Le Feu-Follet/Chapitre XII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 157-170).


CHAPITRE XII.


« Ils saluent un juge de paix, tant qu’il est en place, mais ils peuvent le culbuter l’année suivante ; ils respectent leur prêtre, mais n’étant pas d’accord sur le prix ou la croyance, ils le congédient sans crainte ; ils ont un talent naturel pour tout prévoir et tout savoir, et si Park revenait de son long voyage en Afrique pour leur montrer où est la source du Nil, ils lui répondraient : — Nous le savons. »
Halleck.



Raoul ne s’était mépris ni sur les moyens employés par ses ennemis, ni sur la manière dont ils les avaient obtenus. La frégate avait trouvé une des felouques chargée d’approvisionnements pour la marine, et entre autres choses de douze à quinze barils de goudron. Griffin, qui mourait d’envie de se venger de la défaite qu’il avait éprouvée le matin, pensa sur-le-champ qu’on pourrait faire de ce bâtiment un brûlot. Comme il offrit de le conduire lui-même, ce qui était toujours un service dangereux, le capitaine Cuff y avait consenti. Rien n’aurait pu être mieux concerté que tout ce qui eut rapport à cette entreprise, y compris la manière dont notre héros empêcha la destruction de son bâtiment. La frégate se plaça entre sa prise et le lougre pour lui cacher le fait qu’on mît un canot à bord de la felouque. Lorsque tout fut prêt, la felouque eut l’air d’avoir reçu la permission de continuer sa route, et l’on accorda véritablement cette permission aux deux autres pour mieux masquer le stratagème. Griffin, comme on l’a vu, longea la côte, son but étant de remonter plus haut que le lougre, en se rapprochant de lui autant que possible. Quand il se trouva en avant du lougre autant qu’il le désirait, il se servit de dragues pour rendre son petit bâtiment stationnaire, et se laissa aller à la dérive vers sa victime, comme nous l’avons déjà dit. Sans les inquiétudes et la sagacité d’Ithuel, le projet n’aurait pas été découvert ; et sans le sang-froid, le courage et les ressources d’esprit de Raoul, l’entreprise aurait infailliblement réussi, malgré les soupçons qu’on avait eus.

Cuff et ceux qui étaient avec lui sur le pont de la frégate, suivirent des yeux toute l’affaire avec le plus vif intérêt. Ils ne purent voir que les voiles de la felouque à l’aide d’une longue-vue de nuit, tandis qu’elle dérivait sur le lougre, et Yervelton venait de s’écrier que les deux bâtiments étaient en contact à l’instant où les flammes s’élevèrent. À une pareille distance, les deux bâtiments parurent être en feu, et lorsque le Feu-Follet se fut rapproché de la frégate d’une cinquantaine de brasses, en s’éloignant de la felouque embrasée, les trois bâtiments étaient si exactement sur la même ligne, que, du pont de la frégate, le lougre et la felouque semblaient se toucher encore et brûler ensemble. Les Anglais s’attendaient à entendre à chaque instant l’explosion du magasin à poudre du Feu-Follet ; et comme il n’y en eut point, ils en conclurent qu’il avait coulé à fond. Quant à Griffin, il avait fait force de rames vers la côte, tant pour ne pas être exposé au feu du corsaire en passant par son travers, que dans l’espoir d’intercepter Raoul, s’il cherchait à s’échapper sur un canot ; il alla même jusqu’à débarquer à une lieue du mouillage, sur les bords de la rivière, et il y resta longtemps après minuit. Voyant alors que les ténèbres devenaient encore plus épaisses, il retourna à la frégate, ayant grand soin de s’écarter du bâtiment incendié et fumant encore, de peur d’accident.

Telle était la situation des choses quand le capitaine Cuff monta sur le pont le lendemain matin au point du jour. Il avait donné ordre qu’on l’éveillât à cette heure, et il lui tardait d’avoir une bonne vue de la mer et surtout de la côte. Le rideau commença enfin à se lever lentement ; sa vue s’étendit de plus en plus loin sur la mer, puis sur la rivière, et enfin tout devint visible, et même la terre. Nul bâtiment d’aucune espèce n’était en vue, les restes de la felouque incendiée avaient même disparu ; cependant on les retrouva ensuite dans les brisants où ils avaient été jetés par le courant, mais on ne revit aucun vestige du Feu-Follet. Pas une tente dressée sur le rivage, pas un canot errant sur la mer, pas un mât porté sur l’eau à la dérive, pas le moindre fragment d’une voile. Tout avait sans doute été consumé par la conflagration. En descendant dans sa chambre, Cuff marchait la tête plus haute qu’il ne l’avait fait depuis l’affaire de la matinée précédente, et il ouvrit son pupitre d’un air très-content de lui-même et de ce qu’il avait fait. Cependant un généreux regret se mêlait à son triomphe. C’était beaucoup d’avoir détruit le corsaire le plus redouté qui fût jamais sorti d’un port de France, mais il était pénible de songer qu’il avait fait périr soixante-dix à quatre-vingts hommes, comme autant de chenilles jetées dans le feu. Quoi qu’il en fût, c’était une chose faite, et il fallait rédiger son rapport aux autorités supérieures. Il écrivit donc la lettre suivante à l’officier commandant en chef les forces navales anglaises dans la Méditerranée.


