Vue de Central City (Colorado). — Dessin de Sabatier d’après une photographie.


LE FAR-WEST AMÉRICAIN,


PAR M. L. SIMONIN[1].


1867. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



LES MONTAGNES ROCHEUSES.


I

LES MINES D’OR ET D’ARGENT.


Placers et filons. — Nouvelles découvertes. — Mesures libérales. — Les mineurs. — Recherches fiévreuses. — Déboires des capitalistes. — Difficultés du traitement métallurgique. — On demande un inventeur. — Production des États-Unis en métaux précieux. — Le speaker Colfax et le président Lincoln. — Dernières paroles du président sur les affaires du pays.

Les mines d’or et d’argent qui ont fait et qui font encore la fortune du Colorado sont situées au pied des montagnes Rocheuses. Les placers aurifères gisent le long des cours d’eau. Les mines proprement dites, d’or ou d’argent, montent aux flancs des montagnes, et se retrouvent sur les plus grandes hauteurs, jusque dans les parcs (plateaux boisés) où il y a aussi des placers, et même sur les cimes les plus élevées.

Central City, nous le savons, est le plus riche district des mines d’or, surtout en y comprenant Black Hawk et Nevada ; Empire est aussi un centre métallifère renommé. Enfin, à Georgetown sont rassemblées les mines d’argent. Les filons de ce dernier district ont été découverts par quelques courageux pionniers, qui ont renouvelé sur le Snake-Range, ou Sommet du Serpent, les actes de courage, de patience, dont Gregory avait le premier donné l’exemple dans les montagnes de Clear-Creek.

Dans les placers, l’or se trouve en pépites, en paillettes, et le métal est toujours à l’état natif ou de métal pur. Dans les filons il existe soit à l’état natif, soit à l’état de combinaison intime avec des sulfures de fer, de plomb, de cuivre, de zinc, d’où il est très-difficile de l’extraire entièrement.

L’argent accompagne très-souvent l’or. Seul ou allié à ce dernier, il n’est jamais à l’état natif, mais toujours à l’état de sulfure, soit simple, soit multiple, ou à l’état de chlorure, iodure, bromure, etc. On le retire de ces minerais par des procédés particuliers.

Les premiers placers aurifères ont été bien vite épuisés ; mais tous les jours on en découvre de nouveaux. Lorsque nous quittâmes le Colorado, à la fin d’octobre 1867, il y avait une grande agitation à Denver au sujet de la découverte de terres aurifères très-riches que l’on venait de faire vers les sources de l’Arkansas. C’était au pied des montagnes, non loin des lacs Jumeaux, Twin-Lakes, qui forment en cet endroit un site des plus ravissants. Les mineurs, la figure hâlée, les grosses bottes aux jambes, les vêtements en lambeaux, étaient venus à Denver, la ville des affaires par excellence, et là ils avaient fait voir aux essayeurs, aux banquiers, aux exploitants de mines, et à tous les curieux, les merveilleux échantillons qu’ils avaient enfin trouvés, après plusieurs mois de recherches vaines. C’était une terre argileuse, un peu jaunâtre, qui tombait en poussière sous la pression des doigts. En la lavant dans une assiette, le propriétaire de Tremont-house, l’hôtel où nous étions logés, en avait tiré le quart en poids de poudre d’or, qu’il avait montrée à ses clients ébahis. La poudre étincelait au soleil sur le blanc de la porcelaine, et cette vue provoquait chez plus d’un l’ardent désir d’aller de nouveau tenter la fortune.

Ainsi vont les choses dans le Colorado et dans tous les territoires métallifères de l’Union. Jamais de découragement, de lassitude, et des recherches incessantes pour retrouver le lendemain ce que l’on a perdu la veille. Les lois les plus libérales viennent en aide aux mineurs, aux colons. Celui qui découvre un gîte métallifère, en est immédiatement propriétaire sur une certaine étendue. Il avise le recorder ou greffier de son district paye la taxe et tout est dit. De même pour la culture du sol. Chacun peut occuper un nombre donné d’acres (cent soixante acres ou soixante-quatre hectares) des terres vierges d’un territoire ; il paye une certaine somme au land office, ou bureau des terrains, et le voilà constitué à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces mesures libérales qui ont fait la prospérité des lointains territoires de l’Union. On m’objecte qu’ici la terre n’est à personne, que l’espace est immense, et que partout l’on peut tailler, comme on dit, en plein drap. Je réponds que dans la plupart de nos colonies, où les mêmes faits se présentent, nous n’avons jamais obtenu les merveilleux succès des pionniers américains. Pourquoi ? Parce que les mesures administratives que nous avons toujours et partout adoptées n’ont jamais été inspirées que par des idées étroites, soupçonneuses, fiscales ; parce que chez nous la centralisation tue tout, et que les colonies, même les plus lointaines, doivent, avant d’agir, recevoir le mot d’ordre de la métropole. Aussi quel contraste ! Chez nos colons, l’indolence, l’inquiétude, l’insuccès ; chez les Américains, l’ardeur, l’activité fiévreuse, la réussite la plus étonnante.

