Le Feu-Follet/Chapitre XVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 228-242).


CHAPITRE XVII.


« Venez-en au fait, monsieur le secrétaire : Pourquoi sommes-nous assemblés en conseil ? »
ShakspeareHenry VIII.



Quand ceux qui n’étaient pas de quart montèrent sur le pont de la Proserpine le lendemain matin, le bâtiment était à environ une lieue au vent de Capri. Pendant la nuit, il avait traversé la baie, faisant route au nord, et après avoir viré vent arrière, il était revenu sur l’autre bord dans cette position. Aussitôt après le retour de la lumière, on avait fait monter sur les mâts des vigies munies de longues-vues, pour examiner chaque coin et recoin de la baie, et s’assurer s’ils se trouvait quelque bâtiment qui ressemblât au lougre, le long de ces côtes accores et pittoresques. Mais telle est l’étendue de ce bassin magnifique, — la hauteur des montagnes qui l’entourent, et la limpidité de l’atmosphère, que même les plus grands vaisseaux semblent se rapetisser sur ses eaux ; et il eût été très-possible que le Feu-Follet y fût resté à l’ancre près du rivage toute une semaine sans être aperçu par aucun des bâtiments de l’escadre, à moins que quelqu’un ne l’eût vu du rivage et n’en eût donné avis.

Cuff fut le dernier à paraître sur le pont, car on piquait six coups, c’est-à-dire il était sept heures, quand les officiers qui étaient sur le gaillard d’arrière ôtèrent leur chapeau pour le saluer. Il jeta un coup d’œil autour de lui, et se tourna vers Griffin qui était alors l’officier de quart.

— Je vois deux bâtiments qui sortent de la baie, monsieur Griffin ; je suppose qu’ils n’ont encore fait aucun signal ?

— Non certainement, capitaine ; sans quoi on vous en aurait prévenu. Nous reconnaissons la frégate pour la Terpsichore, et je vois, à ses nouveaux catacois, que la corvette est le Ringdove. — Le premier bâtiment se vante d’être meilleur voilier qu’aucun de ceux qui sont dans la baie.

— Je gage un mois de ma paye que le Fiou-Folly, allant au plus près, filera dix nœuds, tandis que cette frégate en filera neuf. S’il l’a fait avec nous, il en fera tout au moins autant avec mistress Terpsichore.

— Ah ! la frégate fait un signal, Griffin, mais un sorcier pourrait à peine l’expliquer, les pavillons ne se déployant pas. — Eh bien, timonier, quel est le signal ?

— C’est le numéro de la Terpsichore, capitaine ; et voici l’autre bâtiment qui donne celui du Ringdove.

— Hissez le nôtre, et veillez, car ils auront bientôt autre chose à nous dire.

Au bout de quelques minutes, la Terpsichore fit un signal pour demander à parler à la Proserpine, et Cuff éventa son grand hunier, et serra le vent au plus près. Une heure après, les trois bâtiments étaient à portée de la voix, et les commandants de la frégate et de la corvette, ayant fait mettre leurs gigs à la mer, se rendirent à bord de la Proserpine. Roller les suivit sur son canot, que la Terpsichore avait pris à la remorque.

Le capitaine de la Terpsichore était sir Frédéric Dashwood, jeune baronnet plein de feu et de vivacité, qui préférait la vie active d’un marin à l’indolence et à six mille livres sterling de revenu à terre, et dont l’esprit entreprenant avait été récompensé par un avancement très-prompt, et par le commandement d’une bonne frégate, qu’il avait obtenu à vingt-deux ans. Le Ringdove avait pour commandant un ancien commander, nommé Lyon, âgé de soixante ans, et qui avait acheté son rang actuel à force de longs et pénibles services ; encore le devait-il principalement au hasard d’avoir été premier lieutenant au combat du cap Saint-Vincent. Ils arrivèrent en même temps sur le gaillard d’arrière de la Proserpine, où le capitaine Cuff et ses officiers étaient réunis pour les recevoir.

— Bonjour, Cuff, dit Dashwood en lui présentant le bout des doigts ; dès que le cérémonial de la réception fut terminé, et jetant un regard, moitié d’admiration, moitié de critique, sur tout ce qu’il voyait sur le pont. Pourquoi diable Nelson nous a-t-il envoyés ici par cette belle matinée ? demanda-t-il. — Ah ! depuis quand avez-vous ces ornements de cuivre sur votre cabestan ?

— Ils n’y ont été placés qu’hier, sir Frédéric. Un peu d’argent épargné çà et là en a fait l’affaire.