« À bord de la Frégate de Sa Majesté la Proserpine, à la hauteur de l’embouchure du Golo, de de Corse, le 23 Juillet 1799.


« Milord,

« J’ai la satisfaction de vous donner avis, pour l’information de milords les commissaires de l’Amirauté, de la destruction du corsaire républicain le Fiou-Folly, commandé par le fameux Raoul Yvard, dans la nuit du 22 courant. Les détails de ce succès important sont comme il suit : apprenant que ce célèbre écumeur de mer s’était montré sur les côtes du royaume de Naples et des états Romains, et y avait commis beaucoup de déprédations, je remontai le long de la péninsule, gardant la terre en vue, et nous arrivâmes dans le canal de l’île d’Elbe dans la matinée du 21 de ce mois. En découvrant la baie de Porto-Ferrajo, nous y vîmes à l’ancre, près de la ville, un lougre portant le pavillon anglais. Comme c’était un port ami, nous ne pûmes croire que c’était le Fiou-Folly ; cependant, voulant nous en assurer, nous approchâmes et nous lui fîmes des signaux ; mais tandis que nous avancions à l’est, il en profita pour s’échapper le long des rochers et s’enfuit au vent. Nous le poursuivîmes jusqu’à une courte distance, et nous allâmes ensuite sous le vent de Capraya, où nous restâmes jusqu’au 22 au matin, après quoi nous retournâmes devant Porto-Ferrajo. Nous retrouvâmes le lougre dans la baie ; et, le connaissant alors pour ce qu’il était, nous lui donnâmes la chasse. Un calme étant survenu, je le fis attaquer par mes canots, sous les ordres de MM. Winchester et Griffin, mes premier et second lieutenants. Après une vive escarmouche dans laquelle nous éprouvâmes quelque perte, quoique évidemment beaucoup moindre que celle des républicains, M. Yvard réussit à s’échapper à la faveur d’une brise qui s’éleva tout à coup. Ayant établi toutes mes voiles, nous nous remîmes en chasse et nous le poursuivîmes jusque dans l’embouchure du Golo, où il jeta l’ancre au milieu de bas-fonds et hors de la portée de nos canons. Ayant heureusement pris une felouque qui avait un chargement de goudron et d’autres combustibles, je résolus d’en faire un brûlot et de détruire ainsi ce bâtiment ennemi. Mon premier lieutenant, M. Winchester, ayant été blessé dans l’attaque des canots, je chargeai le second, M. Griffin, à sa propre demande, de ce service dangereux, et il s’en acquitta, vers dix heures du soir, avec le zèle, le sang-froid et l’intelligence d’un excellent officier. Je joins ici le rapport qu’il me fait de cette affaire, et je demande la permission de le recommander aux bonnes grâces de milords les commissaires de l’amirauté. Ils ont tout lieu d’être également satisfaits de la bonne conduite de M. Winchester, sous un feu très-vif dans la matinée. J’espère que cet estimable officier sera bientôt en état de reprendre son service.

« Permettez-moi, Milord, de vous féliciter de la destruction d’un croiseur si audacieux. Elle a été si complète qu’il ne reste pas un seul fragment de ce bâtiment. Il y a lieu de croire que tout l’équipage a péri. L’humanité peut regretter ce sacrifice de tant d’hommes, mais il a été fait pour le service de notre gouvernement et de la religion. Le lougre était rempli de femmes dissolues, dont l’équipage du brûlot a entendu les chants licencieux et irréligieux en s’en approchant. Je vais longer la côte pour voir si je n’y trouverai pas quelque radeau à la dérive, après quoi je me rendrai à Livourne pour y prendre des rafraîchissements.

