Michel Lévy frères, éditeurs (p. 304-315).


XXX


La lettre de M. de Melvas étant adressée au général commandant, Léon se fit conduire chez ce dernier. Mais, excepté le factionnaire qui gardait sa porte, tous les gens de la maison dormaient encore, et il fallut attendre que le concierge se levât pour aller prévenir le valet de chambre du général qu’un officier, chargé d’un message important, demandait à parler à son maître, car, pour obtenir plus tôt l’audience de laquelle dépendait la liberté de son ami, Léon ne se fit point scrupule de laisser croire qu’il était porteur d’ordres du ministre de la guerre. À la faveur de cette innocente ruse, il fut bientôt introduit dans le cabinet du général.

Il s’agissait de rendre justice à un brave officier, de le tirer de la prison où il gémissait sous le poids d’une accusation calomnieuse ; et Léon trouva le général très-disposé à faire tout ce qui devait hâter la délivrance de Théobald. Mais le conseil de guerre étant saisi de l’affaire, la mise en liberté du prévenu ne pouvait plus être prononcée que par un arrêt de l’autorité judiciaire, et le crédit du général était presque nul en cette circonstance. Cependant il se mit à écrire au capitaine-rapporteur et au président du conseil, puis il engagea Léon à leur remettre lui-même chacune de ses lettres, en ajoutant : « Il est essentiel qu’ils les lisent avant la séance qui doit avoir lieu ce matin, et qu’ils apprennent par vous tout ce que je viens d’entendre. Le capitaine vous donnera un laisser passer pour voir votre ami.

À peine Léon prend-il le temps de remercier le général de ses bons avis, tant il est pressé de les mettre à exécution. Mais le président du conseil demeurait d’un côté de la ville tout opposé à celui qu’habitait le général ; le capitaine-rapporteur logeait à une distance non moins éloignée, et lorsque Léon arriva chez eux, il apprit que tous deux venaient de sortir pour se rendre au conseil.

Ces lettres qu’il avait fallu attendre, ces longues courses avaient employé tant de moments qu’il était déjà plus de neuf heures quand Léon descendit au fort du Hâ. D’abord on lui refusa l’entrée de la prison ; il montra les lettres dont il était porteur : on prétendit que le conseil étant assemblé, on ne pouvait pas déranger monsieur le président. Mais Léon, décidé à tout pour parvenir jusqu’à son ami, menace de se plaindre au général-commandant du mépris qu’on fait de ses messages, de sa recommandation, affirme que si on ne lui donne pas le moyen de pénétrer jusqu’aux juges, il va se mêler au public et réclamer hautement ce qu’on lui refuse.

En disant ces mots, il monte rapidement l’escalier qui conduit à la salle du conseil, fend la foule qui est réunie pour entendre prononcer un arrêt, franchit la barrière qui sépare le public des juges, et se précipite vers Théobald, en criant de toutes ses forces :

— Il est innocent ! il est innocent !

Les gendarmes s’approchent pour saisir Léon, il montre les lettres du général ; puis, s’arrachant des bras de son ami pour prendre sa défense, il déclare hautement les motifs qui l’ont déterminé à emprunter son nom, il les fait approuver. Mais ce n’est point assez de le justifier d’une infâme accusation ; il veut que Théobald soit honoré comme il mérite de l’être, et pour cela il fait le récit des traits de bravoure, des nobles actions qui lui donnent des droits à la reconnaissance de sa patrie. Inspiré par tant de souvenirs de gloire, de terreur, par l’exaltation d’une amitié cimentée partant de communs périls, Léon devient éloquent, l’enthousiasme qui le transporte entraîne tous les cœurs. On s’indigne avec lui des calomnies inventées pour flétrir l’honneur d’un si brave officier : on s’irrite contre ceux qui reprochent à Théobald un nom qu’il régénère ; et, passant par degrés du mépris à l’admiration, on applaudit avec transport ce jeune Éribert, ce courageux soldat qui fait oublier par ses vertus les crimes de son père. C’est au bruit des acclamations générales que son arrêt est cassé. C’est presque porté par tous les jeunes militaires témoins de ce jugement, qu’il parvient jusqu’à la porte du fort. Là, Marcel, muet de joie, attendait les deux amis ; mais il n’ose les approcher ; on le dirait honteux des larmes de bonheur qui remplissent ses yeux. Léon l’aperçoit, se jette à son cou, et le fait ainsi reconnaître pour le vieil ami qui a partagé et adouci leur infortune.

Théobald, abattu sous le poids de tant d’émotions, semblait respirer avec peine. Marcel, qui le voit pâlir, le force à entrer chez le concierge pour le soustraire à la foule qui l’entoure et le laisser se livrer sans contrainte au bonheur de retrouver celui qu’il a si longtemps pleuré ; lui-même a besoin de les voir dans les bras l’un de l’autre pour se convaincre de leur félicité.