— Nelson les a-t-il vus ? — je ne le crois pas. — On me dit qu’il est devenu sauvage comme un Arabe en tout ce qui concerne ces colifichets. — Mais à propos, Cuff, quelle misérable scène nous avons eue hier soir !

— Oui, c’est une fâcheuse affaire, et, comme un ancien Agamemnon, je donnerais une année de mon rang pour qu’elle n’eût pas eu lieu.

— Une année de votre rang ! — c’est beaucoup. Une année du mien me rejetterait bien loin. Je serais presque bord à bord avec notre vieil ami Lyon. Je n’étais que lieutenant il n’y a pas encore trois ans, et je ne suis pas en état de perdre même une demi-année de mon rang. Mais vous autres, anciens Agamemnons[1], vous êtes tous aussi épris de votre petit Nel[2] que si c’était une jolie fille. — Cela n’est-il pas vrai, Lyon ?

— Cela se peut fort bien, sir Frédéric ; et si vous aviez été premier lieutenant d’un vaisseau à deux ponts, à la hauteur du cap Saint-Vincent, le 11 février 1797, vous penseriez comme les autres. Nous n’y avions en tout que quinze voiles, — je veux dire quinze vaisseaux de ligne, — avec le vent à…

— Au diable votre combat, Lyon ! je vous l’ai déjà entendu raconter tout au moins dix-sept fois.

— En ce cas, sir Frédéric, répondit Lyon avec un accent écossais fortement prononcé, c’est tout juste une fois par an depuis votre naissance, laissant de côté les années que vous avez passées en jupons.

— Mais nous ne sommes pas venus ici pour entretenir le capitaine Cuff de tous ces détails ; nous y arrivons en vertu des ordres du contre-amiral, — le petit Nel, comme vous l’appelez, sir Frédéric Dashwood.

— Pas du tout. — C’est vous autres, vieux Agamemnons, qui lui avez donné ce nom.

— Vous me pardonnerez, Monsieur, répondit Lyon d’un ton un peu dogmatique ; vous ne m’avez jamais entendu le nommer autrement que milord, depuis qu’il a plu à Sa Majesté de l’élever à la pairie ; jamais autrement que milord ou contre-amiral, le rang dans la marine ayant droit à ses privilèges, même sur le trône. Plus d’un roi a été colonel, et je ne vois pas que le titre d’amiral dût faire honte à un roi. — Ne croyez-vous pas, capitaine Cuff, que depuis que lord Nelson a été créé duc de Bronté, il a droit d’être appelé Votre Grâce ? On donne ce titre à tous les ducs en Écosse, et je ne vois pas pourquoi le contre-amiral ne recevrait pas ce qui lui est dû, aussi bien que le meilleur d’entre eux.

— Fiez-vous à lui pour cela, dit Cuff en riant ; Nel saura veiller à ses intérêts aussi bien qu’à ceux du roi. — Mais, Messieurs, vous n’êtes pas venus ici pour me rendre une visite du matin. N’avez-vous pas quelque rapport à me faire ?

— Pardon, capitaine Cuff, répondit Dashwood, j’oubliais réellement le motif de notre arrivée. J’ai à vous annoncer que nous arrivons ici porteurs d’ordres de l’amiral qui vous sont adressés, et les voici.

— Le lieutenant qui m’a apporté ce paquet à bord m’a dit que nous aurions à juger un espion et à chasser un lougre. — En avez-vous entendu parler, Lyon ?

— Non, sir Frédéric. Ne faisant jamais de questions, j’apprends peu de chose de ce qui se passe dans l’escadre. J’ai reçu ordre de me mettre, moi et mon bâtiment, à la disposition du capitaine Cuff, et c’est ce que je fais en ce moment.

— Eh bien, Messieurs, voici les instructions que je trouve dans ce paquet. Nous devons former un conseil de guerre, composé de Richard Cuff, capitaine de la Proserpine, président ; de sir Frédéric Dashwood, capitaine de la Terpsichore ; de Robert Lyon, commandant le Rindgove, et de MM. Winchester, mon premier lieutenant, et de Spriggs, le vôtre, sir Frédéric, pour instruire et juger les procès de Raoul Yvard, citoyen français, accusé d’espionnage, et d’Ithuel Bolt, matelot, accusé de désertion. Tout est en règle, et voici les ordres qui concernent chacun de vous, Messieurs.

— Par saint André ! je n’en avais pas la moindre idée, s’écria Lyon, qui n’aimait nullement cette partie des devoirs d’un officier. Je croyais qu’il ne s’agissait que d’un assaut de vitesse avec un bâtiment français, et que c’était pour cette raison que milord, le contre-amiral, ou Sa Grâce, quelque titre qu’on doive lui donner, avait jugé à propos de réunir ensemble trois des meilleurs voiliers de toute son escadre.