« J’ai l’honneur d’être, Milord,

« Le très-obéissant serviteur de Votre Seigneurie,

« Richard Cuff,
« Au contre-amiral, le très-honorable lord Nelson,
duc de Bronté, etc., etc., etc. »


Cuff relut deux fois cette lettre ; et ayant fait venir Griffin, il lui en fit la lecture, jetant sur lui un regard en dessous, quand il en vint à l’endroit où il parlait de lui.

— Ainsi finit l’histoire de ce maudit Fiou-Folly, Griffin. J’espère qu’il ne donnera plus le change à aucun de nos croiseurs.

— Je l’espère comme vous, capitaine. Me permettrez-vous de vous engager à changer quelques lettres dans le nom de ce lougre ? Votre secrétaire pourra faire ce changement en copiant votre brouillon.

— J’ose dire que les Français l’écrivent autrement que nous ne le ferions ; car, en général, ils ne sont pas très-forts en orthographe. Écrivez ce nom comme vous l’entendrez, Griffin, quoique Nelson méprise autant que moi la philosophie et la science dont ils se vantent. Quant à l’anglais, je crois que vous le trouverez correctement orthographié. Comment écrivez-vous cet infernal nom ?

Feu-Follet, capitaine, répondit Griffin en écrivant ces mots sur un morceau de papier. Je pensais à vous demander la permission de prendre un canot pour aller jusqu’à l’endroit où le lougre était mouillé, et voir si je n’en découvrirais par quelques débris. Vous ne mettrez pas à la voile avant l’arrivée du vent d’ouest ?

— Non, probablement non. Eh bien ! je vais faire mettre mon gig à la mer, et nous irons ensemble. Il faut que le pauvre Winchester garde la chambre encore quelque temps ; ainsi, il est inutile de l’inviter à nous accompagner. Je n’ai pas voulu remuer la bile de Nelson en lui donnant le montant exact de la perte que nous avons faite dans l’affaire des canots.

— Je crois que vous avez bien fait, capitaine. « Quelque perte » est ce qu’on pouvait dire de mieux. Cela signifie — plus ou moins.

— C’était mon idée. J’ose dire qu’il y avait une vingtaine de femmes à bord du lougre ?

— C’est ce que je ne saurais dire, mais j’y ai entendu chanter une femme pendant que nous nous en approchions, et il est probable qu’elle n’y était pas seule. L’équipage du lougre était au complet, car c’était comme un essaim d’abeilles sur le gaillard d’avant quand nous nous éloignâmes. Je vis Raoul Yvard, à la lueur des flammes, aussi distinctement que je vous vois, et j’aurais pu l’abattre d’un coup de mousquet ; mais j’ai pensé que cela ne serait pas très-honorable.

— Vous avez eu raison, dit Cuff.

Et montant tous deux sur le pont, ils s’embarquèrent dans le gig[1], et se firent conduire à l’endroit où ils supposaient que le lougre avait péri. — Ils en parcoururent tous les environs, sans que le moindre débris de ce bâtiment parût à leurs yeux. Griffin dit qu’il supposait que lorsque la soute aux poudres avait été noyée, le robinet, dans la hâte et la confusion du moment, avait pu être laissé ouvert, circonstance qui pouvait fort bien avoir entraîné au fond de l’eau en deux ou trois heures un petit bâtiment, surtout après que sa coque avait été brûlée jusqu’à fleur d’eau. Il ne restait donc plus qu’à chercher la partie inférieure de cette coque au fond de la mer, et il n’était pas impossible de la trouver, car l’eau de la Méditerranée est ordinairement si claire que l’œil peut y distinguer les objets à la profondeur de plusieurs brasses ; même à l’embouchure du Golo, quoique ce fleuve arrive à la mer chargé des alluvions des montagnes. Il est presque inutile de dire que cette recherche ne réussit pas mieux que la première, car en ce moment le Feu-Follet était bien tranquillement à l’ancre à Bastia ; son équipage s’occupait déjà d’établir un nouveau grand mât, en place de celui qui était avarié ; et Carlo Giuntotardi, sa nièce et Raoul Yvard remontaient la principale rue de cette ville, qui est située sur une montagne comme Porto-Ferrajo, sans avoir rien à craindre des frégates anglaises, des brûlots et de tous les dangers de la mer. Mais tout cela était un profond mystère pour Cuff et son compagnon, qui avaient depuis longtemps l’habitude d’expliquer de la manière la plus favorable les résultats de leurs entreprises ; et ils étaient convaincus, non sans quelque raison, que le Feu-Follet, pour nous servir de leurs propres termes, avait laissé ses os quelque part le long de la côte.