Ainsi le ciel, protecteur de cette amitié sainte, partage des âmes nobles, leur accorde de semblables moments pour compenser des années de souffrance !

Dans les transports d’une joie si vive, les deux amis oubliaient jusqu’aux lieux qui en étaient témoins, et Marcel fut obligé de leur rappeler que Théobald était libre.

— Libre ! répéta Théobald, en levant les yeux au ciel.

— Oui, libre, et bientôt le plus heureux des hommes, reprend Léon.

— Que dis-tu ?… moi… heureux !…

— En peux-tu douter ? éprouverais-je tant de joie si quelque malheur te menaçait encore, si la plus éclatante réparation ne te vengeait d’un indigne outrage ; enfin si l’amour de ma sœur ne devait pas m’acquitter envers toi.

En écoutant ces mots, Théobald, dont les genoux fléchissent, est obligé de chercher un appui : il semble accablé sous le poids d’un bonheur au-dessus de ses forces.

— Tu ne me crois pas, dit Léon ; eh bien, Céline te persuadera mieux… viens l’entendre te nommer son époux… viens la rendre à la vie… tu ne douteras plus de notre bonheur à tous quand tu seras mon frère.

— Qu’entends-je… Je puis la voir !.. Ah ! conduis-moi près d’elle… que je meure de joie en revoyant Céline… hâtons-nous, ajoute Théobald, en se levant avec précipitation, ne perdons pas un instant.

Et il marche vers la porte. En vain Marcel, effrayé de l’abattement qui se peint sur les traits de Théobald, veut qu’il prenne quelque repos avant de se mettre en route ; rien ne peut le retenir un moment de plus ; il traverse d’un pas rapide la cour de la forteresse, et Léon le suit sans s’étonner de son impatience.

En s’élançant dans la voiture qui les attendait, Théobald jette sa bourse au postillon qui laisse à peine le temps à Marcel de monter sur le siège ; et les chevaux partent au galop. En moins d’une heure ils arrivent au village de Melvas. Lorsque Théobald aperçut l’avenue du château, il s’écria en prenant la main de Léon :

— Ah ! mon ami, tant de bonheur m’était destiné, et j’ai maudit mon sort !… Ingrat, impie tout à la fois, j’ai soupçonné ton amitié, j’ai douté de la justice divine, et c’est quand le ciel me réservait tant de biens que je l’accusais de m’accabler de maux insupportables : c’est alors que j’osais… mais il est assez vengé par les remords que j’éprouve… Sans doute il m’a pardonné puisqu’il me permet que je la revoie encore.

Ces accents du désespoir, mêlés à des transports de joie, jetaient dans l’âme de Léon une sombre inquiétude qui ressemblait à un affreux pressentiment. Il reproche à son ami d’attrister par de vains regrets le plus doux moment de sa vie ; il lui défend toute autre pensée que celle de l’heureux avenir qui l’attend, et se complaît à lui en dépeindre tous les charmes, car il ne doute pas que les soins, l’amour de Théobald ne triomphent des souffrances de Céline ; il lui a fait dire par Nadège qu’il ne reviendrait à Melvas qu’accompagné de son ami, et Léon pense que l’espoir l’a déjà ranimée ; mais il veut la préparer au bonheur d’apprendre que son ami est libre, qu’il est près d’elle ; il ordonne au postillon d’arrêter à quelque distance du château ; il veut descendre le premier, et propose à Théobald de l’attendre, pendant qu’il ira prévenir madame de Lormoy de son arrivée ; mais Théobald s’y refuse ; dans l’impatience qui le dévore, à peine consent-il à ce que Léon le devance de quelques minutes.

Cependant une femme vient à eux : c’est Nadège ; la joie brille sur son visage ; elle vient leur apprendre que le délire et la fièvre de Céline ont cédé à l’espérance de revoir Théobald, et au plaisir d’entendre dire que M. de Melvas ne s’oppose plus à leur union :

— Seulement, ajoute Nadège, une félicité si grande lui paraît un songe ; elle craint qu’on ne lui en donne l’espérance que par pitié pour l’égarement où le malheur a plongé sa raison. Venez la détromper ; mais que Léon paraisse le premier devant elle.

En disant ces mots, elle entraîne Théobald dans la galerie du château, tandis que Léon va droit à la chambre de sa mère.

— Chère Nadège… vous allez être heureuse ; ah ! jurez-moi de ne la jamais quitter, dit Théobald, en serrant la main de Nadège.

— Pourquoi cette prière ? répond-elle, étonnée de l’accent douloureux qui l’accompagne. Puis-je être heureuse loin de ceux qui aiment Léon ? Pourquoi s’inquiéter de l’avenir lorsque le présent offre tant de bonheur ! Je ne saurais m’occuper aujourd’hui que de vous, de Céline. Quand tous vos vœux seront comblés, c’est vous alors qui penserez à moi.