— Je voudrais que nous n’eussions que ce dernier devoir à remplir, capitaine Lyon ; mais nous avons à nous acquitter de la fonction désagréable de juger un espion et un déserteur. Vous allez retourner à vos bords, Messieurs, et vous nous suivrez jusqu’à un mouillage. J’ai dessein de mouiller sur une seule ancre près de Capri. Nous pourrons y rester pendant le calme, et tenir nos deux conseils. Cette affaire ne nous prendra pas beaucoup de temps, et nous pourrons placer des hommes en vigie sur les hauteurs pour examiner la mer et la côte adjacente. Cependant il faudrait nous hâter, afin de ne pas perdre la brise. Vous ferez attention au signal qui sera fait pour convoquer le conseil.

Les deux capitaines qui venaient d’arriver descendirent dans leurs gigs, et la Proserpine fit servir. Les trois bâtiments gouvernèrent alors vers le lieu de leur destination, et jetèrent l’ancre à la hauteur de la ville, ou plutôt du village qui est dans l’île de Capri, à l’instant où l’on piquait deux coups. Dix minutes après, la Proserpine tira un coup de canon, et l’on fit hisser le pavillon qui annonce la séance d’un conseil de guerre.

Quoique nous ne jugions pas nécessaire d’en faire mention en détail, il est à propos de dire au lecteur que toutes les formalités exigées par la loi pour de pareils jugements avaient été observées. La promptitude dans les mesures faisaient partie du caractère décidé de l’amiral, qui espérait trouver dans le procès même des moyens pour s’emparer du véritable héros de notre histoire, le petit Feu-Follet. Quoiqu’une philanthropie égarée, pour ne pas dire révoltante, renverse tant d’anciennes barrières de la société, et, parmi d’autres hérésies, prêche la doctrine que le but de la punition est la réformation du criminel, une vérité confirmée par l’expérience est que rien ne rend la justice si terrible, et par conséquent si efficace, que la certitude et la célérité des peines qu’elle inflige. Lorsque les formes qu’elle exige ont été observées, la plus prompte exécution de ses jugements est ce qui contribue le plus à la protection de la société. Un grand mérite des lois anglaises, c’est qu’elles offrent rarement au meurtrier et au faussaire des moyens d’échapper au châtiment, et qu’une fois que le coupable a été jugé avec impartialité et condamné, l’expiation de son crime l’attend avec une certitude et une énergie qui laissent dans tous les esprits l’impression que les châtiments sont destinés à produire. Que les Américains aient eu raison d’abroger des lois et des usages qu’ils avaient reçus de leurs ancêtres, c’est une chose aussi sûre qu’il est certain que chaque siècle a des intérêts différents d’un autre, une réunion de circonstances exigeant des principes qui ne sont plus d’accord avec celles qui les ont précédées ; mais on ferait bien aussi de se rappeler que, tandis que les changements sont aussi nécessaires dans l’ordre moral que l’exercice peut l’être dans l’ordre physique, il y a des vérités qui sont éternelles, et des règles de justice et de prudence dont on ne peut s’écarter impunément.

Quand le conseil de guerre s’assembla dans la chambre du conseil de la Proserpine, ce fut avec toutes les formes extérieures nécessaires pour commander le respect. Les officiers étaient en grand uniforme, les serments furent prêtés avec solennité ; la table était arrangée avec goût, et un air de gravité décente régnait sur toutes les physionomies. Cependant on ne perdit pas de temps sans nécessité, et l’officier qui avait été chargé de remplir les fonctions de prévôt reçut ordre d’amener les prisonniers devant le conseil.

Raoul Yvard et Ithuel Bolt arrivèrent au même instant, quoiqu’ils vinssent de différentes parties du bâtiment, et qu’on ne leur eût permis aucune communication ensemble. Dès qu’ils furent à leurs places on leur fut les actes d’accusation, et Raoul ayant déclaré qu’il savait l’anglais, on n’eut pas besoin de nommer un interprète, et les procès furent conduits dans la forme ordinaire. Comme Raoul devait être jugé le premier, et qu’Ithuel pouvait avoir à être appelé comme témoin, on fit retirer celui-ci, les conseils de guerre ne permettant jamais qu’un témoin entende la déposition d’un autre, quoiqu’on ait inventé depuis quelque temps un moyen ingénieux de suppléer aux oreilles en publiant de jour en jour dans les journaux tout ce qui se passe dans les conseils de guerre, quand une affaire ne peut se terminer en une seule séance.

