Le Feu-Follet/Chapitre III

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 32-46).


CHAPITRE III.


« Il y a Jonathan, cet heureux gaillard, qui sait tout cela depuis l’A B C, Monsieur, et qui n’oublie rien de ce qu’il peut apprendre. »
14,763e vers de Yankee Doadle.



Le capitaine ne fut pas fâché de se trouver hors de la maison du gouvernement, — du palais, comme une bonne partie des simples habitants de l’île d’Elbe appelaient cette modeste demeure ; il avait été très fatigué de l’érudition persévérante du vice-gouverneur ; et quoiqu’il sût par cœur une quantité suffisante d’anecdotes nautiques, qu’il eût vu assez de ports d’Angleterre pour se tirer passablement d’affaire dans de pareilles occasions, il ne s’était jamais attendu à une si longue conversation surtout ce qui concernait son prétendu pays. Si le digne Andréa avait entendu la moitié des malédictions qu’il proféra en le quittant, sa sensibilité en eût été choquée, et peut-être ses premiers soupçons lui seraient-ils rentrés dans l’esprit.

Il faisait nuit ; mais c’était une nuit étoilée, calme, voluptueuse, telle qu’en ont vu ceux qui connaissent la Méditerranée et ses côtes. Il faisait à peine un souffle de vent, quoique la fraîcheur, qui semblait n’être que la douce haleine de la mer, eût engagé quelques oisifs à prolonger leur promenade sur les hauteurs. Le marin, en y arrivant, s’arrêta un instant, comme s’il eût été indécis de quel côté il irait. Une femme, soigneusement enveloppée d’une grande mante, passa à son côté, le regarda avec attention, et continua à avancer sur les hauteurs. Son passage avait été trop subit et sa marche trop rapide pour permettre au jeune homme de la considérer à son tour ; mais voyant qu’elle se dirigeait vers le côté le moins fréquenté, il la suivit. Il la vit bientôt s’arrêter, et il ne tarda pas à être auprès d’elle.

— Ghita ! s’écria-t-il d’un ton joyeux, en reconnaissant des traits qu’elle ne cherchait plus à cacher. C’est être bien heureux, et cette rencontre m’épargne beaucoup d’embarras. Mille remerciements de votre bonté, chère Ghita : en cherchant à découvrir votre demeure, j’aurais pu vous compromettre aussi bien que moi.

— C’est pour cette raison, Raoul, que j’ai hasardé pour vous voir une démarche qui ne convenait pas à mon sexe. Tous les yeux, dans cette petite ville de caquetage, sont fixés en ce moment sur votre lougre, et soyez bien sûr qu’ils se fixeraient sur son capitaine si l’on savait qu’il est à terre. Je crains que vous ne sachiez pas ce qu’on vous soupçonne d’être, vous et votre lougre.

— Rien de honteux, j’espère, chère Ghita ; quand ce ne serait que pour ne pas déshonorer vos amis.

— Bien des gens pensent et disent que vous êtes Français, et que le pavillon anglais n’est qu’une ruse.

— N’est-ce que cela ? s’écria Raoul Yvard en riant. Eh bien ! il faut supporter cette ignominie. Sur ma foi, c’est ce que nous sommes tous, à l’exception d’un brave Américain qui nous est fort utile quand il nous devient indispensable de parler anglais. Et pourquoi serais-je offensé de ce que les bons habitants de Porto-Ferrajo nous prennent pour ce que nous sommes ?

— Je ne veux pas dire que vous devriez être offensé, Raoul, mais que vous pourriez être en danger. Si le vice-gouverneur vient à concevoir cette idée, il donnera ordre aux batteries de faire feu sur vous, et elles vous couleront à fond comme un bâtiment ennemi.

— Non, non, Ghita ; il aime trop il capitano Smit pour commettre un tel acte de cruauté. D’ailleurs il faudrait qu’il changeât de place toute son artillerie pour pouvoir la faire porter sur le Feu-Follet, à l’endroit où il est : je ne laisse jamais mon petit Feu-Follet à portée de la main d’un ennemi. — Regardez, Ghita ; vous pouvez le voir par cette percée entre les maisons, — dans cette partie sombre de la baie, — vous devez voir qu’aucun canon des batteries de Porto-Ferrajo ne peut l’effrayer, et encore moins l’atteindre.

— Je connais sa position, Raoul, et je comprends pourquoi vous avez mouillé dans cet endroit. Je vous ai reconnu, ou j’ai cru vous reconnaître, dès que vous avez été à portée de ma vue, et je n’ai pas été fâchée de voir un si ancien ami. — J’irai même plus loin, et je dirai que je m’en suis réjouie ; car il me semblait que vous passiez si près de cette île pour faire savoir à quelqu’un, que vous saviez y être, que vous ne l’aviez pas oublié. Mais, en vous voyant entrer dans la baie, j’ai cru que vous aviez perdu l’esprit.

