Traduction par G. Hérelle.
La Revue de Paristome 3, mai-juin (p. 1-61).


LES ROMANS DE LA GRENADE[1]



LE FEU


fa come natura face in foco.
dante


I

L’ÉPIPHANIE DU FEU


— Stelio, le cœur ne vous tremble-t-il pas un peu, pour la première fois ? — demanda la Foscarina avec un faible sourire, en touchant la main de l’ami taciturne assis à son côté. — Je vous vois pâle et pensif. Quel beau soir de triomphe, pour un grand poète !

D’un regard, divinement, elle recueillit dans ses yeux experts toute la beauté répandue à travers ce dernier crépuscule de septembre, de telle sorte qu’en leur vivant ciel brun les guirlandes de lumière créées sur l’eau par la rame environnèrent les hauts anges d’or qui resplendissaient au loin sur les campaniles de Saint-Marc et de Saint-Georges-Majeur.

— Comme toujours, — continua-t-elle de sa plus douce voix, — comme toujours, tout vous est favorable. Par un soir comme celui-ci, quelle âme pourrait demeurer close aux rêves qu’il vous plaira d’évoquer par la parole ? Ne sentez-vous pas déjà que la foule est disposée à recevoir votre révélation ?

Ainsi caressait-elle son ami délicatement ; ainsi elle l’exaltait par une louange incessante.

— Il n’était pas possible d’imaginer une fête plus magnifique et plus insolite, pour tirer de sa tour d’ivoire un poète dédaigneux tel que vous. À vous seul était réservée cette joie : communiquer pour la première fois avec la multitude en un lieu souverain comme cette salle du Grand Conseil, du haut de cette estrade où jadis le doge haranguait l’assemblée des patriciens, avec le Paradis du Tintoret pour fond et, sur votre tête, la Gloire du Véronèse !

Stelio Effrena la regarda au fond des prunelles.

— Vous voulez m’enivrer, — dit-il avec un rire soudain. — C’est la coupe que l’on offre au condamné s’acheminant vers le dernier supplice. Eh bien, mon amie, cela est vrai : je vous confesse que mon cœur tremble un peu.

Le bruit d’une acclamation s’éleva du traghetto de San-Gregorio, résonna dans le Grand Canal, se répercuta sur les disques de porphyre et de serpentin qui ornent le palais des Dario, incliné comme une courtisane décrépite sous la pompe de ses colliers.

La barque royale passait.

— Voilà celle de vos auditrices que l’étiquette vous prescrit d’enguirlander dans l’exorde, — dit la femme ingénieuse à flatter, faisant allusion à la Reine. — Vous avez, je crois, dans un de vos premiers livres, confessé votre respect et votre goût pour le Cérémonial. Une de vos imaginations les plus extraordinaires est celle qui a pour motif une journée de Charles II, roi d’Espagne…

Quand la barque passa près de la gondole, ils saluèrent tous les deux. La Reine, reconnaissant le poète de Perséphone et l’illustre tragédienne, se retourna par un mouvement de curiosité instinctive : — toute blonde et rose, toute fraîche dans la lumière de ce grand sourire inextinguible qui s’épanchait comme une source parmi les pâles méandres des dentelles de Burano. Elle avait à son côté cette Andriana Duodo qui, dans la petite île industrieuse, cultivait le jardin de fil où renaissaient merveilleusement ces fleurs anciennes.

— Ne vous semble-t-il pas que les sourires de ces deux femmes sont jumeaux ? — dit la Foscarina en regardant l’onde bouillonner dans le sillage de la poupe fuyante, où semblait se prolonger le reflet de cette clarté double.

— La comtesse a une âme ingénue et magnifique, une de ces âmes vénitiennes, si rares, qui ont gardé le coloris des vieilles toiles, — dit Stelio sur un ton de gratitude. — J’ai une dévotion profonde pour ses mains sensitives. Ces mains-là frémissent de plaisir lorsqu’elles touchent une belle dentelle ou un beau velours, et elles s’y attardent avec une grâce presque honteuse d’être une volupté. Un jour que je l’accompagnais à travers les salles de l’Académie, elle s’arrêta devant le Massacre des Innocents, du premier Bonifazio (vous vous rappelez sans doute le vert de la femme abattue que le soldat d’Hérode se dispose à tuer : c’est une chose inoubliable !). Elle s’arrêta longuement, ayant diffusé par toute sa personne la joie de la sensation pleine et parfaite ; puis elle me dit : « Allons-nous-en, mais conduisez-moi, Effrena ; il faut que je laisse mes yeux sur cette robe, et je ne peux plus voir autre chose. » Ah ! chère amie, ne souriez pas ! En parlant ainsi, elle était ingénue et sincère ; elle avait réellement laissé ses yeux sur ce morceau de toile dont l’Art, avec un peu de couleur, a fait le centre d’un mystère infiniment joyeux. Et c’était vraiment une aveugle que je conduisais, tout saisi de respect pour cette âme privilégiée où la vertu de la couleur avait suscité un enthousiasme capable d’abolir pour un temps les moindres traces de la vie ordinaire et d’empêcher toute autre communication. Comment appelez-vous cela ? Remplir le calice jusqu’au bord, ce me semble. Voilà, justement, ce que je voudrais faire ce soir, si je n’étais pas découragé…

Une clameur nouvelle, plus forte et plus longue, s’éleva d’entre les deux tutélaires colonnes de granit, pendant que la barque royale abordait à la Piazzetta noire de peuple. Quand le bruit cessait, la foule épaisse avait des remous ; et les galeries du Palais des Doges s’emplissaient d’une rumeur confuse, pareille au bourdonnement illusoire qui anime les volutes des conques marines. Puis, tout à coup, la clameur rejaillissait dans l’air limpide, montait se briser contre la légère forêt marmoréenne, franchissait les têtes des hautes statues, atteignait les pinacles et les croix, se dispersait dans le lointain crépusculaire. Puis, c’était une autre pause pendant laquelle, imperturbable, dominant l’agitation inférieure, continuait l’harmonie multiple des architectures sacrées et profanes où couraient comme une agile mélodie les modulations ioniques de la Bibliothèque et s’élançait comme un cri mystique la cime de la tour nue. Et cette musique silencieuse des lignes immobiles était si puissante qu’elle créait le fantôme presque visible d’une vie plus belle et plus riche, superposé au spectacle de la multitude inquiète. Celle-ci sentait la divinité de l’heure ; et, lorsqu’elle acclamait cette forme nouvelle de la royauté abordant au rivage antique, cette fraîche Reine blonde qu’illuminait un inextinguible sourire, peut-être exhalait-elle son obscure aspiration à dépasser l’étroitesse de la vie vulgaire et à recueillir les dons de l’éternelle Poésie épars sur les pierres et sur les eaux. L’âme avide et forte des ancêtres saluant au retour les triomphateurs de la Mer se réveillait confusément chez ces hommes opprimés par l’ennui et par le labeur des longs jours médiocres ; et elle se rappelait l’ondulation des grands étendards de bataille qui se repliaient comme les ailes de la Victoire après le vol, ou leur claquement sonore qui insultait jadis aux flottes fugitives, inapaisé.

— Connaissez-vous, Perdita, demanda soudain Stelio, connaissez-vous au monde un autre lieu qui, autant que Venise, possède, à certaines heures, la vertu de stimuler l’énergie de la vie humaine par l’exaltation de tous les désirs jusqu’à la fièvre ? Connaissez-vous une plus redoutable tentatrice ?

Celle qu’il appelait Perdita, le visage penché comme pour se recueillir, ne fit aucune réponse ; mais elle sentit passer dans tous ses nerfs l’indéfinissable frisson que lui donnait la voix de son jeune ami, quand cette voix devenait révélatrice d’une âme véhémente et passionnée vers qui elle était attirée par un amour et une terreur sans limites.

— La paix, l’oubli ! Est-ce que vous les retrouvez là-bas, au fond de votre canal désert, lorsque vous rentrez épuisée et brûlante pour avoir respiré l’haleine des foules qu’un de vos gestes rend frénétiques ? Moi, lorsque je vogue sur cette eau morte, je sens ma vie se multiplier avec une rapidité vertigineuse ; et, à certaines heures, il me semble que mes pensées s’enflamment comme à l’approche du délire.

— La force et la flamme sont en vous, Stelio ! — dit la Foscarina, presque humblement, sans relever les yeux.

Il se tut, absorbé : dans son esprit s’engendraient des images et des musiques impétueuses, comme par la vertu d’une brusque fécondation ; et, sous le flot inattendu de cette abondance, il éprouvait un délice.

C’était encore l’heure vespérale que, dans un de ses livres, il avait appelée l’heure du Titien, parce que toutes les choses y resplendissent finalement d’un or très riche, comme les figures nues de cet ouvrier prestigieux, et illuminent le ciel plutôt qu’elles n’en reçoivent la lumière. De sa propre ombre glauque émergeait l’église octogonale que Baldassare Longhena emprunta au Songe de Polyphile, avec sa coupole, avec ses volutes, avec ses statues, avec ses balustres, étrange et somptueuse comme un temple neptunien imitant les torsions des formes marines, blanche d’une blancheur de nacre, où la diffusion de l’humidité saline semblait créer dans les creux de la pierre une fraîcheur gemmée qui leur donnait l’apparence de valves perlières entr’ouvertes sur les eaux natales.

— Perdita, — dit le poète qui, à voir ainsi tout s’animer autour de lui selon sa pensée, sentait courir par tout son être une sorte de félicité intellectuelle, — ne vous semble-t-il pas que nous suivons le convoi de l’Été, de la Saison morte ? Elle gît dans la barque funèbre, vêtue d’or comme une dogaresse, comme une Loredana, une Morosina ou une Soranza du siècle vermeil ; et son cortège la conduit vers l’île de Murano, où quelque maître du feu l’enfermera dans un coffre de verre opalin, afin que, submergée au fond de la lagune, elle puisse du moins, à travers ses paupières diaphanes, contempler les souples jeux des algues, avec l’illusion d’avoir toujours autour de son corps la vie de sa chevelure voluptueuse, en attendant que le Soleil la rappelle.

Un sourire spontané se répandit sur le visage de la Foscarina, coulant de ses yeux qui avaient eu la réelle vision de la belle morte. En effet, par l’image et par le rythme, cette représentation poétique inattendue exprimait à merveille le sentiment dont étaient imprégnées les apparences environnantes. De même que le lait bleuâtre de l’opale est plein de feux cachés, de même l’eau immobile du grand bassin recélait une splendeur secrète, que réveillaient les heurts de la rame. Derrière la rigide forêt des vaisseaux fixés sur leurs ancres, Saint-Georges-Majeur apparaissait sous la forme d’une vaste galère rose, la proue tournée vers la Fortune qui l’attirait du haut de sa sphère d’or. Dans l’intervalle s’ouvrait le canal de la Giudecca, pareil à une paisible embouchure où les navires chargés, descendus par les voies des fleuves, semblaient apporter, avec leur cargaison d’arbres coupés et fendus, l’esprit des forêts inclinées sur les courants lointains. Et, du Môle où, sur le double prodige des portiques ouverts au souffle populaire, s’élevait la blanche et rouge muraille close pour enserrer la somme des volontés dominatrices, le quai des Esclavons allongeait doucement son arc vers les Jardins et vers les Îles, comme pour conduire au repos des formes naturelles la pensée exaltée par les sublimes symboles de l’Art. Et, pour favoriser l’évocation de l’Automne, passait une file de barques débordantes de fruits, semblables à de grandes corbeilles qui nageraient, répandant le parfum des vergers insulaires sur ces ondes où se mirait le perpétuel feuillage des ogives et des chapiteaux.

— Connaissez-vous, Perdita, — reprit Stelio en regardant avec un plaisir ingénu les figues violettes et les blonds raisins, accumulés non sans harmonie depuis la poupe jusqu’à la proue, — connaissez-vous une particularité gracieuse de la chronique des Doges ? La Dogaresse, pour les frais de ses vêtements solennels, jouissait de certains privilèges sur l’impôt des fruits. Ce détail ne vous réjouit-il pas ? Les fruits des Îles l’habillaient d’or et la couronnaient de perles. Pomone payant tribut à Arachné : voilà une allégorie que le Véronèse pouvait peindre à la voûte du Vestiaire. Pour moi, quand je me figure la noble dame dressée sur ses hautes socques gemmées, je suis heureux de penser qu’elle porte quelque chose d’agreste et de frais dans les plis de son lourd brocart : le tribut des fruits ! Quelles saveurs acquiert ainsi son opulence ! Eh bien, mon amie, figurez-vous que ces raisins et ces figues du nouvel Automne acquittent le prix de la robe d’or où est enveloppée la Saison morte.

— Quelles fantaisies délicieuses, Stelio ! — dit la Foscarina, qui retrouva sa jeunesse pour sourire, étonnée comme une enfant à laquelle on montrerait un livre historié. — Qui donc vous surnomma un jour l’Imaginifique ?

— Ah ! les images ! — s’écria le poète envahi par une chaleur féconde. — À Venise, de même qu’il est impossible de sentir autrement que selon des modes musicaux, de même il est impossible de penser autrement que par images. Elles viennent à nous de toutes parts, innombrables et diverses, plus réelles et plus vivantes que les personnes qui nous heurtent du coude dans la ruelle obscure. En nous penchant, nous pouvons scruter la profondeur de leurs pupilles suiveuses et deviner, au pli de leurs lèvres, les paroles qu’elles vont nous dire. Les unes sont tyranniques comme d’impérieuses maîtresses et nous tiennent longuement sous le joug de leur puissance. Les autres sont enfermées dans un voile comme les vierges ou emmaillotées étroitement comme les nourrissons ; et celui-là seul qui sait déchirer leur enveloppe peut les amener à la vie parfaite. Les dernières sont peut-être les plus nombreuses. Ce matin, au réveil, mon âme en était déjà toute pleine : elle ressemblait à un bel arbre chargé de chrysalides.

Il s’arrêta et se mit à rire.

— Si ces images s’ouvrent toutes ce soir, ajouta-t-il, je suis sauvé ; si elles restent closes, je suis perdu.

— Perdu ? — dit la Foscarina en le regardant au visage, avec des yeux si pleins de confiance qu’il en éprouva une gratitude infinie. — Non, Stelio, vous ne pouvez pas vous perdre. Vous êtes sûr de vous, toujours ; vous portez vos destinées entre vos mains. Votre mère, je crois, n’a jamais rien dû craindre pour vous, même dans les plus graves circonstances. N’est-il pas vrai ?… L’orgueil seul fait trembler votre cœur….

— Ah ! chère amie, combien je vous aime et combien je vous suis reconnaissant pour ce que vous me dites là ! — confessa-t-il avec candeur, en lui prenant une main. — Vous ne faites qu’alimenter mon orgueil et me donner l’illusion d’avoir acquis déjà ces vertus auxquelles j’aspire sans cesse… Il me semble parfois que vous avez le pouvoir de conférer une qualité divine aux choses qui naissent de mon âme, et de faire qu’à mes propres yeux elles apparaissent distantes et adorables. Parfois, vous renouvelez dans mon esprit l’émerveillement de ce statuaire qui, ayant transporté le soir dans le temple les simulacres des dieux encore chauds de son travail et pour ainsi dire encore adhérents à son pouce plastique, le matin d’après les revit dressés sur leurs piédestaux, enveloppés dans un nuage d’aromates et respirant la divinité par tous les pores de la sourde matière en laquelle il les avait modelés de ses mains périssables. Vous n’entrez jamais dans mon âme, chère amie, que pour y accomplir de telles exaltations. Aussi, chaque fois que ma bonne chance m’accorde la faveur d’être auprès de vous, il me semble alors que vous êtes nécessaire à ma vie ; et toutefois, pendant nos trop longues séparations, je puis vivre sans vous et vous pouvez vivre sans moi, quoique nous sachions tous deux quelles splendeurs pourraient naître de la parfaite alliance de nos deux vies. De sorte que, sachant tout le prix de ce que vous me donnez et plus encore de ce que vous pourriez me donner, je vous considère comme perdue pour moi, et, par ce nom dont il me plaît de vous appeler, je veux exprimer à la fois cette conviction et ce regret.

Il s’interrompit, parce qu’il avait senti vibrer la main qu’il tenait encore dans la sienne.

Et, après une pause :

— Quand je vous nomme Perdita, — reprit-il d’une voix plus basse, — je m’imagine que vous voyez mon désir s’avancer avec un fer mortel planté dans son flanc qui palpite…

Elle souffrait une peine bien connue, à entendre ces belles paroles couler des lèvres de son ami avec une spontanéité qui les démontrait sincères. Une fois de plus, elle éprouvait cette inquiétude et cette crainte qu’elle-même ne savait pas définir. C’était comme si elle perdait le sentiment de sa vie propre et qu’elle se trouvât transportée dans une sorte de vie fictive, intense et hallucinante, où sa respiration devenait difficile. Attirée dans cette atmosphère aussi ardente que le foyer d’une forge, elle se sentait capable de toutes les transfigurations qu’il plairait à cet animateur d’opérer sur elle pour satisfaire son continuel besoin de beauté et de poésie. Elle comprenait que, dans cet esprit génial, son image était de même nature que celle de la Saison défunte, enfermée sous l’enveloppe de verre, évidente jusqu’à paraître tangible. Et elle fut assaillie par l’envie puérile de se pencher vers les yeux du poète comme vers un miroir, pour y contempler son visage véritable.

