Le Feu-Follet/Chapitre XIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 257-270).


CHAPITRE XIX.


« Le monde n’est que le titre d’un livre, et ce titre ne contient rien. — Le monde n’est qu’un visage. Si quelqu’un montre son cœur, on lui reproche sa nudité, et on le méprise. »
Young.



Bolt ne fut pas mis en jugement. Il se présentait, quant à lui, plusieurs difficultés sérieuses, et les ordres envoyés au capitaine Cuff lui accordaient un pouvoir discrétionnaire. La peine à prononcer contre lui ne pouvait guère être que celle de mort ; et indépendamment de la perte qu’on ferait d’un homme vigoureux et bon marin, cette affaire impliquait des questions de droit naturel qui pouvaient ne pas être agréables à discuter. Quoique l’exercice de la presse par un capitaine anglais sur des matelots américains à bord de bâtiments de leur propre nation fût une des plus flagrantes injustices, soit en politique, soit dans l’ordre moral, qu’une nation indépendante pût souffrir de la part d’une autre, envisagée comme une pratique qui dura pendant une génération entière, il y avait pourtant quelques circonstances qui, jusqu’à un certain point, en diminuaient l’odieux. Une partie des officiers de la marine dédaignaient d’avoir recours à ce moyen de recruter leurs équipages, et laissaient aux esprits plus grossiers de leur profession une prérogative qui répugnait à leurs sentiments et à leurs habitudes. Nous nous rappelons même d’avoir entendu un jour un marin américain, qui avait vu, en différentes occasions, plusieurs de ses compatriotes soustraits de cette manière à leur pavillon, dire qu’il n’avait jamais trouvé dans l’officier qui exerçait cet acte de piraterie l’air, le port et les manières qui auraient fait reconnaître un gentleman à terre ; et que lorsqu’un officier faisant partie de cette classe abordait un bâtiment américain, il laissait défiler devant lui tout l’équipage sans adresser une seule question à personne.

Quoi qu’il en soit, il est incontestable qu’il existait dans le cœur d’un très-grand nombre d’officiers anglais une forte et généreuse opinion sur l’injustice commise par le gouvernement anglais envers une nation étrangère en abusant du droit de presse pour forcer d’entrer à son service des marins servant sous le pavillon de leur pays. Cuff n’avait peut-être pas tout à fait assez de délicatesse pour porter si loin ses idées sur ce sujet ; mais il était assez humain pour ne pas se soucier de punir un homme pour avoir fait ce qu’il sentait qu’il aurait fait lui-même s’il eût été à sa place, et ce qu’il ne pouvait se dissimuler à lui-même qu’il avait eu le droit de faire. Il était impossible de prendre Ithuel, qui réunissait en lui tant de traits caractéristiques de son pays, pour autre chose que ce qu’il était ; et sa qualité d’Américain était si bien établie à bord de la Proserpine, que ses camarades lui avaient donné le sobriquet d’Yankee. Le fait était donc si bien connu, que Cuff, après en avoir conféré avec Winchester, résolut de ne pas instruire le procès du prétendu déserteur, mais de lui faire reprendre son service à bord du bâtiment, sous le prétexte, — souvent employé en pareille occasion, — de lui laisser le temps de prouver qu’il était né en Amérique, si son allégation à cet égard était vraie. Le pauvre Ithuel ne fut pas le seul Américain qui fut condamné à cette espèce de servitude, car des centaines d’autres, traités de la même manière, passèrent bien des années en voyant briller dans le lointain le même rayon d’espoir, dont ils ne pouvaient jamais approcher. Il fut donc décidé qu’Ithuel ne serait pas mis en jugement, du moins jusqu’à ce que le capitaine Cuff en eût conféré avec l’amiral ; et Nelson, quand il n’était pas sous l’influence de la sirène dont il était devenu l’humble esclave, était un homme porté à l’indulgence, et ayant même des idées chevaleresques de justice. À quelles contradictions l’esprit humain le plus vaste n’est-il pas exposé, quand il perd de vue l’étoile polaire de ses devoirs !