— Et je l’aurais réellement perdu, chère Ghita, si j’avais été plus longtemps sans vous voir. Que sont ces misérables insulaires pour que je les craigne ? Ils n’ont pas un seul croiseur, ils n’ont que quelques felouques qui ne valent pas la peine que je les brûle. Qu’ils nous montrent seulement le bout d’un doigt, nous prendrons à la remorque cette polacre autrichienne qui est dans leur port, nous la conduirons au large, et nous la brûlerons à leurs yeux. — Le Feu-Follet mérite son nom. Il est ici — là — partout, avant que ses ennemis puissent s’en douter.

— Mais ses ennemis ont conçu des soupçons, et vous ne pouvez être trop circonspect. Dans quelle situation je me trouvais quand la batterie tirait sur vous ce soir !

— Et quel mal m’ont-ils fait ? Ils ont coûté au grand-duc deux gargousses et deux boulets, et n’ont pas même fait changer de route à mon petit lougre. Vous avez trop vu de pareilles choses, Ghita, pour être alarmée par un peu de fumée et de bruit.

— J’en ai trop vu, Raoul, pour ne pas savoir qu’un gros boulet, lancé de ces hauteurs, tombant sur votre Feu-Follet, et en perçant la coquille, l’aurait infailliblement coulé à fond.

— Eh bien ! en ce cas, il nous serait resté nos canots, répondit Raoul avec un ton d’insouciance qui n’avait rien d’affecté ; car une intrépidité aveugle était son défaut plutôt que sa vertu. D’ailleurs, il faut qu’un boulet vous touche avant de vous tuer ; de même qu’il faut prendre le poisson avant de le jeter dans la poêle à frire. Mais n’en parlons plus, Ghita : j’ai assez de poudre et de boulets tous les jours de ma vie ; et puisque j’ai enfin trouvé cet heureux moment, ne perdons pas le temps à en parler.

— Je ne puis penser à autre chose, Raoul ; et, par conséquent, je ne puis parler que de cela. S’il prenait tout à coup fantaisie au vice-gouverneur d’envoyer un détachement de soldats à bord de votre lougre pour s’en emparer, quelle serait alors votre situation ?

— Qu’il ose le faire ! je l’enverrais saisir dans son palazzo par une escouade de mes matelots, et je lui ferais faire une croisière contre les Anglais et contre ses bons amis les Autrichiens. — Cette conversation avait lieu en français, que Ghita parlait couramment, quoique avec un accent italien. — Mais, bah, continua-t-il, cette idée ne se présentera jamais à son cerveau constitutionnel, et il est inutile d’en parler. Demain matin, je lui enverrai mon premier ministre, mon Barras, mon Carnot, mon Cambacérès, mon ami Ithuel Bolt, en un mot, pour causer avec lui de politique et de religion.

— De religion ! répéta Ghita d’un ton mélancolique ; moins vous parlerez d’un sujet si saint, Raoul, plus j’en serai charmée, et mieux cela vaudra pour vous. La situation de votre pays rend votre manque de religion un objet de regret plutôt qu’une cause d’accusation contre vous ; mais ce n’en est pas moins un malheur épouvantable.

— Eh bien ! reprit le marin, qui sentit qu’il avait presque touché un écueil, parlons d’autres choses. Même en supposant que nous soyons pris, quel grand mal avons-nous à craindre ? Nous sommes d’honnêtes corsaires, porteurs d’une commission légale, et sous la protection de la république française une et indivisible, et nous ne pouvons qu’être prisonniers de guerre. C’est un accident qui m’est déjà arrivé, et il n’en est pas résulté de plus grand malheur que de me nommer le capitaine Smit, et de me moquer du vice-gouverneur de l’île d’Elbe.

