pour qu’elle ne l’oublie jamais plus ! As-tu jamais pensé qu’une grande tragédie pourrait ressembler au geste de Persée ? Je te le dis en vérité : je voudrais enlever de la loggia d’Orcagna et transporter dans le vestibule du nouveau théâtre le bronze de Benvenuto, en guise d’admonition. Mais qui donnera à un poète l’Épée et le Miroir ?

Daniele se taisait, devinant le tourment de cet esprit fraternel, lui qui avait reçu de la nature le don de jouir de la beauté, mais non celui de la créer. Il marchait en silence à côté de son frère, penchant cet énorme front méditatif qui semblait gros d’un monde non enfanté.

— Persée ! — continua l’animateur, après une pause que remplirent les éclairs de ses inventions. — Sous la citadelle de Mycènes, dans le ravin, il y a une fontaine nommée Perséia : la seule chose vivante en ce lieu où tout est mort et brûlé ! Les hommes sont attirés vers elle comme vers une source de vie, sur cette terre où, très tard dans le crépuscule, on voit blanchir douloureusement les lits des fleuves à sec. Toute la soif humaine se porte ardemment vers sa fraîcheur. À travers mon œuvre entière, on entendra le murmure de cette source : l’eau, la mélodie de l’eau… Je l’ai trouvée ! C’est en elle, dans le pur élément, que s’accomplira l’Acte pur qui est la fin de la tragédie nouvelle. C’est sur son eau froide et claire que s’endormira la vierge destinée à mourir « privée de noces », comme Antigone. Comprends-tu ? L’Acte pur marque la défaite de l’antique Destin. L’âme nouvelle rompt tout à coup le cercle de fer où elle est emprisonnée, par une détermination née de la folie, née d’un lucide délire qui ressemble à l’extase, qui est comme une plus profonde vision de la Nature. Dans l’orchestre, l’ode finale chante le salut et l’affranchissement de l’homme, obtenus par le moyen de la douleur et du sacrifice. Le Destin monstrueux est vaincu, là, près des tombeaux où descendit la race d’Atrée, devant les cadavres mêmes des victimes. Comprends-tu ? Celui qui se libère par l’Acte pur, le frère qui tue la sœur pour sauver son âme de l’horreur qui était sur le point de la saisir, il a vu réellement la face d’Agamemnon !

La fascination de l’or funèbre le reprenait ; l’évidence de sa vision intérieure lui donnait l’aspect d’un halluciné.

— Un des cadavres, là, surpasse en stature et en majesté tous les autres : le front ceint d’une large couronne d’or, avec la cuirasse, avec le baudrier, avec les jambières d’or, entouré d’épées, de lances, de poignards, de coupes, sous des milliers de disques d’or jetés à pleines mains comme des corolles, plus vénérable qu’un demi-dieu. L’homme se penche sur ce cadavre qui va se dissoudre dans la lumière, et il soulève le masque pesant… Ah ! ce qu’il voit alors, n’est-ce donc pas la face d’Agamemnon ? Ce cadavre, n’est-ce pas le Roi des Rois ? La bouche est ouverte, les paupières sont ouvertes… Tu te rappelles, tu te rappelles ce passage d’Homère ? « Comme je gisais mourant, je soulevai les mains vers mon épée ; mais la femme aux yeux de chienne s’éloigna et elle ne voulut pas me fermer les paupières et la bouche, au moment où je descendais à la demeure d’Hadès. » Tu te rappelles ? Eh bien, la bouche du cadavre est ouverte, les paupières sont ouvertes… Il a le front grand, orné d’une feuille d’or ; le nez est long et droit, le menton ovale…

L’évocateur s’arrêta une seconde, les yeux dilatés et fixes. Il était le voyant. Tout disparaissait alentour, et sa fiction restait comme la seule réalité. Daniele Glàuro eut un frisson : car il voyait par les yeux de l’autre.

— Ah ! même la tache blanche sur l’épaule !… Il a soulevé la cuirasse… La tache, la tache, le signe héréditaire de la lignée de Pélops « à l’épaule d’ivoire » ! N’est-ce pas le Roi des Rois ?