— Maintenant, dit M. Medford, officier chargé de remplir les fonctions de procureur du roi, quand tous les préliminaires furent terminés, maintenant, nous ferons prêter serment au signor André Barrofaldi. — Voici une Bible catholique, Signor, et je vous indiquerai en italien les termes du serment, que vous répéterez après moi. Mais auparavant il faut que je prête serment moi-même comme interprète pour les témoins qui ne parlent pas anglais.

Ces deux serments ayant été prêtés, le procureur du roi fit à Andréa les questions d’usage sur son nom, son âge, sa profession, etc., après quoi il passa à des objets plus importants.

— Signor vice-gouverneur, demanda-t-il, connaissez-vous le prisonnier de vue ?

Si, Signor. J’ai eu l’honneur de le recevoir chez moi dans l’île d’Elbe.

— Sous quel nom et dans quelles circonstances l’avez-vous connu ?

— Il prenait le nom de sir Smit, et se disait capitaine au service du roi d’Angleterre.

— Quel bâtiment prétendait-il commander ?

Le Ving-y-Ving, un lougre ; mais j’ai eu ensuite lieu de croire que c’était le Fiou-Folly, corsaire sous pavillon français. Monsieur m’a honoré de deux visites à Porto-Ferrajo, sous le nom de sir Smit.

— Et vous savez à présent qu’il se nomme Raoul Yvard, et qu’il est capitaine du corsaire français dont vous venez de parler !

— Si je le sais ? — Hum ! — Je sais qu’on m’a dit que sir Smit est Raoul Yvard, et que le Ving-y-Ving est le Fiou-Folly.

— Un on dit ne peut nous suffire, signor Barrofaldi. Ne pouvez-vous vous l’assurer personnellement ?

— Non, Signor.

La séance fut suspendue un instant. On envoya chercher Vito Viti, et on lui fit prêter serment sur la Bible, son attention étant particulièrement dirigée sur la croix figurée sur la reliure.

— Signor Viti, demanda le procureur du roi après les questions préliminaires, avez-vous jamais vu le prisonnier avant ce moment-ci ?

— Oui, Signor, et plus souvent qu’il ne m’est agréable de m’en souvenir. Je ne crois pas que deux graves magistrats aient jamais été plus complètement pris pour dupes que nous ne l’avons été, le vice-gouverneur et moi. Mais les hommes les plus sages deviennent quelquefois comme des enfants à la mamelle, quand un brouillard couvre leur intelligence.

— Dites à la cour dans quelles circonstances cela est arrivé, signor podestat.

— Voici précisément quels sont les faits, Signor. Andréa Barrofaldi est, comme vous le savez, vice-gouverneur de l’île d’Elbe, et moi je suis podestat indigne de Porto-Ferrajo. Comme de raison, il est de notre devoir de veiller à tout ce qui concerne l’ordre public, et plus particulièrement de nous informer des motifs et affaires qui amènent des étrangers dans cette île. Or, il y a trois semaines plus ou moins qu’on vit un lougre, ou une felouque…

— Était-ce un lougre ou une felouque ? demanda le procureur du roi, tenant sa plume levée pour écrire la réponse.

— L’un et l’autre, Signor.

— Il y avait donc deux bâtiments ?

— Non, Signor. Je veux seulement dire que cette felouque était un lougre, Tommaso Tonti a voulu embrouiller mes idées sur ce sujet ; mais ce n’est pas pour rien que j’ai été si longtemps podestat dans un port de mer, et je sais qu’il y a des felouques de toute espèce ; des vaisseaux-felouques, des briks-felouques, des lougres-felouques.

Quand cette réponse eut été traduite, les membres du conseil ne purent retenir un sourire, et Raoul fut sur le point d’éclater de rire.

— Ainsi donc, signor podestat, reprit le procureur du roi, le prisonnier est arrivé à Porto-Ferrajo à bord d’un lougre.

— À ce qu’on m’a dit, Signor ; car je ne l’ai pas vu à bord de ce bâtiment ; mais il m’a dit qu’il commandait un navire nommé le Ving-y-Ving, au service du roi d’Inghilterra, et qu’il s’appelait lui-même il capitano Smit, ou sir Smit.

— Il vous a dit cela ? — Et vous ne savez pas que ce lougre est le fameux corsaire français nommé le Feu-Follet ?

— À présent, je sais qu’on le dit, Signor ; mais, alors, le vice-gouverneur et moi nous pensions qu’il se nommait le Ving-y-Ving.