Ghita sourit, en dépit des craintes qui l’agitaient ; car un des plus puissants moyens que Raoul employait pour convertir les autres à ses opinions, était de leur faire prendre part à sa gaieté et à sa légèreté, même quand leur caractère naturel semblait s’y opposer. Elle savait que Raoul avait déjà été prisonnier pendant deux ans en Angleterre, où, comme il le disait souvent lui-même, ce temps lui avait suffi pour apprendre passablement la langue du pays, sinon pour en étudier les institutions, les mœurs et la religion. Il s’était échappé de prison, aidé par un marin américain nommé Ithuel Bolt, qui, quoique au service des États-Unis, avait été forcé par la presse de servir à bord d’un bâtiment de guerre anglais. Cet Ithuel entra dans tous les plans conçus par son ami plus entreprenant, et concourut volontiers à l’exécution de ses projets de vengeance. De même que les individus puissants dans la vie privée, les états se sentent ordinairement trop forts pour que la considération des suites d’une injustice influe sur leur politique ; et une nation est portée à regarder son pouvoir comme un motif suffisant pour en refuser la réparation ; tandis que le poids de la responsabilité morale se divise sur un trop grand nombre d’individus pour en faire un sujet d’intérêt aux citoyens pris isolément. Cependant, la vérité nous démontre que personne n’est placé assez bas pour qu’il ne puisse devenir dangereux pour celui qui est le plus élevé ; et les états puissants eux-mêmes manquent rarement d’essuyer un châtiment chaque fois qu’ils s’écartent de la justice. Il semblerait dans le fait qu’il règne dans la nature un principe qui rend impossible à l’homme d’éviter, même en cette vie, les suites de ses mauvaises actions ; comme si Dieu avait voulu, dès l’origine des choses humaines, que la vérité dominât universellement, et que la chute du mensonge fût infaillible, le succès du méchant n’étant jamais que temporaire, tandis que le triomphe du juste est éternel. Pour appliquer ces considérations à ce qui se passe plus immédiatement sous nos yeux, je dirai que la pratique de la presse, dans son temps, a fait naître, parmi les marins des autres nations aussi bien que parmi ceux de la Grande-Bretagne, un sentiment qui a peut-être contribué autant qu’aucune autre cause à détruire le prestige qui faisait regarder cette puissance comme invincible sur mer, quoique ce prestige fût appuyé sur une vaste force. Il fallait voir le sentiment de haine et d’indignation auquel donna naissance la pratique de ce pouvoir despotique, surtout parmi ceux qui sentaient que leur naissance dans un autre pays aurait dû les mettre à l’abri de cet abus de la force brutale, pour bien apprécier quelles pouvaient en être les suites. Ithuel Bolt, le marin dont il vient d’être parlé, offre une preuve, en petit, du mal que peut faire le plus humble individu quand son esprit se livre exclusivement à la soif de la vengeance ; Ghita le connaissait bien ; et quoiqu’elle n’aimât ni son caractère ni sa personne, elle avait ri bien des fois malgré elle en entendant le récit des ruses qu’il avait employées contre les Anglais, et les mille moyens qu’il avait inventés pour leur nuire : elle pensa donc sur-le-champ qu’il n’avait pas eu peu de part au travestissement du Feu-Follet en Wing and Wing.

— Vous n’appelez pas ouvertement votre lougre le Feu-Follet, Raoul ? dit Ghita après un moment de silence ; ce serait un nom dangereux à prononcer, même à Porto-Ferrajo. Il n’y a pas une semaine que j’entendis un marin parler des déprédations commises par ce lougre, et insister sur les motifs qui doivent le faire détester par tout bon Italien. Il est heureux que cet homme soit en voyage, car il n’aurait pu manquer de le reconnaître.

— C’est ce dont je ne suis nullement sûr, Ghita. Nous déguisons souvent notre lougre par une couche de couleur différente, et nous pouvons au besoin changer quelque chose à son gréement. Vous pouvez pourtant être sûre que nous cachons notre Feu-Follet, et que nous faisons voile sous un autre nom. À présent qu’il est censé au service de l’Angleterre, il s’appelle le Ving and Ving.

— C’est ainsi que j’ai cru l’entendre prononcer quand on l’a hélé ce soir ; mais le son de ces mots a frappé mon oreille différemment dans la bouche de celui qui parlait alors.

— Vous vous êtes trompée. C’est Ithuel qui a répondu pour nous, et vous pouvez être bien sûre qu’il sait parler sa langue. Il a dit Ving and Ving, et il a prononcé ces mots comme je le fais.

Ving y Ving, répéta Ghita, avec son joli accent italien, et commettant les mêmes fautes de prononciation que le vice-gouverneur et le podestat. — C’est un singulier nom, et j’aime mieux celui de Feu-Follet.

— Je voudrais, chère Ghita, vous voir préférer celui d’Yvard à tout autre, répliqua le jeune homme, d’un ton mêlé de tendresse et de reproche. — Vous m’accusez de manquer de respect pour les prêtres ; mais pas un fils ne pourrait s’agenouiller devant son père aussi volontiers et aussi dévotement pour lui demander sa bénédiction, que je le ferais avec vous devant quelque moine que ce fût en Italie pour recevoir cette bénédiction nuptiale que je sollicite depuis si longtemps, sans avoir pu encore obtenir votre consentement.

— Je crois que si je le donnais il faudrait encore changer le nom de votre lougre, et l’appeler la Folie Ghita, répondit la jeune fille en riant, quoiqu’il lui fallût un grand effort pour cacher l’angoisse qu’elle éprouvait. Mais ne parlons plus de ce sujet, Raoul ; on peut nous observer, nous épier, il faut que nous nous séparions.