Ce qui rendait sa peine plus lourde, c’était de reconnaître une vague analogie entre ce sentiment inquiet et l’anxiété qui s’emparait d’elle au moment où elle entrait dans la fiction scénique pour y incarner quelque sublime créature de l’Art. — En effet, ne l’entraînait-il pas à vivre dans cette même zone de vie supérieure ; et, pour la rendre capable d’y figurer sans se ressouvenir de sa personne quotidienne, ne la couvrait-il pas de splendides déguisements ? — Mais, tandis qu’il ne lui était donné, à elle, de se soutenir à un tel degré d’intensité que par un pénible effort, elle voyait l’autre y persister aisément, comme dans sa naturelle manière d’être, et jouir sans fin d’un monde prodigieux qu’il renouvelait par un acte de continuelle création.

Il était parvenu à réaliser en lui-même la concordance intime de l’art avec la vie et à retrouver ainsi au fond de son être une source d’harmonies intarissables. Il était parvenu à perpétuer dans son esprit, sans lacune, l’état mystérieux qui engendre l’œuvre de beauté, et, par suite, à transformer soudainement en types idéaux toutes les figures passagères de sa changeante existence. C’était pour célébrer cette conquête qu’il avait mis ces paroles dans la bouche d’un de ses héros : « J’assiste en moi-même à la continuelle genèse d’une vie supérieure, où toutes les apparences se métamorphosent comme par la vertu d’un miroir magique. » Doué d’une extraordinaire faculté verbale, il arrivait à traduire instantanément par les mots jusqu’aux faits les plus compliqués de sa sensibilité, avec une exactitude et un relief si vifs que parfois, sitôt exprimés, rendus objectifs par la propriété isolatrice du style, ils semblaient ne plus lui appartenir. Sa voix limpide et pénétrante, qui pour ainsi dire dessinait d’un contour précis la figure musicale de chaque mot, donnait plus de relief encore à cette singulière qualité de sa parole. Aussi tous ceux qui l’entendaient pour la première fois éprouvaient-ils un sentiment ambigu, mêlé d’admiration et d’aversion, parce qu’il se manifestait lui-même sous des formes si fortement marquées qu’elles semblaient résulter d’une volonté constante d’établir entre lui et les étrangers une différence profonde et infranchissable. Mais, comme sa sensibilité égalait son intelligence, il était facile à tous ceux qui le fréquentaient et l’aimaient de recevoir à travers le cristal de son verbe la chaleur de son âme passionnée et véhémente. Ceux-là savaient combien était illimité son pouvoir de sentir et de rêver, et de quelle combustion sortaient les belles images en lesquelles il avait coutume de convertir la substance de sa vie intérieure.

Elle le savait aussi, celle qu’il appelait Perdita ; et, de même que l’âme pieuse attend du Seigneur un secours surnaturel pour opérer son salut, de même elle semblait attendre qu’il la mît enfin dans l’état de grâce nécessaire pour s’exalter et se maintenir en un feu de ce genre, vers lequel la poussait le désir de brûler et de se consumer, par désespoir d’avoir perdu jusqu’au dernier vestige de sa jeunesse et par effroi de se retrouver seule dans un désert de cendres.

— C’est vous, Stelio, — dit-elle avec ce faible sourire qui voilait sa pensée, en dégageant doucement sa main de celle de son ami, — c’est vous maintenant qui voulez m’enivrer… Regardez ! — s’écria-t-elle pour rompre le charme, en montrant du doigt une barque chargée qui venait lentement à leur rencontre. — Regardez vos grenades !

Mais sa voix était émue.

Alors, dans le rêve crépusculaire, sur l’eau délicatement verte et argentée comme les jeunes feuilles du saule, ils regardèrent passer le bateau débordant de ces fruits emblématiques qui font penser à des choses riches et cachées, à des écrins en cuir vermeil surmontés de la couronne d’un roi donateur, les uns clos, les autres entr’ouverts sur les gemmes agglomérées.

À mi-voix, la tragédienne rappela les paroles adressées par Hadès à Perséphone dans le drame sacré, au moment où la fille de Dêmêter goûte la grenade fatale :

Quando tu coglierai il colchico in fiore su’l molle
Prato terrestre[2]

— Ah ! Perdita, comme vous savez répandre l’ombre sur votre voix ! — interrompit le poète, qui sentait une nuit harmonieuse enténébrer les syllabes de ses vers. — Comme vous savez devenir nocturne innanzi sera[3] !… Vous souvient-il de la scène où Perséphone est sur le point de s’abîmer dans l’Érèbe, tandis que gémit le chœur des Océanides ? Son visage est pareil au vôtre, quand le vôtre s’obscurcit. Rigide dans son peplum couleur de safran, elle penche en arrière sa tête couronnée ; et il semble que la nuit coule en sa chair devenue exsangue et s’amasse au-dessous du menton, dans la cavité des yeux, autour des narines, lui donnant l’aspect d’un sombre masque tragique. C’est votre masque, Perdita. Quand je composais mon Mystère, la mémoire que j’avais de vous m’a aidé à évoquer la personne divine. Ce petit ruban de velours safrané que vous portez habituellement au cou m’a indiqué la couleur convenable pour le peplum de Perséphone. Et un soir, dans votre maison, comme je prenais congé de vous sur le seuil d’une pièce où les lampes n’étaient pas encore allumées, — ; un soir agité du dernier automne, vous en souvient-il ? — vous avez réussi, par un seul de vos gestes, à mettre dans la pleine lumière de mon âme la créature qui s’y trouvait encore gisante et enveloppée ; et puis, sans vous douter de cette nativité subite, vous êtes rentrée dans l’intime obscurité de votre Érèbe. Ah ! j’étais sûr d’entendre vos sanglots ; et cependant il courait en moi un torrent de joie indomptable. Jamais, je crois, je ne vous ai raconté ces choses. J’aurais dû vous consacrer mon œuvre comme à une Lucine idéale.

Elle souffrait, sous le regard de l’animateur ; elle souffrait de ce masque qu’il admirait sur son visage et de cette joie qu’elle sentait sourdre en lui continuellement, comme une fontaine perpétuelle. Elle souffrait d’elle-même tout entière : de la mobilité qu’avaient ses traits, de la vertu mimique étrange que possédaient les muscles de sa face, et de cet art involontaire qui réglait la signification de tous ses gestes, et de cette ombre expressive que, tant de fois, au théâtre, dans une minute de silence anxieux, elle avait su étendre sur sa face comme un voile de douleur, et aussi de cette ombre dont s’emplissaient maintenant les sillons creusés par l’âge dans sa chair qui n’était plus jeune. Elle souffrait cruellement par cette main qu’elle adorait, par cette main si délicate et si noble qui, même avec un don ou avec une caresse, pouvait lui faire tant de mal.

— Ne croyez-vous pas, Perdita, — reprit Stelio après une pause, en s’abandonnant au cours lucide et tortueux de sa pensée qui, telle un fleuve dont les méandres forment, enserrent et nourrissent les îles dans la vallée, laissait isolés dans son esprit d’obscurs espaces où il savait bien qu’à l’heure opportune il trouverait quelque richesse nouvelle, — ne croyez-vous pas à l’occulte bienfaisance des signes ? Je ne parle ni de science astrale ni de signes horoscopiques. Ce que je veux dire, c’est que, à la façon de ceux qui croient subir l’influence d’une planète, nous pouvons créer une idéale correspondance entre notre âme et un objet terrestre, de telle sorte que cet objet, s’imprégnant peu à peu de notre essence et magnifié par notre illusion, devienne à la fin pour nous le symbole représentatif de nos destinées inconnues et revête un aspect de mystère quand il nous apparaît en certaines conjonctures de notre vie. Voilà le secret pour rendre une partie de sa fraîcheur primitive à notre âme un peu desséchée. Je connais par expérience l’effet bienfaisant que nous procure l’intense communion avec une chose terrestre. Il faut que, de temps à autre, notre âme se fasse pareille à l’hamadryade, pour sentir circuler en elle la fraîche énergie de l’arbre auquel sa vie est unie… Vous avez déjà compris que je fais allusion aux paroles prononcées par vous tout à l’heure, quand passait la barque. Ces mêmes pensées, vous les avez exprimées avec une brièveté obscure, lorsque vous avez dit : « Regardez vos grenades ! » Pour vous et pour ceux qui m’aiment, les grenades ne pourront jamais être que miennes. Pour vous et pour eux, l’idée de ma personne est indissolublement liée à ce fruit que j’ai choisi pour emblème et chargé de significations idéales, plus nombreuses que ses grains. Si j’eusse vécu au temps où les hommes désensevelissaient les marbres grecs et retrouvaient sous terre les racines humides encore des fables antiques, nul peintre n’aurait pu me représenter sur la toile sans placer dans ma main la pomme punique. Séparer de ma personne ce symbole aurait semblé à l’artiste ingénu l’amputation d’une vivante partie de moi-même ; car, dans son imagination païenne, le fruit aurait paru attaché à mon bras comme à sa branche naturelle ; et, en somme, il n’aurait pas conçu de mon être une idée autre que celle qu’il devait avoir d’Hyacinthe ou de Narcisse ou de Cyparisse, qui précisément devaient tour à tour lui apparaître sous l’aspect d’une plante et sous la figure d’un jeune homme. Mais il existe encore à notre époque des esprits agiles et colorés qui comprennent tout le sens et goûtent toute la saveur de mon invention.

» Vous-même, Perdita, ne vous plaisez-vous pas à cultiver dans votre jardin ce grenadier, ce bel arbuste « effrénien », pour me voir fleurir et fructifier chaque été ? Une de vos lettres, vraiment ailée comme une messagère divine, me décrivait la cérémonie gracieuse où vous l’avez orné de colliers, le jour même où vous reçûtes le premier exemplaire de Perséphone. Donc, pour vous et pour ceux qui m’aiment, j’ai véritablement renouvelé un mythe ancien lorsque, d’une manière idéale, je me suis assimilé à une forme de la Nature éternelle. C’est pourquoi, quand je serai mort (et puisse la nature m’accorder de me manifester tout entier dans mon œuvre avant que je meure !), mes disciples m’honoreront sous l’espèce de cet arbuste ; et, dans l’acuité de la feuille, dans la flamme de la fleur et dans le trésor interne du fruit couronné, ils voudront reconnaître certaines qualités de mon art ; et, par cette feuille, par cette fleur et par ce fruit, comme par autant d’enseignements posthumes du maître, leurs esprits, dans les œuvres mêmes, seront amenés à cette acuité, à cette flamme et à cette opulence enclose.

» Vous découvrez maintenant, Perdita, ce qui fait la réelle bienfaisance du signe. Moi-même, par affinité, je suis amené à me développer conformément au génie magnifique de la plante en laquelle il m’a plu de figurer mes aspirations vers une vie riche et ardente. Cette image végétale de moi-même suffit à m’assurer que mes énergies se déploient toujours selon la nature pour atteindre naturellement la fin qui leur est assignée. « Natura cosi mi dispone. — Ainsi Nature me dispose », telle est la vincienne épigraphe que je plaçai au frontispice de mon premier livre. Eh bien, le grenadier fleurissant et fructifiant me répète continuellement cette simple parole. Nous n’obéissons qu’aux lois gravées dans notre substance ; et, par ce moyen, nous demeurons intacts au milieu de dissolutions sans nombre, dans une unité et dans une plénitude qui font notre joie. Il n’existe nul désaccord entre mon art et ma vie.

Il parlait avec un fluide abandon, car il voyait l’esprit de la femme attentive se faire concave comme un calice pour recevoir cette onde et voulait le remplir jusqu’au bord. Une félicité spirituelle de plus en plus limpide se répandait en lui, jointe à une conscience vague de l’action mystérieuse par où son intelligence se préparait à l’effort prochain. De temps à autre, comme dans un éclair, tandis qu’il se penchait vers cette amie seule et entendait la rame mesurer le silence du large estuaire, il entrevoyait l’image de la foule aux visages innombrables, pressée dans la salle profonde ; et un tremblement rapide lui agitait le cœur.

— C’est chose très singulière, Perdita, — dit-il en regardant les lointaines eaux pâles, où la marée descendante commençait à découvrir les bas-fonds noirâtres, — combien facilement le hasard vient en aide à notre fantaisie par le caractère mystérieux qu’il prête au concours de certaines apparences en rapport avec une fin imaginée par nous. Je ne comprends pas pourquoi les poètes s’indignent aujourd’hui contre la vulgarité de l’époque présente et se plaignent d’être nés trop tard ou trop tôt. J’ai la conviction que tout homme d’intelligence, aujourd’hui comme toujours, a le pouvoir de se créer dans la vie sa belle fable.

» Dans le tourbillon confus de la vie, il faut regarder avec ce même esprit imaginatif avec lequel Vinci conseillait à ses disciples d’observer les taches des murailles, la cendre du foyer, les nuages, la fange et autres objets de cette sorte, pour y trouver « des inventions admirables » et « une infinité de choses », — « invenzioni mirabilissime » et « infinite cose ». — De même, ajoutait Léonard, vous trouverez dans le son des cloches tous les noms et tous les vocables qu’il vous plaira d’imaginer. Ce maître savait bien que le hasard — comme l’a démontré jadis l’éponge d’Apelles — est toujours ami de l’artiste ingénieux. Moi, par exemple, je suis sans cesse étonné par la facilité et la grâce que met le hasard à seconder le développement harmonique de mes inventions. Ne croyez-vous pas que le noir Hadès ait fait manger à son épouse les sept grains de grenade pour me fournir le sujet d’un chef-d’œuvre ?

Il s’interrompit par un de ces éclats de rire juvéniles qui révélaient si clairement la persistance de la joie native au fond de son être.

— Voyez, Perdita, — reprit-il en riant, — voyez si je ne dis pas vrai. L’autre année, dans les premiers jours d’octobre, je fus invité à Burano par Donna Andriana Duodo. Nous passâmes la matinée dans le jardin de fil ; et, l’après-midi, nous allâmes visiter Torcello. Comme, en ce moment-là, j’avais commencé à vivre dans le mythe de Perséphone et que déjà mon œuvre se formait secrètement au fond de mon esprit, il me semblait que je naviguais sur les eaux du Styx et que j’arrivais au pays des Mânes. Jamais je n’avais éprouvé un plus pur et plus doux sentiment de la mort ; et ce sentiment me rendait si léger que j’aurais pu, sans laisser nulle trace de mes pas, cheminer sur la prairie d’asphodèles. L’air était humide, tiède et cendré ; les canaux serpentaient parmi les bancs recouverts d’herbes pâles… Vous connaissez Torcello, peut-être, par le soleil ?… Mais, de temps à autre, quelqu’un parlait, discutait, déclamait dans la barque de Charon ! Le bruit de la louange me rappela de mon trépas. Francesco de Lizo, faisant allusion à ma personne, regrettait qu’un tel artiste, si magnifiquement sensuel (je répète ses propres termes), fût contraint de vivre à l’écart, loin de la foule obtuse et hostile, et de célébrer « les fêtes des sons, des couleurs et des formes » dans le palais de son rêve solitaire. Il s’abandonnait à un élan lyrique, rappelait la vie splendide et joyeuse des peintres vénitiens, la faveur populaire qui les portait comme un tourbillon jusqu’au faîte de la gloire, la beauté, la force et l’allégresse qu’ils multipliaient autour d’eux en les reproduisant par d’innombrables images sur les voûtes concaves et sur les hautes murailles. Alors Donna Andriana dit : « Eh bien ! je promets solennellement que Stelio Effrena aura sa fête triomphale à Venise. » La Dogaresse avait parlé. Au même instant, sur la rive basse et verdâtre, je vis un grenadier lourd de fruits qui, comme une hallucinante apparition, rompait la tristesse infinie de ces lieux. Donna Orsetta Gontarini, qui était assise à mon côté, poussa un cri de joie et tendit ses deux mains, aussi impatientes que ses lèvres.

» Il n’y a rien qui me plaise tant que l’expression franche et forte du désir. « J’adore les grenades ! » s’écria-t-elle ; et on sentait que déjà elle en avait sur la langue la fine saveur aigrelette. Elle était enfantine comme son nom archaïque. Ce cri me toucha ; mais Andréa Contarini semblait désapprouver sévèrement la vivacité de sa femme. Voilà, ce me semble, un Hadès qui a peu de foi en la vertu mnémonique des sept grains appliquée au mariage légitime… Cependant les rameurs s’étaient émus aussi, et ils abordaient au rivage ; de sorte que je pus sauter le premier sur l’herbe et me mis à dépouiller l’arbre fraternel. C’était bien le cas de répéter, avec une bouche païenne, les paroles de la Cène : « Prenez et mangez, car ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi… » Que vous en semble, Perdita ? N’allez pas croire, au moins, que j’invente. Je dis la pure vérité.