Je reviens aux mines et aux mineurs du Colorado. Je ne m’appesantirai pas sur les systèmes d’exploitation en usage dans les placers ou sur les filons, je les ai déjà décrits ailleurs[2]. Je ne parlerai pas non plus de ces énergiques mineurs, anglais, irlandais, américains, canadiens, mexicains, français, qui ont importé dans le Colorado les traditions du travail souterrain ou du lavage des alluvions aurifères. Tels je les ai dépeints dans le temps, surtout à propos de la Californie, tels je les ai retrouvés dans le Colorado. Ici toutefois deux phénomènes nouveaux se présentent, qu’on n’a jamais observés ailleurs avec le même degré d’intensité : d’une part l’ardeur exceptionnelle que les exploitants ont apportée à la recherche et à la mise en valeur des gîtes, d’autre part les difficultés de tous genres que la nature particulière des minerais, surtout des minerais d’or, est venue inopinément apporter dans les procédés métallurgiques.

La recherche des filons s’est poursuivie dans le Colorado avec une véritable fièvre. Chacun a couvert les districts métallifères de lignes, réelles ou imaginaires, indiquant la prétendue direction des veines[3] ; dans ce monde inconnu et nouveau, chaque chercheur, aidé ou non de la boussole et des principes de la géologie, s’est tout à coup transformé en Colomb. Les capitalistes des États de l’Est, de New-York, de Boston, de Philadelphie, émerveillés de ces prétendues découvertes, ont prêté leur argent aux mineurs. Souvent, à très-grands frais, ils ont envoyé des commis incapables, des machines lourdes, coûteuses, inutiles, dans ce lointain pays, et ils ont vu, pour la plupart, leurs efforts échouer et tout leur capital perdu. De là des déboires qui ont déjà été signalés, et qui arrêtent en ce moment l’essor du Colorado, si merveilleux dès le début.

La seconde cause du malaise auquel est aujourd’hui sujet le Colorado ne mérite pas moins d’être notée ; c’est précisément la nature complexe des minerais d’or et d’argent qui paraît n’exister que pour les gîtes de l’Amérique du Nord, elle est à son maximum dans le Colorado, et elle arrête singulièrement l’exploitation des richesses souterraines de ce pays. Dans les sulfures métalliques, l’or n’est pas libre. Il est à l’état de combinaison chimique avec le soufre et les procédés les plus délicats de pulvérisation, de calcination ou grillage, d’amalgamation ou dissolution dans le mercure qui a tant d’avidité pour l’or, de chloruration ou attaque par le sel marin, le chlore, l’acide chlorhydrique qui décomposent les sulfures, tous ces procédés arrivent à peine à retirer la moitié, et quelquefois seulement le tiers ou le quart de l’or ou de l’argent combinés dans les minerais. Ce fait s’était déjà présenté en Californie pour ce qu’on nomme là-bas les sulfurets ou sulfures d’or, mais nulle part, comme dans le Colorado, toutes les mines à la fois n’avaient eu à lutter contre la même difficulté, si grave et presque insurmontable. Ici le problème à résoudre est plus que jamais sérieux. De sa solution dépend en effet en partie l’avenir de ce territoire. Bien que tout le monde, dès le premier jour, se soit mis à l’œuvre, chimistes, métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne parle pas des chevaliers d’industrie ou des contrefacteurs), et que chacun, dans cette espèce de course au clocher, ait apporté son procédé qu’il croyait le meilleur, aucun procédé n’a encore réussi, et le prix est toujours à donner à l’heureux inventeur du traitement des sulfures auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de retirer, par des systèmes pratiques, et non par des méthodes de laboratoire, des minerais du Colorado, et subsidiairement de ceux de Montana, de l’Idaho, de la Nevada, de la Californie, toute la quantité d’or et d’argent qu’ils renferment et que l’analyse dévoile, celui-là aura fait sa fortune. Il sera du jour au lendemain riche à millions, et du même coup il aura donné à la colonisation des États et des territoires du Grand Ouest américain l’impulsion la plus féconde. Ce sera là une fortune bien acquise ; voilà les vrais inventeurs et non ceux qui cherchent péniblement la contrefaçon de procédés déjà connus. Celui qui apportera au Colorado le mode de traitement métallurgique qu’il attend depuis plusieurs années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur de ce territoire et de tous ceux du Far-West, il faudra aussi, tant la nouvelle invention sera fertile en résultats, le proclamer solennellement comme un des bienfaiteurs du genre humain. Allons, métallurgistes, à l’œuvre ! qui de vous va devenir le grand homme que l’on attend ?