Une courte conversation, intéressante pour tous deux, et qui ne serait peut-être pas tout à fait sans intérêt pour le lecteur, si nous voulions lui en rendre un compte prématuré, eut lieu alors entre Raoul et Ghita ; après quoi la jeune fille se retira, et laissa son amant sur les hauteurs, en lui disant qu’elle connaissait assez bien la ville pour n’avoir aucune crainte en la traversant seule à quelque heure que ce fût. Dans le fait, il faut dire à l’honneur de l’administration d’Andréa Barrofaldi, qu’il avait pris de si bonnes mesures, que le riche et le pauvre pouvaient parcourir toute l’île la nuit comme le jour sans courir le moindre danger. Jamais un si grand ennemi de la paix et de la tranquillité publique ne s’y était montré que dans le moment dont nous parlons.

Et pourtant il ne régnait pas alors à Porto-Ferrajo tout à fait autant de tranquillité qu’un étranger aurait pu se l’imaginer, d’après le profond silence qu’il y aurait remarqué. Tommaso Tonti était un homme qui avait, dans sa sphère, autant d’influence que le vice-gouverneur dans la sienne, et après avoir quitté le podestat, comme nous l’avons dit, il était allé rejoindre le cercle de patrons et de pilotes qui avaient coutume de l’écouter comme un oracle. Leur rendez-vous ordinaire, à la chute du jour, était une certaine maison tenue par une veuve nommée Benedetta Galopo, dont la profession était suffisamment indiquée par un petit bouquet de verdure suspendu à un bâton avançant d’environ un pied au-dessus de sa porte. Si Benedetta connaissait le proverbe qui dit — À bon vin point d’enseigne, — elle n’avait pas assez de foi au contenu de ses tonneaux pour leur confier entièrement sa réputation, car elle avait soin de renouveler son bouquet de verdure chaque fois qu’il commençait à se faner ; ce qui faisait souvent dire à ses pratiques que son bouquet de verdure était toujours aussi frais que son visage, et que son visage était le plus agréable à voir qu’on pût trouver dans toute l’île ; circonstance qui ne contribuait pas peu au débit d’un vin assez médiocre. Benedetta jouissait d’une assez bonne réputation, quoiqu’on sentît, plus souvent qu’on ne le disait, qu’elle était une franche coquette. Elle tolérait Tommaso, principalement pour deux raisons : la première, parce que, s’il était vieux, et qu’il n’eût jamais été même dans sa jeunesse ce qu’on peut appeler un bel homme, il attirait dans ce cabaret plusieurs marins qui étaient jeunes, dispos et bien faits ; la seconde, parce que non-seulement il buvait aussi sec que personne, mais qu’il payait toujours très-ponctuellement. Ces deux motifs faisaient que le vieux pilote était toujours bien accueilli à la Santa Maria degli Venti, comme on appelait cette maison, quoiqu’elle n’eût d’autre enseigne que le bouquet de verdure souvent renouvelé dont il a été parlé.

Au moment où Raoul Yvard et Ghita se séparèrent sur les hauteurs, Tommaso était donc assis à sa place ordinaire devant une table, dans une chambre au premier étage de la maison de Benedetta, de la fenêtre de laquelle on pouvait voir le lougre aussi bien que l’heure le permettait, car il était à l’ancre à environ une encâblure de distance, et, comme l’aurait dit un marin, par le travers. Il choisissait toujours cette chambre quand il désirait n’avoir qu’un petit nombre d’amis pour rendre hommage à son expérience, et, en cette occasion, il n’avait que trois compagnons. Ils n’étaient assemblés que depuis un quart d’heure, et la marée commençait déjà à baisser dans un pot qui ne contenait guère moins d’un demi-gallon de vin.

— J’ai dit tout cela au podestat, dit Tommaso d’un air important, après avoir vidé pour la seconde fois un verre qui n’était pas moins plein que le premier ; — oui, j’ai dit tout cela à Vito Viti, et je ne doute pas qu’il n’en ait fait part au vice-gouverneur, qui en sait maintenant sur cette affaire autant qu’aucun de nous quatre. Cospetto ! penser qu’une pareille chose ait lieu dans un port comme Porto-Ferrajo ! Si cela était arrivé de l’autre côté de l’île, à Porto-Longone, on y penserait moins, car on sait que la surveillance n’y est jamais bien grande ; mais ici, dans la capitale même de l’île d’Elbe ! je me serais autant attendu à voir pareille chose à Livourne.