Cuff aimait beaucoup la chasse, et il avait pris son fusil avec lui dans le dessein à demi formé de descendre à terre, et de passer le temps à chasser dans des marais voisins de la côte jusqu’à ce que le vent d’ouest arrivât. Après deux ou trois heures de recherche infructueuse, il fit part de son projet à Griffin.

— Il doit y avoir des bécasses dans ces marécages, ajouta-t-il, et dans un jour ou deux Winchester ne serait nullement fâché qu’on lui en servît une. Je n’ai jamais été blessé de ma vie sans avoir eu le désir de manger du gibier aussitôt que la fièvre était passée. Il doit y avoir aussi des bécassines sur les bords de cette rivière. C’est la saison des bécassines, Griffin.

— Il est encore plus probable, capitaine, que quelques hommes de l’équipage du corsaire ont gagné la terre à l’aide de planches ou de tonneaux vides, et qu’ils sont cachés dans les environs, épiant ce que font nos canots. Trois ou quatre d’entre eux seraient trop pour vous, capitaine, car tous ces drôles sont armés de grands couteaux aussi longs que nos coutelas.

— Votre idée peut être juste, Griffin, et je renonce à mon projet. Allons, Davy, retournons à la frégate, et nous nous mettrons à la recherche de quelque autre de ces vauriens de républicains.

Au bout d’une demi-heure, le gig était hissé à sa place à bord de la Proserpine, et trois heures après elle mit à la voile et prit lentement le large, car le vent d’ouest fut très-léger ce jour-là, et le soleil se coucha à l’instant où la frégate se trouvait par le travers de la petite île de Pianosa. Le vent vint alors du nord, et le cap du bâtiment fut placé à l’est, sa route étant entre cette île et l’île d’Elbe. Pendant toute la nuit la Proserpine avança lentement le long de la côte méridionale de cette dernière île, et quand elle eut pris le vent du sud le matin, elle reparut dans le canal de Piombino, précisément comme elle l’avait fait quand son nom s’est présenté pour la première fois sous les yeux du lecteur. Cuff avait donné ordre, suivant sa coutume, qu’on l’éveillât au point du jour ; car, dans cette guerre active et importante, c’était sa pratique invariable d’être à cette heure sur le pont, afin de voir de ses propres yeux ce que le hasard de la nuit pouvait avoir mis à sa portée.

— Eh bien ! Griffin, dit-il après avoir reçu le salut de l’officier de quart, nous avons en une nuit bien tranquille. Voici la pointe de Piombino, et nous avons encore l’île d’Elbe et ce petit îlot rocailleux à bâbord. Comme un jour ressemble à un autre, et surtout pour nous autres marins !

— Pensez-vous réellement ainsi, capitaine ? Suivant moi, on ne trouverait pas sur les tables de loch de la Proserpine un jour égal à celui d’hier, depuis que nous avons pris l’Epervier et son convoi. Oubliez-vous la destruction du Feu-Follet ?

— Oui, c’est quelque chose ; surtout pour vous, Griffin. Eh bien ! Nelson l’apprendra bientôt, car je lui enverrai ma dépêche dès que nous serons à Livourne, et nous nous y rendrons dès que j’aurai pu avoir une entrevue avec ces bonnes gens de Porto-Ferrajo. Après tout ce qui s’est passé, le moins que nous puissions faire, c’est d’informer votre vitché-govern-a-tory du succès que nous avons obtenu.

— Une voile ! cria l’homme qui était en vigie sur la vergue du hunier de misaine.

Les deux officiers se retournèrent, regardèrent autour d’eux, et le capitaine fit la question d’usage : — De quel côté ?

— Près de nous à bâbord, capitaine, par notre hanche du vent.

— Par notre hanche du vent ! Du diable si cela peut être vrai, Griffin. Le drôle aurait-il pris ce petit îlot pour la coque d’un bâtiment ?

— En ce cas, il faudrait qu’il l’eût prise pour un vingt-ponts, dit Griffin en riant. L’homme qui est là-haut est Ben Brown, et personne n’a de meilleurs yeux que lui à bord.

— Le voyez-vous, capitaine ? demanda Brown en regardant par-dessus son épaule.

— Non certainement, répondit Cuff. Est-ce que vous rêvez ?

— Il faut donc que cette petite île vous empêche de le voir. — C’est un lougre, et il ressemble à celui que nous avons brûlé la nuit dernière, aussi bien qu’un de nos bossoirs ressemble à l’autre.

— Un lougre ! s’écria Cuff. Quoi ! encore un autre de ces vagabonds ! Par Jupiter ! j’examinerai cela moi-même. Il y a dix contre un que je le verrai de la grande hune.