— Et ne savez-vous pas, — de votre propre science, j’entends, — que le prisonnier qui est sous vos yeux est réellement Raoul Yvard ?

Corpo di Bacco ! — comment pourrais-je le savoir, Signor ? Je ne reçois pas de corsaire dans ma compagnie ; à moins qu’ils n’entrent dans notre port et qu’ils ne s’appellent sir Smit.

Le procureur du roi et les membres du conseil se regardèrent les uns les autres. Aucun d’eux n’avait le moindre doute que le prisonnier ne fût réellement Raoul Yvard ; mais il fallait en avoir une preuve légale avant de pouvoir le condamner. On demanda à Cuff si le prisonnier n’avait pas avoué son identité ; mais ni lui ni personne ne pouvait dire qu’il l’eût fait positivement, quoique une partie de ce qu’il avait dit semblât l’impliquer. En un mot, la justice paraissait menacée de se trouver dans un embarras qui n’est pas très-rare, celui de ne savoir comment prouver un fait dont personne ne doute. Enfin, Cuff se rappela Ithuel et Ghita ; et il écrivit leurs noms sur un morceau de papier qu’il passa au procureur du roi. Celui-ci fit un signe de tête au président, comme pour lui dire qu’il comprenait son idée ; et se tournant ensuite vers le prisonnier, il lui dit qu’il pouvait interroger à son tour le témoin, s’il le jugeait à propos.

Raoul sentait parfaitement dans quelle situation il se trouvait. Quoiqu’il fût très-vrai qu’il n’était pas entré dans la baie de Naples avec le dessein d’y jouer le rôle d’espion, il savait qu’il s’était compromis, et que ses ennemis saisiraient avec empressement cette occasion de le faire périr, s’ils en trouvaient un moyen légal.

Il voyait aussi l’embarras dans lequel ses accusateurs se trouvaient, faute de preuves de son identité, et il résolut de tirer avantage de cette circonstance autant qu’il le pourrait. Jusqu’à ce moment, l’idée de nier son identité ne s’était pas présentée à son esprit ; mais croyant y trouver une porte pour s’échapper, il était naturel qu’il cherchât à en profiter. Se tournant donc vers le podestat, il lui fit ses questions en anglais, pour qu’elles lui fussent traduites de même que celles qui lui avaient déjà été faites.

— Vous dites, signor podestat, que vous m’avez vu à Porto-Ferrajo dans l’île d’Elbe ?

— Oui, Signor ; et j’ai l’honneur d’être une des autorités de cette ville.

— Vous dites que je vous y ai dit que je commandais un bâtiment au service du roi d’Angleterre, une felouque nommée le Ving-and-Ving ?

— Oui, le Ving-y-Ving est le nom que vous avez donné à cette felouque.

— Je croyais, monsieur le podestat, dit Lyon, vous avoir entendu dire que ce bâtiment était un lougre.

— Une felouque-lougre, signor capitano ; rien de plus, rien de moins, sur mon honneur.

— Et tous ces honorables officiers savent parfaitement, dit Raoul d’un ton ironique, qu’une felouque-lougre et un lougre tel qu’est, dit-on, le Feu-Follet, sont deux choses très-différentes. Maintenant, Signor, m’avez-vous jamais entendu dire que je sois Français ?

— Non. Vous n’avez pas été assez fou pour l’avouer à un homme qui déteste le nom de Français. Cospetto ! si tous les sujets du grand-duc détestaient ses ennemis autant que moi, il serait le prince le plus puissant de toute l’Italie.

— Sans doute, Signor. Maintenant, permettez-moi de vous demander si vous m’avez jamais entendu donner à cette felouque un autre nom que le Ving-y-Ving ? L’ai-je jamais nommée le Feu-Follet ?

— Non ; — toujours le Ving-y-Ving, — jamais autrement ; mais…

— Pardon, Signor, mais je vous prie de vous borner à répondre à mes questions. J’ai toujours appelé la felouque le Ving-and-Ving, et je ne me suis jamais donné d’autre nom que celui de capitaine Smit. Tout cela n’est-il pas vrai ?

Si, Signor, — le Ving-y-Ving, et il capitano Smit — sir Smit — issu d’une illustre famille anglaise, si je m’en souviens bien.

Raoul sourit, car c’était sans préméditation qu’il avait dit quelques mots dans ce sens ; il y avait été entraîné par la conversation des deux Italiens, et ils s’étaient fait illusions eux-mêmes. Cependant il ne jugea pas prudent de contredire le podestat, qui n’avait encore allégué contre lui rien qui pût le compromettre.