Quand la sentence de Raoul eut été prononcée, et qu’on eut emmené le prisonnier, le conseil de guerre l’ajourna, et l’on dépêcha sur-le-champ un canot à Nelson pour lui porter copie du jugement de condamnation de l’accusé, afin qu’il y donnât son approbation. Les membres du conseil ouvrirent alors une discussion sur l’objet qui était le plus intéressant pour eux, la situation probable du lougre, et les moyens de le capturer. Tous étaient convaincus que le Feu-Follet ne pouvait être bien loin ; mais où était-il ? c’était ce qu’aucun d’eux ne pouvait dire. Des officiers avaient été envoyés sur toutes les hauteurs de Capri, où il se trouve une montagne qui s’élève à plus de mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et tous avaient pris une peine inutile. Rien qui ressemblât au lougre ne s’était montré à leurs yeux, ni au large, ni parmi les îles, ni dans les baies. On avait chargé une embarcation de doubler la pointe de Campanella et d’examiner la côte, et une autre de traverser l’entrée de la baie de Naples, et de passer au nord d’Ischia, pour voir si le lougre n’était pas caché derrière les montagnes de cette île ; en un mot, on n’avait négligé aucun moyen de découvrir ce bâtiment. Mais tout fut inutile : les officiers et les canots revinrent les uns après les autres, épuisés de fatigue et sans le moindre succès.

La plus grande partie du jour se passa de cette manière, car il y avait un calme, et aucun des trois bâtiments ne pouvait mettre à la voile. Comptant bien qu’on découvrirait le lougre à une distance qui permettrait de l’attaquer sur-le-champ, Cuff avait déjà été jusqu’à faire préparer sur chaque bord un détachement pour en garnir les canots, ne doutant pas de la réussite d’une nouvelle attaque de ce genre, à présent qu’il pouvait employer contre l’ennemi toutes les forces disponibles de trois bâtiments. Winchester devait commander la nouvelle expédition, droit qu’il avait acquis au prix de son sang dans la première ; et l’on ne renonça à l’espoir d’obtenir ainsi un succès complet qu’après le retour du dernier canot, celui qui avait été chargé de doubler l’île d’Ischia, et qui n’avait pas mieux réussi que les autres.

Cuff était à causer avec les deux autres capitaines sur son gaillard d’arrière quand on lui fit ce dernier rapport. — On m’a assuré, leur dit-il, que ce Raoul Yvard a eu la hardiesse d’entrer dans plusieurs de nos ports sous pavillon anglais ou neutre, et qu’il y est resté sans être l’objet d’aucun soupçon jusqu’à ce qu’il lui convînt d’en sortir. Serait-il possible qu’il se fût avancé dans la baie jusqu’à la hauteur de la ville ? Il se trouve dans les environs du môle une si grande quantité de petits bâtiments, qu’un lougre comme le Feu-Follet, au moyen d’une nouvelle couche de peinture, et de quelques changements dans son gréement, pourrait y être confondu avec eux. Qu’en pensez-vous, Lyon ?

— C’est certainement une loi de nature, capitaine Cuff, que de petits objets soient négligés en face de plus grands ; et ce que vous dites pourrait arriver, quoique je le place parmi les choses improbables, sinon tout à fait impossibles. On serait pourtant plus en sûreté en se jetant au milieu de quelques centaines de bâtiments, qu’en se hasardant seul dans une rade ou dans un havre. Quand vous voudrez vivre solitaire et caché, sir Frédéric, plongez-vous tout d’un coup dans le Strand, ou prenez un logement sur Ludgate-Hill[1] ; mais si vous désirez être remarqué et vous faire donner la chasse, mettez-vous en retraite dans quelque village des montagnes d’Écosse, et essayez de cacher votre nom seulement un mois. Ah ! celui qui a essayé ces deux manières de vivre en connaît la différence.

— Cela peut être vrai, Lyon, répondit le baronnet ; et pourtant j’ai peine à croire qu’un bâtiment français, petit ou grand, osât aller jeter l’ancre sous le nez de Nelson.

— Ce serait à peu près comme l’agneau se couchant à côté du loup, dit Cuff ; et par conséquent cela n’est pas très-vraisemblable. Monsieur Winchester, n’est-ce pas notre canot qui arrive sur notre hanche ?

— Oui, capitaine ; le voila de retour de Naples. Aide-timonier !

— oui, aide-timonier ! s’écria Cuff d’un ton sévère, est-ce ainsi que vous faites attention à vos devoirs, Monsieur ? Voici notre canot sur le point de nous aborder, et vous êtes muet sur un fait si important ?

Ce mot, monsieur, est très-usité à bord d’un bâtiment de guerre. Prononcé par un inférieur, il semble aussi naturel qu’un don venant du ciel aux oreilles du supérieur auquel il s’adresse. D’égal à égal, il a un air de cérémonie et de réserve qui est un signe, tantôt de respect, tantôt de manque de respect. Mais dans la bouche d’un supérieur, ce mot implique toujours un reproche, sinon une menace. En semblable occasion, le mieux que puisse faire la partie la plus faible, c’est de garder le silence ; et l’on n’apprend nulle part cette vérité plus vite que sur un bâtiment. L’aide-timonier ne répondit donc rien, et l’officier qui avait porté à Nelson la sentence du conseil de guerre monta à bord, et remit au capitaine Cuff la réponse de l’amiral.