C’est une curieuse destinée que celle de l’Amérique du Nord d’être non-seulement le pays de l’avenir, celui vers lequel gravitent aujourd’hui tous les émigrants, tous les colons, celui qui dans peu de temps va changer les lois du monde politique et commercial, mais d’être aussi le pays qui produit à cette heure la plus grande quantité d’or et d’argent sur tout le globe. D’un Océan à l’autre, soit qu’on suive la chaîne littorale atlantique, les monts Apalaches, Alleghanys, etc., soit qu’on parcoure la chaîne centrale du grand continent, les montagnes Rocheuses, ou la chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra Nevada, l’or et l’argent sont partout. Quand on croit les gîtes épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Aux gîtes d’or de la Californie, les plus féconds, les plus étendus dont l’histoire fasse mention, ont succédé les mines argentifères de la Nevada, plus riches à elles seules que toutes celles que l’Espagne avait naguère exploitées dans le nouveau monde. Puis sont venues les mines d’or et d’argent du Colorado, de l’Idaho, du Montana, de l’Arizona, dont quelques-unes le disputent aux précédentes pour l’abondance de la production.

C’est là un fait nouveau dans l’histoire de l’Amérique du Nord de fournir aujourd’hui près de la moitié du milliard de francs en or et en argent que produit annuellement le globe[4]. Ce fait ne s’est révélé que depuis peu d’années, mais il n’a pas échappé aux hommes d’État qui gouvernent l’Union.

Chaque année, dans son message, le président fait connaître les détails statistiques de la production de l’or et de l’argent, et d’année en année il a généralement lieu de féliciter le pays des résultats et des progrès obtenus.

Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir, on veut voir. Aussi ces mines du Grand Ouest, dont tout le monde s’entretient, sont-elles l’objet de nombreuses visites, non-seulement de la part des ingénieurs, mais aussi des journalistes, des économistes, des hommes d’État de l’Union.

Un des politiques les plus connus aux États-Unis et des plus modérés, le même que la voix publique semble désigner aux élections prochaines pour la vice-présidence, si le général Grant est nommé président, M. Colfax, a raconté dans un de ses nombreux speeches ses visites aux mines d’or et d’argent du Far West en 1865. Il était alors et il est encore président (speaker) de la chambre des représentants à Washington, et il profita, en 1865, des vacances de la session pour aller voir, dit-il, dans l’extrême Ouest, de vrais mineurs, de vrais Indiens, de vrais Mormons.

Il partit dans la diligence transcontinentale, accompagné de quelques amis, entre autres d’un journaliste de Springfield (Massachusetts), M. Bowles, qui a laissé de ce voyage une intéressante description[5].


Vue de la ville basse d’Empire (Colorado). — Dessin de Sabatier d’après une photographie.

La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax alla prendre congé du président. « Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon interprète auprès des mineurs que vous allez visiter. J’ai la plus large idée de la richesse minérale de notre pays. Je la crois inépuisable. Elle abonde dans tout l’Ouest, des montagnes Rocheuses au Pacifique, et l’exploitation en est à peine commencée. Pendant la guerre, alors que nous ajoutions chaque jour une couple de millions de dollars à notre dette nationale, je n’avais pas le loisir d’encourager chez nous la production des métaux précieux ; nous avions d’abord la nation à sauver. Mais à présent que la rébellion est vaincue, et que nous connaissons le montant de notre dette, plus nos mines extrairont d’or et d’argent, et plus nous effectuerons facilement le payement de ce que nous devons. Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande animation, favoriser nos exploitations souterraines par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. Nous avons des centaines de mille de soldats congédiés, et l’on craint que le retour dans


Vue de la ville de Georgetown (Colorado). — Dessin de Sabatier d’après une photographie.

leurs foyers d’un si grand nombre d’hommes ne paralyse

l’industrie en lui fournissant tout à coup un plus grand nombre de bras que celui dont elle a besoin. Je veux essayer d’attirer ces hommes vers les richesses cachées de nos montagnes, où il y a assez de place pour tous. L’immigration, même pendant la guerre, ne s’est pas arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre toujours plus imposant chaque année du trop plein des habitants de l’Europe. J’ai l’intention de diriger ces immigrants sur les mines d’or et d’argent qui gisent pour eux dans l’Ouest. Dites aux mineurs de ma part que je prendrai leurs intérêts autant qu’il sera en moi de le faire, parce que de leur prospérité dépend celle du pays. Oui, s’écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux brillaient d’enthousiasme, nous prouverons en très-peu d’années que nous sommes le trésor du globe[6] ! » ’Le soir du même jour, M. Colfax retourna de nouveau vers le président, et le trouva partant pour le théâtre. Lincoln l’invita à l’accompagner. Ayant pris d’autres engagements pour la soirée, et devant d’ailleurs quitter Washington le lendemain matin, M. Colfax ne put accepter cette invitation. Comme le président franchissait la porte de la Maison-Blanche, et serrait la main au voyageur : « N’oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation d’aujourd’hui, rapportez à ces mineurs ce que je vous ait dit pour eux. Bon voyage ! Je vous enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu ! » Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et les dernières paroles qu’il prononça sur les affaires du pays. C’est peut-être moins d’une heure après que l’ancien comédien John Booth le tuait à bout portant d’un coup de pistolet, dans une loge d’avant-scène au théâtre de Washington.