Elle se laissait séduire à ce jeu libre et élégant où il essayait l’agilité de son esprit et la facilité de sa parole. Il y avait en lui quelque chose d’ondoyant, de mobile et de vigoureux qui suggérait à cette femme la double et diverse image de la flamme et de l’eau.

— Or, — continua-t-il, — Donna Andriana a tenu sa promesse. Guidée par ce goût héréditaire de la magnificence qui se conserve en elle si parfaitement, elle a préparé une véritable fête ducale dans le palais des Doges, à l’imitation de celles que l’on y célébrait vers la fin du xvie siècle. L’idée lui est venue de tirer de l’oubli l’Ariane de Marcello et de la faire soupirer en ce même lieu où le Tintoret a peint la fille de Minos recevant d’Aphrodite la couronne d’étoiles. Ne reconnaissez-vous pas dans la beauté de cette idée la femme dont les chers yeux furent pris par l’ineffable robe verte ? Ajoutez que cette représentation musicale dans la salle du Grand Conseil a un précédent historique. Dans cette même salle, en 1573, fut jouée une composition mythologique de Cornelio Frangipani, avec musique de Claudio Merulo, en l’honneur du roi très chrétien Henri III… Avouez, Perdita, que mon érudition vous étonne. Ah ! si vous saviez tout ce que j’ai recueilli là-dessus ! Je vous lirai mon discours, un jour où vous aurez mérité quelque châtiment grave.

— Comment ! vous ne le prononcerez pas ce soir, à la fête ? — demanda la Foscarina surprise, craignant déjà qu’avec son insouciance bien connue des engagements, il n’eût résolu de tromper l’attente publique.

Il comprit l’inquiétude de son amie et voulut s’en amuser.

— Ce soir, — répondit-il avec une tranquille assurance, — j’irai prendre un sorbet dans votre jardin et me délecter à la vue de l’arbuste paré d’orfèvreries sous les étoiles.

— Ah ! Stelio, qu’allez-vous faire ? s’écria-t-elle en se levant à demi.

Dans cette parole et dans ce geste, il y avait un si vif regret et en même temps une si étrange évocation de la foule déçue et irritée, que cela le troubla. L’image du formidable monstre aux mille visages humains lui réapparut parmi l’or et la pourpre sombre de la salle immense, et il en pressentit sur sa personne le regard fixe et la chaude haleine, et il mesura soudain le péril qu’il avait résolu d’affronter en se fiant à la seule inspiration du moment, et il éprouva l’horreur de la soudaine obscurité mentale, du soudain vertige.

— Rassurez-vous, dit-il. J’ai voulu plaisanter. J’irai ad bestias, et j’irai sans armes. N’avez-vous pas tout à l’heure vu réapparaître, le signe ? Croyez-vous qu’après le miracle de Torcello il soit réapparu en vain ? Une fois de plus, le signe est venu m’avertir que la seule attitude qui me convienne est celle à laquelle Nature me dispose. Or, vous le savez, mon amie, je ne sais bien parler que de moi-même. Donc, il faut que là, du trône des Doges, je ne parle à l’auditoire que de ma chère âme, sous le voile d’une allégorie séduisante, avec le prestige de quelques belles cadences. Et je me propose de parler ex tempore, pourvu que, du haut de son Paradis, l’esprit enflammé du Tintoret m’en communique la fougue et l’audace. Le risque me tente. Mais en quelle singulière erreur étais-je tombé, Perdital Lorsque la Dogaresse m’annonça la fête et me pria d’en faire les honneurs, j’entrepris de composer un discours d’apparat, une véritable prose de cérémonie, ample et solennelle comme une de ces grandes robes qu’enferment les vitrines du Musée Correr, non sans faire dans l’exorde une profonde génuflexion à l’adresse de la Reine, non sans tresser une pompeuse guirlande pour la tête de la Sérénissime Andriana Duodo. Et curieusement, durant plusieurs jours, je me complus à vivre en communion d’esprit avec un patricien de la Venise du xvie siècle, « orné de toutes les bonnes lettres, — ornato di tutte lettere » comme le cardinal Bembo, membre de l’Académie des Uranici où des Adorni, hôte assidu des jardins de Murano et des collines d’Asolo. Je sentais, cela est certain, une sorte de correspondance entre le tour de mes périodes et les massives corniches d’or qui encadrent les peintures au plafond de la Grande Salle. Mais, hélas ! lorsque j’arrivai hier matin à Venise et qu’en passant par le Grand Canal je baignai ma fatigue dans l’ombre humide et transparente où le marbre exhalait encore son esprit nocturne, j’eus l’impression que mes papiers valaient beaucoup moins que les algues mortes roulées par le flux ; et ils me semblèrent aussi étrangers à ma personne que les Triomphes de Celio Magno et les Fables marines d’Anton Maria Gonsalvi, cités et commentés par moi. Que faire, alors ?

Autour de lui, d’un regard il explora le ciel et l’eau, comme pour y découvrir une invisible présence, pour y reconnaître un fantôme survenu. Une lueur jaunâtre se répandait vers les dunes solitaires qui se dessinaient en linéaments minces, comme les veines sombres des agates. En arrière, vers la Salute, le ciel était parsemé de légères vapeurs, roses et violettes qui le faisaient ressembler à une mer glauque, peuplée de méduses. Des Jardins, tout proches, descendaient les effluves du feuillage saturé de lumière et de chaleur, si lourds qu’ils semblaient visibles et flottants sur l’eau bronzée comme des huiles aromatiques.

— Sentez-vous l’automne, Perdita ? demanda-t-il à son amie absorbée, d’une voix pénétrante.

De nouveau elle eut la vision de la Saison morte, enfermée sous l’enveloppe de verre opalin et submergée dans la prairie des algues.

— Oui, en moi ! répondit-elle avec un sourire de mélancolie.

— Vous ne l’avez pas vu hier, lorsqu’il est descendu sur la ville ? Hier, au coucher du soleil, où étiez-vous ?

— Dans un jardin de la Giudecca.

— Moi, j’étais ici, au quai des Esclavons. Quand des yeux humains ont contemplé un pareil spectacle de beauté et de joie, ne pensez-vous pas que les paupières devraient s’abaisser et se sceller pour jamais ? Ce soir, Perdita, je voudrais parler de ces choses vues intérieurement. Je voudrais célébrer en moi-même les noces de Venise et de l’Automne, à peu près dans la tonalité dont usa le Tintoret lorsqu’il peignit les noces d’Ariane et de Bacchus pour la salle de l’Anticollège : azur, pourpre et or. Hier, soudainement, s’est épanoui dans mon âme un germe ancien de poésie. Ma mémoire a retrouvé un fragment de ce poème oublié, que j’avais commencé d’écrire in nona rima, ici même, à Venise, il y a plusieurs années, la première fois que j’y suis venu, par mer, en un septembre de ma prime jeunesse. Ce poème avait justement pour titre : l’Allégorie de l’Automne ; et le dieu y était représenté, non plus enguirlandé de pampres, mais couronné de gemmes comme un prince du Véronèse, enflammé de passion et de volupté, au moment où il approche de la Ville Anadyomène, aux bras de marbre et aux mille ceintures vertes. L’idée alors n’avait pas atteint le degré d’intensité qu’il lui fallait pour entrer dans la vie de l’Art ; et, instinctivement, je renonçai à l’effort de la manifester tout entière. Mais comme, dans un esprit actif pas plus que dans un terrain fertile, aucune semence ne se perd, cette idée me revient aujourd’hui à l’heure opportune et réclame son expression avec une sorte d’urgence. Quelles fatalités mystérieuses et justes gouvernent le monde mental ! Ce premier germe, il était nécessaire de le respecter pour le sentir aujourd’hui développer en moi sa vertu multipliée. Vinci, qui a plongé son regard dans toutes les choses profondes, a certainement voulu signifier une vérité de ce genre par sa fable du grain de mil disant à la fourmi : « Si tu me fais le grand plaisir de me laisser contenter mon envie de naître, je te rendrai cent moi-mêmes. » Admirez quelle touche de grâce avaient ces doigts capables de briser le fer. Ah ! il reste bien toujours le maître incomparable. Comment ferai-je pour l’oublier et me donner aux Vénitiens ?

Brusquement s’éteignit l’ironie enjouée que, dans sa dernière phrase, il s’adressait à lui-même ; et il parut se replier tout entier sur sa pensée. La tête basse, le corps contracté par une sorte de correspondance avec l’extrême tension de son esprit, il tâchait maintenant de découvrir quelques-unes des analogies secrètes qui devaient relier les images multiples et diverses entrevues en de rapides éclairs ; il tâchait maintenant de déterminer quelques-unes des lignes maîtresses suivant lesquelles devait se développer la nouvelle création. Tel était son effort qu’on voyait sous la peau trembler les muscles de son visage ; et la tragédienne, en le regardant, éprouvait à son tour un malaise un peu semblable à celui qu’elle eût éprouvé si, en sa présence, il eût voulu tendre violemment la corde d’un arc gigantesque. Et elle le savait très loin, étranger, indifférent à tout ce qui n’était pas sa pensée propre.

— Il est déjà tard, l’heure approche ; il faut rentrer, — dit-il, secoué par un sursaut, comme poursuivi par l’anxiété ; car il avait vu réapparaître le formidable monstre aux mille visages humains, remplissant le large espace de la salle sonore. — Il faut que je regagne mon hôtel assez tôt pour m’habiller.

Puis, par un retour de sa vanité juvénile, il pensa aux yeux des femmes inconnues qui le verraient ce soir-là pour la première fois.

— À l’hôtel Danieli ! ordonna la Foscarina au rameur.

Et, tandis que le fer dentelé de la proue évoluait sur l’eau avec une lente oscillation pareille à un mouvement animal, ils ressentirent l’un et l’autre une angoisse différente, mais également douloureuse, à l’instant où, laissant derrière eux le silence infini de l’estuaire envahi déjà par l’ombre et la mort, ils retournaient vers la ville magnifique et tentatrice dont les canaux, comme les veines d’une femme voluptueuse, commençaient à s’embraser de la fièvre nocturne.

Ils se turent quelques minutes, absorbés par le tourbillon intérieur qui ébranlait leur être jusqu’aux racines, comme pour les arracher. Des Jardins, les effluves descendaient autour d’eux et nageaient comme des huiles sur l’eau qui, çà et là, portait dans ses plis le lustre du vieux bronze. Il y avait dans l’air comme un reflet épars du faste d’autrefois, et leurs yeux le percevaient de la même façon que, en contemplant les palais noircis par les siècles, ils avaient, dans l’harmonie des marbres durables, retrouvé la note éteinte de l’or. Il semblait qu’en ce soir magique revinssent tous les souffles et les mirages de l’Orient lointain, tels que les apportait jadis, dans ses voiles creuses et dans ses flancs recourbés, la galère pleine de belles proies. Et toutes les choses d’alentour exaltaient la puissance de la vie chez cet homme qui voulait attirer à soi l’univers afin de ne plus mourir, chez cette femme qui voulait jeter au bûcher son âme trop lourde afin de mourir pure. Et ils palpitaient l’un et l’autre, sous l’oppression d’une anxiété croissante, l’oreille attentive à la fuite du temps, comme si l’eau sur laquelle ils naviguaient eût coulé dans une clepsydre effroyable.

Ils sursautèrent l’un et l’autre, au fracas imprévu d’une salve qui saluait le pavillon amené sur la poupe d’un vaisseau de guerre à l’ancre devant les Jardins. Au sommet de la masse noire, ils virent le drapeau tricolore descendre le long du mât et se replier, comme un rêve héroïque évanoui. Pendant quelques secondes, tandis que la gondole glissait dans l’ombre plus épaisse, rasant le flanc du colosse armé, le silence parut plus profond.

— Connaissez-vous — demanda tout à coup Stelio — cette Donatella Arvale qui doit chanter dans Ariane ?

Sa voix, en se répercutant contre le cuirassé, dans l’ombre plus épaisse, prit une sonorité singulière.

— C’est la fille du grand sculpteur Lorenzo Arvale, — répondit après un instant d’hésitation la Foscarina. — Je n’ai pas d’amie plus chère, et même je lui donne en ce moment l’hospitalité. Vous la rencontrerez chez moi, ce soir, après la fête.

— Hier soir, donna Andriana m’a parlé d’elle avec beaucoup de chaleur, comme d’un prodige. Elle m’a dit que la pensée de désensevelir Ariane lui était venue à entendre Donatella Arvale chanter divinement l’air : « Come tu puoi — Vedermi piangere[4] ?… » Nous aurons donc chez vous une musique divine, Perdita. Oh ! comme j’en ai soif ! Là-bas, dans ma solitude, pendant des mois et des mois, il ne m’est donné d’entendre que la seule musique de la mer, trop terrible, ou la mienne, trop tumultueuse encore.

Les cloches de Saint-Marc donnèrent le signal de la Salutation angélique ; et leurs puissants éclats se dilatèrent en larges ondes sur le miroir du bassin, vibrèrent dans les vergues des navires, se propagèrent sur la lagune infinie. De Saint-Georges-Majeur, de Saint-Georges-des-Grecs, de Saint-Georges-des-Esclavons, de Saint-Jean-en-Bragora, de Saint-Moïse, de la Salute, du Rédempteur, et, de proche en proche, par tout le domaine de l’Évangéliste, jusqu’aux tours lointaines de la Madonna dell’Orto, de Saint-Job, de Saint-André, les voix de bronze se répondirent, se confondirent en un seul chœur immense, étendirent sur le muet amas des pierres et des eaux une seule coupole immense de métal invisible dont les vibrations atteignirent le scintillement des premières étoiles. Ces voix sacrées donnaient une idéale grandeur infinie à la Ville du Silence. Partant de la cime des temples, des hauts clochetons ouverts aux vents marins, elles répétaient aux hommes anxieux la parole de cette multitude immortelle que recélaient maintenant les ténèbres des nefs profondes ou qu’agitaient mystérieusement les clartés des lampes votives ; aux esprits fatigués par le jour elles apportaient le message des surhumaines créatures qui annonçaient un prodige ou promettaient un monde, figurées sur les parois des secrètes chapelles, dans les icônes des autels intérieurs. Et toutes les apparitions de la Beauté consolatrice qu’invoque la Prière unanime s’élevaient avec cette immense rafale de sons, chantaient en ce chœur aérien, illuminaient la face de la nuit merveilleuse.

— Pouvez-vous prier encore ? — demanda Stelio à mi-voix, en regardant la femme qui, les paupières baissées et immobiles, les mains jointes sur les genoux, se recueillait toute dans une oraison intérieure.

Elle ne répondit pas ; et même, ses lèvres se serrèrent plus fort. Et tous deux restèrent à écouter, sentant revenir encore leur angoisse, comme un fleuve qui, après la cataracte, reprend la rapidité de son cours. Ils avaient tous deux la conscience confuse de l’étrange intervalle où avait soudainement surgi entre eux une figure nouvelle, où avait été proféré un nom nouveau. Le fantôme de la brusque sensation qu’ils avaient reçue en pénétrant dans l’ombre projetée par le flanc du vaisseau demeurait en eux comme un écueil isolé, comme un point indistinct mais persistant, autour duquel s’ouvrait une sorte de vide inexplorable. L’angoisse et la passion les reprenaient maintenant à l’improviste et les jetaient l’un vers l’autre, les rapprochaient avec tant de force qu’ils n’osaient pas se regarder dans les pupilles, par crainte d’y découvrir une convoitise trop brutale.

— Vous reverrai-je ce soir, après la fête ? — demanda la Foscarina, avec un tremblement dans sa voix éteinte. — Êtes-vous libre ?

Elle s’empressait maintenant de le retenir, de le faire prisonnier, comme si elle eût craint qu’il ne lui échappât, comme si elle eût espéré découvrir cette nuit-là quelque philtre capable de l’enchaîner à elle définitivement. Et, si elle comprenait que désormais le don de son corps était devenu nécessaire, pourtant, à travers la flamme qui la brûlait toute, elle reconnaissait aussi avec une atroce lucidité la misère de ce don refusé si longtemps. Et une pudeur douloureuse, mêlée d’effroi et d’orgueil, contractait ses membres défleuris.

— Je suis libre, je suis à vous, — répondit le jeune homme, tout bas, sans lever les yeux sur elle. — Vous savez que pour moi rien ne vaut ce que vous pouvez me donner.

Il tremblait, lui aussi, au fond de son cœur, devant les deux buts vers lesquels, ce soir-là, toute son énergie se tendait comme un arc : — la ville et la femme, toutes les deux tentatrices et mystérieuses, et lasses d’avoir trop vécu, et lourdes de trop nombreuses amours, et trop magnifiées par son rêve, et destinées à tromper son attente.