Les paroles du voyant, entrecoupées et rapides, ressemblaient à une succession d’éclairs dont lui-même était ébloui. Lui-même s’étonnait de cette soudaine apparition, de cette découverte inattendue qui s’illuminait dans les ténèbres de son esprit, s’extériorisait, devenait presque tangible. Comment avait-il pu découvrir cette tache sur l’épaule du Pélopide ? De quel abîme de sa mémoire avait surgi tout à coup cette particularité si étrange, et pourtant précise et décisive comme le signalement qui permet de reconnaître un cadavre mort hier ?

— Tu étais là ! — dit Daniele Glàuro, dans l’ivresse. — C’est toi qui les as soulevés, ce masque et cette cuirasse… Si tu as vu réellement ce que tu dis, tu n’es plus un homme…

— J’ai vu ! j’ai vu !

Encore une fois il se transformait en acteur de son drame ; et c’était avec une violente palpitation que, de la bouche d’une personne vivante, il entendait les paroles de l’interlocuteur, celles-là mêmes qui devaient être proférées dans l’épisode : « Si tu as vu réellement ce que tu dis, tu n’es plus un homme. » À partir de cet instant, l’explorateur de sépulcres prit l’aspect d’un noble héros combattant contre l’antique Destin ressuscité des cendres mêmes des Atrides pour le contaminer et le terrasser.

— Ce n’est pas impunément, dit-il, qu’un homme ouvre les tombeaux et regarde le visage des morts ; et de quels morts ! Celui-ci vit seul avec sa sœur, avec la plus douce créature qui ait jamais respiré l’air terrestre, seul avec elle, dans la maison pleine de clarté et de silence, comme dans une prière, comme dans un vœu… Or, imagine quelqu’un qui, sans le savoir, boirait un toxique, un philtre, quelque chose d’impur qui lui empoisonnerait le sang, qui lui contaminerait la pensée : comme cela, sans qu’il y prenne garde, pendant que son âme est en paix… Imagine ce maléfice terrible, cette vengeance des morts ! Il est envahi tout à coup par la passion incestueuse, devient la proie misérable et tremblante d’un monstre, livre un combat secret et désespéré, sans trêve, sans merci, le jour et la nuit, à chaque heure et à chaque minute, d’autant plus atroce que s’incline davantage vers son mal la pitié ignorante de la pauvre créature… De quelle manière cet homme pourra-t-il être libéré ? Depuis le début de la tragédie, depuis le moment où sa compagne innocente commence à parler, celle-ci apparaît prédestinée à mourir. Et tout ce qui se dit et s’accomplit dans les épisodes, et tout ce qui s’exprime par la musique, par le chant et par la danse dans les intermèdes, tout sert à la conduire lentement et inexorablement vers la mort. Elle est l’égale d’Antigone. Dans cette brève heure tragique, elle passe accompagnée par la lueur de l’espérance et par l’ombre du pressentiment, accompagnée par des chants et par des pleurs, par le haut amour qui offre la joie, par l’amour furieux qui engendre le deuil ; et elle ne s’arrête que pour s’endormir sur l’eau froide et claire de la fontaine qui, sans interruption, l’appelle par son gémissement dans la solitude. À peine son frère l’a-t-il tuée, qu’il reçoit d’elle, à travers la mort, le don de sa rédemption. « Toute souillure, s’écrie-t-il, est effacée de mon âme ! Je suis devenu pur entièrement pur. Toute la sainteté de mon premier amour est rentrée dans mon âme comme un torrent de lumière… Si elle se levait, à présent, elle pourrait cheminer sur mon âme comme sur la neige immaculée… Si elle revivait, toutes mes pensées pour elle seraient comme les lis, comme les lis… À présent, elle est parfaite ; à présent, elle peut être adorée comme une créature divine… Je la coucherai dans le plus profond de mes tombeaux, et je mettrai autour d’elle tous mes trésors… » Ainsi, l’acte de mort auquel il a été entraîné par son délire lucide est un acte de purification et de libération, qui marque la défaite de l’antique Destin. Émergeant de la mer symphonique, l’ode chante la victoire de l’homme, éclaire d’une insolite lumière les ténèbres de la catastrophe, élève sur le sommet de la musique la première parole du drame renouvelé.