Trois minutes lui suffirent pour monter à la hune en question, ayant passé par le trou du chat, comme le fait tout homme sensé sur une frégate, surtout quand elle est stationnaire faute de vent. C’était un temps ou l’on avançait rapidement dans la marine anglaise ; on y voyait bien peu de lieutenants à barbe grise, et il s’y trouvait même quelques amiraux qui n’avaient pas encore leurs dents de sagesse. Cuff était donc encore jeune et actif, et il ne lui fallut pas de grands efforts pour monter les enfléchures de son bâtiment, comme nous venons de le dire. Une fois dans la hune, il ouvrit de grands yeux et resta une bonne minute immobile, regardant du côté que Ben Brown avait indiqué. Pendant tout ce temps, Griffin, debout sur le gaillard d’arrière, regardait le capitaine avec autant d’attention que celui-ci en mettait à considérer le bâtiment étranger. Cuff daigna enfin jeter un regard en dessous de lui, pour satisfaire la curiosité qu’il supposait que son second lieutenant devait naturellement éprouver. Griffin n’osait questionner son capitaine sur ce qu’il voyait, mais ses traits étaient un répertoire de questions sur ce sujet.

— Un frère corsaire, par Jupiter Ammon ! lui cria Cuff, et même un frère jumeau. Brown a eu raison de le dire, ils se ressemblent comme un bossoir à l’autre, et même encore plus, si je suis en état d’en juger.

— Que voulez-vous que nous fassions, capitaine ? demanda le lieutenant. Pendant tout ce temps nous avançons sous le vent. Je ne sache pas qu’il y ait positivement ici un courant, mais…

— Fort bien, Monsieur, fort bien. — Orientez-vous promptement bâbord amures, et qu’on dispose les canons de bâbord. Nous pouvons avoir à désemparer ce bâtiment avant de le prendre.

Après avoir ainsi parlé, Cuff descendit comme il était monté, c’est à-dire par le trou du chat, et il reparut bientôt sur le pont. La frégate offrit alors une scène d’activité et d’empressement. Tout le monde fut mis à l’ouvrage ; les uns démarrèrent les canons, les autres brassèrent les vergues d’après la nouvelle route.

Le lecteur comprendra beaucoup plus facilement ce qui va suivre, s’il peut jeter les yeux sur une carte de la côte d’Italie. Il y verra que la côte orientale de l’île d’Elbe s’étend à peu près du nord au sud, Piombino étant situé environ au nord-nord-est de son extrémité septentrionale. Près de cette extrémité se trouve la petite ville rocailleuse dont nous avons parlé plus d’une fois, et qui est le lieu dont, quinze ans plus tard, Napoléon fit le poste avancé de son empire insulaire. La Proserpine était du côté de cet îlot, et le lougre inconnu de l’autre. La frégate était assez avant dans le canal pour pouvoir serrer le vent, bâbord amures, en parant l’îlot, tandis que le lougre était assez au vent ou au sud pour ne pas être vu du pont de la frégate à cause des rochers qui se trouvaient entre les deux bâtiments. Comme la distance de l’îlot à l’île d’Elbe n’excédait pas une centaine de brasses, le capitaine Cuff espérait enfermer le lougre entre la terre et lui, étant bien loin de s’imaginer qu’il osât traverser un passage si étroit et si rocailleux. Mais il ne connaissait pas son homme, qui était Raoul Yvard, et qui était venu là de Bastia dans l’espoir d’éviter de rencontrer de nouveau son formidable ennemi. Il avait vu les voiles de la frégate au-dessus des rochers dès qu’il avait fait jour, et comme il ne doutait pas, lui, de l’existence de la Proserpine, il l’avait reconnue sur-le-champ. Le premier ordre qu’il donna fut d’orienter au plus près possible, et son grand désir était de profiter de sa position sous le vent des montagnes de l’île d’Elbe, pour entrer dans le même passage, dans lequel le vent soufflait avec plus de force que partout ailleurs.

Comme la Proserpine était à une bonne lieue de distance dans le canal, le Feu-Follet, qui ne marchait jamais avec plus de vitesse que par un vent léger, avait tout le temps d’arriver à son but. Au lieu d’éviter le passage étroit qui sépare les deux îles, Raoul y entra hardiment : et en tenant ses yeux vigilants attachés sur sa vergue de misaine pour qu’elle lui apprit le danger, il réussit à faire deux bordées dans ce détroit, et en sortit au sud par celle de tribord, doublant l’extrémité de l’îlot, à l’instant même où la frégate se montrait de l’autre côté. La tâche du lougre devenait alors facile, car il n’avait qu’à surveiller son ennemi et à virer à temps vent devant pour mettre l’îlot entre eux, puisque le capitaine anglais n’oserait faire entrer un bâtiment d’un tel tirant d’eau dans un passage si étroit. Raoul ne négligea pas cet avantage, et Cuff avait viré deux fois, s’approchant à chaque fois de plus en plus près de l’îlot, avant d’être convaincu que ses canons ne lui rendraient aucun service tant qu’il n’aurait pu du moins le doubler ; et qu’alors ils lui deviendraient très-probablement inutiles, par un vent si léger, attendu la distance à laquelle il serait de son ennemi.