Son âme resta opprimée quelques instants, sous un flot impétueux de regrets et de désirs. L’orgueil et l’ivresse de son dur et persévérant labeur, son ambition sans frein et sans limite, resserrée dans un champ trop étroit, son âpre intolérance de la vie médiocre, sa prétention aux privilèges des princes, le goût dissimulé de l’action qui le poussait vers la foule comme vers la proie préférable, le songe d’un art plus grand et plus impérieux qui fût tout à la fois entre ses mains un flambeau de lumière et un instrument de domination, tous ses rêves superbes et empourprés, tous ses besoins insatiables de prééminence, de gloire et de plaisir, s’insurgèrent avec un tumulte confus et l’éblouirent et le suffoquèrent. Et le poids de la tristesse l’inclina vers le suprême amour de cette femme solitaire et nomade qui, dans les plis de ses vêtements, paraissait lui apporter, recueillie et muette, la frénésie de ces multitudes lointaines où son art avait excité le frisson divin et foudroyant par un cri de passion, ou par un sanglot de douleur, ou par un silence de mort ; une trouble convoitise le plia vers cette femme savante et désespérée, où il croyait découvrir les vestiges de toutes les voluptés et de toutes les fièvres, vers ce corps qui n’était plus jeune, qu’avaient amolli toutes les caresses et qu’il ne connaissait pas encore.

— C’est une promesse ? — reprit-il, le front penché, se resserrant tout entier en lui-même pour contenir son agitation. — Ah ! enfin !…

Elle ne répondit pas ; mais elle fixa sur lui un regard où brûlait une ardeur presque folle.

Stelio ne vit pas ce regard. Et ils demeurèrent silencieux, tandis que le bourdonnement du bronze passait au-dessus de leurs têtes, si fort qu’ils le sentaient dans la racine de leurs cheveux comme un frémissement de leur propre chair.

— Adieu, — dit-elle, au moment où ils abordaient. — À la sortie, nous nous retrouverons dans la cour, près du second puits, le plus voisin du Môle.

— Adieu, dit-il. Faites que je vous aperçoive au milieu de la foule, quand je serai sur le point de prononcer ma première parole.

Une clameur confuse arriva de Saint-Marc avec le son des cloches, se propagea sur la Piazzetta, se perdit vers la Fortune.

— Que toute la lumière soit sur votre front, Stelio ! — dit-elle en guise de bon présage.

Et, passionnément, elle lui tendit ses mains arides.

Lorsqu’il entra dans la cour par la porte du midi, Stelio, en voyant l’escalier des Géants assailli par la noire et blanche multitude qui fourmillait sous la rougeâtre lueur des torches fixées dans les candélabres de fer, eut un mouvement soudain de répugnance et s’arrêta sous le porche : il avait senti le contraste entre cette cohue mesquine et les aspects de ces architectures qui, magnifiées par l’insolite illumination nocturne, exprimaient avec des harmonies variées la force et la beauté de la vie d’autrefois.

— Quelle misère ! — s’écria-t-il en se retournant vers les amis qui l’accompagnaient. — Dans la salle du Grand Conseil, sur l’estrade du Doge, trouver des métaphores pour émouvoir mille plastrons empesés ! Retournons en arrière ; allons respirer l’odeur de l’autre foule, de la foule véritable. La Reine n’est pas sortie encore du Palais Royal. Nous avons le temps.

— Jusqu’au moment où je te verrai sur l’estrade, — dit en riant Francesco de Lizo, — je ne serai pas sûr que tu parleras.

— Stelio, je crois, préférerait le balcon a l’estrade, — dit Piero Martello, qui voulait flatter chez le maître ce goût de sédition et cet esprit factieux qu’il affectait lui-même pour l’imiter. — Haranguer entre les deux colonnes rouges le peuple mutiné qui menacerait de mettre le feu aux Procuraties et à la Libreria Vecchia !

— Oui, certainement, dit Stelio, si la harangue avait le pouvoir d’empêcher ou de précipiter un acte irréparable. Je conçois que l’on use de la parole écrite pour créer une pure forme de beauté que le livre encore non coupé contient et renferme comme un tabernacle auquel on n’accède que par élection, avec la même volonté préméditée qui est nécessaire pour briser un sceau. Mais il me semble que le discours parlé, quand il s’adresse directement à une multitude, doit avoir pour fin l’action seule. C’est uniquement à cette condition qu’un esprit fier peut, sans s’amoindrir, communiquer avec la foule par les vertus sensuelles de la voix et du geste. En tout autre cas, son jeu serait de nature histrionique. Aussi, ai-je un repentir amer d’avoir accepté cette fonction d’orateur décoratif et de pur agrément. Considérez, je vous prie, ce qu’il y a d’humiliant pour moi dans l’honneur qu’on me fait ; et considérez aussi l’inutilité de mon prochain effort. Tous ces gens-là, foule étrangère enlevée un soir à ses occupations médiocres ou à ses récréations favorites, viennent m’écouter avec la même curiosité vaine et stupide qui les porterait à écouter un « virtuose » quelconque. Pour les femmes qui m’entendront, l’art que je mets à composer le nœud de ma cravate sera beaucoup plus appréciable que l’art avec lequel je coordonne mes périodes. Et, au fond, il est probable que l’unique effet de mon discours sera un battement de mains assourdi par les gants ou un bref murmure discret auquel je répondrai par une gracieuse inclination de tête. Ne vous semble-t-il pas que je vais atteindre le terme suprême de mon ambition ?

— Tu as tort, — dit Francesco de Lizo. — Tu devrais te féliciter d’avoir cette heureuse occasion d’imprimer durant quelques heures le rythme de l’art à la vie d’une cité oublieuse et de nous faire entrevoir les splendeurs dont notre existence pourrait s’embellir par l’accord renouvelé de l’Art et de la Vie. Si l’homme qui éleva le Théâtre de Fête était là, il te louerait pour cette harmonie qu’il a prédite. Mais ce qu’il y a de plus admirable, c’est qu’en ton absence et à ton insu la fête semble avoir été préparée sous l’inspiration de ton génie. C’est la meilleure preuve qu’il est possible de restaurer et de répandre le goût, même au milieu de la barbarie présente. Ton influence est plus profonde aujourd’hui que tu ne le crois. La dame qui a voulu te glorifier, celle que tu nommes la Dogaresse, à chaque idée nouvelle qui lui venait à l’esprit se posait la question : « Cela plaira-t-il à Effrena ?… » Si tu savais combien de jeunes gens se posent aujourd’hui la même question, lorsqu’ils considèrent les aspects de leur vie intérieure !

— Et pour qui parleras-tu, sinon pour eux ? — dit Daniele Glàuro, le fervent et stérile ascète de la Beauté, avec cette voix toute spirituelle où semblait se refléter l’ardeur candide et inextinguible d’une âme que le maître préférait comme la plus fidèle. — Si, quand tu seras sur l’estrade, tu jettes autour de toi un regard, tu les reconnaîtras aisément à l’expression de leurs yeux. Et ils sont là en grand nombre, et plusieurs sont même venus de très loin ; et ils attendent ta parole avec une anxiété que tu ne comprends pas, peut-être. Qui sont-ils ? Ce sont tous ceux qui ont bu ta poésie, qui ont respiré l’éther enflammé de ton rêve, qui ont senti la griffe de ta chimère ; tous ceux à qui tu as annoncé la transfiguration du monde par le prodige d’un art nouveau. Grand, très grand est le nombre de ceux que tu as séduits par ton espérance et par ta joie. Or, ils ont ouï dire que tu parlerais à Venise, dans le Palais des Doges, dans l’un des endroits les plus glorieux et les plus splendides qu’il y ait sur la terre. Ils pourront donc te voir et t’écouter pour la première fois au milieu de cette inestimable magnificence qui leur paraît le cadre approprié à ta nature. Le vieux Palais des Doges, resté dans les ténèbres pendant une si longue succession de nuits, s’illumine tout d’un coup et revit, ce soir. Pour eux, toi seul as eu le pouvoir d’en rallumer les torches. Comprends-tu, maintenant, leur anxieuse attente ! Et ne te semble-t-il pas que c’est pour eux seuls que tu dois parler ? Cette condition que tu imposes à l’homme haranguant une multitude, elle peut s’accomplir. Il dépend de toi de soulever dans leurs âmes une émotion forte qui les tourne et les oriente pour toujours vers l’Idéal. Combien d’entre eux, Stelio, garderont de cette nuit vénitienne un souvenir inoubliable ?

Stelio mit la main sur les épaules prématurément courbées du docteur mystique et, en souriant, répéta les paroles de Pétrarque :

Non-ego loquar omnibus, sed tibi, sed mihi, et his[5]

Il voyait en lui-même resplendir les yeux de ses disciples inconnus ; et il entendait maintenant résonner en lui-même avec une clarté parfaite, comme une modalité tonique, l’accent de son exorde.

— Néanmoins, — répliqua-t-il gaiement en s’adressant à Piero Martello, — il serait plus amusant de soulever dans cette mer une tempête.

Ils étaient sous le portique, près du pilastre angulaire, en contact avec la foule unanime et bruyante qui se pressait sur la Piazzetta, s’allongeait vers la Zecca, s’engouffrait sous les Procuraties, barrait la Tour de l’Horloge, occupait tous les espaces libres comme eût fait l’onde sans forme, communiquait sa chaleur vivante au marbre des colonnes et des murs heurtés avec violence par son continuel remous. De temps à autre, une clameur plus forte s’élevait, lointaine, à l’extrémité de la Grande Place, et se propageait ; et tantôt sa force allait croissant jusqu’à éclater près d’eux comme un tonnerre, tantôt elle allait diminuant jusqu’à expirer près d’eux comme un murmure. Les archivoltes, les galeries, les flèches, les coupoles de la Basilique dorée, l’attique de la Loggetta, les architraves de la Bibliothèque resplendissaient d’innombrables petites flammes ; et la pyramide du Campanile, très haute, scintillante parmi les constellations silencieuses dans le sein de la nuit, évoquait sur la multitude ivre de clameur l’immensité du silence bleu, le navigateur à l’extrémité de la lagune où cette lumière lui apparaissait comme un phare nouveau, le rythme d’une rame solitaire agitant sur l’eau dormante le reflet des astres, la paix sacrée recueillie dans les murs de quelque couvent des Îles.

— Je voudrais, cette nuit, me trouver pour la première fois avec la femme que je désire, par delà les Jardins, vers le Lido, sur une couche flottante, — dit le poète érotique Paris Eglano, un jeune homme blond et imberbe, dont la belle bouche purpurine et vorace faisait contraste avec la délicatesse presque angélique de ses traits. — À quelque amant néronien caché sous le felze, Venise offrira dans une heure le spectacle d’une ville délirante qui s’incendie.

Stelio sourit en remarquant à quel point ses familiers s’étaient imprégnés de son essence et combien profondément le sceau de son style s’était imprimé sur leurs esprits. Subitement s’offrit à son désir l’image de la Foscarina empoisonnée par l’art, chargée d’expérience voluptueuse, ayant le goût de la maturité et de la corruption dans sa bouche éloquente, ayant l’aridité de la vaine fièvre dans ses mains qui avaient exprimé le suc des fruits fallacieux, gardant les vestiges de cent masques sur ce visage qui avait simulé la fureur des passions mortelles. C’était ainsi que se la représentait son désir ; et il palpitait à la pensée que, tout à l’heure, il la verrait émerger de la foule comme de l’élément dont elle était l’esclave, et qu’il puiserait dans le regard de cette femme l’ivresse nécessaire.

— Allons ! dit-il brusquement à ses amis ; il est l’heure.

Un coup de canon annonçait que la Reine était sortie du Palais Royal. Un long frémissement courut parmi la vivante masse humaine, pareil à celui qui, en mer, précède la rafale. Sur le quai de Saint-Georges-Majeur, une fusée partit avec un long sifflement, s’éleva droit dans les airs comme une tige de feu, jeta au sommet une tonnante rose de splendeurs ; puis elle se courba, se raréfia, se dispersa en étincelles tremblantes, s’éteignit dans l’eau avec une crépitation sourde. Et la clameur joyeuse qui s’adressait à la belle femme couronnée, — le nom de la fleur et de la perle[6], répété dans un cri d’amour aux échos du marbre, — évoqua la pompe de l’ancienne Promission, le cortège triomphal des Arts escortant jusqu’au Palais la nouvelle Dogaresse, le flot d’allégresse sur lequel Morosina Grimani montait jusqu’à son trône, resplendissante d’or, tandis que tous les Arts s’inclinaient devant elle, chargés de dons comme des cornes d’abondance.

— Assurément, — dit Francesco de Lizo, — si la Reine aime tes livres, elle doit porter ce soir toutes ses perles au cou. Tu auras devant toi un buisson ardent : tous les joyaux héréditaires du patriciat vénitien.

— Regarde au pied de l’escalier, Stelio, — dit Daniele Glàuro. — Il y a là un groupe de fanatiques t’attendant au passage.

Stelio s’arrêta près du puits indiqué par la Foscarina ; il se pencha sur la margelle de bronze, dont ses genoux effleurèrent les petites cariatides en relief ; et, dans le sombre miroir intérieur, il aperçut le vague reflet des lointaines étoiles. Pendant quelques instants son âme s’isola, se fit sourde aux rumeurs environnantes, se recueillit dans ce disque d’ombre d’où montait une légère fraîcheur qui révélait la muette présence de l’eau. Et il sentit la fatigue de son esprit trop tendu, et le désir d’être ailleurs, et le vague besoin d’outre-passer aussi cette ivresse que lui promettaient les heures nocturnes, et, dans la dernière profondeur de son être, une âme secrète qui, à la ressemblance de ce miroir d’eau, demeurait immobile, étrangère et intangible.

— Que vois-tu ? — lui demanda Piero Martello en se penchant comme lui sur la margelle usée par les cordes séculaires.

Il répondit :

— Le visage de la Vérité.

Dans les pièces contiguës à la salle du Grand Conseil, jadis habitées par le Doge et maintenant par les statues païennes prises avec les antiques butins de guerre, Stelio attendait l’avertissement du maître des cérémonies pour monter sur l’estrade. Calme, il souriait aux amis qui lui parlaient ; mais leurs paroles arrivaient à son oreille comme les grondements interrompus que le vent apporte de loin entre deux pauses. De temps à autre, par un brusque mouvement involontaire, il s’approchait d’une statue et la palpait d’une main convulsive, comme s’il eût cherché à y découvrir un point faible pour la briser, ou il se penchait curieusement sur une médaille, comme pour y lire un signe indéchiffrable. Mais ses yeux ne voyaient pas : leur regard était tourné en dedans, là où le pouvoir multiplié de la volonté suscitait les formes silencieuses qui devaient, dans le flux de la voix, atteindre la perfection de la musique verbale. Tout son être se contractait dans un effort pour élever au plus haut degré de l’intensité la représentation du sentiment extraordinaire qui le possédait. Puisqu’il ne pouvait parler que de lui-même et de son propre univers, il voulait au moins réunir dans une idéale figure les qualités souveraines de son art et manifester par des images à l’esprit de ses disciples quelle invincible force de désir le lançait à travers la vie. Une fois de plus il voulait leur montrer que, pour obtenir la victoire sur les hommes et sur les choses, rien ne vaut la persévérance à s’exalter soi-même et à magnifier son propre rêve de beauté ou de domination.

Penché sur une médaille de Pisanello, il sentait dans ses tempes ardentes battre avec une rapidité incroyable le pouls de sa pensée.

— Vois, Stelio, vint lui dire Daniele Glàuro, avec ce pieux respect qui mettait un voile sur sa voix lorsqu’il parlait de sa religion, — vois comment opèrent sur toi les affinités mystérieuses de l’Art et comment un infaillible instinct, à l’heure où ta pensée est sur le point de se révéler, la conduit, entre tant de formes, vers l’exemplaire de la plus exacte expression, vers l’empreinte du plus haut style. C’est au moment où tu vas frapper ton idée que l’attrait du semblable t’incline sur une médaille de Pisanello, que tu te rencontres avec la marque de celui qui fut un des plus grands stylistes apparus dans le monde, l’âme la plus franchement hellénique de toute la Renaissance. Et voilà que ton front est soudain éclairé d’un signe de lumière.

Le bronze pur portait l’effigie d’un jeune homme à la belle chevelure onduleuse, au profil impérial, au cou apollonien, type souverain d’élégance et de vigueur, si parfait que l’imagination ne pouvait se le figurer dans la vie qu’exempt de toute décadence, immuable, tel que l’artiste l’avait enfermé dans le cercle de ce métal pour l’éternité. — Dux equitum præstans Malatesta Novellus Cesenae Dominus. Opus Pisani pictoris. — Et, à côté, il y avait une autre médaille, œuvre du même créateur, où se voyait l’effigie d’une vierge à la poitrine mince, au cou de cygne, à la chevelure ramassée par derrière en forme de bourse pesante, le front haut et fuyant déjà promis à l’auréole de la béatitude : vase de pureté scellé pour toujours, dur, précis et limpide comme le diamant ; ciboire adamantin où était conservée une âme consacrée comme l’hostie au sacrifice. — Cicilia Virgo filia Johannis Francisci primi Marchionis Mantuae.