— Le geste de Persée ! — s’écria Daniele Glàuro, dans l’ivresse. — À la fin de la tragédie, tu tranches la tête de la Moire et tu la montres au peuple toujours jeune et toujours nouveau qui clôt le spectacle par de hautes acclamations.

Tous deux virent en rêve le théâtre de marbre sur le Janicule, la multitude dominée par cette idée de vérité et de beauté, la grande nuit étoilée sur Rome ; ils virent la foule frénétique descendre de la colline, emportant dans son rude cœur la confuse révélation de la poésie ; ils entendirent les clameurs qui se prolongeaient parmi l’ombre de la cité immortelle.

— Et maintenant, adieu, Daniele ! — dit le maître, repris du besoin de se hâter, comme si quelqu’un l’attendait ou l’appelait.

Les yeux de la muse tragique se tenaient immobiles au fond de son rêve, sans regards, pétrifiés dans la divine cécité des statues.

— Où vas-tu ?

— Au palais Capello.

— La Foscarina connaît-elle la trame de ton œuvre ?

— Vaguement.

— Et quelle figure lui donneras-tu ?

— Elle sera aveugle, déjà passée dans un autre monde, au delà de la vie. Elle verra ce que les autres ne sauraient voir. Elle aura les pieds dans l’ombre, le front dans la vérité éternelle. Les conflits de l’heure tragique se répercuteront dans sa nuit intérieure en s’y multipliant comme les tonnerres dans les profondes enceintes des roches solitaires. À l’égal de Tirésias, elle comprendra toutes les choses, permises et défendues, célestes et terrestres ; et elle saura « combien il est dur de savoir, quand le savoir est inutile ». Ah ! ce sont de merveilleuses paroles que je veux mettre dans sa bouche, et des silences d’où naîtront des beautés infinies…

— Sur la scène, — dit Glàuro, — qu’elle parle ou qu’elle se taise, sa puissance est plus qu’humaine. Elle réveille dans nos cœurs le plus occulte mal et l’espoir le plus secret ; et, par son enchantement, notre passé devient présent ; et, par la vertu de ses aspects, nous nous reconnaissons dans les douleurs souffertes à travers les temps par d’autres créatures, comme si l’âme révélée par elle était notre âme même.

Ils s’arrêtèrent sur le pont Savio. Stelio se taisait, sous un flot d’amour et de mélancolie qui soudain l’inonda. Il réentendait la voix triste : « Avoir aimé ma gloire fugitive seulement pour qu’elle pût un jour servir à la vôtre ! » Il réentendait sa propre voix : « Je t’aime et je crois en toi ; je m’abandonne tout entier. Tu es ma compagne. Ta main est forte. » La force et la sûreté de cette alliance exaltaient son orgueil ; mais, cependant, tout au fond de son cœur, frémissaient une aspiration et un pressentiment indéfinis qui par instants se condensaient et lui devenaient lourds comme une angoisse.

— Je voudrais ne pas te quitter, ce soir, Stelio ! — confessa le bon frère, enveloppé, lui aussi, dans un voile de mélancolie. — Quand je suis à ton côté, ma respiration s’élargit et je me sens vivre d’une vie plus rapide.

Stelio se taisait. Le vent paraissait faiblir. Les souffles intermittents arrachaient les feuilles des acacias, sur le Campo de San-Giacomo, et les faisaient tournoyer. L’église brune et le campanile quadrangulaire, en brique nue, priaient silencieusement vers les étoiles.

— Connais-tu la colonne verte qui est à San-Giacomo dall’ Orio ? — reprit Daniele, afin de retenir son ami quelques minutes encore, parce qu’il appréhendait l’adieu. — Quelle matière sublime ! On dirait la condensation fossile d’une immense forêt verdoyante. À suivre ses veines innombrables, l’œil voyage en rêve à travers le mystère sylvestre. Quand je la regarde, il me semble que je visite la Sila, l’Hercynia.