Le successeur de Lincoln, M. Johnson, n’a pas continué vis-à-vis des mineurs du Grand Ouest les traditions de son glorieux prédécesseur. Peut-être que les nécessités de la politique ont appelé son attention ailleurs, et détourné son esprit des questions minières et coloniales, si importantes cependant aux États-Unis.


II

UNE CARAVANE.


Réceptions cordiales. — Voir les Indiens ! — Types de pionniers, mais non de Peaux-Rouges. — De Denver à Chayennes. — La cité magique. — La maison du doge échangée contre une tente. Hill’s-Dale. — Campement de Pole-Creek. — Terrible ouragan. — Les commissaires de paix. — L’interprète Pallardie et ses trois sachems. — Lune de miel interrompue. — Campement de Horse-Creek et de Lone-Tree-Creek. — Remparts naturels. — Étranges illusions d’optique. — Dernière étape. — Le beau temps de la traite. — Le sentier espagnol. — Le drapeau de l’Union.

Le 1er novembre, je dis adieu au Colorado et à ses aimables habitants. La réception qui nous avait été faite avait été des plus cordiales. À Central City, nous avions été accueillis avec le plus gracieux empressement dans une des premières familles du pays, celle de MM. Whiting et Rockwell. À Georgetown, la ville elle-même avait demandé de nous traiter à ses frais ; à Idaho, Golden City, Denver, l’accueil avait été non moins hospitalier. Il fallut cependant nous arracher à un aussi agréable séjour. Nos explorations minières étaient achevées. M. Whitney désirait rentrer à Boston, où le rappelaient à la fois et sa famille et ses affaires, et le colonel Heine et moi, nous voulions aller voir les Indiens.

Voir les Indiens ! n’est-ce pas là le rêve de tout visiteur des Prairies ? J’entends les voir pacifiquement, librement, pour converser avec eux, les observer, et non les voir le revolver à la main, pour défendre sa peau et ses cheveux, comme c’était notre cas quand nous courions le risque de voir arrêter la malle qui nous menait de Julesbourg à Denver.

Dans le Colorado, nous avions rencontré des types intéressants de mineurs et de pionniers, entre autres Charley Utter (voy. p. 264), ancien traitant et interprète auprès des Indiens, puis Brown, toujours vêtu comme Charley de l’habit de cuir des trappeurs, et cousin du fameux John Brown, l’abolitionniste. Les gouverneurs Steele et Patterson, le docteur bostonien Howland, qui avait échangé le bistouri contre le pic, le Français Chavanne, l’Espagnol Dominguez, tous citoyens illustres du Far-West, nous avaient été également présentés ; mais nous n’avions encore vu aucun Indien. À Denver, sur le registre de l’hôtel où nous étions descendus, nous avions bien lu le nom de Coloro, chef des Yutes, mais Coloro était reparti pour les parcs. D’autres guerriers de la nation montagnarde, le Loup, et Shawanôh, qui étaient aussi venus à Denver pour demander bravement leur portrait à l’art photographique, étaient eux-mêmes repartis pour les hauts plateaux, où la saison, déjà trop avancée, nous défendait d’aller leur serrer la main.

Les choses en étaient là, et nous semblions condamnés à quitter le Grand Ouest sans voir les Peaux-Rouges, comme ceux qui vont à Rome sans voir le pape, quand nous apprîmes que la commission de paix, chargée de traiter successivement avec toutes les tribus indiennes soumises, allait se rendre au fort Laramie, dans le territoire de Dakota, à cent milles de la frontière nord du Colorado. Nous prîmes donc tout d’abord notre place de Denver pour Chayennes, et par une des plus belles journées d’automne qui aient jamais lui au pied des montagnes Rocheuses, nous franchîmes en vingt-quatre heures, avec la diligence continentale, la distance d’une centaine de milles, qui nous séparait de notre première étape. À La Porte[7], la diligence continua vers l’ouest, vers le bienheureux pays des Mormons, l’État sauvage de Nevada et la fertile Californie, tandis qu’un coche supplémentaire nous menait tout droit à Chayennes, la merveille des Prairies, la cité magique, comme on l’appelait alors, et elle méritait bien ces deux titres.

Chayennes n’existait pas au mois de juillet précédent, et les Indiens dont elle a pris le nom campaient dans le voisinage. Le Loup-Tacheté y commandait encore ses bandes, et y scalpait les blancs. À la fin de septembre, quand nous passâmes à Julesbourg, Chayennes comptait déjà deux mille habitants et trois mille à la fin d’octobre, marquant la loi de sa croissance par un millier d’habitants chaque mois, et se peuplant, s’édifiant avant même que le chemin de fer l’eût atteinte. Avant d’être, comme aujourd’hui, une des principales stations du grand railway du Pacifique, elle avait déjà des journaux, des hôtels, de beaux magasins. Elle avait nommé un conseil municipal, dont la première mesure avait été de défendre le port des armes aux habitants, ce qui avait assuré à tous la plus profonde tranquillité. Enfin, on y bâtissait partout, partout on entendait le bruit de la scie ou du marteau travaillant le bois ; les maisons arrivaient en nombre de Chicago, toutes faites ; les émigrants suivaient par derrière, en files serrées : c’était la moderne Salente, rivale de celle qu’a célébrée Fénelon.