— Vois, — reprit le subtil exégète, — vois comme Pisanello savait cueillir d’une main également prodigieuse la plus superbe fleur de la vie et la plus pure fleur de la mort. Dans le même bronze, il a coulé l’image du désir profane et l’image de l’aspiration sacrée, toutes les deux fixées dans la même idéalité du style. Ne reconnais-tu pas ici les analogies qui rattachent à cet art ton art propre ? Quand ta Perséphone détache de l’arbre infernal la grenade mûre, son beau geste de convoitise a aussi quelque chose de mystique : en fendant l’écorce pour manger les grains, elle déterminera inconsciemment sa destinée. L’ombre du mystère plane donc sur cet acte sensuel. Par là, tu as manifesté le caractère de ton œuvre tout entière. Nulle sensualité n’est plus ardente que la tienne ; mais tes sens ont une telle acuité qu’en jouissant des apparences ils pénètrent au plus profond des choses, et qu’ils y rencontrent le mystère, et qu’ils en frissonnent. Ta vision se prolonge par delà le voile sur lequel la vie peint ses images voluptueuses, où tu te complais. Ainsi, conciliant en toi-même ce qui paraît inconciliable, fondant sans effort en toi-même les deux termes de l’antithèse, tu donnes aujourd’hui l’exemple d’une vie complète et extraordinairement puissante. Voilà ce que tu dois faire entendre à tes auditeurs : car c’est cela surtout qu’il importe à ta gloire que l’on reconnaisse.

Et il avait célébré l’idéal hymen entre ce fier Malatesta, le chef des cavaliers, et Cécile de Gonzague, la bienheureuse vierge mantouane, avec la foi du bon prêtre officiant à l’autel. C’était pour cette foi que Stelio l’aimait, et aussi parce qu’en nul autre il ne sentait plus profonde et plus sincère la croyance à la réalité du monde poétique, et enfin parce qu’en celui-là il retrouvait souvent une sorte de conscience révélatrice et quelquefois une illumination imprévue de ses propres œuvres.

— La Foscarina entre, accompagnée de Donatella Arvale ! annonça Francesco de Lizo, qui observait le passage de la foule montant par l’Escalier des Censeurs et se pressant dans la salle immense.

Et alors Stelio Effrena fut ressaisi par l’anxiété. Et il entendait le murmure de la multitude se confondre pour son oreille avec le battement de ses artères comme dans un lointain infini, et revenir, sur cette rumeur, les dernières paroles de Perdita.

Le murmure grandit, s’affaiblit, cessa, tandis que Stelio gravissait d’un pas ferme et léger les marches de l’estrade. En se retournant vers la foule, ses yeux éblouis entrevirent le formidable monstre aux mille visages humains, parmi l’or et la pourpre sombre de la salle immense.

Une subite poussée d’orgueil lui fit retrouver l’empire de lui-même. Il s’inclina vers la Reine et vers Donna Andriana Duodo, qui lui souriaient de leurs sourires jumeaux, comme sur le Grand Canal dans la barque fuyante. Il jeta vers la scintillation des premiers rangs un regard aigu pour y reconnaître la Foscarina : il parcourut jusqu’au fond toute l’assemblée, là où n’apparaissait qu’une zone obscure semée de vagues taches pâles. Et alors cette multitude, devenue muette et attentive, s’offrit à lui sous l’image d’une énorme chimère ocellée, au buste couvert de splendides écailles, qui s’allongeait, noirâtre, sous les volutes d’un ciel riche et lourd comme un trésor suspendu.

Il était éblouissant, ce buste chimérique où brillait sans doute plus d’une parure qui jadis avait jeté ses feux sous le même ciel, dans le banquet nocturne d’un couronnement. Le diadème et les colliers de la reine, — les multiples colliers de perles réduites en grains de lumière, qui faisaient penser à un miraculeux égrènement visible du sourire royal, — les sombres émeraudes d’Andriana Duodo, enlevées autrefois à la garde d’un cimeterre, les rubis de Giustiniana Memo, sertis en forme d’œilets par l’inimitable travail de Vettor Camelio, les saphirs de Lucrezia Priuli, provenant des hautes socques sur lesquelles la Sérénissime Zilia s’était avancée vers le trône au jour de son triomphe, les béryls d’Orsetta Contarini, si délicatement mêlés à l’or mat par l’art de Silvestro Grifo, les turquoises de Zenobia Corner, baignées de pâleurs uniques par le mal mystérieux qui, une nuit, les avait changées sur le sein moite de la princesse de Lusignan, parmi les plaisirs d’Asolo ; — tous les joyaux insignes qui avaient illustré les fêtes séculaires de la Ville Anadyomène s’embrasaient de feux nouveaux sur ce buste chimérique d’où arrivait à Stelio le tiède effluve de la peau et de l’haleine féminines. Étrangement moucheté, le reste du corps difforme s’étendait en arrière comme une sorte de prolongement caudal et passait entre les deux gigantesques mappemondes qui rappelaient à la mémoire de l’Imaginifique les deux sphères de bronze que le monstre aux yeux bandés presse de ses pattes léonines dans l’allégorie de Giambellino. Et cette ample vie animale, privée de pensée en face de celui qui seul devait penser maintenant, douée de cette fascination inerte que possèdent les énigmatiques idoles, couverte de son propre silence comme d’un bouclier capable de recueillir et de repousser toute vibration, attendait le premier frémissement de la parole dominatrice.

Stelio mesura ce silence, où sa première syllabe aurait pu trembler. Pendant que la voix montait à ses lèvres, conduite par la volonté, raffermie par elle contre le trouble instinctif, il aperçut la Foscarina debout près de la rampe qui entourait le globe céleste. Le visage très pâle de la Tragédienne, sur le cou privé de joyaux et sur la pureté des épaules nues, se dressait dans l’orbe des figures zodiacales. Stelio admira l’art de cette apparition. Les yeux attachés sur ces yeux adorateurs, il se mit à parler lentement, comme s’il avait encore dans l’oreille le rythme de la rame :

« Je pensais, récemment, une après-midi, — en revenant des Jardins par ce tiède rivage des Esclavons où l’âme des poètes errants voit je ne sais quel magique pont d’or s’allonger sur une mer de lumière et de silence vers un rêve infini de Beauté, — je pensais, ou, plutôt, par la pensée, j’assistais, comme à un spectacle intime, à l’alliance nuptiale de Venise et de l’Automne sous les cieux.

» Il y avait, partout épars, un esprit de vie, fait d’attente passionnée et d’ardeur contenue, qui m’émerveillait par sa véhémence, mais qui cependant ne me paraissait pas nouveau : je l’avais déjà trouvé recueilli en certaines zones d’ombre, sous l’immobilité presque mortelle de l’Été ; et, à certains moments, je l’avais senti aussi, dans l’étrange odeur fébrile de l’eau, vibrer comme un pouls mystérieux. Ainsi, pensais-je, il est donc vrai que cette pure Cité d’art aspire à un suprême état de beauté qui pour elle a un retour annuel, comme pour la forêt l’éclosion des fleurs. Elle tend à se révéler elle-même dans une pleine harmonie, comme si toujours elle portait en soi, puissante et consciente, cette même volonté de perfection d’où elle est née et s’est formée au cours des siècles, telle une créature divine. Sous l’immobile embrasement de l’été, elle semblait ne plus palpiter, ne plus respirer, morte dans ses vertes eaux ; mais mon intuition ne m’a pas trompé, quand je devinai qu’elle était travaillée en secret par un esprit de vie suffisant pour renouveler le plus sublime des antiques prodiges.

» Voilà ce que je pensais, ce que je voyais. Mais par quelle vertu pourrai-je communiquer à ceux qui m’écoutent ce spectacle de beauté et de joie ? Nulle aurore et nul couchant ne valent une pareille heure de lumière sur les marbres et sur les eaux ; et l’apparition imprévue de la femme aimée dans la forêt d’avril n’est pas aussi enivrante que cette soudaine révélation diurne de la ville héroïque et voluptueuse qui porta et qui étouffa dans ses bras de pierre le plus riche songe de l’âme latine. »

La voix de l’orateur, claire et pénétrante, et comme glacée au début, s’était allumée subitement aux étincelles invisibles que devait susciter en lui l’effort de l’improvisation, réglé avec une vigilance aiguë par l’oreille difficile. Tandis que les paroles coulaient sans obstacle et que la ligne, rythmique de la période se fermait à la manière d’une figure dessinée d’un seul trait par une main hardie, les auditeurs, sous cette fluidité, sentaient l’excessive tension qui tourmentait l’esprit du jeune homme, et cela les captivait comme un de ces effrayants jeux du cirque où toutes les énergies herculéennes d’un athlète se manifestent par les cordes des tendons qui vibrent et par les trames des artères qui se gonflent. Ils sentaient tout ce qu’il y avait de vivant, de chaud et d’immédiat dans la pensée exprimée ainsi ; et leur jouissance était d’autant plus forte qu’elle était plus imprévue : car, ce que chacun attendait de cet infatigable chercheur de perfections, c’était la lecture étudiée d’un discours composé laborieusement. Ses dévots assistaient avec émotion à cette épreuve audacieuse, comme s’ils avaient eu devant eux, dévoilé, le secret labeur d’où étaient sorties les formes qui les avaient si profondément charmés. Et cette émotion initiale, répandue par une sorte de contagion, indéfiniment multipliée dans le grand nombre, et devenue unanime, se répercutait en celui qui l’avait fait naître. Il sembla qu’il y succombait.

C’était le péril prévu. Sous le choc d’une onde trop forte, l’orateur chancela. Pendant quelques secondes, une épaisse obscurité envahit son cerveau ; la lumière de ses idées s’éteignit comme une torche au souffle d’un vent irrésistible ; ses yeux se voilèrent comme au début du vertige. Mais il comprit quelle serait la honte de la défaite s’il cédait à cet égarement ; et, par une espèce de heurt brutal, sa volonté fit jaillir dans cette obscurité, comme le briquet du silex, une autre étincelle.

Du regard et du geste, il éleva l’âme de la foule vers le chef-d’œuvre qui, dans le ciel de la salle, répandait une irradiation solaire.

« Je suis certain, s’écria-t-il, je suis certain que telle apparut Venise au Véronèse, lorsqu’il cherchait en lui-même l’image de la Reine triomphale. »

Et il dit pourquoi l’artiste prodigue, après avoir jeté sur sa toile à profusion l’or, les gemmes, la soie, la pourpre, l’hermine, toutes les opulences, ne put représenter le visage glorieux autrement que dans un nimbe d’ombre.

« C’est pour cette ombre qu’il faut exalter le Véronèse ! Représentant sous une figure humaine la Cité dominatrice, il sut en exprimer l’esprit essentiel, dont le symbole serait une flamme inextinguible à travers un voile d’eau. Et tel, que je connais bien, ayant plongé son âme dans cette zone sublime, l’en a retirée enrichie d’une puissance nouvelle et, par la suite, a forgé avec des mains plus ardentes son art et sa vie. »

Cet homme-là, n’était-ce pas lui-même ? Dans cette affirmation de sa personne propre, il retrouva toute son assurance et sentit que désormais il était le maître de sa pensée et de sa parole, hors de danger, capable d’entraîner dans les cercles de son rêve l’énorme chimère ocellée, au buste couvert d’écailles splendides, le monstre éphémère et versatile au flanc duquel émergeait filialement la muse tragique, la tête dressée dans l’orbe des constellations.

Obéissant à son geste, les visages innombrables se levèrent vers l’Apothéose, les yeux dessillés contemplèrent avec stupeur ce prodige comme s’ils le voyaient pour la première fois et comme s’ils le voyaient sous un aspect tout nouveau pour eux. Le dos nu de la femme au casque d’or resplendissait sur le nuage avec un relief de vie musculaire si puissant qu’il tentait comme une chair palpable. Et, de cette nudité plus vivace que tout le reste, victorieuse du temps qui, au-dessous d’elle, avait obscurci les héroïques images des sièges et des batailles, il semblait qu’émanât un enchantement voluptueux dont les souffles de la nuit automnale, respirant par les balcons ouverts, augmentaient la douceur ; tandis que, là-haut, les princesses de cette autre cour, penchées sur la balustrade entre les deux colonnes torses, inclinaient leurs visages allumés et leurs seins opulents vers leurs dernières sœurs mondaines.

Alors, dans cet enchantement, le poète jeta ses périodes, ailées comme des strophes lyriques.

Il montra la Ville enflammée de désir et palpitante d’anxiété en ses mille ceintures vertes, étendant ses bras de marbre vers le sauvage Automne dont l’humide haleine lui arrivait embaumée par la mort délicieuse des campagnes et des îles. Il la fit trembler comme l’amante qui espère son heure de joie. Il évoqua les choses, « éloquentes comme si quelque signe invisible eût été attaché à leur apparence visible et que, par un divin privilège, elles eussent vécu dans la supérieure vérité de l’Art ». Il exalta enfin cette sorte de rythmique intelligence qui en élabore studieusement les aspects, comme pour les rendre conformes à une idée et les faire concourir à une fin préconçue. Et Venise alors parut avoir des mains merveilleuses pour composer ses lumières et ses ombres, pour tisser elle-même l’inimitable tissu d’allégories qui la recouvre.

« Et puisque, dans l’univers, la poésie seule est vérité, celui qui sait la contempler et l’attirer à soi par les vertus de la pensée, celui-là est bien près de connaître le secret de la victoire sur la vie. »

En prononçant ces paroles, il avait cherché les yeux de Daniele Glàuro et les avait vus briller de bonheur, sous cet énorme front méditatif qui paraissait gros d’un monde non enfanté. Le docteur mystique était là, près de l’estrade, avec plusieurs de ces disciples inconnus qu’il avait décrits au maître, avides et anxieux, pleins de foi et d’attente, impatients de briser la chaîne de leur servitude quotidienne et de connaître une libre ivresse de joie et de douleur. Stelio les voyait réunis en groupe, comme un noyau de forces massées, le dos aux grandes armoires rougeâtres où gisaient ensevelis les innombrables volumes d’une sagesse oubliée et inerte. Il distinguait leurs visages ardents et attentifs, leurs longues chevelures, leurs bouches entr’ouvertes avec une stupeur enfantine ou fermées avec une espèce de violence sensitive, leurs yeux clairs ou bruns sur lesquels le souffle des paroles faisait passer tour à tour des lumières et des ombres, comme la brise changeante sur un parterre de fleurs délicates. Il avait la certitude de tenir dans sa main leurs âmes confondues en une seule et de pouvoir agiter cette âme unique ou l’étreindre dans son poing ou la déchirer ou la brûler comme un léger drapeau.

Tandis que son esprit se bandait et se débandait avec vigueur pour ce continuel décochement, il ne laissait pas de conserver une étrange lucidité d’investigation extérieure, une faculté d’observation matérielle qui devenait plus aiguë et plus nette à mesure que son éloquence s’accélérait et s’enflammait davantage. Il sentait peu à peu son effort devenir plus facile, et que le pouvoir de sa volonté était devancé par une énergie libre et obscure comme un instinct, surgie des profondeurs de son inconscience et opérant par un procédé occulte, invérifiable. Par analogie, il se rappelait certains moments extraordinaires où, dans le silence des veilles, il avait écrit un vers éternel qui lui avait paru, non pas sorti de son cerveau, mais dicté par un dieu violent auquel sa main avait obéi comme un instrument aveugle. C’était à peu près le même étonnement qu’il éprouvait à cette heure, quand son oreille était surprise par la cadence imprévue des mots que proféraient ses lèvres. Dans la communion qui s’était établie entre son âme et l’âme de cette foule, il survenait un prodige presque divin. Au sentiment qu’il avait de sa personne habituelle s’ajoutait quelque chose de plus grand et de plus fort ; et il lui semblait que, de minute en minute, sa voix acquérait une plus haute vertu.

C’est alors qu’il aperçut en lui-même, complète et vivante, la figure idéale. Et il l’exprima selon la manière des deux maîtres coloristes qui régnaient en ce lieu, avec le luxe du Véronèse et la fougue du Tintoret, dans le langage de la poésie.

Toutes les vitalités et toutes les transfigurations de la pierre antique ou le temps accumula ses mystères et où la gloire grava ses emblèmes, toutes ces alternances de créations et de destructions merveilleusement faciles qui simulent dans l’eau esclave les libres vicissitudes du ciel ; la fulgurante vibration lumineuse depuis les croix des coupoles gonflées de prière jusqu’aux petits cristaux salins pendus sous l’arche des ponts ; et l’Époux lui-même, incliné sur son char de feu vers la Cité belle, et dans ce juvénile visage inhumain ces lèvres pleines de murmures et de sylvestres silences, et cette sorte de bestialité délicate et cruelle qui contrastait avec de profonds regards d’entendement, et ce sang qui bondissait par tout son corps jusqu’aux pouces de ses pieds agiles, jusqu’aux extrêmes phalanges de ses mains fortes, et tout l’or fauve et toute la pourpre qu’il portait avec lui, — tout passa et rayonna dans la voix du poète… Avec quelle passion, palpitante en ses mille ceintures vertes et sous ses immenses colliers, la Cité s’abandonnait au dieu magnifique !