Stelio connaissait la colonne. Un jour, Perdita s’était longuement appuyée au grand fût précieux pour contempler la magique frise d’or qui se courbe sur la toile du Bassan et qui l’obscurcit.

— Rêver, rêver toujours ! — soupira-t-il, dans un retour de cette amère impatience qui, sur le bateau en parlant de Lido, lui avait suggéré de railleuses paroles. — Vivre de reliques ! Mais pense donc à ce Dandolo qui abattit du même coup cette colonne et un empire, et qui voulut rester doge alors qu’il pouvait devenir empereur. Il vécut plus que toi, je suppose : toi qui erres dans les forêts lorsque tu contemples le marbre qu’il a pillé. Adieu, Daniele.

— Ne rabaisse pas ton sort.

— Je voudrais le forcer.

— La pensée est ton arme.

— Souvent mon ambition brûle ma pensée.

— Tu possèdes le pouvoir de créer. Que te faut-il davantage ?

— En d’autres temps, moi aussi, j’aurais su peut-être conquérir un archipel.

— Que t’importe ! Une mélodie vaut une province. Pour une image nouvelle, ne céderais-tu pas une principauté ?

— Vivre, toute la vie, voilà ce que je voudrais, et ne pas être seulement un cerveau.

— Un cerveau contient le monde.

— Ah ! tu ne peux comprendre. Tu es l’ascète ; tu as dompté le désir.

— Et tu le dompteras aussi.

— Je ne sais si je voudrai.

— Tu voudras, j’en suis sûr.

— Adieu, Daniele. Tu es mon témoin. Tu m’es cher plus que nul autre.

Ils se serrèrent la main fortement.

— Je passerai au palais Vendramin pour avoir des nouvelles ! dit le bon frère.

Ces paroles évoquèrent de nouveau le grand cœur malade, le poids du héros sur leurs bras, le transport terrible.

— Il a vaincu, lui ; il peut mourir ! dit Stelio.

Il entra chez la Foscarina comme un esprit. Son excitation intellectuelle changeait l’aspect des choses. Le vestibule, éclairé par un fanal de galère, lui parut immense. Un felse, posé sur les dalles, près de la porte, le troubla comme la rencontre d’un cercueil.

— Ah ! Stelio ! — s’écria l’actrice qui, en le voyant paraître, se dressa d’un bond et s’élança vers lui impétueusement, avec tout le ressort de son désir comprimé par l’attente. — Enfin !

Brusquement elle s’arrêta devant lui, sans le toucher. Le rapide élan qu’elle refrénait vibra par tout son corps, depuis le talon jusqu’à la nuque, visible, et se répercuta dans sa gorge en un râle bref. Elle était comme le vent qui tombe.

« Qui t’a pris à moi ? » pensa-t-elle, le cœur serré par le doute : car, tout d’un coup, elle avait senti dans l’aimé quelque chose qui le rendait pour elle intangible, elle avait découvert dans les yeux de l’aimé quelque chose d’étranger et de lointain.