Nous étions descendus à Chayennes, à Dodge house, mais le général Stevenson, commandant le fort Russell, voisin de la ville, était venu nous arracher à cet hôtel improvisé, et nous offrir une tente près de la sienne, en pleine prairie. Comme tous les hôtels de l’endroit, la maison du Doge n’avait qu’une seule chambre ; c’était, il est vrai, un immense dortoir, qui n’abritait pas moins de vingt à trente lits à la fois, ou quarante à soixante voyageurs ; car la fraternité américaine permet qu’on couche deux dans le même lit. Néanmoins nous pensâmes qu’une tente valait mieux, dût-on y coucher par terre, et nous acceptâmes de grand cœur celle que nous offrait le général Stevenson.

Notre campement, au fort Russell, ne fut pas de longue durée ; car, dès le 6 novembre, la nouvelle ayant été officiellement annoncée que les commissaires allaient arriver, le général désigna les officiers et les soldats qui devaient leur servir d’escorte, et fit préparer le nombre de fourgons nécessaires aux hommes et aux provisions.

De bonne heure nous quittâmes le fort. Une trentaine de fourgons, traînés en tout par cent cinquante bêtes, trente-cinq muletiers et agents divers, enfin soixante soldats, composaient le gros de l’expédition. Les soldats étaient montés dans les fourgons avec tout leur attirail de campement. À la tête du convoi caracolaient les officiers. Le temps était épouvantable, comme il l’est quelquefois pendant l’automne dans les Prairies, à une altitude de deux mille mètres. Trois jours auparavant, un ouragan terrible, accompagné de neige, avait passé sur le fort Russell ; et si la neige avait bientôt fondu aux rayons du soleil, la tempête avait continué de souffler comme un véritable cyclone. La poussière, soulevée en épais tourbillons, entrait dans les fourgons, ouverts sur le devant, et aveuglait littéralement ceux qui étaient à l’intérieur. Le froid était piquant ; le thermomètre se tenait au-dessous du point de congélation de l’eau ; car le vent, venant des montagnes Rocheuses, avait passé sur leurs cimes glacées.

C°est dans de telles conditions que, partis du fort Russell le matin, nous arrivâmes vers l’après-midi à Hill’s-Dale (vallon de la Montagne). Cette localité était alors la dernière station du chemin de fer du Pacifique, titre qu’elle allait abandonner à Chayennes, qui à son tour le céderait bientôt à sa voisine de l’ouest.

Hill’s-Dale manquait d’eau et de bois, et le vent des Prairies y soufflait avec une violence qui semblait s’être encore accrue. En outre les commissaires qui devaient arriver par le chemin de fer du Pacifique n’étaient pas même signalés. Que faire ? Le long de la voie, tout près de la station, on creusait un puits artésien, mais l’ouragan dérangeait les manœuvres, et nous ne pouvions attendre que la nappe d’eau fût atteinte pour abreuver nos mules et nos chevaux.

La localité faisait peine à voir. Quelques buvettes seules restaient debout : tout le monde, marchant à l’ouest, comme la voie ferrée, avait émigré à Chayennes. Il fut donc décidé que l’on irait camper dans la prairie, à quelques milles de Hill’s-Dale. Là on trouverait, dans un endroit bien connu des caravanes, de l’eau vive et du bois, deux choses indispensables dans le désert.

Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous arrivâmes vers quatre heures, était déjà occupé par les muletiers partis le matin de fort Russell, et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires apportaient aux Indiens. Nos hommes prirent place à côté de ceux qui étaient venus les premiers. Les soldats installèrent prestement leurs tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au milieu de la nuit. Les muletiers, creusant un trou en terre, y allumèrent du bois, établirent là leurs fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de temps les flat-jacks, sortes de beignets ou de crêpes, le jambon ou le lard découpés en tranches, pendant que, sur un coin du foyer, une immense bouilloire recevait le thé ou le café, formant la boisson habituelle de tout souper américain. Les muletiers, dans les excursions du Grand Ouest, sont toujours les premiers et les mieux servis, et nos hommes avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient à peine le leur, et que le maître coq des officiers, au mess desquels nous étions conviés, n’avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai que c’était un poêle en fonte et en tôle de fer, et que son installation seule demandait, par le vent qui régnait, plus de temps qu’il n’en fallait pour faire cuire le repas.

Le coucher, comme le souper, laissa pour nous beaucoup à désirer. Notre fourgon nous servit d’abri. Une peau d’ours fut notre lit, et une peau de buffle notre couverture. Les bagages, disposés sur le devant du véhicule, nous protégèrent en partie contre le vent et le froid, et nous dormîmes tant bien que mal.