— Voyons ! dit Cuff ouvrant l’enveloppe de cette dépêche intéressante, dès qu’il fut arrivé dans sa chambre avec ses deux confrères. « Approuvé. Ordonné que la sentence sera mise à exécution à bord de la frégate de Sa Majesté la Proserpine, demain dans la journée, entre le lever et le coucher du soleil. »

Suivaient ensuite la date et la signature bien connue de « Nelson et Bronté. » C’était à quoi Cuff s’attendait, et même ce qu’il désirait, mais il aurait voulu avoir plus de latitude pour le temps de l’exécution ; car il ne faut pas que le lecteur suppose que notre capitaine était cruel et vindicatif, et qu’il désirait réellement infliger une peine à Raoul Yvard pour le punir d’avoir déjoué ses tentatives et d’avoir fait éprouver une défaite à ses canots. Il en était si loin que son seul but était de faire servir la sentence de mort prononcée contre le prisonnier, à obtenir de lui la connaissance des ordres qu’il avait laissés sur son lougre avant de le quitter, et de faire ensuite valoir cet aveu pour obtenir qu’on lui fît grâce de la vie et qu’on le traitât comme prisonnier de guerre. Cuff n’avait pas une grande vénération pour les corsaires, et l’idée qu’il se faisait de leur moralité n’était nullement déraisonnable, quand il supposait qu’un homme qui n’avait d’autre but que son intérêt personnel en faisant la guerre, n’hésiterait pas à racheter sa vie en trahissant un secret. Si Raoul eût appartenu à la marine régulière de la république française, le capitaine du bâtiment de guerre anglais n’aurait peut-être osé compter sur l’aveu qu’il se flattait d’en obtenir ; mais comme il ne commandait qu’un bâtiment corsaire, Cuff croyait fermement qu’il se trouverait trop heureux de se sauver à ce prix. Sir Frédéric et Lyon envisageaient l’affaire sous le même point de vue ; et maintenant qu’ils étaient armés de tout ce qu’il fallait pour faire réussir ce dessein, ils regardaient la prise du Feu-Follet comme presque certaine.

— C’est pourtant une chose affligeante, Cuff, dit sir Frédéric avec son ton d’indolence, de n’avoir d’autre alternative que de trahir ses amis ou d’être pendu. Dans la chambre des communes, nous disons : « Je veux être pendu si je le fais ; » et ici, vous allez dire : « Tu seras pendu si tu ne le fais pas. »

— Bon, bon, Dashwood, répondit Cuff ; le choix de ce Raoul Yvard sera bientôt fait. Personne ne peut s’imaginer qu’il tienne bon. Nous capturerons le lougre et ce sera la fin de l’affaire. — Je donnerais mille livres sterling pour que cet infernal Fiou-Folly fût en ce moment à portée de pistolet de cette frégate. — Je suis piqué au jeu.

— Cinq cents livres seraient un haut prix, répliqua Lyon d’un ton sec. Je ne crois pas que nos parts de prise pour un pareil bâtiment, — en supposant qu’il tombe entre nos mains, — montent à cent livres pour chacun de nous.

— Eh bien, Messieurs, dit sir Frédéric en bâillant, que les dés décident lequel de nous trois en aura la totalité, si nous sommes maîtres du lougre d’ici à vingt-quatre heures, calculant le temps d’après les chronomètres de ce bâtiment. — Vous avez sans doute des dés ici, Cuff ; et ce sera le moyen de passer une demi-heure.

— Pardon, capitaine Dashwood, mais je ne puis permettre ce genre de passe-temps sur mon bord ; cela serait contraire aux règlements de la marine. D’ailleurs ni Lyon, ni moi, nous n’avons autant de centaines de livres que vous à jeter au vent. Quant à moi, j’aime à toucher d’abord mes parts de prise, et j’en dispose ensuite.

— Vous avez raison, capitaine Cuff, dit Lyon, mais ce ne serait pas une grande innovation de jouer la part de sir Frédéric, si cela peut lui être agréable. L’argent est sans doute une agréable acquisition, et il rend la vie douce au saint comme au pécheur ; mais je doute fort que vous trouviez aussi facile que vous vous y attendez, de faire consentir ce monshure Rawl à vous dire son secret concernant ce lougre.

Cette opinion ne fut point partagée par les deux autres capitaines ; et après une courte discussion ils allaient se séparer, quand Griffin se précipita dans la chambre, sans avoir frappé à la porte et sans donner une des marques de respect ordinaire.

