Michel Lévy frères, éditeurs (p. 290-304).


XXIX


Pendant ce temps, M. de Rosac arrivait à Melvas dans un brillant équipage destiné à sa future. M. de Boisvilliers est avec lui ; car, dans l’ivresse du bonheur qui l’attend, il lui faut parler de ce qu’il éprouve, et se voir envier par son ami lui-même. L’amour-propre est rarement aussi aveugle qu’il le paraît, et telle personne vous étourdit de son succès, qui sent bien ce qu’il y manque. M. de Rosac était plus fier qu’heureux d’épouser Céline ; ses principes, sa candeur, l’éducation qu’elle avait reçue, lui répondaient de la sagesse de sa conduite ; mais il ne pouvait se dissimuler qu’aucun sentiment tendre ne l’avait portée à accepter sa main ; et, malgré sa confiance dans ses moyens de plaire, M. de Rosac sentait, pour ainsi dire, qu’il n’était pas selon elle, et que leur union offrirait un exemple de plus de ces mariages appelés de convenance, et dont le premier malheur est de ne se pas convenir.

La nuit commençait à tomber lorsqu’ils entrèrent dans l’avenue, suivis des voitures qui amenaient les parents de M. de Rosac, le docteur Frémont et le notaire de M. de Melvas. Les jeunes gens du village, qui s’étaient réunis pour les escorter jusqu’au château, portaient des torches allumées, en courant à chaque portière ; ce qui donnait à ce joyeux cortège un aspect funèbre que Céline fit remarquer à Nadège.

Toutes deux étaient encore à leur toilette, ou plutôt Nadège achevait de parer Céline, pendant qu’absorbée dans ses pensées, celle-ci regardait tristement la lumière éclatante dont s’éclairaient déjà les derniers tilleuls de l’avenue. Telle était sa préoccupation, qu’elle ne s’aperçut pas que l’on attachait à son côté le bouquet envoyé par M. de Rosac, et qu’au moment où Nadège s’écria, en jetant l’épingle qui avait dû blesser Céline :

— Oh ciel ! je vous ai fait mal !

Elle répondit d’un air étonné :

— Non ; je n’ai rien senti. Cependant une goutte de sang vint colorer la draperie légère qui entourait le sein de Céline. Malgré l’indifférence qu’elle témoignait pour sa parure, elle ne sortit de sa rêverie que pour demander qu’on ajoutât quelques ornements à sa robe, ou à sa coiffure. C’était gagner du temps et retarder de quelques minutes le sacrifice du bonheur de sa vie.

Zamea était déjà venue plusieurs fois lui dire de la part du baron, qu’on n’attendait plus qu’elle pour commencer la lecture du contrat ; il fallut se décider à descendre dans le salon. Les corridors, la longue galerie qu’il fallait traverser pour s’y rendre, étaient remplis de paysans, curieux de voir et d’admirer la jeune fiancée. La plupart de ceux qui ne la connaissaient pas adressèrent leurs compliments à Nadège, dont le sourire et l’air animé leur annonçait une personne heureuse, tandis que la pâleur et le regard languissant de Céline ne laissaient pas supposer qu’elle prît aucune part à la fête.

M. de Rosac l’attendait à la porte du salon ; il lui offrit la main pour la conduire auprès de sa vieille tante, la présidente de R…, que son grand âge retenait ordinairement chez elle, et qui faisait presque un acte de dévouement en se dérangeant pour venir signer le contrat de mariage de son neveu. Après beaucoup de choses flatteuses, dites de ce ton affectueux qu’on peut appeler la grâce des vieilles femmes, la présidente ajouta :

— Mais elle paraît souffrante, cette chère enfant, et l’on aurait peut-être mieux fait de retarder la cérémonie jusqu’à son entier rétablissement. Le mariage le plus heureux n’est jamais exempt de craintes, de regrets, et il faut être en bonne santé pour supporter tant d’émotion.

Céline, touchée d’un intérêt si tendre, en remercia madame de R… avec cette reconnaissance d’un cœur malheureux dont on devine la souffrance ; et, sans penser que l’altération de ses traits devaient la démentir, elle affirma qu’elle n’était point malade. Pendant ce temps, madame de Lormoy faisait les honneurs du salon aux autres parents de M. de Rosac, et la princesse Wollinski montrait aux jeunes femmes qui se trouvaient là les bijoux que renfermait la corbeille. Les parures les plus élégantes avaient été choisies par elle, et chacun en admirait le bon goût ; mais on donnait la préférence à une longue chaîne d’or et d’émeraudes à laquelle était attachée une croix en diamants. La princesse, désirant en voir l’effet, prétendit que c’était le moment d’en parer la mariée. M. de Rosac l’approuva en disant qu’on ne pouvait enchaîner trop tôt l’objet de son amour, et tous deux vinrent prier Céline de permettre qu’on suspendît la chaîne à son beau cou.