Le coup d’œil de notre camp était des plus pittoresques. Les mules dételées s’étaient réunies par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé leur maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des prairies, jauni par les froids de l’automne. Les fourgons, alignés, formaient comme un rempart.

Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées les tentes des soldats. En retour d’équerre venaient celles des officiers. L’eau du ruisseau était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets touffus, se dressaient le long des rives les coudriers et les joncs. Un bluff, ou talus naturel de roches tendres et d’alluvions, formait un des versants du ruisseau. Partout ailleurs s’étendait jusqu’à l’horizon la plaine immense, à peine ondulée. Le ciel était resplendissant d’étoiles,
Charley Utter, des mines de Georgetown, en costume de trappeur. — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.
la lune éclairait la plaine et l’on entendait au loin les sourds aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les derniers feux allaient s’éteignant et le silence du camp n’était plus troublé que par la marche de quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou par le hennissement de quelque mule disputant à sa voisine une touffe d’herbe ou l’abri protecteur d’un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et l’on n’entendit plus que les sifflements de la tempête au milieu de la solennité de la nuit.

Le lendemain, 7 novembre, le soleil se leva sur le camp de Pole-Creek sans y ramener le beau temps. L’ouragan redoubla même de violence. On vit des fourgons, poussés par le vent, s’avancer seuls de plusieurs mètres en courant sur leurs roues. Quelques tentes furent jetées à bas. La promenade au dehors devint impossible. Pour comble d’infortune, les commissaires n’arrivaient pas, et il fallut les attendre encore tout un long jour. Le 8 novembre, ou signala enfin leur arrivée, et le camp fut levé à la grande joie de chacun.

Le général Sherman et le sénateur Henderson, rappelés à Washington par leurs fonctions et par la date rapprochée de l’ouverture de la session législative, n’avaient pu se joindre à la commission, dont ils étaient les principaux membres. Le général Sherman avait été remplacé par le général Augur, commandant le district de la Plate, dont le chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme le général Terry, un autre des commissaires et commandant le territoire Dakota, est l’un des officiers qui se sont le plus distingués pendant la guerre de sécession. Tous deux apportent, dans leurs manières, cette pratique des habitudes civiles qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre les soldats de l’Union et ceux d’autres pays une différence qui est toute en faveur des premiers.

Le vieux général Harney, devenu le meilleur ami des Peaux-Rouges, après les avoir battus sans merci, se distinguait entre tous les commissaires par ses façons douces et paternelles. Malgré ses soixante-huit ans, il avait accepté de prendre la part la plus active à tous les travaux qu’on venait de lui confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité, vétéran des forts de l’Ouest, et il n’avait jamais faibli un instant ni dans les péripéties du voyage ni dans les longueurs du conseil. Il portait invariablement l’uniforme de général, et il était beau de voir ce soldat, droit et fier, à la moustache et aux cheveux blancs, resté jeune malgré les années. Un noir fidèle, à la livrée verte et au chapeau de feutre pointu, orné du galon et des glands d’or, lui servait de domestique et veillait seul sur sa tente. À côté du général venait le président de la commission, l’honorable M. Taylor, commissaire des affaires indiennes à Washington. Vêtu d’un sévère costume bourgeois, il offrait dans ses traits quelque chose du révérend, et par ses allures pacifiques, je dirai même évangéliques, il répondait bien à la mission de paix dont il avait été élu le chef.


Pionniers américains dans les parcs des montagnes Rocheuses. — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.

L’eau tombante, sur le premier plan, est la source sulfureuse chaude de Middle-Park ; l’eau courante, sur le second, est la source de la Grande-Rivière (Grand-River), tributaire du Pacifique.

Le général et le colonel volontaires Sanborn et Tappan, qui s’étaient récemment distingués dans maintes rencontres contre les Indiens du Colorado, avaient l’air peut-être plus martial que leurs collègues les généraux de l’armée régulière, et montraient que la milice et la garde nationale sont prises au sérieux aux États-Unis.

M. White, secrétaire de la commission, M. Howland, artiste peintre, M. Wallace, sténographe, enfin les reporters de quelques journaux de Saint-Louis, de Chicago et New-York, représentaient la partie jeune et bruyante de l’expédition, et mêlaient leurs lazzis aux discussions graves des commissaires.

Tout ce monde reçut avec la plus grande affabilité le Parisien qui demandait la faveur de suivre la commission, et je ne comptais bientôt plus que des amis au milieu de tant de personnes qui ne me connaissaient pas la veille. Dès qu’on a été introduit près d’un Américain, c’est-à-dire qu’on lui a été présenté, dès qu’on a serré, secoué, comme on dit, sa main, shake hands, la connaissance est faite, l’Américain est devenu votre ami. C’est là un des bons côtés des mœurs simples et démocratiques des États-Unis.

Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la langue des Sioux, accompagnait la commission. Il servait en même temps de cicerone à trois chefs de la nation des Sioux, Mato-Looza ou l’Ours-Agile[8], Mato-O-Ken-Ko ou l’Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l’Œil-Blanc. Ces trois chefs portaient pour tout vêtement une couverture de laine et des guêtres avec des mocassins en cuir. L’un d’eux avait cependant un pantalon ; mais d’après la mode en usage chez les Peaux-Rouges, il en avait coupé le fond. Celui-ci portait l’arc et les flèches, dont le guerrier des plaines se sépare si difficilement ; cet autre tenait le calumet, qui joue un si grand rôle dans toutes les délibérations des Indiens. C’est une pipe au long fourneau rouge, d’où part un tuyau de buis ou de cerisier, enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine de fumeurs usent à la fois de la même pipe, et chacun tire une bouffée, en tendant la pipe au voisin.

Je m’approchais. Suivant la coutume de tous les Indiens, qui ont pour principe de ne jamais s’émouvoir, les Sioux restèrent impassibles, indifférents. J’essayai d’engager la conversation ; mais ils ne parlaient pas un mot d’anglais. Accroupis, serrés dans leur couverture, ils ne me jetèrent que ces mots : Soux, Soux ; Cold ! Cold ! Ce qui voulait dire qu’ils étaient Sioux, et qu’ils avaient grand froid ; ce qu’il était facile de deviner à la température extérieure et à la façon dont les pauvres gens grelottaient.

Pallardie vint à moi : « C’est des bons sauvages, me dit-il, nous les menons au fort Laramie pour les montrer aux autres. L’Ours-Vif, avec ses hommes, va conduire la charrue cet hiver. Il consent à se rendre dans les réserves et à cultiver la terre. Ça ne l’amuse pas beaucoup, mais il aime les blancs, et il tient à leur faire plaisir. »

Ce commencement de conversation rompit bien vite la glace entre Pallardie et moi. Le Canadien était charmé de voir un compatriote, et moi de faire route avec un homme qui connaissait si bien les Sioux, et qui avait parmi eux de si hautes relations. Pallardie est de petite taille, bien pris, vigoureux, aux traits accentués, et réalise de tous points le type du traitant ou du chasseur des Prairies, tel qu’on aime à se le figurer.

« J’étais marié depuis huit jours quand la commission est venue me chercher, me dit-il ; j’ai laissé ma femme et l’hôtel que j’ai bâti à la station de North-Platte ; il m’a bien coûté quinze mille piastres (soixante quinze mille francs). J’ai laissé tout cela, pour aller avec la commission. J’aime la vie des Prairies, qui me rappelle mon premier métier de traitant. Je ne suis allé à la ville[9] que trois fois en vingt ans. Je suis malade quand j’y vais. À North-Platte, à la station du chemin de fer du Pacifique, j’ai monté un beau buffet ou s’arrête le train. Venez me voir quand vous y passerez. Je vous présenterai à ma femme ; elle a bien pleuré quand je suis parti. »

Cependant notre longue caravane avait quitté le camp de Pole-Creek, et s’avançait à travers la plaine sans fin. Les fourgons venaient à la file les uns des autres. En tête, allaient à cheval les officiers commandant l’escorte, puis c’étaient les voitures des divers membres de la commission, et derrière celles-ci les fourgons des personnes qui étaient attachées à l’expédition par devoir ou par curiosité. Là on voyait les reporters des journaux de l’Est, quelques parents ou amis des commissaires, Pallardie avec ses trois sachems, un munitionnaire d’armée qui s’en allait vendre des bœufs au fort Laramie, et plusieurs autres excursionnistes. Un intrus qui s’était faufilé dans le convoi, que personne ne connaissait, qui suivait la commission depuis un mois, sous prétexte de faire des affaires, to make some business, était là aussi, maugréant contre le mauvais temps, contre la lenteur des mules, contre le peu d’abondance et le défaut de qualité des vivres. Tant est grande la patience américaine, et tel est le respect qu’on a là-bas pour l’individu, que personne ne relevait cet homme et ne songeait à le renvoyer. Enfin, derrière la caravane marchaient les fourgons des soldats et les véhicules qui portaient les malles et les provisions.

Les muletiers avaient soin de garder leur rang, et fouettaient vigoureusement leurs bêtes, avec force jurons, si elles menaçaient de ralentir le pas.

On marcha ainsi toute la journée, malgré le froid, malgré la bise, et dans l’après-midi on arriva à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval), où l’on campa pour dîner et passer la nuit. Là coulait un ruisseau d’eau vive, là se trouvait du bois en abondance. Ce camp était protégé par un monticule de stalactites, témoins de sources incrustantes qui jadis avaient arrosé ces lieux. Les éléments avaient peu à peu désagrégé la roche, et le sol était recouvert d’un sable siliceux épais.

Le lendemain, de bonne heure, on leva le camp, et l’on se remit en route plus gaiement que la veille, car l’ouragan avait enfin cessé, et le froid cédé la place à une température un peu plus clémente.