— À la manière dont vous arrivez, monsieur Griffin, dit Cuff d’un ton un peu froid, on dirait que vous êtes entraîné par une trombe.

— C’est un bien mauvais vent que celui qui n’est bon pour personne, capitaine, répondit le lieutenant pouvant à peine respirer, tant il s’était hâte de venir annoncer au capitaine ce qu’il avait appris à l’instant. L’homme qui est en vigie sur la hauteur au-dessus de Campanella vient de nous faire un signal pour nous avertir qu’il aperçoit le lougre au sud-est, quelque part dans les environs de la pointe de Piane ; et ce qui vaut encore mieux, c’est que le vent de terre arrive ce soir plus tôt que de coutume.

— Excellente nouvelle ! s’écria Cuff, se frottant les mains de plaisir. Retournez sur le pont, Griffin, et dites à Winchester de désaffourcher, et de faire le signal aux autres bâtiments pour qu’ils en fassent autant. — À présent, Messieurs, la partie est à nous, et il ne s’agit plus que de bien la jouer. — Comme la Proserpine est peut-être le bâtiment le meilleur voilier, — à ces mots, sir Frédéric sourit ironiquement, et Lyon leva les sourcils comme s’il eût vu une merveille, — comme la Proserpine est peut-être le bâtiment le meilleur voilier, elle doit aller le plus loin sous le vent ; ainsi donc, je lèverai l’ancre et je prendrai le large, faisant route au nord-est, comme si je voulais gagner le détroit de Bonifacio, par exemple, jusqu’à la nuit ; alors je serrerai le vent au sud environ une couple d’heures ; et ensuite je ferai une auloffée au sud-est, jusqu’à ce que je sois au sud du golfe de Salerne. Tout cela sera fait avant le jour, si le vent se soutient. Vous pourrez donc, au point du jour, me chercher à la hauteur de Piane, — disons à deux lieues, — et, comme je l’espère, au large du lougre. Vous me suivrez, sir Frédéric, aussitôt que le soleil se couchera, et vous vous tiendrez dans mes eaux autant que possible, ayant pourtant soin de mettre en panne à minuit. Vous vous trouverez ainsi par le travers du golfe, à peu près à mi-chemin entre les deux caps, un peu au sud-ouest de Campanella. Quant à vous, Lyon, vous pouvez rester ici jusqu’à ce que la nuit soit tout à fait tombée ; alors vous passerez entre Capri et le cap, vous descendrez au sud pendant deux heures, et ensuite vous mettrez en panne. Vous serez par là en état de surveiller l’entrée et la sortie du golfe, sous la côte nord.

— Et cet arrangement terminé à votre satisfaction, capitaine Cuff, dit Lyon en prenant une énorme prise de tabac, quelles instructions nous donnez-vous pour les évolutions subséquentes ?

— Chaque bâtiment devra se maintenir dans sa situation jusqu’à ce qu’il fasse grand jour. S’il arrive, comme je l’espère, que nous ayons alors le Fiou-Folly entre la côte et nous, tout ce que nous aurons à faire sera de le serrer de plus en plus près, et de le pousser de plus en plus dans la baie. Naturellement il se réfugiera sur des bas-fonds ; alors nous jetterons l’ancre, et nous le ferons attaquer au nord et au sud par nos canots, sous le couvert de notre artillerie. Si nous le tenons une fois dans la baie, il est à nous, sûr comme le destin.

— C’est un plan bien conçu, capitaine Cuff, dit Lyon, et il est de nature à pouvoir être bien exécuté. Mais s’il arrive qu’au lieu de trouver ce païen entre la côte et nous, nous nous trouvions entre lui et la côte, que devrons-nous faire ?

— Lui donner la chasse au large, et alors chaque bâtiment fera pour le mieux. — Je regrette, Messieurs, de manquer aux lois de l’hospitalité, mais il faut que la Proserpine mette à la voile. Elle a une longue route à faire, et à peine peut-on compter sur les vents une heure de suite dans cette saison.

Cuff paraissant si pressé, ses deux hôtes le quittèrent sans beaucoup de cérémonie. Sir Frédéric, en arrivant sur son bord, commença par avancer son dîner d’une heure, et invita son chirurgien-major et l’officier commandant les soldats de marine, — deux excellents convives, — à le partager avec lui. Après le dîner, il s’amusa à racler du violon, et deux heures après il donna les ordres nécessaires à son premier lieutenant, et ne s’inquiéta plus de la frégate qu’il commandait. Quant au capitaine Lyon, dès qu’il fut de retour à bord de sa corvette, il ordonna qu’on raccommodât pour la huitième ou neuvième fois quelques vieilles voiles, et fit ensuite solitairement un dîner très-frugal.