— Laissons aller ce vagabond, Griffin, dit-il après avoir fait cette importante découverte ; c’est déjà quelque chose d’avoir délivré la mer de l’un d’eux. D’ailleurs, nous ne sommes pas sûrs que ce soit un bâtiment ennemi, car il n’a pas hissé de pavillon, et il paraît sortir de Porto-Ferrajo, qui est un port ami.

— Raoul Yvard en a fait autant, non pas une fois, mais deux, murmura Yelverton, qui, n’ayant été employé dans aucune des tentatives faites contre le Feu-Follet, était du petit nombre de ceux qui doutaient un peu de la destruction de ce bâtiment. Ces deux jumeaux se ressemblent extrêmement, et surtout Pompée, comme disait le nègre Américain de ses deux enfants.

Personne ne fit attention à cette remarque faite à demi-voix, car l’illusion de la destruction du lougre était si forte à bord de la Proserpine, qu’il aurait été aussi inutile de vouloir persuader aux officiers et aux matelots que le Feu-Follet n’avait pas été brûlé, qu’il le serait de faire croire à une grande nation qu’elle n’est pas exempte des faibles et des préjugés dont on avoue l’existence dans des états moins populeux. La Proserpine vira de nouveau, et, hissant son pavillon, elle entra bientôt dans la baie de Porto-Ferrajo, et jeta l’ancre près de l’endroit que le lougre avait occupé en deux occasions différentes. Le gig fut mis à la mer, et le capitaine, accompagné de Griffin, comme interprète, se rendit à terre et alla faire sa visite de cérémonie aux autorités.

Le vent étant extrêmement léger, tout ce que nous venons de rapporter ne put se faire qu’en plusieurs heures ; et lorsque les deux officiers montèrent la rue escarpée qui conduisait chez le vice-gouverneur, le jour était assez avancé pour rendre convenable le moment pris pour cette visite. Cuff, ayant mis son grand uniforme, ses épaulettes et son épée, attira l’attention générale dès qu’on le vit entrer dans un canot, et Vito Viti avait pris l’avance pour aller avertir son ami de la visite qu’il allait recevoir. Andréa Barrofaldi ne fut donc pas pris au dépourvu, et il eut quelques instants pour préparer ses excuses d’avoir été dupe d’un tour aussi impudent que celui qui lui avait été joué par Raoul Yvard. Il fit un accueil poli aux deux officiers, mais avec un air de dignité, et quoique tout ce que disaient les deux principaux interlocuteurs dût être traduit avant qu’ils pussent s’entendre, le cérémonial n’y perdit rien. Cette circonstance jeta d’abord un peu de gêne dans l’entrevue, mais chacun d’eux avait à dire quelque chose dont il désirait avoir l’esprit soulagé, et le naturel l’emporta bientôt sur l’affectation des formes.

— Je dois vous expliquer, sir Cuff, dit le vice-gouverneur, de quelle manière est arrivé ici, dans notre baie, un événement tout récent ; car, sans cette explication, vous pourriez être porté à nous considérer comme ayant négligé nos devoirs, et comme indignes de la confiance que le grand-duc nous accorde. Je fais allusion, comme vous devez le sentir, au fait que le Feu-Follet à deux fois été à l’ancre tranquillement sous les canons de nos batteries, et que son commandant et des hommes de son équipage ont reçu l’hospitalité à terre.

— De pareilles choses doivent arriver dans des temps comme ceux-ci, monsieur vitché-govern-a-tory ; et nous autres marins nous les attribuons aux accidents de la guerre, répondit très-gracieusement le capitaine Cuff, qui, après le succès qu’il venait d’obtenir, était trop magnanime pour juger les autres très-sévèrement. Il pourrait être plus difficile de tromper un capitaine d’un bâtiment de guerre, comme moi, par exemple ; mais j’ose dire, vitché-govern-a-tory, que s’il s’était agi de quelque chose qui eût eu rapport à l’administration de votre petite île, M. Yvard lui-même aurait eu à faire à plus fort que lui.