— Mais, Maso, dit Daniel Bruno d’un ton un peu sceptique, j’ai vu bien souvent le pavillon anglais, et celui de ce lougre ressemble à ceux de leurs corvettes et de leurs frégates, aussi bien que tous ceux de nos felouques se ressemblent l’un à l’autre ; il n’y a donc rien à dire quant au pavillon.

— Que signifie un pavillon, Daniel ? Un bras français ne peut-il hisser un pavillon anglais aussi bien que le ferait le roi d’Angleterre lui-même ? Si ce lougre n’a pas été construit par des Français, vos père et mère n’étaient pas Italiens. Je ne parlerai pourtant pas aussi positivement de sa coque, car ce lougre a pu être capturé par les Anglais, qui prennent beaucoup de bâtiments ennemis en pleine mer ; mais regardez ce gréement et ces voiles ! Santa Maria ! j’irais droit à la boutique du maître voilier qui a fait cette misaine à Marseille. Il se nomme Pierre Benoît, et c’est un excellent ouvrier, comme en conviendront tous ceux qui ont eu occasion de l’employer.

Cette particularité vint puissamment à l’aide de son argument, les esprits ordinaires se rendant facilement aux circonstances controuvées qui ont pour but d’appuyer un fait imaginaire. Tommaso Tonti, quoique si près de la vérité en parlant de son objet principal — la construction du lougre — avait été trop loin en ce qu’il avait dit de la misaine, car ce bâtiment avait été construit, gréé, équipé et armé à Nantes, et Pierre Benoît n’en avait jamais vu une voile ; mais cela ne faisait rien au fond de la question, car qu’importait le nom de celui qui en avait fait les voiles, pourvu que ce fût un Français ?

— Et en avez-vous fait mention au podestat ? demanda Benedetta, qui était près de la table tenant en main le pot vide, qu’elle venait chercher pour le remplir. — Ce que vous dites de cette voile devrait lui ouvrir les yeux, ce me semble.

— Je ne puis dire que je lui en aie parlé, mais je lui ai dit tant d’autres choses encore plus importantes, qu’il ne pourra refuser de croire celle-ci quand il l’apprendra. Le signor Viti m’a promis de venir me trouver ici quand il aura eu une conversation avec le vice-gouverneur, et nous pouvons l’attendre à chaque instant.

— Le signor podestat sera le bienvenu, dit Benedetta, essuyant une autre table, et très-affairée dans toute la chambre, pour que tout y parût plus en ordre que de coutume ; — il peut fréquenter des maisons plus huppées que celle-ci, mais il trouvera difficilement de meilleur vin.

— Poverina ! dit Tonti avec un sourire de bonté compatissante ; — croyez-vous que le podestat vienne ici pour boire votre vin ? Il y vient pour me voir. Il boit trop souvent du vin dans la grande maison là-haut, pour descendre jusqu’ici en chercher d’autre. — Oui, mes amis, il y a chez le vice-gouverneur du vin qui, lorsque l’huile est sortie du goulot[1], coule dans le gosier d’un homme, sans le gratter plus que si c’était encore de l’huile. J’en boirais une bouteille sans reprendre haleine. C’est ce genre de vin qui rend les nobles si légers et si dispos.

— Je connais cette piquette, s’écria Benedetta avec plus de chaleur qu’elle n’avait coutume d’en montrer devant ses pratiques ; vous pouvez bien dire qu’elle ne gratte point le gosier, car il y toujours une excellente eau près des pressoirs où on la fabrique. J’ai vu de ces vins, qui sont si légers que l’huile ne peut y surnager.

Cette assertion était le pendant de celle de Tommaso relativement à la misaine, car elle était à peu près aussi vraie. Mais Benedetta avait trop d’expérience de l’inconstance des hommes pour ne pas savoir que si trois ou quatre de ses pratiques se mettaient sérieusement dans l’idée qu’il se trouvait dans l’île du vin d’une qualité supérieure à celui qu’elle vendait, la réputation de sa maison pourrait décroître sensiblement. En veuve qui avait à lutter seule contre le monde, sa pénétration naturelle lui fit sentir que le meilleur moment d’étouffer un bruit dangereux était celui où il peut commencer à circuler, et c’est pourquoi elle fit son observation avec autant de feu que d’assurance. C’était une excellente occasion pour une discussion animée, et il y en aurait probablement eu une, si l’on n’eût heureusement entendu des pas sur l’escalier, ce qui fit penser à Tonti que ce devait être le podestat. La porte s’ouvrit, et bien certainement Vito Viti parut : mais, à la grande surprise de Tommaso, il était suivi du vice-gouverneur, dont la vue rendit un instant Benedetta muette et immobile de respect.