Ce présent lui rappela celui qu’elle avait fait le jour des adieux de Théobald, et le froid qu’elle ressentit lorsque ces brillants anneaux touchèrent sa poitrine lui parut être celui de la mort : tout allait finir pour elle : cette vie d’amour et d’espoir, cette consolation de pleurer sans crime celui qu’elle regrettait, il fallait y renoncer pour jamais. Au moment d’un si cruel sacrifice, elle aurait peut-être senti succomber son courage, si l’excès de sa douleur ne lui avait donné l’espérance de n’en pas souffrir longtemps. C’est dans cette triste pensée qu’il faut trop souvent chercher la cause de la résignation des femmes. Leur nature délicate paraît si peu faite pour supporter de longs tourments, que chez elle les idées de malheur et de mort sont presque inséparables.

Après les présentations et les compliments d’usage, on forma un double cercle devant la table où s’était déjà placé le notaire. Céline, qui avait de la peine à se soutenir, était restée auprès de la vieille présidente. Madame de Lormoy vint s’asseoir à côté de sa fille, comme pour la fortifier contre les émotions que pourrait lui donner cette lecture ; elle lui prit la main, mais sans oser lever les yeux sur elle, car l’expression douloureuse de sa physionomie, ses lèvres pâles, tremblantes, quoique souriant toujours, inspiraient à sa mère autant d’effroi que de pitié ; elle se reprochait d’avoir consenti à ce mariage, sans se rappeler que Céline avait elle-même demandé qu’on le célébrât sans délai, et que depuis qu’il était décidé, jamais sa fille n’en avait témoigné de regret. Mais qu’importe ce que voulait, ce qu’avait dit Céline, sa mère la sentait souffrir ; c’en était assez pour se reprocher son malheur.

Il se fit un grand silence, et le notaire commença la lecture du contrat, avec l’air pompeusement grave, et la voix lugubre que prendrait un juge pour prononcer une sentence. Cette lecture ne fut guère écoutée que par les gens qu’elle n’intéressait point. Tous les articles en étaient connus et approuvés d’avance par les deux familles. Céline seule aurait pu désirer les connaître, car elle s’était constamment refusée à donner son avis à ce sujet, laissant à son oncle le soin d’un avenir qui n’avait plus d’intérêt pour elle ; mais, tout entière au souvenir de Théobald, au sentiment qui la portait à s’immoler en ce moment pour lui sauver l’honneur, elle n’entendit rien de cet acte, si ce n’est le mot sinistre de mort, qui, revenant à chaque article, arrivait à son oreille comme le son monotone d’une cloche funèbre.

Placée en face de la porte vitrée qui donnait sur le parc, elle voyait s’éteindre peu à peu les lampions qui éclairaient cette terrasse où, pour la première fois, Théobald lui avait parlé de son amour ; la tourelle gothique dont elle avait le dessin fait par lui, ces ruines si pittoresques, tout à l’heure resplendissantes de lumières, venaient de rentrer aussi dans l’obscurité ; car le vent d’automne, qui soufflait avec violence, semblait s’opposer à l’éclat de cette triste fête. Quelques pots à feu, abrités par des arbustes, répandaient encore une faible lueur sur le parterre qui entourait le château. À ces rayons vacillants, Céline crut distinguer quelqu’un qui s’avançait mystérieusement, et cherchait à voir, de la terrasse, ce qui se passait dans le salon. Cette espèce de fantôme qui apparaissait et s’évanouissait tour à tour, selon les oscillations de la lumière, l’imagination de Céline lui prête la figure et la démarche de Théobald, et chaque pas qu’il fait pour s’approcher du château la confirme dans cette illusion ; elle ne doute plus qu’étant parvenu à s’échapper de sa prison, il vient, au risque de sa vie, l’arracher au pouvoir d’un rival ; elle croit entendre sa voix l’accuser de parjure ; tout à coup il s’arrête, et semble attendre le moment propice à sa vengeance ; mais bientôt, montant avec lenteur les degrés du perron, il parvient auprès de la porte et s’apprête à l’ouvrir. Le vent qui soulève son manteau laisse voir un habit d’uniforme : c’est celui de Théobald. À cette vue, tremblante, égarée, Céline veut s’opposer au malheur qu’elle pressent.

— Fuyez, s’écrie-t-elle en se précipitant vers la porte du jardin, prenez pitié de moi, fuyez, ou je meurs !