Alors, emportée dans la spire ascendante des paroles, l’âme de la multitude parut s’élever tout à coup au sentiment de la Beauté comme à une cime jamais atteinte. L’éloquence du maître était secondée par l’expression de toutes les choses d’alentour ; elle semblait reprendre et continuer les rythmes auxquels obéissaient toute la grâce et toute la force figurées sur ces murailles, elle semblait résumer les concordances idéales entre ces formes que l’art humain avait créées et les qualités de l’atmosphère naturelle où elles se perpétuaient. Voilà pourquoi son verbe avait tant de pouvoir et son geste amplifiait si aisément les contours des images ; voilà pourquoi, en chacun des mots prononcés, la vertu suggestive du son rehaussait à ce point le sens de la lettre. Ce n’était pas seulement l’habituel effet d’une communication électrique établie entre l’orateur et l’auditoire ; c’était aussi l’enchantement qui gagnait toutes les pierres du prodigieux édifice et prenait une extraordinaire vigueur à l’insolite contact de toute cette humanité agglomérée et palpitante. Le frisson de la foule et la voix du poète semblaient rendre leur vie primitive aux murs séculaires et ressusciter dans ce froid musée l’esprit originel : — un noyau de puissantes idées, concrétées et organisées dans les substances les plus durables pour attester la noblesse d’une race.

La splendeur d’une jeunesse divine descendait sur les femmes, comme dans une alcôve somptueuse : car elles avaient ressenti intérieurement l’anxiété de l’attente et la volupté de s’abandonner, à la façon de la Cité belle. Elles souriaient avec une vague langueur, comme exténuées par une sensation trop forte, les épaules nues émergeant de leurs corolles de gemmes. Et les émeraudes d’Andriana Duodo, les rubis de Giustiniana Memo, les saphirs de Lucrezia Priuli, les béryls d’Orsetta Contarini, les turquoises de Zenobia Corner, tous les joyaux héréditaires dont les feux avaient plus que le prix de la matière, comme le décor de la grande salle avait plus que le prix de l’art, mettaient sur les blancs visages de ces patriciennes le reflet des joyeusetés d’autrefois et réveillaient en elles l’âme des voluptueuses qui avaient offert aux amours une chair macérée dans les bains de myrrhe, de musc, d’ambre, et découvert en public leurs seins fardés.

Stelio le voyait, ce buste féminin de l’énorme chimère, sur lequel palpitaient mollement les plumes des éventails : et il sentait passer sur son esprit une ivresse trop chaude, qui le troublait. L’ample vibration partie de lui-même se répercutait en lui-même avec une force multipliée, le secouait si profondément qu’il perdait le sentiment de son équilibre habituel. Il lui semblait qu’il oscillait sur la foule comme un corps concave et sonore où des résonances variées s’engendreraient par une volonté indistincte et pourtant infaillible. Dans les pauses, il attendait avec angoisse le signal de cette volonté, tandis que se prolongeait en lui comme l’écho d’une voix qui n’aurait pas été la sienne et qui aurait proféré des paroles signifiant des pensées pour lui toutes nouvelles. Et ce ciel et cette eau et cette pierre et cet Automne, ainsi représentés, lui paraissaient n’avoir aucun rapport avec ses propres sensations récentes, mais appartenir à un monde de rêve entrevu par lui à mesure qu’il parlait, dans une rapide succession d’éclairs.

Il était stupéfait de ce pouvoir inconnu qui affluait en lui, abolissant les limites de sa personne individuelle et conférant à sa voix solitaire la plénitude d’un chœur. — Telle était donc la trêve mystérieuse que la révélation de la Beauté pouvait octroyer à l’existence quotidienne des multitudes lasses ; telle était la mystérieuse volonté qui pouvait envahir le poète au moment où il répondait à l’âme innombrable qui l’interrogeait sur la valeur de la vie et s’efforçait de se hausser une fois au moins jusqu’à l’Idée éternelle. — À cette heure, il n’était que le messager par qui la Beauté offrait aux hommes, réunis en ce lieu consacré par des siècles de gloires humaines, le don divin de l’oubli. Il ne faisait que traduire dans les rythmes de la parole le visible langage par lequel, en ce même lieu, les nobles ouvriers de jadis avaient exprimé l’aspiration et l’imploration de la race. Et, pendant une heure, ces hommes contempleraient le monde avec des yeux différents, penseraient et rêveraient avec une autre âme.

En esprit, il traversa les murailles qui enserraient cette masse palpitante dans une espèce de cycle héroïque, dans un cercle de rouges trirèmes, de tours fortifiées et de théories triomphales. Ce lieu paraissait maintenant trop étroit à l’exaltation de son sentiment nouveau ; et, une fois encore, il était attiré vers la foule véritable, vers l’immense foule unanime qu’il avait vue ondoyer tout à l’heure dans la conque marmoréenne et pousser vers la nuit étoilée une clameur dont elle-même s’enivrait comme de sang et de vin.

Et ce ne fut pas seulement vers cette multitude, ce fut vers d’infinies multitudes que s’en alla sa pensée ; et il les évoqua serrées dans de profonds théâtres, dominées par une idée de vérité et de beauté, pâles et attentives devant le grand arc de la scène ouvert sur une merveilleuse transfiguration de la vie, ou frénétiques sous la splendeur subite irradiée par une parole immortelle. Et le rêve d’un art plus haut, se dressant une fois encore dans son âme, lui montra les hommes repris de respect pour les poètes comme pour les seuls qui puissent interrompre quelques instants l’angoisse humaine, étancher la soif, dispenser l’oubli. Et il la jugea trop facile, cette épreuve qu’il affrontait : excité par le souffle de la foule, son esprit s’estima capable de créer des fictions gigantesques. Et l’œuvre qu’il nourrissait en lui-même, informe encore, eut un fier tressaillement de vie, tandis que ses yeux voyaient, dressée dans l’orbe des constellations, la Tragédienne, la muse à la voix divulgatrice, qui semblait lui apporter entre les plis de sa robe, recueillie et muette, la frénésie des peuples lointains.

Presque épuisé par l’incroyable intensité de la vie vécue durant cette pause, il se remit à parler sur un ton plus bas. Sa parole eut l’éclat sourd de cette âme automnale que les maîtres de jadis façonnèrent à la Cité belle. Il dit la floraison d’art comprise entre la jeunesse de Giorgione et la vieillesse du Tintoret, et la montra « empourprée, dorée, opulente et expressive comme la pompe de la terre sous la dernière flamme du soleil ».

Ils revécurent, les précurseurs de cet art, avec la pulsation de leurs veines ; — pareils aux Centaures de Pindare qui, ayant connu le pouvoir du vin suave comme le miel, aussitôt repoussèrent le lait de leurs tables et se hâtèrent de boire le vin dans des cornes d’argent.

« Mais ces premiers créateurs n’auraient-ils pas eux-mêmes poussé un cri d’admiration, à voir le sang de la vierge Ursule ruisseler sous les coups du bel archer païen, dans le tableau de Carpaccio ? Un sang si vermeil dans une chair nourrie de lait ! Cette scène de meurtre est comme une fête : les archers y portent les armes les plus choisies, les vêtements les plus ornés, avec les attitudes les plus élégantes. L’éphèbe aux cheveux d’or qui, d’un si fier geste de grâce, transperce de flèches la martyre, ne ressemble-t-il pas vraiment à un Éros adolescent, travesti et sans ailes ?

» Ce gracieux meurtrier d’innocences (ou peut-être son frère), après avoir déposé l’arc, s’abandonnera demain à l’enchantement de la musique pour rêver un rêve infini de volupté.

» C’est bien Giorgione qui verse en lui l’âme nouvelle et l’y allume d’un désir inapaisable. Sa musique n’est plus la mélodie qu’hier encore les luths répandaient entre les arceaux recourbés sur les trônes, dans les visions du troisième Bellini. Elle continue à monter du clavicorde, sous le toucher de mains religieuses ; mais le monde qu’elle éveille est plein d’une joie et d’une tristesse où se cache le péché.

» Quiconque a vu le Concerto avec des yeux sagaces, connaît un extraordinaire et irrévocable moment de l’âme vénitienne. Par une harmonie de la couleur, — dont le pouvoir significatif est sans limites comme le mystère des sons. — l’artiste y raconte le premier trouble d’une âme avide à qui, soudainement, la vie se présente sous l’aspect d’un héritage opime.

» Le moine assis au clavicorde et son compagnon plus âgé ne ressemblent pas à ceux que Vettor Carpaccio représentait fuyant devant la bête apprivoisée par Jérôme, à Saint-Georges-des-Esclavons. Leur essence est plus forte et plus noble ; l’atmosphère où ils respirent est plus haute et plus riche, propice à la naissance d’une grande joie ou d’une grande tristesse ou d’un rêve superbe. Quelles sont les notes que ces mains belles et sensitives tirent des touches où elles s’attardent ? Des notes magiques, sans doute, puisqu’elles ont la puissance d’opérer chez le musicien une transfiguration si violente. Celui-ci est parvenu au milieu de son existence mortelle, déjà éloigné de sa jeunesse, déjà près de son déclin ; et voilà que, seulement alors, la vie se révèle à lui riche de tous les biens comme une forêt chargée de fruits vermeils, dont ses mains, occupées ailleurs, ne connurent jamais le frais velours. Comme sa sensualité est assoupie, il ne tombe pas sous la domination d’une seule image tentatrice ; mais il souffre d’une confuse angoisse où le regret domine le désir, tandis que, sur la trame des harmonies qu’il recherche, la vision de son passé — tel qu’il aurait pu être et qu’il ne fut pas — se compose comme un tissu de chimères. Son compagnon devine cette tempête, lui qui est déjà au seuil de la vieillesse, calmé ; doux et grave, il touche l’épaule de l’autre avec un geste pacificateur. Mais, avec eux, émergeant de l’ombre chaude comme l’expression même du désir, se trouve aussi le jeune homme au chapeau empanaché et à la longue chevelure : ardente fleur d’adolescence que Giorgione créa sous un reflet de ce mythe hellénique d’où naquit la forme idéale d’Hermaphrodite. Il est là, présent mais étranger, séparé des premiers comme un être qui n’a souci que de son propre bien. La musique exalte son indicible rêve et semble multiplier indéfiniment sa faculté de jouir. Il se sait maître de cette vie qui échappe aux deux autres, et les harmonies recherchées par le musicien ne sont pour lui que le prélude de sa propre fête. Son regard est oblique et intense, détourné vers un certain point comme pour y séduire je ne sais quoi qui le séduirait ; sa bouche close est comme une bouche déjà lourde d’un baiser qui ne serait pas donné encore ; son front est si spacieux que la plus touffue des couronnes ne l’embarrasserait pas. Mais, lorsque je songe à ses mains cachées, je les imagine froissant les feuilles du laurier pour s’en parfumer les doigts ».

Les mains de l’animateur rendirent visible ce geste de l’adolescent plein de convoitises, comme si elles eussent réellement exprimé l’essence de la feuille aromatique ; et l’accent de sa voix donna au personnage évoqué un relief si fort que tous les jeunes hommes de l’auditoire crurent voir manifesté leur désir indicible, leur rêve obsédant. Troubles, ils sentaient en eux-mêmes une obscure agitation d’appétits contenus ; et ils entrevoyaient des possibilités nouvelles, ils estimaient dorénavant tangible une proie naguère encore lointaine et inespérée. Çà et là, dans toute la longueur de la salle, Stelio les reconnaissait, adossés aux grandes armoires rougeâtres où gisaient ensevelis les innombrables volumes d’une sagesse oubliée et inerte. Ils étaient debout, occupant les espaces libres du pourtour ; à la façon d’une vivante bordure, ils formaient la limite de cette masse compacte ; et, de même que, dans un drapeau qui flotte au vent, les extrémités frémissent plus fort, de même ils tremblaient davantage au souffle de la poésie.

Stelio les reconnaissait ; et il en distinguait plusieurs à la singularité de leur attitude, à l’excès de l’émotion révélée par le pli de leurs lèvres ou par le battement de leurs paupières ou par le feu de leurs joues. Sur la face de l’un, tournée vers l’embrasure du balcon ouvert, il devinait l’enchantement de la nuit automnale et le délice de la brise montant des lagunes. Les regards d’un autre lui désignaient, par un rayon d’amour, une femme assise et comme abandonnée sur elle-même, comme exténuée par un plaisir muet, avec un air indéfinissable de langueur impure, avec un tendre visage de neige où la bouche s’ouvrait comme un alvéole humide de miel.

Il avait une étrange lucidité, qui lui faisait percevoir les choses avec l’évidence des hallucinations fébriles. À ses yeux, tout vivait d’une vie hyperbolique : les portraits des doges, rangés autour de la salle parmi les blanchâtres ondulations des cartouches, respiraient pour lui comme ces vieillards chauves dont il voyait par moments, là-bas, dans le fond, le geste toujours le même lorsqu’ils essuyaient leur front pâle et moite. Rien ne lui échappait : ni le pleur continu des torches placées dans les petites corbeilles de bronze qui recueillaient la cire jaune comme de l’ambre ; ni l’extrême finesse d’une main chargée d’anneaux qui pressait un mouchoir sur des lèvres douloureuses, comme pour calmer une brûlure ; ni l’enroulement d’une écharpe autour d’épaules nues où la brise nocturne, entrant par les balcons ouverts, faisait courir un frisson de froid. Et néanmoins, tandis qu’il remarquait ces mille aspects fugitifs des choses, sa vue conservait l’image totale de l’énorme chimère ocellée, au buste couvert d’écailles splendides, sur le flanc de laquelle émergeait la muse tragique, la tête dressée dans l’orbe des constellations.

À chaque instant son regard se tournait vers la femme promise, qui se montrait à lui comme le vivant support d’un monde stellaire. Il était reconnaissant à la Foscarina d’avoir choisi cette façon de lui apparaître au moment où pour la première fois il se donnait à la foule. Ce qu’il voyait en elle, à cette heure, c’était, non plus l’amante d’une nuit, au corps mûri par de longues ardeurs, chargé d’expérience voluptueuse, mais le merveilleux instrument de l’art nouveau, la divulgatrice de la grande poésie, celle qui devait incarner dans sa personne changeante les futures fictions de beauté, celle dont la voix inoubliable devait apporter aux peuples la parole attendue. Maintenant, il s’attachait à elle, non par une promesse de volupté, mais par une promesse de gloire. Et, une fois encore, il sentit en lui-même son œuvre informe tressaillir profondément.

Alors son verbe s’embrasa. Il montra la Cité triomphante parée comme pour un banquet délicieux, et le flamboiement de tous les trésors amassés par des siècles de guerres et de trafics, et la fille de Saint-Marc, Domina Aceli, y apportant la ceinture d’Aphrodite qu’elle avait retrouvée à Chypre dans un bois de myrtes. Et, tout à coup, l’adolescent aux belles plumes blanches s’avança au milieu du banquet, suivi de son escorte effrénée. Et tel fut le commencement de ce divin automne d’art vers lequel se retournera toujours le regret des hommes, tant que persistera dans l’âme humaine l’aspiration à dépasser l’étroitesse de l’existence commune pour vivre une vie plus ardente ou pour mourir d’une plus belle mort.

« Je vois Giorgione qui domine la fête, sans reconnaître pourtant sa personne mortelle ; je le cherche dans le mystère du nuage igné qui l’enveloppe. Il apparaît moins à la façon d’un homme qu’à la façon d’un mythe. Sur la terre, nul destin de poète n’est comparable au sien. De lui, tout reste ignoré ; quelques-uns même sont allés jusqu’à nier son existence. Son nom n’est inscrit sur aucune œuvre, et plusieurs refusent de lui attribuer aucune œuvre certaine. Cependant tout l’art vénitien est enflammé par sa révélation ; c’est de lui que le Titien a reçu le secret d’infuser un sang lumineux dans les veines de ses créatures. En vérité, ce que Giorgione représente dans l’Art, c’est l’Épiphanie du Feu. Il mérite qu’on l’appelle « porteur de feu », à l’égal de Prométhée.

» Quand je considère la rapidité avec laquelle ce don sacré passe d’un artiste à l’autre et, de coloration en coloration, va rougeoyant toujours, j’imagine une de ces lampadophories que les Hellènes instituèrent afin de perpétuer la mémoire du Titan fils de Japet. Au jour de la fête, une troupe de jeunes cavaliers athéniens partait au grand galop du Céramique vers Colone, et leur chef agitait une torche allumée à l’autel d’un sanctuaire. Si la torche s’éteignait par l’impétuosité de la course, le porteur la remettait à un compagnon qui la rallumait en courant, et celui-ci à un troisième, et le troisième à un quatrième, et ainsi de suite, toujours en courant, jusqu’au dernier qui la déposait, rouge encore, dans le temple de Prométhée. Par ce qu’elle a de véhément, cette image représente bien pour moi la fête des maîtres coloristes à Venise. Chacun d’eux, même le moins illustre, a tenu au poing, ne fût-ce qu’un instant, le don sacré. Tel d’entre eux, comme ce premier Bonifacio qu’il faut glorifier, a cueilli avec des mains incombustibles la fleur interne du feu. ».

Les doigts du jeune homme cueillirent en l’air la fleur idéale. Et son regard alla vers la sphère céleste pour offrir silencieusement ce don igné à celle qui, là-bas, gardait le divin troupeau zodiacal. « À toi, Perdita !… » Mais la femme souriait, tournée vers une personne lointaine.