Les choses se passaient tout autrement à bord de la Proserpine. On vira au cabestan à courir, et quand le capitaine parut sur le pont, une des ancres était déjà caponée ; la seconde ne tarda pas à l’être également ; les mois huniers furent aussitôt largués, bordés et hissés, les autres voiles furent successivement établies, et la frégate, couverte de voiles, ne tarda pas à doubler la pointe d’Ana-Capri. Elle présentait le cap à l’ouest, inclinant un peu au nord, et s’il y avait eu au sud quelque bâtiment pour épier ses mouvements, — et l’on n’en voyait aucun, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, — on aurait pu croire qu’elle gouvernait vers la côte de Sardaigne, probablement dans l’intention de passer entre cette île et celle de Corse, par le canal de Bonifacio. Le vent étant presque à l’est, et la brise étant bonne, la vitesse de la frégate promettait de répondre à l’attente de son commandant.

Lorsque le soleil se coucha et que les ténèbres couvrirent la Méditerranée, les petites voiles furent rentrées, et la Proserpine gouverna au sud, ayant le vent du travers. Un des derniers objets qui furent visibles du pont de la frégate, — indépendamment des montagnes, des îles et du continent, des guirlandes de fumée sortant du Vésuve, de l’azur du vide, et du bleu plus foncé de la mer, — fut un point noir qu’on distinguait à peine dans le lointain, et ce point noir était la Terpsichore, qui se tenait autant que possible dans les eaux de la Proserpine. Sir Frédéric était encore à table avec ses amis ; mais il avait sur le pont un premier lieutenant habile et vigilant, qui était en état de prendre les mesures nécessaires dans quelque situation que pût se trouver la frégate. D’ailleurs il avait reçu les ordres de son capitaine, et il les exécutait avec une exactitude et une attention qui promettaient de ne rien laisser à désirer. D’une autre part, l’équipage du Ringdove fut occupé à rapiécer de vieilles voiles jusqu’à ce que l’heure de quitter le travail fût arrivée. Alors le vaisseau fut désaffourché ; à l’heure dite, l’ancre qui restait fut levée, et la corvette mit à la voile. Quand elle eut passé rentre Capri et Campanella, suivant l’ordre du capitaine Cuff, Lyon fit dire à son premier lieutenant de venir le trouver dans sa chambre.

— Regardez ici, Mac Bean, lui dit-il, montrant une carte étendue sur la table ; le capitaine Cuff doit être juste à présent à la hauteur de Piane, et il se trouvera bien loin sous le vent quand la brise de l’ouest arrivera demain matin. Sir Frédéric l’a suivi à une fameuse distance des côtes, et il ne sera guère mieux loti. Or, ce lougre doit valoir la peine qu’on y songe, si tout ce qu’on en dit est vrai. Dix contre un qu’il s’y trouve de l’or, car ces corsaires l’aiment par-dessus tout ; et en y joignant la valeur du lougre, de son gréement, et de tout ce qui sera trouvé dans les coffres, je ne regarderais pas comme une merveille que cette prise valût huit à dix mille livres sterling. Cela ferait une excellente prise pour l’équipage d’une corvette ; mais ce ne sera qu’une bagatelle s’il faut en faire le partage entre les équipages de trois bâtiments, déduction faite de la part de l’amiral. — À quoi pensez-vous, Airchy ?

— Précisément à ce que vous me disiez, capitaine. Il faudrait diviser en trois la part de chaque lieutenant, comme celle de chaque capitaine.

— C’est cela même, Airchy. Ayez donc soin de bien ouvrir les yeux sur le pont. Il n’est pas nécessaire d’aller tout à fait aussi loin que le capitaine Cuff nous l’a suggéré ; car faites attention que si ce lougre est dans la baie, il cherchera à gagner ce promontoire, et en restant dans les environs il est plus probable que nous le rencontrerons. — Vous saisissez mon idée ?

— Parfaitement, capitaine, et j’aurai soin de m’y conformer. Mais comment entend-on la loi en ce qui concerne l’obscurité ? Moi j’entends qu’un bâtiment n’a droit aux parts de prise qu’autant qu’il est en vue ; mais l’obscurité est-elle un empêchement légal ?

— Très-certainement ; car l’idée est que celui qui peut voir, peut agir. Or, si nous prenons le lougre avant que Cuff et sir Frédéric puissent même savoir où il est, d’après quel principe peuvent-ils nous soutenir et aider à la capture ?