La solution du mystère de cette visite inattendue sera bientôt donnée. Après le départ du capitaine Smit, Vito Viti avait fait retomber la conversation sur les soupçons de Tommaso, et en rapportant quelques petites circonstances qui lui avaient paru étranges dans la conduite du marin, et qu’il avait remarquées pendant le souper, il finit par reprendre ses premiers doutes, et fit renaître en même temps ceux d’Andréa Barrofaldi. Ils n’avaient pourtant que quelques inquiétudes assez légères ; mais le podestat ayant dit qu’il avait un rendez-vous avec le vieux pilote, le vice-gouverneur résolut de l’accompagner afin de reconnaître lui-même le bâtiment étranger. Tous deux portaient un manteau, ce qui n’avait rien d’extraordinaire pendant la fraîcheur de la nuit, même en plein été, et c’était tout le déguisement que les circonstances exigeaient.

Il signor vice-governatore ! s’écria Benedetta, retrouvant enfin la parole, et s’empressant d’essuyer une table et deux chaises qu’elle plaça machinalement des deux côtés de la table, comme si de si grands personnages ne pouvaient avoir d’autre motif pour entrer chez elle que de boire de son vin. — Votre Excellence me fait un honneur que je voudrais recevoir bien souvent. Nous sommes de pauvres gens, nous autres qui demeurons sur le bord de l’eau ; mais je me flatte que nous sommes aussi bons chrétiens que ceux qui demeurent sur les hauteurs.

— Je n’en doute pas, Bettina, et…

— Je me nomme Benedetta — au service de Votre Excellence. — Benedettina, si bon vous semble, mais non Bettina. — Nous tenons beaucoup à nos noms, ici sur le bord de l’eau, Excellence.

— Eh bien, bonne Benedetta, je ne doute pas que vous ne soyez bonne chrétienne. — Un flacon de vin, s’il vous plaît ?

Elle fit une révérence pleine de gratitude, et le regard de triomphe qu’elle jeta sur ses autres hôtes remplaça la discussion qui allait commencer quand les deux dignitaires étaient arrivés. La question de la bonté de son vin allait être décidée une fois pour toutes. Si le vice-gouverneur en buvait, quel marinier oserait ensuite en médire ?

Elle alla chercher une bouteille de vin qui faisait partie d’une douzaine d’autres qui contenaient réellement le meilleur vin de Toscane, et qu’elle gardait pour les grandes occasions ; et en ayant retiré l’huile à l’aide d’un peu de coton, de sa main blanche et potelée elle la mit sur la table en disant : — Un million de remerciements, Excellence ; c’est un honneur qui n’arrive à la Santa Maria degli Venti qu’une fois par siècle. — Et vous aussi, signor podestat, vous n’avez encore eu le loisir d’entrer chez moi qu’une seule fois avant celle-ci.

— Nous autres garçons, répondit le podestat, — car ni lui ni le vice-gouverneur n’étaient mariés, — nous n’osons nous risquer trop souvent dans la compagnie de veuves vives et fringantes comme vous, dont quelques années ont mûri la beauté, au lieu de la flétrir.

Ce compliment amena une réponse telle que devait la faire une coquette. Pendant ce temps, Andréa Barrofaldi, après s’être convaincu que le vin pourrait se boire impunément, se mit à examiner les marins humbles et silencieux qui étaient assis autour de l’autre table. Son but était de s’assurer jusqu’à quel point il risquait de se compromettre en paraissant dans une maison où sa visite ne pouvait être attribuée qu’à un seul motif. Il connaissait Tommaso comme étant le plus vieux pilote de la ville, et il avait aussi quelque légère connaissance de Daniel Bruno : mais les autres lui étaient inconnus.

— Informez-vous si nous sommes ici entre amis ; s’il ne s’y trouve que de dignes sujets du grand-duc, dit-il au podestat à demi-voix.

— Tonti, dit le magistrat aussi à voix basse, peux-tu répondre de tous tes compagnons ?

— Du premier au dernier, Signor, répondit le pilote. — Celui-ci est Daniel Bruno, dont le père a été tué dans un combat naval contre les Algériens, et dont la mère était fille d’un marin bien connu dans cette île, qui…

— Les détails sont inutiles, Tommaso, dit le vice-gouverneur ; il nous suffit de savoir que tu connais tous tes compagnons pour des hommes honnêtes et de fidèles serviteurs de leur souverain. — Vous savez probablement quel est le motif qui nous a amenés ici cette nuit, le signor Viti et moi ?

Ils se regardèrent les uns les autres, en hommes encore mal instruits, qui ont à répondre à une question importante, et qui cherchent à aider le travail de leur esprit par le témoignage de leurs sens. Enfin Daniel Bruno se chargea de prendre la parole.