— Oui… fiez-vous à elle ; laissez-lui le soin de votre félicité, c’est le plus sûr moyen de la voir s’accomplir ; rattachez-la à la vie en lui parlant souvent du bien qu’elle peut faire… Dites-lui que Théobald… Mais, j’entends des pas… on vient de ce côté… c’est Léon… grand Dieu… c’est la voix de Céline… c’est elle… ô joie ! ô désespoir ! Dieu de bonté ! encore un seul… un seul moment… Et Théobald tombe à genoux, et, se traînant avec peine jusqu’à la porte qui vient de s’ouvrir, il étend les bras vers Céline, et bientôt la presse sur son cœur.

Mais les battements de cœur qui retentissaient dans l’âme de Céline s’arrêtent tout à coup, les bras qui la serraient ont perdu leur force ; elle sent pâlir son front sur des lèvres glacées.

— Théobald ! s’écrie-t-elle… ciel ! il ne m’entend plus !

Pourtant ces cris semblent le ranimer, mais il fait de vains efforts pour relever sa tête appesantie, elle retombe sur le bras de Céline.

— Rassurez-vous, disait Léon, rassurez-vous, il a mis tant de courage à souffrir qu’il ne lui en reste plus pour supporter la joie ; cette faiblesse ne sera pas longue.

En cet instant madame de Lormoy s’approche de Théobald, et lui prodigue tous les soins d’une mère ; il la remercie d’un regard, ses joues se colorent, on le croit prêt à revenir à la vie ; mais un cri douloureux s’échappe de son sein, ses yeux se referment, et la pâleur vient de nouveau couvrir ses traits.

L’effroi s’empare de chacun ; on envoie de tous côtés pour chercher le docteur Frémont. Zamea, qui vient d’être appelée, jette l’alarme dans l’antichambre où se trouvait Marcel ; il entend dire que son maître se trouve mal, il se précipite vers la galerie dans l’état d’un homme que le désespoir égare.

— Misérable que je suis, dit-il, d’une voix étouffée, je mérite la mort… c’est moi… il l’a voulu… oui c’est moi. Ah ! sauvons-le… peut-être il en est encore temps !…

— Que dis-tu !… Qu’as-tu fait… dit Léon avec l’accent de la terreur.

— À la veille d’être dégradé, il m’a demandé du secours… J’ai obéi…

— Malheureux ! s’écrie Léon, il s’est empoisonné…

À ce mot fatal, chacun reste glacé. Marcel lui seul conserve quelque présence d’esprit, et cherche à se rappeler par quels moyens on peut combattre les effets de l’opium, mais tous les secours sont impuissants. Cependant au milieu de cette désolation générale, un cri d’espoir se fit entendre ; Céline, qui n’a point fait un mouvement depuis que, prosternée auprès de Théobald, elle soutient sa tête décolorée, Cécité vient d’apercevoir le docteur.

Mais cette lueur d’espérance s’éteint presque au même moment : le docteur déclare que le poison a déjà trop agi pour qu’on puisse en arrêter les ravages. Cependant quelques gouttes d’une potion calment les douleurs qui déchirent Théobald ; il recouvre la voix, ses yeux entr’ouverts se fixent sur les yeux de Céline, comme pour y chercher la vie qui leur échappe ; il tend la main à son ami, lui recommande Marcel, et fait un effort pour prononcer le nom de M. de Melvas ; on comprend qu’il demande à le voir ; Nadège sait qu’il est là, caché derrière les amis qui entourent Théobald, et se livrant à des regrets pleins d’amertume ; elle le conduit près du jeune mourant, et le vieillard l’inonde de ses larmes.

— Accable-moi, lui dit-il, j’ai été sans pitié, ne sois pas moins cruel ; fais retomber sur moi l’affreux désespoir qui t’a porté à te donner la mort… prédis-moi la haine de toute cette famille qui te pleure. Venge-toi aussi.

— Non, répondit Théobald, d’une voix expirante, non, c’est assez d’une vengeance… mais… si vous plaignez ma mort… qu’elle m’obtienne… le pardon de mon père.

— Ah ! tu l’as trop payé, s’écrièrent à la fois le baron et sa sœur, ton souvenir seul vivra dans notre âme, il en a déjà effacé tous les autres.

— Ô bonheur ! dit Théobald, un instant ranimé par une sainte joie ; ils ne le maudiront plus… tu les entends, Céline, ajoute-t-il en cherchant à l’entourer de ses bras défaillants, ils pardonnent… et tu m’aimes… Ah ! je meurs trop heureux… viens… voir le bonheur… l’emporter… sur la mort… viens… que je m’enivre encore… de tes regards… oh ! ciel !… je ne te vois plus… parle, que j’entende… ta voix… parle…

— Théobald… répond alors Céline, d’un air égaré, Théobald, que me demandes-tu !

Et joignant sa main à la main déjà glacée, elle se sent attirer vers lui par une force irrésistible. Son sein touche à celui du mourant, un embrassement convulsif les unit, et les lèvres tremblantes de Céline vont recueillir de dernier soupir de Théobald.