— Et vous désirez que nous ayons les yeux bien ouverts cette nuit, capitaine Lyon ?

— Sans doute. — Si vous tirez un bon parti de vos yeux, nous en tirerons un meilleur du lougre ; car il serait dommage d’avoir à partager entre trois ce que nous pouvons garder pour nous seuls.

Telles étaient les idées qui occupaient l’esprit de nos trois capitaines, tout en s’acquittant de leur devoir : Cuff désirait vivement de capturer le Feu-Follet ; mais c’était principalement pour en avoir l’honneur, quoiqu’il s’y mêlât, peut-être à son insu, quelque désir secret de se venger de la perte que ce bâtiment lui avait fait éprouver ; sir Frédéric laissait à son premier lieutenant le soin de gouverner sa frégate, et ne songeait qu’à tuer le temps ; et Lyon n’envisageait la prise du lougre que sous le rapport de son intérêt personnel.

Une heure ou deux plus tard, à l’instant où il allait se coucher, Cuff envoya prier son premier lieutenant de venir lui parler, s’il n’était pas encore au lit. Winchester était à écrire son journal privé ; et, interrompant cette occupation, il obéit avec cet air de soumission tranquille qu’un premier lieutenant prend toujours avec son capitaine.

— Bonsoir, Winchester, lui dit Cuff d’un ton amical et familier qui prouva sur-le-champ au lieutenant qu’il n’avait pas été mandé pour recevoir une mercuriale ; prenez une chaise et buvez un verre de ce vin de Capri avec un peu d’eau. On en pourrait boire ainsi un gallon sans que le cap changeât de direction ; mais, tel qu’il est, il vaut mieux que rien pour remplir les vides.

— Je vous remercie, capitaine ; on l’aime assez à la table des officiers, et le maître-d’hôtel en a acheté ce matin deux barils, tandis que le conseil de guerre était en séance. — On m’a dit que l’amiral a donné son approbation à la sentence, et que le Français doit être pendu à notre vergue de misaine dans le cours de la journée de demain ?

— C’est ainsi que le tout est écrit sur le papier ; mais s’il veut avouer où est son lougre, il en sera quitte à meilleur marché. Quoi qu’il en soit, de la manière dont vont les choses à présent, nous prendrons ce maudit Fiou-Folly, et nous n’en serons redevables qu’à nous-mêmes.

— Cela ne vaudra que mieux. — Je n’aime pas, à voir un homme trahir ses compagnons.

— Je pense comme vous, Winchester ; cependant il faut à tout prix que nous prenions ce lougre. — Mais je vous ai fait venir pour vous parler de Bolt. — Il faut prendre un parti à l’égard de ce drôle. — C’est un cas de désertion aussi clair qu’il en fut jamais, — et même de désertion à l’ennemi, capitaine. J’aimerais mieux voir pendre dix misérables de son espèce, qu’un homme comme ce Français.

— Il est évident que vous êtes sans rancune, Winchester. Avez-vous déjà oublié Porto-Ferrajo et l’affaire des canots ; ou aimez-vous vos ennemis, comme l’ordonne l’Écriture ?

— Tout s’est passé dans les règles dans l’affaire dont vous parlez, capitaine, et par conséquent on ne doit pas y songer. Je n’ai rien à reprocher à M. Yvard ; et à présent que ma blessure est guérie, je ne l’en estime que plus. Mais il n’en est pas de même de ce Bolt ; — un misérable fuyard qui laisse à d’autres le soin de soutenir la cause de son pays, et qui fait la guerre au commerce anglais à bord d’un corsaire français !

— Oui, c’est là la question, Winchester. — Était-ce bien la cause de son pays qu’il soutenait à bord de cette frégate ?

— Nous l’avons saisi comme Anglais sur le bâtiment à bord duquel il servait, et pour être d’accord avec nous-mêmes nous devons agir en conséquence.

— Et faire pendre un homme innocent, comme ayant commis un acte de trahison qu’il ne pouvait commettre ?

— Quoi ! capitaine, croyez-vous à l’histoire de ce drôle, qu’il est né Yankee ? Si cela est vrai, nous ne pouvons le traiter plus injustement que nous ne l’avons déjà fait. Mais quant à moi, je regarde tous ceux qui usent d’un semblable subterfuge comme des Anglais rebelles, et je les traite comme tels.

— C’est un bon moyen pour tranquilliser sa conscience, Winchester ; mais c’est une affaire trop sérieuse quand il y va de la vie. Si Bolt mérite d’être puni, sa punition doit être la mort ; et c’est une chose dont on doit être, passablement certain avant de pousser l’affaire trop loin. — J’ai quelquefois eu des doutes si trois ou quatre de nos hommes étaient bien véritablement Anglais.