Et elle tombe inanimée dans les bras de celui qu’elle implore. Mais la surprise causée par l’apparition subite de l’étranger qui inspire tant d’effroi à Céline, ne permet pas d’abord de voler à son secours ; le baron seul, irrité de l’insolence d’un homme qui ose ainsi pénétrer dans sa maison, s’avance vers lui d’un air menaçant. Chacun se lève ; M. de Rosac s’élance vers Céline, l’arrache des bras de l’inconnu ; il est prêt à l’injurier, lorsqu’une voix fait entendre ces mots :

— C’est lui !… c’est Léon !…

Et au même instant Nadège entraîne madame de Lormoy dans les bras de son fils.

L’étonnement cède à la joie ; on s’empresse autour de Léon, chacun veut être témoin du bonheur qu’il éprouve en revoyant sa mère ; mais la voix qui l’a nommé, cette voix qui l’a fait tressaillir, d’où vient qu’elle se tait ? Est-ce une illusion, un vain souvenir ? Il jette ses regards sur toutes ces femmes qui l’entourent.

— Par grâce, leur dit-il, dans un trouble impossible à décrire, qui de vous a prononcé mon nom ?

— C’est Nadège, répond la princesse…

— Nadège !… répète Léon n’osant croire à tant de bonheur à la fois.

Mais il suit sa mère dans la chambre où l’on vient de transporter Céline. Nadège est auprès d’elle, il la reconnaît et tombe à ses pieds en s’écriant :

— Ô ma mère ! sans elle, je ne vous aurais jamais revue !…

Mais Nadège, honteuse d’éprouver tant de joie quand son amie succombe à sa souffrance, ne répond d’abord à Léon, qu’en lui montrant Céline ; puis elle dit :

— Secourons-la ; que les soins d’un frère la raniment !… Ah ! puissiez-vous mettre fin au tourment qui l’accable !…

Alors tous se réunissent pour rendre à Céline l’usage de ses sens. Le docteur se trompant sur la cause de ce long évanouissement, répétait à chacun :

— N’ayez nulle crainte, c’est l’effet de la surprise ; elle a deviné mieux que nous, qu’Un homme qui arrivait si brusquement devait être son frère, et l’excès de sa joie a causé cette crise, dont la voilà qui commence à revenir.

En effet, dans cet instant, Céline souleva lentement sa paupière, et quelques mots, à peine articulés, s’échappèrent de sa bouche.

— Sans doute elle vous parle, dit le docteur à M. de Saint-Irène, mais ne vous montrez pas encore à elle ; attendons qu’elle soit plus calme, pour lui permettre le plaisir d’embrasser son frère.

En disant ces mots, il se place devant Léon, de manière à le soustraire aux regards de Céline. Mais passant tout à coup de l’accablement au délire, elle appelle Théobald.

— Cruels ! qu’en avez-vous fait ? dit-elle, en portant des yeux égarés sur toutes les personnes qui l’entourent : l’avez-vous épargné ?… Mais non ! il a péri, victime de votre rage ! Pouviez-vous lui pardonner d’avoir brisé ses fers pour venir m’arracher au désespoir… à la mort !… Laissez-moi… je ne veux plus de vos soins barbares !… Vos calomnies lui ont ravi l’honneur… cet honneur qui était sa vie !… Eh bien !… prenez aussi la mienne, car je ne puis survivre à sa honte !… Ah ! je lui donnais plus que mon existence, en acceptant le nom de son rival, de son ennemi !… Mais puisqu’il rend ce sacrifice inutile, unissez-nous du moins dans votre vengeance… Vous hésitez !… que craignez-vous ?… Son unique ami l’abandonne : Léon ne l’a-t-il pas laissé traîner en prison, comme un vil criminel ; a-t-il détourné le coup mortel dont vous l’avez frappé ? Non, vous dis-je, frappez encore, il ne vengera pas mieux sa sœur que son ami !… Théobald n’était-il pas ?…

— Qu’entends-je ! s’écrie Léon, Théobald est ici ? Que parle-t-elle de prison, de vengeance ? Qui ose attenter à l’honneur, à la vie de Théobald ? Répondez-moi ! est-ce sa raison ou la mienne qui s’égare… dois-je en croire ce qu’elle dit ? Théobald, arrêté comme un vil criminel !… Ah ! s’il était vrai, ajouta-t-il d’un ton qui fit frémir jusqu’à Céline elle-même, s’il était vrai !… tout le sang de son ennemi suffirait à peine à ma vengeance.