— Nous croyons le savoir, Excellence ; notre compagnon Maso, que voici, nous a donné à entendre que le lougre qui est à l’ancre dans la baie n’est pas anglais, mais qu’il le soupçonne d’être un bâtiment français ou un pirate, ce qui — santa Maria nous protége ! — est à peu près la même chose, par le temps qui court.

— Pas tout à fait, l’ami, pas tout à fait, répondit le vice-gouverneur scrupuleux et judicieux ; car l’un serait proscrit en tout pays, et l’autre aurait à invoquer les droits qui protègent les serviteurs de toute nation civilisée. Il fut un temps où Sa Majesté impériale et son illustre frère le grand-duc, notre souverain, ne reconnaissaient pas le gouvernement républicain de la France pour un gouvernement légitime ; mais la fortune de la guerre ayant dissipé ses scrupules, notre souverain l’avait reconnu. Cependant, depuis le dernier traité d’alliance, il est de notre devoir de regarder tous les Français comme nos ennemis, quoiqu’il ne s’ensuive pas que nous devions les considérer comme des pirates.

— Mais leurs corsaires prennent tous nos bâtiments, Signor, et ils en traitent tous les équipages comme si ce n’étaient que des chiens. Ensuite j’entends dire qu’ils ne sont pas chrétiens. Non, pas même luthériens ou hérétiques.

— Que la religion ne soit pas très florissante parmi eux, c’est la vérité, répondit Andréa, qui aimait tant à discourir sur de pareils sujets, qu’il se serait arrêté pour raisonner sur la religion et les mœurs avec un mendiant qui lui aurait demandé la charité, s’il avait trouvé en lui quelque encouragement ; mais sur ce sujet important, les choses ne vont plus si mal en France qu’elles ont été, et il y a lieu d’espérer qu’elles iront encore mieux avec le temps.

— Mais, signor vice-gouverneur, dit Tonti, les Français ont traité le saint père et ses états comme personne ne voudrait traiter un infidèle ou un Turc.

— Cela est bien vrai, dit Benedetta ; une pauvre femme ne peut aller à la messe sans que son esprit soit troublé par l’idée des insultes qui ont été faites au chef de l’église. Si tout cela avait été fait par des luthériens, on pourrait le supporter, mais on dit que les Français étaient autrefois de bons catholiques.

— Les luthériens l’étaient de même, belle Benedetta, ainsi que le moine allemand, chef de ces schismatiques.

Ce discours surprit tout le monde, même le podestat, qui regarda le vice-gouverneur de manière à lui exprimer son étonnement qu’un protestant eût jamais pu être autre chose qu’un protestant, ou pour mieux dire un luthérien autre chose qu’un luthérien, le mot protestant n’étant pas en faveur parmi ceux qui nient qu’il y eût lieu à protestation. Que Luther eût jamais été catholique romain, c’était une véritable nouvelle pour Vito Viti.

— Signor, s’écria-t-il, vous ne voudriez pas donner de fausses idées à ces bonnes gens dans une matière si grave !

— Je ne vous dis que la vérité, voisin Viti, et un de ces jours je vous conterai toute l’histoire. Elle mérite bien qu’on lui donne une heure de loisir, et elle est consolante et utile pour un chrétien. Mais qui avez-vous donc en bas, Benedetta ? J’entends monter sur l’escalier, et je ne voudrais pas être vu.

La veuve courut vers la porte pour aller au-devant de ses nouveaux hôtes et les conduire dans une autre chambre ; mais il n’était plus temps : la porte s’ouvrit et un homme se montra sur le seuil. Il était trop tard pour l’empêcher d’entrer, et un peu de surprise à la vue de ce nouveau venu occasionna un silence général pendant environ une minute.

L’intrus qui arrivait ainsi dans le sanctum sanctorum de Benedetta était Ithuel Bolt, le marin américain dont il a déjà été parlé. Il était accompagné d’un Génois, qui l’avait suivi partie comme interprète, partie comme compagnon. Mais pour que le lecteur puisse bien comprendre le caractère du nouveau personnage que nous amenons sur la scène, il est à propos de lui faire connaître en peu de mots son histoire et les particularités qui le rendaient remarquable.