Mais il l’avait vue très belle, au moment où elle s’élançait de l’ombre, animée d’une violence un peu semblable à celle de la tempête qui agitait les lagunes. Le cri, le geste, le bond, l’arrêt subit, la vibration des muscles sous la tunique, le visage s’éteignant comme un feu qui se résout en cendres, l’intensité du regard pareille aux éclairs d’un combat, la respiration qui lui ouvrait les lèvres comme la chaleur ouvre les lèvres de la terre, tous les aspects de la personne véritable manifestaient une puissance de vie pathétique comparable seulement à la poussée des énergies naturelles, à l’action des forces cosmiques. L’artiste reconnaissait en elle la créature dionysiaque, la vivante matière apte à recevoir les rythmes de l’art, à être modelée selon les figures de la poésie. Et, la voyant innombrable comme les vagues de la mer, il trouva inerte ce masque aveugle qu’il voulait lui mettre sur le visage, il trouva que cette fiction tragique par où elle devait passer douloureusement était trop étroite, que l’ordre des sentiments d’où elle devait tirer ses expressions était trop limité, que l’âme qu’elle aurait à révéler était une âme presque souterraine. « Ah ! tout ce qui tremble, pleure, espère, halète, délire dans l’immensité de la vie ! » Les images mentales furent prises d’une sorte de panique, d’une terreur dissolvante. Que pouvait être cette œuvre seule devant l’immensité de la vie ? Eschyle avait composé plus de cent tragédies, Sophocle davantage encore. Ils avaient construit un monde avec des fragments gigantesques soulevés par leurs bras titaniques. Leur labeur était vaste comme une cosmogonie. Les figures eschyliennes semblaient chaudes encore du feu éthéré, claires de la clarté sidérale, humides de la nuée fécondante. La statue d’Œdipe semblait sculptée dans le bloc même du mythe solaire ; celle de Prométhée semblait tirée de l’outil primitif avec lequel le pasteur Arya produisait le feu sur le haut plateau asiatique. L’esprit de la Terre travaillait les créateurs.

— Cache-moi, cache-moi ; et ne me demande rien, et laisse-moi me taire ! — supplia-t-il, incapable de dissimuler son trouble, impuissant à dominer le tumulte de ses pensées en désarroi.

Le cœur ignorant de la femme palpita de crainte.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je souffre.

— De quoi ?

— D’anxiété, d’anxiété, de ce mal que tu me connais bien.

Elle le prit entre ses bras. Il sentit qu’elle avait tremblé d’un doute.

— Tu es à moi ? à moi encore ? — demanda-t-elle, la bouche sur l’épaule de Stelio, d’une voix étouffée.

— Oui, à toi, toujours.

Horrible était la frayeur qui agitait cette femme chaque fois qu’elle le voyait partir, chaque fois qu’elle le voyait reparaître. Au départ, n’allait-il pas vers la fiancée inconnue ? Au retour, ne venait-il pas lui dire le dernier adieu ?

Elle l’étreignit entre ses bras, avec l’amour de l’amante, de la sœur, de la mère, avec tout l’amour humain.

— Dis : que puis-je faire, que puis-je faire pour toi ? Dis !

Un continuel besoin la tourmentait d’offrir, de servir, d’obéir à un commandement qui la pousserait vers le péril, vers la lutte pour un bien qu’elle lui rapporterait.

— Que puis-je te donner ?

Il souriait faiblement, envahi par une lassitude.

— Que veux-tu ?… Ah ! je le sais !

Il souriait ; il se laissait caresser par cette voix, par ces mains adorantes.

— Tout, n’est-ce pas ? Tu veux tout !

Il souriait avec mélancolie, comme un enfant malade à qui on parlerait de beaux jouets.

— Ah ! si je pouvais ! Mais personne sur la terre ne pourra jamais te donner rien qui vaille, mon ami. Ta poésie et ta musique, c’est à elles seules que tu peux demander tout. Je me souviens de cette ode qui commence ainsi : « Je fus Pan. »

Il inclina sur le cœur fidèle son front plein de beautés qui s’éclairaient.

— « Je fus Pan ! »

Dans son esprit repassa la splendeur de ce moment lyrique, le délire de l’ode.

— As-tu vu la mer, ta mer, aujourd’hui ? As-tu vu la tempête ?

Il secoua la tête, sans répondre.

— Elle était forte, la tempête ? Tu m’as dit, un jour, que tu avais beaucoup de marins parmi tes aïeux. As-tu pensé à ta maison bâtie sur la dune ? As-tu la nostalgie des sables ? Veux-tu retourner là-bas ? Là-bas, tu as travaillé beaucoup, d’un puissant travail. C’est une maison bénie. Lorsque tu travaillais, ta mère était avec toi. Tu l’entendais marcher doucement dans la chambre voisine… Quelquefois, n’est-ce pas, elle prêtait l’oreille ?

Il la serra sur son cœur, silencieusement. Cette voix pénétrait jusqu’au fond, semblait rafraîchir son âme enfiévrée.