En vain madame de Lormoy cherche à calmer la colère de son fils ; en vain le docteur et Nadège le supplient de ne pas augmenter l’agitation de Céline par de telles menaces ; il ne leur répond que par ces mots :

— Qu’avez-vous fait de Théobald ?… Je veux le voir, conduisez-moi vers lui.

Et, voyant que tous gardent le silence, il s’adresse à Céline qui reste immobile, les yeux attachés sur lui, et cherchant à rallier ses idées, pour s’expliquer comment cette voix inconnue prononce le nom de Théobald d’un accent, à la fois, si tendre et si terrible.

— Toi qui le plains, dit-il en s’approchant de Céline, toi qui veux qu’on le venge, dis-moi s’il est encore temps de le secourir. Quels que soient les ennemis qui l’accablent, je saurai le défendre, le ramener vers toi qui le pleures, ou je mourrai avec lui.

— Je te reconnais, répond alors Céline, en se précipitant sur le sein de Léon, tu l’aimes aussi, tu es mon frère ! Ah ! malheureux ! pourquoi es-tu venu si tard !

En ce moment, des larmes abondantes vinrent inonder le visage de Céline. Le docteur insista de nouveau pour que Léon s’éloignât d’elle, dans la crainte de prolonger l’émotion qui la mettait en danger, car son pouls devenait convulsif, un rire amer se mêlait à ses larmes, et tout faisait craindre que la fièvre ne se portât au cerveau. L’effroi que ces symptômes causaient au docteur Frémont passa bientôt dans l’âme de tous ceux qui étaient présents. Madame de Lormoy s’abandonne à la plus vive douleur ; elle accuse le baron d’être cause de la démence de Céline. Tandis que M. de Rosac s’enfuit au désespoir, M. de Melvas, non moins effrayé de l’état de sa nièce, n’ose pas tenter de consoler sa sœur ; il prévoit des malheurs au-dessus de son courage, et reste anéanti sous le poids des maux qu’il se reproche.

Cependant, les gens invités à la fête s’empressent de quitter ce château qui devait être pour eux l’asile du plaisir, et qui ne leur offre plus qu’un spectacle douloureux. Les parents de M. de Rosac, courroucés des emportements de Léon, et plus encore des aveux échappés à Céline, l’entraînent avec eux. Nadège et la princesse s’emparent de Léon, dont la fureur augmente à mesure qu’on lui apprend les accusations qui pèsent sur son ami, et la condamnation qui le menace. À peine a-t-il entendu qu’on veut flétrir l’honneur de Théobald, que, sourd aux prières de Nadège, qui le conjure d’épargner à sa mère de nouvelles terreurs, il court près du baron, lui demande, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, de retirer la plainte formée contre Théobald.

— Apprenez, dit-il, que son honneur est aussi le mien ; qu’on ne peut l’attaquer sans me rendre raison d’une telle insulte. Songez que nous sommes frères d’armes, que nous avons triomphé, succombé ensemble, et que, percés de coups, mourant sur le sein l’un de l’autre, le sang qui coulait de nos blessures nous a unis pour toujours. Rendez-moi mon ami, rendez la vie à ma sœur, à ma mère, ou préparez-vous à tous les malheurs que le désespoir entraîne.

Une volonté si ferme ne permettait aucun raisonnement ; il fallait y céder ou se résigner à subir toutes les conséquences d’un refus qui semblait décider du sort de sa famille entière, et le baron n’hésita plus.

— Allez, dit-il, après avoir remis à Léon la lettre qu’il vient d’écrire, allez délivrer le fils de l’assassin de votre père. Malgré l’horreur que son nom m’inspire, je supporterai sa présence, si elle seule peut vous rendre à tous le calme et le bonheur.

En finissant ces mots, M. de Melvas détourne la tête pour cacher les larmes qui s’échappaient de ses yeux. Mais Léon reconnaît, à sa voix émue, que la pitié l’emporte sur un juste ressentiment, et il se jette aux pieds de son oncle, lui prodiguant tous les noms que peut inventer la reconnaissance. Il lui jure que sa vie entière sera consacrée à lui prouver le dévouement, la tendresse d’un fils ; à lui rendre enfin l’amour de celui qu’il pleure encore.

À ce cruel et doux souvenir, le baron serre vivement Léon contre son cœur… Malgré son silence, l’émotion qu’il éprouve lui dit assez qu’il croit retrouver son fils ; mais, impatient de voler au secours de son ami, Léon s’arrache des bras de M. de Melvas ; des chevaux sont commandés, et les premiers rayons du jour paraissaient à peine, que l’ami de Théobald arrivait déjà aux portes de Bordeaux.