Le lecteur s’apercevra que le capitaine Cuff prononçait d’une manière assez étrange le mot italien énonçant la dignité d’Andréa Barrofaldi. C’était la suite du désir que nous avons tous dans nos rapports avec des étrangers de leur parler leur langue plutôt que la nôtre. Le digne capitaine n’avait pas une idée plus précise de ce que veut dire vice-gouverneur, que les Américains ne semblent en avoir encore à présent de ce que signifie vice-président ; mais comme il avait remarqué la prononciation italienne du mot vice-governatore, il cherchait à l’imiter de son mieux, quoiqu’un sourire se dessinât sur les lèvres de Griffin quand il le prononçait.

— Vous ne faites que me rendre justice, signor ou sir Cuff, comme je présume que je dois vous appeler ; car, en ce qui concerne nos devoirs ici, sur terre, nous ne sommes pas aussi ignorants qu’en ce qui a rapport à votre honorable profession. Ce Raoul Yvard s’est présenté à moi comme officier anglais, titre que j’estime et que je respecte ; et il avait pris audacieusement le nom d’une famille noble et puissante de votre pays.

— Ah ! le baroné ! s’écria Cuff, qui, dans ses rapports avec les Italiens du sud, ayant appris que ce mot signifiait également — fripon et baron, — aimait à l’employer quand il en trouvait l’occasion. Dites-moi, je vous prie, vitché, quel nom avait-il pris ? Cavendish-Howard-Seymour ? C’est quelqu’un de ces grands noms, Griffin, j’en réponds. Je suis surpris qu’il n’ait pas pris celui de Nelson.

— Non, Signor, il prit le nom de famille d’une autre race illustre, et se présenta devant moi sous le nom de sir Smit, fils de milordo Smit.

— Smit ! Smit ! je ne me souviens pas d’avoir vu un pareil nom sur la liste de la pairie d’Angleterre. Serait-ce Seymour que le vitché veut dire, Griffin ? C’est certainement un grand nom, et plusieurs membres de cette famille ont servi dans la marine. Il est possible que ce baroné ait eu assez d’impudence pour se donner le nom de Seymour.

— Je ne le crois pas, capitaine ; Smit est la manière dont les Français prononcent le nom de Smith ; et je suppose que ce M. Raoul s’est emparé du premier nom anglais qui lui est venu à l’esprit, comme un homme qui tombe par-dessus le bord s’accroche à une corde ou à une planche, et le hasard a voulu que ce nom fût Smith.

— Et qui diable a jamais entendu parler de lord Smith, Griffin ? Nous aurions une jolie espèce d’aristocratie, si l’on y trouvait des noms semblables !

— Le nom ne fait pas une grande différence, capitaine. L’essentiel, ce sont les actions et l’ancienneté de la famille.

— Et se donner un titre par-dessus le marché ! — sir Smit ! — J’ose dire qu’il aurait été prêt à faire serment que Sa Majesté l’a créé chevalier banneret, sous le pavillon royal et sur le pont du bâtiment qu’il commandait, comme cela est arrivé à quelques anciens amiraux. Cependant le vitché a oublié une partie de l’histoire, car ce devait être du moins sir John ou sir Thomas Smit.

— Non, capitaine, car les Français et les Italiens n’entendent rien à la manière dont nous employons les noms de baptême après un titre, de préférence aux noms de famille, comme sir Édouard, lord Harry, lady Betty.

— Au diable les Français ! Je puis croire tout ce que vous me direz d’eux ; mais j’aurais pensé que les Italiens en savaient davantage. — Maintenant il est à propos, Griffin, de faire comprendre au vitché de quel sujet nous venons de parler, car il pourrait trouver peu honnête que nous ayons ainsi causé ensemble ; — et en même temps chatouillez un peu son amour-propre en lui disant un mot de ses livres et de sa science, car notre chirurgien-major m’a dit qu’il avait appris à Livourne que le vitché avait toujours en main un livre ou un autre.

Le lieutenant exécuta cet ordre, et fit allusion à la réputation d’érudition d’Andréa, ce qui, dans les circonstances, ne venait pas mal à propos, et ce dont le vice-gouverneur se trouva très-flatté.

— Mes prétentions en littérature ne s’élèvent pas très haut, Signor, répondit Barrofaldi avec un air d’humilité, et je vous prie d’en assurer sir Cuff ; mais le peu de connaissances que j’ai acquises m’ont suffi pour me faire découvrir certaines impostures de ce corsaire qui ont été sur le point de me faire connaître la vérité dans un moment très-critique. Croiriez-vous qu’il a eu l’audace de me faire accroire, à moi, qu’il a existé un célèbre orateur anglais portant le même nom et ayant autant de mérite que le plus grand des orateurs de Rome et de Pompéi — un sir Cicéron ?

