Michel Lévy frères, éditeurs (p. 315-320).


XXXI


L’excès du désespoir ne permet pas les larmes ; à la vue de ce tableau sinistre, personne ne pleurait ; nul sanglot, nulle plainte ne rompit le silence de mort qui régnait dans ce cruel moment.

Cependant le docteur qui redoute l’effet d’un si horrible spectacle sur l’esprit de Céline, veut la retirer des bras glacés qui la retiennent, mais elle résiste à ses instances et lui fait signe de ne point éveiller Théobald. Avant d’avoir recours à la force pour l’éloigner de ce lieu de douleur, il dit à madame de Lormoy d’employer toute l’autorité de sa tendresse pour déterminer Céline à le suivre. Mais que devint, hélas ! cette malheureuse mère, lorsque suppliant sa fille de ne pas s’abandonner au désespoir, elle la vit passer en jouant ses doigts dans les cheveux de Théobald et contempler ses traits inanimés avec le sourire de la joie.

Le ciel avait pris pitié d’elle ; en perdant la raison, elle venait de perdre aussi tout sentiment de ses peines, et depuis ce triste moment l’on aurait pu croire qu’elle n’en gardait aucun souvenir, sans la prière qu’elle adressait chaque jour à la petite croix d’honneur attachée sur son sein. Cependant on mit sous ses yeux la lettre trouvée sur Théobald ; on espérait que la vue de ces caractères tracés par une main chérie la ramènerait à ses pensées habituelles ; d’abord, elle reconnut la chaîne d’or à laquelle cette lettre était suspendue, car elle la couvrit de baisers et la mit autour de son bras. Mais on la vit s’efforcer en vain de lire quelques mots de la lettre, elle avait oublié ce qu’ils exprimaient, ne savait même plus comment on devait les prononcer. Le nom de Céline était l’unique mot qu’elle parût comprendre ; elle le montrait en riant à ses amis, et les priait souvent de lui lire à haute voix le dernier adieu de Théobald.

À Céline.

« Il fallait subir l’affront d’une condamnation injuste, supporter l’ignominie, ou mourir digne de Céline ; pouvais-je hésiter ? Pouvais-je moins accorder à l’honneur, lorsqu’elle me donnait elle-même l’exemple du plus grand sacrifice que l’amour puisse lui faire ? car ton cœur m’appartient, Cécile, et tu vas consacrer ta vie au bonheur d’un autre !… Ah ! c’est toi qu’il faut plaindre ; toi que la naissance, les vertus, la beauté appelaient à une destinée si heureuse ! Tant de biens réunis n’ont pu triompher de la fatalité attachée à mon sort ! J’ai porté le trouble, la douleur dans l’âme la plus pure ; voilà mon crime ! le ciel devait m’en punir. Ce n’était point assez de me livrer à l’injustice, à la méchanceté des hommes, il fallait ton malheur pour accomplir mon châtiment.

» Ton malheur !… à cette idée, tout mon courage expire. Ah ! que ne puisse-je emporter dans la tombe jusqu’au souvenir qui va t’affliger ! Mais, Céline, pourquoi pleurer ma mort, elle n’ajoute rien à nos regrets : n’étions-nous pas séparés pour toujours ?… Oui, lors même que, touchée de nos peines, ta famille aurait consenti à nous unir, le monde, ce tyran implacable qui parle de philosophie en immolant tout au préjugé ; qui prêche la tolérance en poursuivant sa vengeance jusque sur les enfants du coupable ; ce monde qu’on voit tour à tour, l’esclave ou le persécuteur d’un nom puissant ou malheureux, ne t’aurait jamais pardonné d’accepter le mien. Et toi, que les plus illustres familles seraient fières d’adopter, toi que j’aurais voulu parer de tous les titres que donne la gloire, tu rougirais du nom de ton époux !… et c’est moi qui t’exposerais à tant d’humiliation… Ah ! mon amour devait t’en défendre : je le sens, la fierté qui me fait dédaigner un injuste mépris succomberait au tourment de t’en voir souffrir.

» En vain je me suis flatté que le sang versé pour la patrie pouvait laver les taches imprimées sur un front innocent. J’entendais vanter les lumières du siècle ; je croyais qu’être éclairé, c’est être juste : l’expérience a trop tôt dissipé mon erreur. Si les lois semblent le protéger, la société ne laisse aucun refuge au malheureux héritier d’un nom proscrit. C’est le paria dont l’aspect est un malheur, et l’approche une souillure. Dans la haine qui le poursuit, il ne peut choisir qu’entre la honte ou la révolte. Décidé à mourir, je l’avoue, une mort brillante a plus d’une fois tenté mon orgueil : ce n’était pas une ambition vaine. Dans ces moments de révolution, où le parti qui succombe n’attend parfois qu’un chef audacieux pour reconquérir le pouvoir, le soldat qui se dévoue est certain d’entraîner à sa suite un grand nombre de mécontents ; et, repoussé de la classe où j’étais né, en horreur à tous ceux qui prononçaient mon nom, je pouvais le rendre redoutable ; mais il fallait s’armer contre les Français, réveiller des factions qui avaient autrefois désolé mon pays ; et mon intérêt, celui de ma gloire peut-être, ont cédé à l’amour de la patrie. Ah ! si du moins cette ingrate patrie m’accordait un regret !… mais je meurs calomnié… je meurs, sans oser charger un ami de défendre ma mémoire. Toi seule, ô Céline, et mon juge et mon protecteur, conserve-moi dans ton cœur l’unique bien que je regrette sur la terre. La voix d’un ange est écouté du ciel ; obtiens-moi le pardon de ce ciel que j’irrite en avançant le terme de mes souffrances ; obtiens-moi, par tes prières, le bonheur de te revoir un jour : Dieu n’a pas allumé tant d’amour, dans une âme, pour l’éteindre avec la vie. Non ! ce principe de toutes les vertus, ce flambeau qui me montrait la divinité à travers ton image, il brille encore au delà du tombeau, et c’est lui qui me guidera vers toi dans les régions célestes.

» Céline ; je vais t’attendre. Ah ! garde-moi ton amour, pour que la vie éternelle soit une récompense. »

Un autre écrit de Théobald fut remis à Marcel par le gardien de la prison : c’était le testament qui rendait Léon héritier de toute la fortune que possédait son ami. Ce généreux don passa bientôt à Nadège.

Madame de Lormoy et son frère n’ont pas survécu longtemps au malheur de Céline ; et Nadège, unie à son cher Léon, est devenue la sœur et le soutien de cette infortunée. C’est elle qui la veille, et qui calme sa démence par les soins d’une tendresse inépuisable.

Le lendemain du jour où l’on rendit les derniers devoirs à Théobald, on apprit qu’un ancien militaire venait d’être tué par les soldats étrangers qui gardaient une des portes de Bordeaux. Il s’était battu longtemps, lui seul contre tous, et en avait déjà blessé mortellement plusieurs, lorsqu’enfin il était tombé, le cœur percé d’un coup de baïonnette.

À cette nouvelle, Léon pâlit ; une crainte sinistre s’empara de son âme. Hélas ! ce douloureux soupçon fut bientôt confirmé, car on ajoutait que le vieux soldat était mort en bénissant un nom, autrefois maudit par tant de victimes, et maintenant réhabilité par le malheur et la gloire.


FIN.