Ithuel Bolt était né dans ce qu’on appelle, dans les États-Unis, l’état du Granit. Quoiqu’il ne fût pas absolument une statue de la pierre en question, on remarquait en lui l’absence des symptômes ordinaires de toute sensibilité naturelle, ce qui avait porté plusieurs de ses connaissances en France à dire qu’il y avait, du moins dans sa constitution morale, beaucoup plus de marbre qu’il ne s’en trouve ordinairement dans l’homme. Il avait tous les contours d’un homme bien fait ; mais les vides en étaient mal remplis. Les os prédominaient en lui ; les nerfs se faisaient remarquer ensuite ; et il n’était pas dépourvu d’une portion convenable de muscles, mais ils étaient disposés de manière à ne présenter que des angles de quelque côté qu’on les regardât. Même ses pouces et ses doigts étaient plutôt carrés que ronds, et son cou découvert, quoique entouré d’une cravate de soie noire nouée négligemment sur sa poitrine, avait un air de pentagone qui mettait en fuite toute idée de grâce et de symétrie. Sa taille était juste de six pieds un pouce quand il se redressait, ce qu’il faisait de temps en temps pour faire disparaître la courbure invétérée de ses épaules en avant ; mais il paraissait un pouce ou deux de moins dans sa position ordinaire. Ses cheveux étaient noirs, et sa peau, quoique originairement blanche, était couverte de plusieurs couches d’un brun foncé, imprimées par l’action des éléments auxquels il avait été constamment exposé. Son front était large et découvert, et sa bouche véritablement belle. Cette physionomie singulière était en quelque sorte illuminée par des yeux perçants et toujours en mouvement, qui semblaient être non des taches sur le soleil, mais des soleils sur une tache.

Ithuel avait passé par toutes les vicissitudes ordinaires de la vie américaine, quand elle est au-dessous de ces occupations qu’on regarde en général comme appartenant à la classe des gentlemen. Avant qu’il eût jamais vu la mer, il avait été garçon de charrue chez un fermier, saute-ruisseau chez un imprimeur, maître d’école en sous-ordre, conducteur de diligence et colporteur. Enfin, il avait rempli tous les emplois de la domesticité rurale, ayant même aidé à laver et nettoyer les maisons, et ayant passé tout un hiver à faire des balais. Ithuel avait atteint sa trentième année avant de songer à aller sur mer.

Le hasard lui procura enfin une place à bord d’un petit bâtiment côtier sur lequel il fit son premier voyage en qualité de mate, en français lieutenant. Heureusement le capitaine du bâtiment ne s’aperçut pas de ce qui lui manquait pour remplir cette place ; car il avait un air d’assurance et de confiance en lui-même qui retarda cette découverte pendant quelques jours, jusqu’après leur sortie du port. Alors le capitaine fut jeté à la mer par une secousse du gui, et son lieutenant dut naturellement le remplacer. Bien des gens, dans des circonstances semblables, seraient rentrés dans le port d’où ils sortaient ; mais Bolt n’avait jamais mis la main à la charrue pour regarder ensuite en arrière ; d’ailleurs, il ne lui était pas plus difficile d’aller en avant que de retourner sur ses pas. Tout ce qu’il entreprenait, il en venait ordinairement à bout de manière ou d’autre, quoiqu’il eût souvent mieux valu qu’il ne l’eût pas entrepris. Heureusement, c’était en été ; le vent était favorable ; l’équipage savait ce qu’il avait à faire, et il n’était pas difficile de gouverner du bon côté, en vue des côtes et par un beau temps. Le petit bâtiment rentra donc sans accident dans le port, et les matelots jurèrent qu’ils n’avaient jamais servi sous un officier ayant plus de bonté et d’adresse que leur nouveau mate. Et ils pouvaient bien parler ainsi, car Ithuel avait eu grand soin de ne jamais donner un ordre sans qu’un homme de son équipage le lui eût suggéré, et alors il le répétait mot pour mot, comme s’il eût pris naissance dans sa propre perspicacité. Quant à la réputation d’adresse qu’il avait si facilement obtenue, il la méritait certainement, dans le sens qu’on donne à ce mot dans la partie du monde où il était né, car il était fort adroit à cacher son ignorance. Son succès en cette occasion lui procura des amis, et les armateurs du bâtiment côtier lui en confièrent le commandement. Il laissa son lieutenant en remplir tous les devoirs, et sans avoir l’air de prendre des leçons de lui ; il profita si bien de ce qu’il le voyait faire, qu’au bout de six mois il était bien meilleur marin que la plupart des Européens ne le seraient devenus en trois ans. Mais, de même que la cruche qui va trop souvent à l’eau finit par se briser, Ithuel eut enfin le malheur de faire naufrage par suite de son ignorance grossière en navigation. Cet accident le détermina à essayer un voyage de long cours dans une qualité plus subordonnée ; il fut saisi en vertu des lois sur la presse par le capitaine d’une frégate anglaise à qui la fièvre jaune avait enlevé une partie de son équipage, qui était obligé de se recruter comme il le pouvait, et qui, trouvant qu’Ithuel Bolt lui-même n’était pas à dédaigner en pareil cas, feignit de croire qu’il était Anglais.


  1. C’est l’usage en Toscane de verser quelques gouttes d’huile dans le goulot de chaque bouteille qu’on remplit de vin, afin d’en exclure l’air (Note de M. Cooper.)