Ainsi fut-il, en suivant le fil du sourire, conduit à l’inconnue qui, soudainement, s’illumina pour lui sur un champ obscur.

N’était-ce pas la musicienne dont le nom avait résonné contre la cuirasse du vaisseau, dans le silence et dans l’ombre ?

Elle lui apparut semblable à une image intérieure, engendrée tout à coup dans cette partie de son âme où le fantôme de la brusque sensation qu’il avait reçue en pénétrant dans l’ombre projetée par le flanc du vaisseau était demeurée comme un point isolé et indistinct.

Durant une seconde, elle fut belle comme étaient belles en lui les pensées inexprimées.

« La ville à qui de tels créateurs ont composé une âme d’une telle puissance, — reprit le maître, agile sur le flot qui montait, — la plupart ne la considèrent aujourd’hui que comme un grand reliquaire inerte et comme un asile de paix et d’oubli ! »

Ce délire lucide, cette exaltation de tous les désirs, cette fièvre impétueuse dont il avait parlé à son amie dans la barque lente, il les rendit alors visibles par des images de soif, de danger et de fureur. N’avait-il pas lui-même cherché passionnément dans l’eau si, par aventure, il n’apercevrait pas au fond une ancienne épée ou un ancien diadème ? N’avait-il pas lui-même, dans la ville ambiguë aux trompeuses nonchalances, sursauté d’effroi comme celui qui, reposant avec les doigts de l’aimée sur ses paupières lasses, entendit tout à coup des serpents siffler dans la souple chevelure ?

« Ah ! si je savais dire de quelle vie prodigieuse elle palpite dans ses mille ceintures vertes et sous ses immenses colliers ! Il n’est pas de jour où elle n’absorbe notre âme ; et tantôt elle nous la rend intacte et fraîche et toute neuve, d’une nouveauté originelle où demain l’empreinte des choses aura une netteté indicible ; et tantôt elle nous la rend infiniment subtile et vorace, comme une flamme qui détruit tout ce qu’elle touche, en sorte que, le soir, parmi les cendres et les scories, nous retrouvons parfois quelque sublimation extraordinaire. Chaque jour, elle nous invite à l’acte qui assure le progrès de notre espèce : l’effort sans trêve pour se surpasser soi-même ; elle nous montre la possibilité d’une douleur qui se transforme en la plus efficace énergie stimulante ; elle nous enseigne que le plaisir est le moyen le plus certain de connaissance que nous ait départi la Nature et que l’homme qui a beaucoup souffert est moins sage que l’homme qui a beaucoup joui ! »

À cette maxime, qui parut trop audacieuse, un vague murmure désapprobateur courut çà et là dans l’auditoire ; la Reine hocha légèrement la tête, en signe de dénégation ; quelques dames, par un échange de regards, se témoignèrent l’une à l’autre une gracieuse horreur. Mais tout cela fut balayé par l’acclamation juvénile qui s’élança de toutes parts vers le maître enseignant avec une si franche hardiesse l’art de s’élever par les vertus de la joie jusqu’aux formes supérieures de la vie.

Stelio souriait à reconnaître les siens, très nombreux : il souriait à reconnaître l’efficacité de ses leçons qui déjà, en plus d’un esprit, avaient chassé les nuages de la tristesse inerte et tué la lâcheté des vaines larmes et infusé pour toujours le mépris des douleurs et des molles compassions. Il se réjouissait d’avoir proclamé une fois encore le principe de sa doctrine, jailli naturellement de cette âme d’art qu’il glorifiait. Et ceux qui s’étaient retirés au fond d’un ermitage pour y adorer un triste fantôme n’ayant de vie que dans le miroir terni de leurs yeux ; et ceux qui s’étaient créés rois d’un palais sans fenêtres où, de temps immémorial, ils attendaient une visitation ; et ceux qui, d’entre les ruines, avaient cru désensevelir l’image de la Beauté, — mais ce n’était qu’un sphinx rongé, qui les tourmentait de ses énigmes sans fin ; — et ceux qui, chaque soir, se mettaient sur le seuil de leur porte pour voir arriver l’Étranger mystérieux, au manteau gonflé de dons, et qui, tout pâles, appuyaient l’oreille contre terre pour entendre le pas qui semblait s’approcher ; tous ceux que stérilisait un chagrin résigné ou que dévorait un orgueil au désespoir, tous ceux qu’endurcissait une obstination inutile ou que privait de sommeil un espoir continuellement déçu, — tous, il aurait voulu maintenant les appeler à reconnaître leur mal, sous la splendeur de cette âme ancienne et toujours nouvelle.

« En vérité, — dit-il avec l’accent de l’exultation, — si tout le peuple, abandonnant ses demeures, émigrait aujourd’hui, attiré vers d’autres rivages, comme déjà fut tentée son héroïque jeunesse par la courbe du Bosphore, au temps du doge Pietro Ziani, et que la prière cessât de frapper l’or sonore des mosaïques, et que la rame cessât de perpétuer par son rythme la méditation de la pierre muette, Venise n’en resterait pas moins une Cité de Vie. Les créatures idéales que protège son silence vivent dans tout le passé et dans tout l’avenir. Toujours nous découvrons en elles de nouvelles concordances avec l’édifice de l’univers, des rapprochements imprévus avec l’idée née de la veille, de claires annonces de ce qui n’est en nous qu’un pressentiment, d’ouvertes réponses à ce que nous n’osons pas demander encore. »

Et il dénombra les aspects de ces créatures, leurs significations toujours diverses ; il les compara aux mers, aux fleuves, aux prairies, aux bois, aux rochers. Il en exalta les auteurs, « ces hommes profonds qui ne savent pas l’immensité des choses qu’ils expriment, plongés dans la vie par des millions de racines, non comme des arbres isolés, mais comme de vastes forêts… Continuant l’œuvre de la Nature, de la divine Mère, leur esprit se transforme en une semblance d’esprit divin, comme dit Léonard. Et, puisque la force créatrice afflue sans cesse à leurs doigts ainsi que la sève aux bourgeons des arbres, ces hommes créent avec joie. »

Tout le désir de l’artiste obstiné qui halète et peine pour obtenir ce don olympien, toute l’envie qu’il portait à ces gigantesques ouvriers de la Beauté, jamais las et jamais pris de doute, sa soif insatiable de bonheur et de gloire, se trahissaient dans l’accent avec lequel il avait prononcé les dernières paroles. De nouveau, l’âme de la multitude était sous l’empire du poète, sans opposition, tendue et vibrante comme une seule corde faite de mille cordes ; et chaque résonance y avait un prolongement incalculable : car en elle se réveillait le sentiment confus d’une vérité connue jadis, que tout d’un coup le poète lui rappelait sous la forme d’un message inouï. Elle ne se trouvait plus étrangère en ce lieu sacré où l’une des plus splendides destinées humaines avait laissé de si larges traces de splendeur ; autour d’elle et au-dessous d’elle, jusqu’aux derniers fondements, elle sentait vivre la masse du palais séculaire, comme si les souvenirs ne s’y tenaient plus immobiles dans l’ombre du passé, mais circulaient à la façon de brises libres dans une forêt émue. À cette heure, durant la magique trêve que lui octroyaient les vertus de la poésie et du songe, elle semblait retrouver en elle-même les indestructibles caractères des primitives générations, quelque chose comme une vague image des lointaines ascendances, et reconnaître son droit à un antique héritage dont elle aurait été dépouillée, — à cet héritage que le messager lui annonçait encore intact et recouvrable. Elle éprouvait l’anxiété de celui qui va rentrer en possession d’une richesse perdue. Et, dans la nuit qui scintillait aux balcons ouverts, tandis qu’apparaissaient déjà les rouges lueurs de l’incendie qui allait embraser le bassin, il y avait comme l’attente éparse d’un retour promis par la destinée.

Dans la sonorité du silence, la voix solitaire atteignit son apogée :

« Créer avec joie ! C’est l’attribut de la Divinité. Il est impossible d’imaginer au sommet de l’esprit un acte plus triomphal. Les paroles mêmes qui le signifient ont la splendeur de l’aurore… »

L’âme innombrable frissonna comme au prélude d’un hymne. À la gloire des créateurs, le poète chanta la noblesse de la race qui depuis avait déchu. Comme le premier Bonifacio, dans la Parabole du Riche et de Lazare, il entonna sur une note de feu sa dernière harmonie. Comme le Tintoret, dans les Noces d’Ariane, il tressa une guirlande d’étoiles pour couronner cette alliance de Venise et de l’Automne qu’il avait rêvée. Et ces deux ardents chefs-d’œuvre, il les évoqua, non pour interroger le seigneur blond qui écoute le concert assis entre deux courtisanes aux visages lumineux comme des lampes d’ambre pur, ni pour implorer le jeune époux au front ceint de pampres qui offre l’anneau à l’épouse inclinée vers l’onde marine, mais pour retrouver derrière les lignes, dans les profonds accords de la couleur, un pressentiment de belles fatalités.

« Ne reverrons-nous pas, de nos yeux mortels, en quelque soir glorieux, au milieu d’un silence étrange, une galère palpitante d’oriflammes aborder au Palais des Doges ? »

Il la voyait, cette galère, au lointain d’un horizon prophétique, sur cette mer italienne où la Beauté descendait encore une fois pour couronner Venise Anadyomène avec une guirlande d’étoiles nouvelles.

« Regardez-le, ce navire ! Il semble porter un message des dieux. Regardez-la, cette Femme symbolique ! Ses flancs sont capables de porter le germe d’un monde. »


Un vaste applaudissement éclata, dominé aussitôt par la clameur des jeunes hommes, jaillie comme un ouragan vers celui qui faisait fulgurer aux yeux inquiets une si grande espérance, vers celui qui professait une foi si clairvoyante dans l’occulte génie de la race, dans la vertu ascensionnelle des idéalités transmises par les pères, dans la souveraine dignité de l’esprit, dans le pouvoir indestructible de la Beauté, dans toutes les hautes valeurs que la barbarie moderne tient pour viles. Les disciples tendaient les bras vers le Maître avec une effusion de reconnaissance, avec un élan d’amour : car il avait allumé leurs âmes comme des flambeaux. En chacun d’eux revivait la créature de Giorgione, l’adolescent aux belles plumes blanches, qui s’avançait vers la riche proie amassée ; et en chacun d’eux semblait multipliée la puissance de jouir.

Leur cri exprimait si bien leur trouble intime que l’animateur en trembla et fut traversé par un flot soudain de tristesse, en songeant à la cendre de ce feu passager, en songeant aux cruels réveils du lendemain. Contre quels âpres obstacles devait se briser ce terrible désir de vivre, cette violente volonté de façonner pour son propre destin les ailes de la Victoire et de bander toutes les énergies de son être vers le but sublime !

Mais la nuit favorisait le juvénile délire. Tous les rêves de domination, de volupté et de gloire que Venise avait bercés, puis étouffés dans ses bras de marbre, ils ressuscitaient tous des fondements du Palais, entraient par les balcons ouverts, palpitaient comme un peuple renaissant, sous les volutes de ce ciel riche et lourd, pareil à un trésor suspendu. La force qui, sur l’ample voûte et sur les hautes murailles, gonflait la musculature des dieux, des rois et des héros, la beauté qui, dans la nudité des déesses, des reines et des courtisanes, coulait comme une musique visible, la force et la beauté humaines transfigurées par des siècles d’art s’harmonisaient en une seule forme que ces enivrés croyaient avoir sous les yeux réelle et respirante, érigée là par le poète nouveau.

Et ils exhalaient leur ivresse dans cet immense cri vers celui qui avait offert à leurs lèvres avides la coupe de son vin. Tous voyaient maintenant l’inextinguible flamme à travers le voile de l’eau. Et déjà tel d’entre eux s’imaginait lui-même froissant les feuilles du laurier pour s’en parfumer les doigts ; et déjà tel autre avait résolu de retrouver au fond d’un canal taciturne l’antique épée et l’antique diadème.

À présent, sous les lambris, du Musée voisin, Stelio Effrena était seul avec les statues, incapable de supporter aucun autre contact, pris du besoin de se recueillir et d’apaiser en lui-même cette singulière vibration par laquelle il lui avait semblé que son essence allait se répandant, diffuse à travers l’âme innombrable. Des récentes paroles, il ne retrouvait pas trace dans sa mémoire ; des récentes images, il n’apercevait aucun vestige. Seule persistait au milieu de son esprit cette « fleur du feu » qu’il avait fait naître à la gloire du premier Bonifacio et cueillie lui-même de ses doigts incombustibles pour l’offrir à la femme qui s’était promise. Il revoyait comment, à l’instant précis de cette offrande spontanée, la femme avait détourné la tête, et comment, au lieu du regard absent, il avait rencontré le sourire indicateur. Alors le nuage de l’ivresse, qui était sur le point de s’envoler, se condensa de nouveau en lui sous la forme vague de la musicienne ; et il lui sembla que celle-ci, tenant à la main la fleur du feu, dans une attitude souveraine, émergeait sur son agitation intérieure comme sur une tremblante mer d’été. De la salle du Grand Conseil arrivèrent à lui, comme pour célébrer cette image, les premières notes de la symphonie de Marcello, symphonie dont le mouvement fugué révélait aussitôt le caractère du grand style. Une idée sonore, précise et forte comme une personne vivante, se développait selon la mesure de sa puissance. Et il y reconnut la vertu de ce même principe autour duquel, comme autour d’un thyrse, il avait enroulé les guirlandes de sa poésie.

Alors, le nom qui avait déjà résonné contre la cuirasse du vaisseau dans le silence et dans l’ombre, le nom qui, dans les ondes infinies des cloches crépusculaires, s’était perdu comme une feuille sibylline, lui parut proposer ses syllabes à l’orchestre comme un thème nouveau que recueillirent les archets. Violons, violes et violoncelles le chantèrent tour à tour ; les éclats soudains des trompettes héroïques l’exaltèrent ; enfin tout le quatuor le fit jaillir d’un seul coup dans le ciel de la joie où plus tard devrait briller la couronne d’étoiles offerte à Ariane par Aphrodite d’or.

Le jeune homme éprouva un trouble singulier, presque religieux, devant cette annonciation. Il comprit tout ce que valait pour lui, en cet inestimable moment lyrique, de se trouver seul au milieu des statues blanches et immobiles. Un lambeau de ce même mystère que, sous le flanc du vaisseau, il avait effleuré comme on effleure un voile fugitif, semblait onduler maintenant sur ses yeux, dans cette salle déserte et pourtant si voisine de la multitude humaine. — Ainsi, sur le rivage, près du flot, se tait une conque marine. — Il croyait sentir encore une fois, comme il l’avait déjà sentie à certaines heures inoubliables, la présence de son destin qui allait donner à son âme une impulsion nouvelle et peut-être y susciter une volonté merveilleuse. Et, considérant la médiocrité des mille destins obscurs suspendus sur les têtes de cette foule attentive aux apparitions de la vie idéale, il se félicita de pouvoir adorer à l’écart ce démon propice qui venait le visiter secrètement pour lui offrir dans le nom d’une amante inconnue un don enveloppé.

Il tressaillit, à l’éclat des voix humaines qui saluaient d’une triomphale acclamation le dieu invaincu :

Viva il forte, viva il grande

La salle profonde résonna comme une immense timbale vigoureusement frappée ; et le résonnement se propagea par l’Escalier des Censeurs, par l’Escalier d’Or, par les galeries, par les vestibules, jusqu’aux Puits, jusqu’aux fondations du palais, comme un tonnerre d’allégresse dans la nuit sereine.

Viva il forte, viva il grande
Vincitor dell’Indie dome[7]!

Il semblait, vraiment, que le chœur saluât l’apparition du Dieu magnifique évoqué par le poète sur la Cité belle. Il semblait que les plis de ses pourpres frémissent dans ces notes vocales comme des flammes dans des chalumeaux de cristal. La vivante image ondoyait sur la foule qui la nourrissait de son propre rêve.

Viva il forte, viva il grande

Dans cet impétueux mouvement fugué, les basses, les contraltos, les soprani répétaient l’acclamation frénétique vers l’Immortel aux mille noms et aux mille couronnes, « né sur des lits ineffables, pareil à un jeune garçon dans sa première adolescence ». Toute l’antique ivresse dionysiaque renaissait et s’épanchait en ce chœur divin. La plénitude et la fraîcheur de la vie dans le sourire de Lyscos, de celui qui délivre des chagrins l’âme des hommes, s’y exprimaient avec un lumineux jaillissement de joie. Les torches des Bacchantes y flamboyaient et y crépitaient. Comme dans l’hymne orphique, un reflet d’incendie y venait illuminer le front juvénile orné de boucles bleuâtres. « Quand la splendeur du feu envahit toute la terre, seul il enchaîna les stridents tourbillons de la flamme. » Comme dans l’hymne homérique, y palpitait le sein stérile de la mer, y retentissait en cadence le choc mesuré des rames qui poussaient le navire bien construit vers les terres inconnues. Le Fleurissant, le Fructifère, le Remède visible pour les mortels, la Fleur sacrée, l’Ami du plaisir, Dionysos libérateur tout à coup réapparaissait aux yeux des hommes sur les ailes du chant, couronnait pour eux de félicité cette heure nocturne ainsi qu’une coupe débordante, plaçait devant eux une fois encore les biens sensibles de la vie.