— Si un jeune homme a assez de vanité pour vouloir se faire passer pour noble, Messieurs, dit-il d’un ton calme, cela peut prouver qu’il a un grain de folie, mais non que ce soit un espion. Vous dites, Signor, que vous ne m’avez jamais entendu dire que je sois Français ; mais ne vous ai-je pas dit que je suis né à Guernesey ?

— Oui ; vous m’avez dit que la famille Smit venait de cette île, comme le vice-gouverneur l’appelle, quoique j’avoue que je n’ai jamais entendu parler d’une île de ce nom. Sans parler de l’île d’Elbe, je sais qu’il y a la Sicile, la Sardaigne, la Corse, Capri, Ischia, l’Irlande, l’Angleterre, Malte, Procida, Pianosa, Gorgona, l’Amérique, et plusieurs autres îles à l’orient ; mais je n’avais jamais entendu nommer celle de Guernesey. Nous autres habitants de l’île d’Elbe, Signori, nous sommes des gens simples et modestes, mais nous connaissons un peu le reste du monde ; et si vous voulez interroger le vice-gouverneur, et l’inviter à vous ouvrir le trésor de ses connaissances, il vous parlera sur ce sujet plus d’une demi-heure. San Antonio ! je doute qu’on trouve son égal dans toute l’Italie, surtout pour connaître les îles.

— Fort bien ! fort bien ! Maintenant, signor podestat, dites à ces messieurs si vous pouvez affirmer, sous la foi du serment que vous avez prêté, qu’il est à votre connaissance personnelle que j’aie quelque chose de commun avec cette felouque nommée Ving-y-Ving.

— Je ne puis le dire que d’après vos propres paroles. Vous étiez en uniforme de marine, comme les officiers qui sont ici, et vous avez dit que vous commandiez le Ving-y-Ving. En parlant des îles, Signori, j’ai oublié celles de Palmavola et de Ponza, devant lesquelles nous avons passé en venant ici de l’île d’Elbe.

— On ne peut mieux. On ne saurait être trop exact quand on fait une déposition après avoir prêté serment. Ainsi donc, signor podestat, le résultat de tout ce que vous venez de dire, c’est que vous ne savez ni si la felouque dont vous parlez est le Feu-Follet, ni si je suis Français ; encore moins si je suis Raoul Yvard ; mais que vous vous souvenez que je vous ai dit que je suis né à Guernesey, et que mon nom est Jacques Smit.

— Oui, vous m’avez dit que vous vous nommiez Giac Smit, et vous ne m’avez pas dit que vous étiez Raoul Yvard. Mais, Signor, je vous ai vu tirer le canon contre les canots de la frégate ou nous sommes, et vous aviez arboré alors le pavillon français. C’est une preuve que vous en étiez ennemi, si nous entendons quelque chose en pareilles affaires à Porto-Ferrajo.

Raoul sentit que ces mots tiraient à bout pourtant contre lui ; mais il manquait quelque chose pour en faire sortir une preuve complète.

— M’avez-vous vu faire feu ou en donner l’ordre, Signor ? — Vous voulez dire que vous avez vu le Ving-and-Ving combattre les canots de la Proserpine ; mais êtes-vous sûr que je fusse alors, moi, à bord de cette felouque ?

— Non, Signor ; mais vous m’avez dit que vous la commandiez.

— Entendons-nous bien, dit le procureur du roi ; l’intention du prisonnier est-elle de nier qu’il soit Français et ennemi de l’Angleterre ?

— Mon intention, Monsieur, est de nier tout ce qui ne sera pas prouvé.

— Mais votre accent, Monsieur, la manière dont vous parlez anglais, votre extérieur même, tout prouve que vous êtes Français.

— Pardonnez-moi, Monsieur ; il y a aujourd’hui beaucoup de pays où l’on parle français, sans qu’ils fassent partie de la France. On parle français en Belgique et sur toute la frontière au nord de ce royaume ; il en est de même du côté de l’est, en Suisse, en Savoie, à Genève, dans le pays de Vaud ; on parle même cette langue dans des possessions anglaises, comme le Canada, Guernesey, Jersey. Condamnerez-vous un homme parce que son accent annonce qu’il n’est pas né à Londres ?

— Nous vous rendrons justice exacte, prisonnier, dit Cuff, et si nous avons quelques doutes, vous en profiterez. Cependant il est bon de vous informer que nous vous soupçonnons fortement d’être Français et de vous nommer Raoul Yvard. Si vous pouvez prouver le contraire, je vous engage à le faire d’une manière directe et positive.