— Le fourbe ! s’écria Cuff quand ce nouveau trait d’impudence lui eut été expliqué par Griffin. Je crois que le drôle était capable de tout. Mais c’en est fait de lui à présent, et de tous ses sir Smit et sir Cicéron. — Griffin, apprenez au vitché quel a été le destin de ce baroné.

Griffin raconta alors au vice-gouverneur la manière dont on supposait que le Feu-Follet, Raoul Yvard et tout son équipage avaient péri dans les flammes, comme un nid de chenilles sur un arbre. Andréa Barrofaldi l’écouta avec un degré d’horreur convenable exprimée sur tous ses traits, mais Vito Viti donna des signes d’incrédulité qu’il ne chercha point à cacher. Griffin n’en continua pas moins sa relation, et il la termina en parlant des recherches infructueuses que le capitaine et lui avaient faites pour trouver quelques débris du bâtiment incendié.

Les deux fonctionnaires écoutèrent tout ce récit avec beaucoup d’attention. Ils se regardèrent ensuite l’un l’autre d’un air de surprise et en faisant des signes expressifs. Enfin Andréa se chargea de commencer l’explication.

— Il y a dans tout ceci quelque erreur fort extraordinaire, signor tenente, car Raoul Yvard vit encore ; nous l’avons vu doubler ce promontoire sur son lougre, ce matin à la pointe du jour.

— Oui, dit Cuff lorsque Griffin lui eut traduit ce peu de mots, le vitché a eu cette idée parce qu’il a vu le lougre que nous avons rencontré nous-mêmes ce matin : et je n’en suis pas surpris, car les deux bâtiments se ressemblaient d’une manière étonnante. Mais nous avons vu de nos propres yeux, Griffin, les flammes consumer le baroné, et il ne peut plus flotter sur l’eau. — Je dis le baroné, parce que, dans mon opinion, le Fiou-Folly est un aussi grand coquin que son commandant et chaque homme de son équipage.

Griffin traduisit ce discours aux deux Italiens ; mais ils ne furent pas convaincus,

— Non, non, signor tenente, dit le vice-gouverneur ; nous sommes certains que le lougre qui a passé ici ce matin était le Feu-Follet, car il a pris pendant la nuit une de nos felouques qui revenait de Livourne ; mais Raoul Yvard lui permit ensuite de continuer sa route, en reconnaissance, dit-il au patron, des bons traitements qu’il avait reçus ici quand il était à l’ancre dans notre port. Il porta même la présomption jusqu’à le charger de me présenter les compliments de sir Smit, et de m’assurer qu’il espérait pouvoir quelque jour m’offrir ses remerciements en personne.

Nos lecteurs peuvent se figurer si cette nouvelle fut agréable au capitaine Cuff. Après avoir fait plusieurs questions et reçu autant de réponses, il fut pourtant forcé d’y croire malgré lui. Il avait dans sa poche le projet de rapport officiel qu’il avait préparé pour annoncer la destruction du Feu-Follet, et il le déchira secrètement en si petits morceaux, qu’un mahométan même n’en aurait pu trouver un fragment assez grand pour y écrire le mot Allah !

— Il est diablement heureux, Griffin, dit-il après une assez longue pause, que ma dépêche ne soit pas partie ce matin pour Livourne ; Nelson aurait furieusement tempêté s’il l’avait reçue. Je n’ai pourtant jamais cru aussi dévotement nos vingt-neuf articles de foi que…

— Je crois qu’il y en a trente-neuf, capitaine, dit modestement Griffin.

— Trente-neuf, si vous voulez ; qu’importe qu’il y en ait dix de plus ou de moins en pareille affaire ? nous avons ordre de croire à tous, quand il y en aurait cent. Mais je n’y ai jamais cru aussi dévotement que je croyais à la destruction de cet infernal corsaire. Ma foi est ébranlée pour toute ma vie.

Griffin lui adressa quelques mots de condoléances, mais il était trop mortifié lui-même pour lui offrir des consolations. Barrofaldi mit fin à cette situation embarrassante en redoublant de politesse envers les deux officiers, et il les invita à déjeuner avec lui. On verra par la suite ce qui résulta de cette visite, et les communications auxquelles elle donna lieu.


  1. Gig : nom donné à une très-légère embarcation appartenant au capitaine.