— Pour avoir une certitude complète en pareil cas, capitaine Cuff, il faudrait que chaque bâtiment eût à bord les registres de naissances de toutes les paroisses d’Angleterre. S’ils ne sont pas Anglais, pourquoi n’en donnent-ils pas des preuves satisfaisantes ? Vous devez convenir que cela n’est que raisonnable.

— Je n’en sais trop rien, Winchester ; il y a deux faces à cette question. Supposez que le roi de Naples vous fît saisir ici, à terre, et qu’il vous demandât de prouver que vous n’êtes pas né son sujet ; comment vous y prendriez-vous, n’ayant pas en poche le registre des naissances de votre paroisse ?

— Eh bien, capitaine, si nous avons si grand tort, nous ferions mieux de leur accorder tout d’un coup leur, congé à tous, quoique l’un des hommes dont vous parlez soit le meilleur matelot que nous ayons à bord, — je crois devoir nous en prévenir.

— Il y a une grande différence, Winchester entre donner son congé à un homme et le faire pendre. Nous manquons de bras en ce moment, bien loin d’en avoir une paire de trop. J’ai examiné hier notre rôle d’équipage, et je ne l’avais jamais trouvé si faible. Il nous faudrait dix-huit à vingt bons marins de plus pour mettre cette frégate sur un pied respectable. Ce Bolt n’est certainement pas un marin de la première classe ; mais il est en état de mettre la main à tant de choses, qu’il se rend aussi utile que le maître d’équipage. En un mot, nous ne pouvons nous passer de lui, — ni en lui donnant son congé, ni en le faisant pendre, quand même ce ne serait que justice de prendre ce dernier parti.

— Bien certainement, capitaine, je n’ai nulle envie de commettre une injustice. — Quel est votre bon plaisir à l’égard de cet homme ?

— Mon bon plaisir est de lui faire reprendre son service. S’il est réellement Américain, ce serait une indignité de lui infliger même la peine des verges ; car n’étant pas sujet du roi et ne s’étant pas enrôlé volontairement, il ne peut être traité ni comme déserteur ni comme traître. Nelson m’a laissé un pouvoir discrétionnaire, et j’en userai de la manière la plus sûre pour notre conscience et la plus utile pour nous, en lui faisant reprendre son service. Quand j’en trouverai l’occasion, je m’informerai des détails de son affaire, et s’il peut prouver qu’il n’est pas Anglais, il faudra bien lui accorder son congé. Je suppose que nous reverrons l’Angleterre d’ici à un an ou deux, et alors tout cela pourra s’arranger avec justice et impartialité. — Je crois bien que Bolt se trouvera trop heureux d’accepter ces conditions.

— Peut être, capitaine. Mais notre équipage ? Que penseront nos matelots en voyant les crimes de désertion et de trahison rester impunis ? Les drôles disent sur le gaillard d’avant bien des choses que nous n’entendons pas sur le gaillard d’arrière.

— J’y ai pensé, Winchester. Je suppose que vous savez ce que c’est qu’un témoin du roi[2]. Eh bien, Raoul Yvard vient d’être jugé et condamné comme espion ; Bolt a été appelé comme témoin dans cette affaire ; il ne faudra donc que quelques mots lâchés à propos à ce sujet pour faire prendre le change à tout l’équipage et nous sauverons les apparences en ce qui concerne la discipline.

— Cela peut se faire, capitaine, j’en conviens ; mais le pauvre diable aura une vie dure à mener, si nos matelots s’imaginent qu’il a joué le rôle de témoin du roi. Les hommes de cette classe haïssent un délateur plus qu’un criminel. Il deviendra la bête noire de tout l’équipage.

— C’est ce qui peut arriver ; mais cela vaut encore mieux que d’être pendu. Le drôle devra se croire heureux d’en être quitte à si bon marché, et remercier Dieu de sa merci. D’ailleurs, vous pouvez veiller à ce qu’il ne soit pas persécuté outre mesure. Ainsi donc, Winchester, donnez ordre au capitaine d’armes de lui ôter ses fers, et faites-lui reprendre son service avant de vous coucher.