— Et comment cet honorable conseil de guerre entend-il que je le fasse ? — J’ai été arrêté la nuit dernière sur un canots, et l’on me met en jugement ce matin, sans me donner plus de délai qu’on n’en a accordé à Caraccioli. Laissez-moi le temps de faire venir des témoins, et je vous prouverai qui je suis et ce que je suis.

Il prononça ces mots avec beaucoup de sang-froid, en homme assuré de son innocence, et ils produisirent quelque effet sur ses juges, car un appel aux principes invariables de la justice manque rarement d’être entendu. Cependant les officiers de la Proserpine ne pouvaient avoir aucun doute que le prisonnier ne fût Raoul Yvard, et son lougre le Feu-Follet, et il n’était pas vraisemblable que des hommes se trouvant dans de pareilles circonstances laissassent un ennemi si dangereux leur échapper à l’aide de quelques subterfuges. Cet appel ne servit donc qu’à les rendre plus circonspects à éviter tout ce qui pourrait faire naître le moindre doute sur leur impartialité.

— Avez-vous quelque autre question à faire au témoin, prisonnier ? demanda le président.

— Aucune pour le moment, Monsieur ; vous pouvez continuer, si bon vous semble.

— Qu’on appelle Ithuel Bolt, dit le procureur du roi, lisant ce nom sur une liste qu’il avait sous les yeux.

Raoul tressaillit, car l’idée que l’Américain pourrait être appelé comme témoin contre lui ne s’était pas présentée à son imagination. Cependant Ithuel arriva une minute après, prêta serment, et fut placé en face de la table.

— Vous vous nommez Ithuel Bolt ? lui demanda le procureur du roi.

— À ce qu’on dit ici. Quant à moi, je ne réponds point à une telle question.

— Niez-vous que ce soit votre nom ?

— Je ne nie, je n’affirme rien, et je ne veux avoir rien de commun ni avec ce procès ni avec ce vaisseau.

Raoul respira plus librement ; car, pour dire la vérité, il n’avait pas beaucoup de confiance dans la fermeté et le désintéressement d’Ithuel, et il craignait qu’il n’eût été gagné par une promesse de pardon.

— Souvenez-vous que vous avez prêté serment, et que vous pouvez être puni comme contumace si vous refusez de répondre.

— Je ne suis pas sans avoir quelque idée générale des lois, répondit Ithuel en passant une main sur sa queue, comme pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, car nous en savons tous quelque chose en Amérique. J’en ai même gagné quelque connaissance par la pratique, dans ma jeunesse, quoique ce ne fût que devant un juge de paix. Nous avions coutume de dire qu’un témoin ne doit jamais faire une réponse qu’on puisse tourner contre lui.

— C’est donc par crainte de vous accuser vous-même que vous répondez si vaguement ?

— Je refuse de répondre à cette question, dit Ithuel prenant un air de dignité.

— Avez-vous quelque connaissance personnelle du prisonnier ?

— C’est encore à quoi je ne répondrai point.

— Connaissez-vous un homme nommé Raoul Yvard ?

— Qu’importe que je le connaisse ou non ? Je suis né Américain, et j’ai le droit de faire des connaissances en pays étrangers, si j’y trouve mon intérêt ou que cela me soit agréable.

— N’avez-vous jamais servi à bord d’un vaisseau de Sa Majesté ?

— De quelle Majesté ? — À ce que je sache, il n’y a pas d’autre Majesté en Amérique que la Majesté qui est dans le ciel.

— Songez que vos réponses sont prises par écrit, et qu’on peut en faire usage contre vous dans une autre occasion.

— Non pas légalement. On ne peut faire faire à un témoin des réponses qui puissent servir ensuite contre lui.

— On ne peut lui en faire faire, j’en conviens ; mais il peut en faire de son propre mouvement.

— Alors, il est du devoir de la cour de le mettre sur ses gardes. — J’ai vu cela se faire en Amérique plus d’une fois.

— Avez-vous jamais vu un bâtiment nommé le Feu-Follet ?

— Est-il dans la nature qu’un marin se souvienne du nom de tous les bâtiments qu’il a pu voir sur l’Océan ?

— Avez-vous jamais servi sous le pavillon français ?

— Je n’ai pas besoin d’entrer dans le détail de mes affaires privées. Je suis né libre, et par conséquent je puis servir qui bon me semble.

— Il est inutile de faire d’autres questions à ce témoin, dit Cuff. Cet homme est bien connu sur cette frégate, et il sera probablement mis en jugement quand cette première affaire sera terminée.