— Et ta sœur, elle était aussi avec toi ? Un jour, tu m’as dit son nom. Je ne l’ai pas oublié. Elle s’appelle Sofia. Je sais qu’elle te ressemble. Je voudrais l’entendre parler une fois, ou la voir passer par un sentier… Un jour, tu m’as fait l’éloge de ses mains. Elles sont belles, n’est-ce pas ? Tu m’as dit, un jour, que, lorsqu’elle est affligée, ses mains lui font mal « comme si elles étaient les racines de son âme ». C’est cela que tu m’as dit : les racines de son âme !

Il l’écoutait, presque heureux. De quelle façon avait-elle découvert le secret de ce baume ? À quelle source cachée puisait-elle la mélodie de ces souvenirs ?

— Sofia ne saura jamais le bien qu’elle a fait à la pauvre voyageuse ! Je sais d’elle peu de chose ; mais je sais qu’elle te ressemble de visage, et j’ai pu me la représenter… En ce moment même je la vois… Dans les pays lointains, là-bas, là-bas, quand je me sentais perdue, elle m’est apparue souvent, elle est venue me tenir compagnie. Elle m’apparaissait tout à coup, sans que je l’appelasse ou que je l’attendisse… Une fois, à Mürren, où j’étais arrivée après un long et pénible voyage, pour revoir une pauvre amie qui allait mourir… Ce fut à l’aube ; les montagnes avaient cette délicate et froide couleur de béryl que l’on voit seulement sur les glaciers : une couleur de choses qui resteront à jamais lointaines et intangibles, oh ! combien, combien enviées ! Pourquoi vint-elle alors ? Nous attendîmes, ensemble. Le soleil toucha l’extrémité des crêtes. Alors une frange irisée couronna soudain les glaces, dura quelques secondes, s’évanouit. Et elle-même s’en alla avec l’arc-en-ciel, avec le miracle.

Il l’écoutait, presque heureux. Toute la beauté et toute la vérité qu’il voulait exprimer n’étaient-elles pas contenues dans une roche ou dans une fleur de ces montagnes ? La plus tragique lutte des passions humaines ne valait pas l’apparition de cette lumière sur les neiges éternelles.

— Et une autre fois ? — demanda-t-il doucement : car la pause se prolongeait et il craignait que la femme ne continuât pas.

Elle sourit, puis s’attrista.

— Une autre fois, ce fut à Alexandrie d’Égypte, par une journée d’horreur confuse, comme après un naufrage… La ville avait l’aspect de la pourriture ; elle semblait une ville en décomposition… Je me souviens : une rue pleine d’eau fangeuse ; un cheval blanchâtre, pareil à un squelette, qui barbotait là dedans, avec la crinière et la queue teintes en ocre ; les stèles d’un cimetière arabe ; le miroitement lointain du lac Maréotis… Le dégoût ! La détresse !

« Oh ! non, chère âme, non, jamais plus tu ne seras seule et désespérée ! » dit-il, en son cœur gonflé de bonté fraternelle, à la femme nomade qui évoquait les tristesses de sa continuelle migration.

À cette heure, son esprit, qui s’était si violemment tendu vers l’avenir, semblait se retirer avec un léger frisson vers le passé, que le pouvoir de cette voix rendait présent. Il se sentait dans un état de recueillement doux et rêveur comme celui qu’engendrent les contes d’hiver près de l’âtre. Comme naguère devant la maison close de Radiana, il se sentait pris par la fascination du temps.

— Et une autre fois ?

Elle sourit, puis s’attrista.

— Une autre fois, à Vienne, dans un musée… Une grande salle déserte, le fouettement de la pluie sur les vitres, d’innombrables reliquaires précieux dans les armoires de cristal, des signes de mort partout, des choses en exil, qu’on ne priait plus, qu’on n’adorait plus… Ensemble nous courbâmes le front contre le cristal d’une vitrine qui renfermait une collection de bras, vénérés jadis, avec leurs mains de métal fixées dans un geste immobile… Des mains de martyrs parsemées d’agates, d’améthystes, de topazes, de grenats, de turquoises malades… Par certaines ouvertures, on apercevait à l’intérieur les parcelles d’ossements… Il y en avait une qui tenait un lis d’or ; une autre, une petite ville ; une autre, une colonne. L’une d’entre elles, plus fine, avec un anneau à chaque doigt, tenait un petit vase de baume : le reliquaire de Marie-Madeleine… Des choses en exil, devenues profanes, qu’on ne priait plus, qu’on n’adorait plus… Est-elle dévote, Sofia ? A-t-elle l’habitude de la prière ?