Le chant croissait en force ; dans l’essor, les voix se fondaient. L’hymne célébrait le dompteur des tigres, des panthères, des lions et des lynx. On entendait les cris des Ménades, la tête renversée en arrière, les cheveux épais, les robes dénouées, heurtant les cymbales, agitant les crotales : — évohé !

Mais voilà que, tout à coup, s’élevait des sonorités héroïques un large rythme pastoral évoquant le Bacclius thébain, au front pur ceint de pensées suaves :

Quel che all’olmo la vite in stretto nodo
Pronuba accoppia, e ipampini feconda[8]

Deux voix, seules, en une succession de sixtes, chantaient les noces végétales, le vert mariage, les liens flexueux. L’image de la barque chargée de grappes comme la cuve prête pour la vendange, cette image déjà créée par la parole du poêle, passait de nouveau dans les yeux de la multitude. Et de nouveau le chant accomplit le prodige dont fut témoin le prudent pilote Médéide : « Et voilà qu’un vin doux et parfumé coula par tout le noir et rapide navire… Et voilà que, jusqu’au haut de la voile, une vigne grimpa ; et d’innombrables raisins y pendaient. Et un beau lierre sombre s’enroulait à la vergue, et il était couvert de fleurs, et de beaux fruits naissaient parmi son feuillage. Et tous les tolets des rames avaient des guirlandes… »

L’esprit de la fugue passait alors dans l’orchestre et s’y déployait légèrement en belles volutes, tandis que les voix battaient sur la trame orchestrale, d’une percussion simultanée. Et de nouveau, tel un thyrse brandi sur la troupe bachique, une voix seule fit monter la mélodie nuptiale où riait la grâce de l’hymen agreste :

Viva dell’olmo
E della vite
L’almo fecondo
Sostenitor[9] !

Les voix seules évoquaient l’image de Thyades debout qui, parmi les fumées de l’ivresse, balanceraient mollement leurs thyrses ornés de corymbes et de pampres, vêtues de longues robes safranées, le visage en feu, lascives comme ces femmes du Véronèse qui s’inclinaient sur les balustres aériens pour boire le chant.

Mais l’acclamation héroïque s’éleva dans un transport final. Le visage du dieu conquérant reparut parmi les torches frénétiquement secouées. À l’unisson, dans un suprême élan d’allégresse, les voix et l’orchestre tonnèrent vers l’énorme chimère ocellée, sous le trésor suspendu de ce ciel, dans cette enceinte de rouges trirèmes, de tours crénelées et de théories triomphales.

Viva dell’Indie,
Viva de’ mari,
Viva de’ mostri
Il domatori[10]! »

Stelio Effrena était venu sur le seuil ; à travers la presse qui s’ouvrait devant lui, il avait pénétré dans la salle ; il s’était arrêté près de l’estrade occupée par l’orchestre et les chanteurs. Ses yeux inquiets cherchaient la Foscarina près de la sphère céleste, mais ne l’y rencontraient pas. La tête de la Muse tragique ne se dressait plus dans l’orbe des constellations. — Où était-elle ? Où s’était-elle retirée ? Le voyait-elle sans qu’il la vit ? — Une anxiété confuse l’agitait ; et les visions qu’il avait eues, le soir, sur les eaux, remontaient dans son esprit, indistinctes, accompagnées par les paroles de la suprême promesse. En regardant les balcons ouverts, il pensa que peut-être elle était allée respirer l’air nocturne et que, penchée peut-être sur la balustrade, elle sentait sur sa nuque froide passer le flot musical et qu’elle en jouissait comme du frisson communiqué par des lèvres tenaces.

Mais l’attente de la voix divine domina en lui toute autre impatience, abolit toute autre anxiété. Il s’aperçut qu’il s’était fait dans la salle un grand silence, comme à l’instant où il avait desserré les lèvres pour proférer la première syllabe. De même qu’en cet instant, le monstre éphémère et versatile, aux mille visages humains, semblait se tendre et se faire muet et se faire vide pour recevoir une âme nouvelle.

Quelqu’un chuchota près de lui le nom de Donatella Arvale. Il tourna les yeux vers l’estrade, par delà les violoncelles qui formaient une haie brune. La cantatrice demeurait invisible, cachée dans la forêt délicate et frémissante d’où allait s’élever l’harmonie douloureuse qui accompagne la lamentation d’Ariane.

Enfin, dans le silence favorable, s’éleva un prélude de violons. Les violes et les violoncelles unirent à cette plainte suppliante un plus profond soupir. N’était-ce pas, après la flûte et le crotale, après les instruments orgiaques dont les sons troublent la raison et provoquent le délire, n’était-ce pas l’auguste lyre dorienne, grave et suave, harmonieux support du chant ? Ainsi du bruyant Dithyrambe était né le Drame. La grande métamorphose du rite dionysiaque, la frénésie de la fête sacrée devenant la créatrice inspiration du poète tragique, était figurée dans cette alternance musicale. L’ardent souffle du dieu thrace avait donné la vie à une forme sublime de l’Art. La couronne et le trépied, prix décernés à la victoire du poète, avaient remplacé le bouc lascif et la corbeille de figues attiques. Eschyle, gardien d’une vigne, avait été visité par le dieu, qui lui avait infusé son esprit de flamme. Sur le flanc de l’Acropole, près du sanctuaire de Dionysos, un théâtre de marbre était édifié, capable de contenir le peuple élu,

Ainsi tout à coup, dans le monde interne de l’animateur, s’ouvraient les routes des siècles prolongées à travers l’éloignement des mystères primitifs. Cette forme de l’art à laquelle tendait maintenant l’effort de son génie attiré par les obscures aspirations des multitudes humaines, lui apparaissait dans la sainteté de ses origines. La divine douleur d’Ariane, montant comme un cri mélodieux hors du Thyase furibond, faisait tressaillir une fois de plus l’œuvre qu’il nourrissait en lui-même, informe encore, mais déjà viable. Du regard, sur l’orbe des constellations, il chercha la muse à la voix divulgatrice. Ne l’ayant pas l’aperçue, ses yeux revinrent à la forêt des instruments d’où montait la plainte.

Alors, d’entre les grêles archets qui brillaient comme de longs plectres, s’élevant et s’abaissant sur les cordes par un mouvement alternatif, surgit la cantatrice, droite comme une tige ; et, comme une tige, elle se balança un moment sur l’harmonie étouffée. La jeunesse de son corps agile et robuste resplendissait à travers l’étoffe de son vêtement comme une flamme à travers un mince ivoire poli. S’élevant et s’abaissant autour de sa blanche personne, les archets semblaient tirer leur note de la musique secrète qui résidait en elle. Lorsque ses lèvres s’arrondirent, Stelio reconnut la pureté et la force de la voix avant même qu’elle fût modulée, comme s’il avait vu le jet d’une source vive monter dans une statue de cristal.

Corne mai puoi
Vedermi piangere ?

La mélodie de l’antique amour et de l’antique douleur coula de cette bouche avec une expression si pure et si forte que soudain, dans l’âme innombrable, elle se convertit en une félicité mystérieuse. Était-ce bien la divine plainte de la fille de Minos, abandonnée sur la rive de Naxos déserte, les bras en vain tendus vers le blond Étranger ? La fable s’évanouissait, l’illusion du temps était abolie. Ce qui s’exhalait dans cette voix parfaite, c’était l’éternel amour et l’éternelle douleur des dieux et des hommes. L’inutile regret de toute joie perdue, le rappel de tout bien fugitif, l’imploration suprême à toute voile s’enfuyant sur les mers, à tout soleil se cachant derrière les montagnes, et l’implacable désir, et la nécessité de la mort, toutes ces choses passaient dans le chant solitaire, transmuées par la vertu de l’art en sublimes essences que l’âme pouvait recevoir sans souffrance. Les paroles s’y dissolvaient, y perdaient toute signification, s’y changeaient en notes d’amour et de douleur infiniment révélatrices. Pareille à un cercle qui serait clos mais qui se dilaterait continuellement selon le rythme même de la vie universelle, la mélodie avait enveloppé l’âme de la foule, qui se dilatait avec elle dans une immense félicité. Par les balcons ouverts, dans le calme absolu de la nuit automnale, cet enchantement se répandait sur les eaux placides, montait jusqu’aux étoiles vigilantes, plus haut que les mâts immobiles des navires, plus haut que les tours sacrées, demeures des bronzes maintenant muets. Pendant les interludes, la cantatrice penchait sa tête juvénile et restait inanimée comme une statue, blanche dans la forêt des instruments, parmi les longs plectres, bien loin de ce monde qu’en peu de minutes son chant avait transfiguré.

Descendu dans la cour furtivement afin de se soustraire à la curiosité importune, Stelio s’était réfugié vers un coin d’ombre ; et, de là, il épiait si, parmi la foule, n’apparaîtraient pas en haut de l’Escalier des Géants les deux femmes, l’actrice et la cantatrice, qui devaient le rejoindre près du puits.

D’instant en instant son attente devenait plus anxieuse, tandis que lui arrivait le cri tumultueux qui s’élevait autour des murs extérieurs du Palais pour aller se perdre dans le ciel éclairé d’un reflet d’incendie. Une joie presque terrible se propageait dans la nuit sur la Ville Anadyomène. Il semblait que tout à coup une respiration véhémente fût venue dilater les poitrines et qu’une surabondance de vie sensuelle gonflât les artères des hommes. C’était la reprise où le chœur bachique célèbre la couronne d’étoiles posée par Aphrodite sur la tête oublieuse d’Ariane, qui avait provoqué ce cri de la foule pressée sur le Môle, au-dessous des balcons ouverts. Lorsque dans l’élévation finale, sur le mot Viva ! le chœur des Ménades, des Satyres et des Égipans avait éclaté à l’unisson, le chœur populaire lui avait répondu comme un formidable écho répercuté dans le bassin de Saint-Marc. Et on avait pu croire qu’à cette minute le délire dionysiaque, se ressouvenant des antiques forêts brûlées durant les nuits sacrées, donnait le signal de l’incendie où finalement devait resplendir la beauté de Venise.

Le rêve de Pâris Eglano — le spectacle des prodigieuses flammes offert à l’amour sur la couche flottante — se présenta dans un éclair au désir d’Effrena. Ses prunelles gardaient la persistante image de Donatella, — de la gracieuse figure juvénile aux reins arqués et puissants, dressée au-dessus de la forêt sonore, parmi les plectres dont le mouvement alternatif semblait tirer les notes de la musique secrète qui résidait en elle. — Et, pris d’une étrange angoisse, il évoqua aussi l’image de l’autre : — empoisonnée par l’art, chargée d’expérience voluptueuse, avec le goût de la maturité et de la corruption dans sa bouche éloquente, avec la sécheresse des vaines fièvres dans ses mains qui avaient exprimé le suc des fruits fallacieux, avec les vestiges de cent masques sur son visage qui avait simulé la fureur des passions mortelles. Cette nuit enfin, après l’intervalle d’un long désir, il allait recevoir le don de ce corps qui n’était plus jeune, qu’avaient amolli toutes les caresses et qu’il ne connaissait pas encore. Combien il avait palpité et tremblé, tout à l’heure, au flanc de cette femme taciturne, en naviguant vers la ville sur cette eau qui semblait pour tous les deux couler dans une clepsydre effroyable ! Ah ! pourquoi maintenant venait-elle à sa rencontre en compagnie de cette autre tentatrice ? Pourquoi plaçait-elle à côté de sa science désespérée la splendeur pure de cette jeunesse ?

Il frissonna quand il aperçut dans la foule, en haut de l’escalier marmoréen, à la lueur des torches fumeuses, la personne de la Foscarina, si serrée contre celle de Donatella Arvale que l’une se confondait avec l’autre dans une même blancheur. Il les suivit du regard jusqu’au bas des marches, anxieux comme si, à chaque pas, elles avaient posé le pied sur le bord d’un abîme. L’inconnue, pendant ces heures brèves, avait déjà vécu dans l’âme du poète une vie fictive si intense qu’en la voyant s’approcher il éprouvait un trouble comparable à celui qu’il eût éprouvé à voir tout d’un coup venir au devant de lui l’incarnation respirante de l’une des idéales créatures engendrées par son art.

Elle descendait avec lenteur, dans le flot humain. Derrière elle, le Palais des Doges, traversé de larges clartés et de bruits confus, faisait penser à quelqu’un de ces réveils fabuleux qui subitement, au fond des forêts, transfigurent les châteaux inaccessibles où croît depuis des siècles une royale chevelure. Les deux Géants gardiens rougeoyaient à la rougeur des torches ; l’ogive de la Porte Dorée étincelait de petites flammes ; en arrière de l’aile septentrionale, les cinq coupoles de la Basilique régnaient dans le ciel comme d’énormes mitres parsemées de chrysolithes. Et l’immense clameur montait, montait parmi l’entassement des marbres, forte comme le mugissement de la tempête contre les murailles de Malamocco.

Dans ce tumulte, Effrena voyait s’avancer vers son désir les deux tentatrices, l’une et l’autre échappées de la foule comme de l’embrassement d’un monstre. Et son désir lui représentait d’extraordinaires communions, qui se réaliseraient avec la facilité des rêves et la solennité des cérémonies liturgiques. Il se dit que Perdita lui amenait cette magnifique proie pour une fin secrète de beauté, pour quelque haute œuvre de vie qu’elle voulait accomplir avec lui. Il se dit que, cette nuit même, elle lui adresserait d’admirables paroles. Et sur son esprit repassa la mélancolie qu’il avait éprouvée en se penchant sur la margelle de bronze pour contempler dans ce sombre miroir le reflet des étoiles ; et il s’attendit à un événement qui remuerait jusque dans la dernière profondeur de son être cette âme secrète qui s’y tenait immobile, étrangère et intangible. À la vertigineuse accélération de ses pensées, il reconnut l’imminence de ce délire que seules pouvaient lui donner les vertus de la lagune. Et, sortant de l’ombre, il alla au-devant des deux femmes, avec un pressentiment enivré.

— Oh ! Effrena, — dit la Foscarina en arrivant au puits, — je n’espérais plus vous trouver. Nous avons tardé beaucoup, n’est-ce pas ? Mais nous étions prises dans la foule et ne pouvions nous en dégager.

Puis, se tournant vers sa compagne, avec un sourire, elle ajouta :

— Donatella, voici le Maître du Feu.

Sans parler, mais avec un sourire, Donatella Arvale répondit à la profonde inclination du jeune homme. La Foscarina reprit :

— Il faut que nous allions à la recherche de la gondole. Elle nous attend près du Pont de la Paille. Nous accompagnez-vous, Effrena ? Profitons du moment. La foule se précipite sur la Piazzetta. La reine sort par la Porte de la Carte.

Un long cri unanime salua l’apparition de la reine blonde et emperlée au haut de l’escalier où jadis le Doge élu recevait l’insigne ducal en présence du peuple. Une fois encore le nom de la fleur et de la perle fut répété aux échos du marbre. Des foudres joyeuses crépitèrent dans le ciel ; mille colombes ardentes s’envolèrent des pinacles de Saint-Marc, messagères du Feu.

— L’Épiphanie du Feu ! s’écria la Foscarina en arrivant au Môle, devant ce prestigieux spectacle.

Donatella Arvale et Stelio Effrena s’arrêtèrent à côté d’elle, étonnés. Ils se regardèrent avec des yeux éblouis. Et leur visage resplendissait, embrasé par les reflets, comme s’ils se fussent penchés sur une fournaise ou sur un volcan.


  1. Cette nouvelle série doit se composer de trois romans ; — les deux suivants auront pour titre : La Victoire de l’Homme et Triomphe de la Vie.

    L’auteur du Feu a tenu à honneur de remanier lui-même et de raccorder pour nous certaines pages, presque intraduisibles à cause de leur extrême « italianité ». Ailleurs encore, de-ci de-là, il s’est plu à retoucher quelques détails. Ainsi, par les doubles soins de l’auteur et du traducteur, la Revue est-elle heureuse d’offrir à ses lecteurs une version digne en tous points de leur attente.

  2. « Quand tu cueilleras le colchique en fleur sur la molle prairie terrestre… »
  3. « Avant le soir » (Dante).
  4. « Comment peux-tu — me voir pleurer ?… »
  5. « Je ne parlerai pas pour tous, mais pour toi, et pour moi, et pour ceux-ci… »
  6. Margherita — Marguerite, perle.
  7. « Vive le fort, vive le grand — vainqueur des Indes subjuguées ! »
  8. « Celui qui, d’un nœud étroit, marie la vigne à l’ormeau, — les accouple et féconde les pampres… »
  9. « Vive de l’ormeau — et de la vigne — le nourricier, le fécond — soutien ! »
  10. « Vive des Indes, — vive des mers, — vive des monstres, — le dompteur