Il fut donc permis à Ithuel de se retirer, son opiniâtreté étant traitée avec l’indifférence que la force montre quelquefois à l’égard de la faiblesse. Cependant, il n’y avait pas de preuves légales suffisantes pour condamner le prisonnier. Personne ne doutait qu’il ne fût coupable, et il y avait les plus fortes présomptions pour supposer que c’était lui qui avait commandé le lougre qui avait si récemment combattu les canots de la frégate même à bord de laquelle le conseil était assemblé. Mais une supposition ne pouvait suppléer à la preuve que la loi exigeait, et l’exécution récente de Caraccioli avait fait tant parler, que bien peu de juges auraient voulu prononcer une condamnation sans avoir sous les yeux de quoi la justifier. L’affaire devenait donc assez embarrassante, et la cour suspendit encore une fois sa séance afin d’en conférer. Dans la conversation privée qui suivit, Cuff raconta tout ce qui s’était passé, la manière dont l’identité de Raoul avait été constatée, et la grande probabilité — même la certitude morale — qu’il était entré déguisé dans la baie pour espionner ce qui s’y passait. En même temps, il fut obligé de convenir qu’il n’avait pas de preuve positive que le lougre auquel il avait donné la chasse fût français, et encore moins que ce fût le Feu-Follet. Il est vrai qu’il avait hissé le pavillon français, mais il avait aussi hissé le pavillon anglais, et la Proserpine elle-même en avait fait autant. Pendant le combat contre les canots, le lougre avait arboré le pavillon tricolore, ce qui pouvait donner encore lieu à une forte présomption contre ce bâtiment ; mais ce n’était pas une circonstance concluante, car bien des motifs pouvaient justifier cette ruse jusqu’au dernier moment, et la frégate elle-même portait le même pavillon, quand elle avait eu l’air de faire feu contre les batteries de Porto-Ferrajo. On convint que le cas était embarrassant, et quoique personne ne doutât réellement de l’identité de Raoul, ceux qui étaient derrière le rideau craignaient fort d’être obligés d’ajourner le jugement faute de preuve, au lieu de prononcer une sentence sur-le-champ, afin d’y trouver les moyens de se mettre en possession du lougre, comme on l’avait espéré. Lorsque tous ces points eurent été suffisamment discutés, et que Cuff eut amené ses collègues à envisager l’état des choses sous le même point de vue que lui, il leur proposa une mesure qu’il comptait devoir être efficace. Après quelques minutes de discussion sur ce nouveau sujet, on fit rouvrir les portes, et le conseil de guerre reprit sa séance publique.

— Qu’on fasse entrer une jeune fille connue sous le nom de Ghita, dit le procureur du roi en ayant l’air de consulter ses notes.

Raoul tressaillit, et une ombre de profonde inquiétude passa sur son visage ; mais il se rendit bientôt maître de son émotion extérieure et reprit un air impassible. On avait fait sortir Ghita avec son oncle de la chambre qui leur avait été donnée, et on les avait conduits dans une chambre en dessous pour que les délibérations privées du conseil de guerre pussent être parfaitement secrètes, et il fallut attendre quelques minutes avant qu’elle pût arriver. Enfin la porte s’ouvrit, et elle parut devant le conseil. Elle jeta un regard de tendre intérêt sur Raoul ; mais la nouveauté de sa situation, et le caractère imposant d’un serment pour une jeune fille sans expérience, ayant une conscience si timorée, attirèrent bientôt toute son attentions sur la scène qu’elle avait sous les yeux. Le procureur du roi lui expliqua la nature du serment qui lui était demandé, et le lui fit prêter. Si elle eût eu le temps d’y réfléchir, et qu’elle en eût prévu les conséquences, nulle puissance humaine n’aurait pu le lui extorquer ; mais n’y voyant qu’une promesse de dire la vérité, et ayant le mensonge en horreur, elle y consentit sans hésiter, baisa la croix avec respect, et voulut même se mettre à genoux en faisant cette protestation solennelle. Tout cela fut très-pénible pour le prisonnier, qui en prévit les suites sur-le-champ. Mais il avait un respect si profond pour la sincérité ingénue de Ghita, qu’il ne voulut, ni par un geste, ni par un regard, chercher à ébranler cet amour pour la vérité qui faisait la base de son caractère. Elle prêta donc le serment sans qu’il arrivât rien qui pût alarmer son affection pour Raoul, ou lui apprendre quel pourrait être le triste résultat de cette formalité.


  1. Il faut entendre par ces mots ceux qui avaient servi sous Nelson à bord de l’Agamemnon. (Note du traducteur.)
  2. Nelson. (Note du traducteur.)