Il ne répondait pas. Dans cet enchantement de la vie lointaine, il lui semblait qu’il ne devait point parler, qu’il ne devait donner aucun signe sensible de sa propre existence.

— Ta sœur entrait quelquefois dans ta chambre, pendant que tu travaillais ; et elle posait un brin d’herbe sur la page commencée.

L’enchanteresse trembla : car une image qui était enveloppée de voiles se dévoila tout à coup, et lui suggéra d’autres paroles qui ne furent pas proférées.

« Sais-tu que je commençai à l’aimer, cette créature qui chante, celle que tu ne peux avoir oubliée, sais-tu que je commençai à l’aimer en pensant à ta sœur ? Oui, pour verser dans une âme pure la tendresse que mon âme voulait offrir à ta sœur, de qui me séparaient tant de choses cruelles. Cela, le sais-tu ? »

Elles vivaient, ces paroles ; mais elle ne furent pas proférées. Cependant la voix de la femme trembla de leur muette présence.

— Et toi, tu t’accordais alors quelques instants de repos. Tu allais à la fenêtre et tu y restais accoudé avec elle, regardant la mer. Un bouvier poussait deux jeunes bœufs attelés à la charrue et labourait le sable pour enseigner aux bêtes novices le droit sillon. Chaque jour, avec elle, tu les regardais à la même heure. Quand les bœufs étaient instruits, ils ne venaient plus labourer le sable ; ils s’en allaient sur la colline… Qui me les a dites, ces choses ?

Il les lui avait dites lui-même, un jour, presque dans les mêmes termes ; mais ces souvenirs, maintenant, se représentaient à lui comme des visions inattendues.

— Et puis, c’étaient les troupeaux qui passaient le long du rivage. Ils venaient de la montagne, allaient vers les plaines de la Pouille, d’une pâture à une autre pâture. En marchant, les brebis laineuses imitaient le mouvement des vagues ; mais la mer était presque toujours tranquille, alors que passaient les troupeaux avec leurs pasteurs. Tout était tranquille ; sur les grèves s’étendait un silence d’or. Les chiens couraient au long du troupeau ; les pasteurs s’appuyaient sur leurs bâtons ; faible était le tintement des clochettes dans cette immensité. Tu suivais des yeux le voyage, jusqu’au promontoire. Et ensuite, avec ta sœur, tu allais regarder les traces laissées dans le sable humide qui était, çà et là, criblé de trous et doré comme les rayons de miel… Qui me les a dites, ces choses ?

Il l’écoutait, presque heureux. Sa fièvre était tombée. Une paix lente descendait sur lui comme un léger sommeil.

— Puis venaient les bourrasques ; la mer franchissait la dune, envahissait le maquis, laissait des baves sur le genévrier et sur le tamaris, sur le myrtil et sur le romarin. Une quantité d’algues et d’épaves étaient rejetées sur la rive. Là-bas, quelque barque avait fait naufrage. La mer apportait le bois pour les pauvres, et le deuil, Dieu sait où ! La grève se peuplait de femmes, de vieillards, d’enfants : c’était à qui ramasserait le plus gros fagot. Alors, ta sœur distribuait d’autres secours : le pain, le vin, les légumes, le linge. Les bénédictions couvraient la rumeur des vagues. Tu regardais de la fenêtre ; et il te semblait que nulle de tes images ne valait l’odeur du pain chaud. Tu abandonnais la page inachevée, tu descendais pour aider Sofia. Tu parlais avec les femmes, avec les vieillards, avec les enfants… Qui me les a dites, ces choses ?