C’est ainsi que l’affaire d’Ithuel fut arrangée, du moins pour le moment. Cuff était un de ces hommes qui ne sont pas disposés à pousser les choses trop loin, quand ils trouvent trop difficile de faire tout à fait leur devoir. Il n’y avait pas à bord de la Proserpine un seul officier qui doutât véritablement du pays qui avait vu naître Bolt, quoiqu’il n’y en eût pas un qui eût voulu l’avouer ouvertement. Il y avait trop de « granit » dans Ithuel, pour qu’un Anglais pût s’y tromper longtemps, et son langage même, dont il était si fier, aurait prouvé où il était né, à défaut de toute autre preuve. Mais les officiers d’un bâtiment de guerre anglais avaient alors une ténacité qui ne permettait pas à une main vigoureuse de se desserrer quand elle avait saisi ce qui lui convenait. Dans un service comme celui de la Grande-Bretagne, il existait un esprit de corps qui faisait naître une sorte de rivalité entre les bâtiments de guerre ; et les hommes étant l’objet le plus essentiel pour faire valoir les bonnes qualités d’un bâtiment, on ne renonçait à un seul matelot qu’avec une répugnance qu’il faut avoir vue pour y croire. Cuff ne pouvait donc se résoudre à rendre pleine justice à Ithuel, quoiqu’il ne pût se décider à porter l’injustice jusqu’à le faire juger et condamner ; et comme Nelson lui avait laissé un pouvoir discrétionnaire, il en usa comme nous venons de le rapporter.

Si la position de l’Américain eût été mise franchement sous les yeux de Nelson, l’amiral aurait ordonné sans hésiter qu’on lui donnât son congé. Il n’avait rien de commun avec l’esprit de rivalité des bâtiments de son escadre, et il avait des idées et des vues trop élevées pour prendre part à l’injustice de contraindre un étranger à rester au service de l’Angleterre ; car ce n’était que lorsqu’il était sous l’influence pernicieuse de la sirène à laquelle nous avons déjà fait allusion, qu’il cessait d’être juste et magnanime. Il avait certainement des préjugés, préjugés qui quelquefois même passaient les bornes ordinaires. L’Amérique à ses yeux ne valait guère mieux que la France ; mais il n’était pas sans quelque excuse pour la première de ces antipathies nationales ; car, indépendamment de l’aversion naturellement produite par l’établissement de la république cisatlantique, le hasard, dans les Indes occidentales, l’avait mis à portée de reconnaître les fraudes, les ruses et la cupidité d’une classe d’hommes qui ne montrent jamais le caractère national sous ses couleurs les plus brillantes. Cependant il avait trop d’intégrité pour protéger volontairement l’injustice, et l’esprit trop chevaleresque pour s’abaisser au rôle d’oppresseur. Mais Ithuel était tombé entre les mains d’un homme qui, s’il était préservé des faiblesses de l’amiral, était bien loin d’en avoir les grandes qualités, et qui était fortement imbu de l’esprit de rivalité qui régnait entre tous les bâtiments de l’escadre. Winchester obéit aux ordres du capitaine Cuff. Il fit sortir de son hamac le capitaine d’armes, et lui ordonna d’ôter les fers à Ithuel Bolt, et de le lui amener sur le gaillard d’arrière.

— D’après ce qui s’est passé ce matin, dit le premier lieutenant à l’Américain, assez haut pour être entendu de tous ceux qui n’étaient pas à l’autre bout du bâtiment, le capitaine Cuff a donné ordre qu’on vous ôte vos fers, et que vous repreniez votre service comme par le passé. Vous saurez apprécier cette indulgence, Bolt, et je ne doute pas que vous n’en serviez avec plus de zèle que jamais. N’oubliez pas que vous avez été sur le point d’avoir une corde autour du cou. — Demain matin, vous rependrez votre service.

Ithuel était trop adroit pour faire aucune réponse. Il comprit parfaitement pourquoi on lui faisait grâce, et il en conçut l’espoir de pouvoir s’évader une seconde fois. Cependant l’idée de passer pour avoir trahi son ami, et d’avoir été témoin d’état, comme il le disait, ne lui plaisait nullement ; car, aux yeux du vulgaire, c’est un plus grand péché que d’avoir commis mille crimes. Winchester ne put lire ce qui se passait dans son esprit. Après l’avoir congédié, il causa quelques instants avec Yelverton, qui était l’officier de quart, bâilla deux ou trois fois, et descendant enfin dans sa chambre, il se mit sur son cadre, et fut endormi en moins de cinq minutes.


  1. Quartiers de Londres très-populeux et très-fréquentés. (Note du traducteur.)
  2. On appelle en Angleterre témoin du roi, un coupable auquel on fait grâce avant qu’il ait été mis en jugement, à condition qu’il paraîtra comme témoin contre ses complices, ce qui n’a lieu qu’à défaut d’autres témoins. (Note du traducteur.)