Le lieu où nous campâmes, le soir de cette seconde journée, était le plus pittoresque de tout le Grand Ouest. Il avait nom Lone-Tree-Creek, ou le ruisseau de l’Arbre solitaire. Qu’on imagine un rempart de roches sableuses couronnant un vaste plateau, de roches déchiquetées, rongées par les éléments, la pluie, le vent, la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis l’époque mille fois séculaire où les roches se sont déposées. Elles ont pris de cette sorte des formes étranges, saisissantes, et l’œil même y est trompé. Ici c’est une tour en ruines, là une longue muraille où plus d’une brèche est ouverte. Plus loin est une porte donnant accès dans la ville que protégent ces forts ; au-dessus semble veiller une forme humaine, un guetteur prêt à donner l’alarme. Et l’illusion se continue, car en face est un autre plateau couronné des mêmes murs, des mêmes bastions. On dirait deux villes
Shavanôh, chef yute, envoyé à Washington en 1863 pour traiter avec le président Lincoln. — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.
rivales. Seule, la vallée profonde les sépare. À mi-hauteur ont poussé des cèdres nains et des cyprès dont la ligne sombre, vue de loin, ressemble à la bouche béante d’autant de cavernes, creusées dans ces murs pour les faire sauter. Ce sont là les Scott’s-bluffs ou les remparts de Scott, ainsi nommés, sans doute, en souvenir du trappeur qui les a le premier signalés. Ils s’étendent sur d’immenses espaces, et longtemps avant d’arriver au camp nous les découvrîmes à l’horizon. Le ciel était un peu couvert ; quelques nuages noirs y disputaient leur place au soleil. Le soleil, en se jouant dans les nuées, tantôt éclairait et tantôt obscurcissait les bluffs, de sorte que le sable grisâtre dont sont formés ces remparts, tantôt apparaissait comme blanchi par la neige, et tantôt s’assombrissait peu à peu au point de disparaître entièrement. Cet effet d’optique, se répétant à intervalles réguliers, était surprenant ; aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce grand spectacle. L’image changeait, d’ailleurs, à mesure qu’on approchait davantage. Quand on arriva au pied des bluffs, ce fut bien autre chose. Les muletiers arrêtèrent d’eux mêmes leurs bêtes, et chacun, pendant quelques secondes, resta muet d’étonnement. Ceux-ci comparaient ces ruines géologiques aux ruines des plus anciennes villes de l’Asie ; ceux-là évoquaient le déluge. L’histoire et la fable eurent beau jeu, et la discussion se prolongea d’autant plus aisément, que l’on côtoya ces merveilleuses roches jusqu’au lieu choisi pour le campement. Là une circonvallation complète, interrompue seulement par l’étroit passage que s’était ouvert le ruisseau de Lone-Tree, entourait la plaine, et semblait la protéger à la fois et contre le vent et contre les Indiens.

Ces murs naturels de grès tendre, rappelant, même de très-près d’anciennes villes fortes ruinées, ne sont pas rares dans les prairies. Sur les points que nous parcourions, l’étendue en est considérable, et occupe peut-être, avec de très-longues solutions de continuité il est vrai, un cercle de cinquante à soixante milles de rayon. Dans le Colorado les roches de monument Creek et celles du jardin des Dieux, dans le Nebraska celle des Mauvaises Terres, sont aussi de la même nature.

Ce sont, sans doute, ces ruines d’un nouveau genre qui ont provoqué dans l’esprit des premiers trappeurs ces légendes d’anciennes villes, veuves d’habitants, rencontrées au milieu des Prairies, avec leurs murs et leurs forteresses encore debout, légendes qui ont longtemps eu cours parmi les émigrants du Far-West.

De Lone-Tree-Creek, une nouvelle étape nous conduisit directement au fort Laramie, entre matin et soir. Nous nous arrêtâmes seulement vers le milieu de la journée, pour laisser les mules boire et se reposer un instant, pendant que l’on prenait le lunch. Nous arrivâmes au fort avant la nuit, après avoir parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek, une distance de cent milles ou cent soixante kilomètres. La route que nous avions suivie est bien connue des traitants et des anciens trappeurs. Elle avait été indiquée à la commission par Pallardie, qui l’avait lui-même souvent fréquentée quelques années auparavant, à l’époque où il trafiquait avec les Indiens.


Le Loup-Tacheté, chef cheyenne. — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.

« C’était alors le beau temps, me disait-il. À l’automne, tous les sauvages, les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres, se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek, là même où nous avons campé. Pour une tasse de sucre, pour un paquet de tabac à fumer, on avait une robe de buffalo, ou plusieurs peaux de castor. Le sauvage était bon, nous aimait, et nous gagnions beaucoup d’argent.

« Aujourd’hui les blancs sont venus, le bison est parti ou il a disparu. Les Indiens se méfient de nous, et sont devenus méchants. On paye dix et vingt piastres une robe de buffalo, cinq piastres une peau de castor, et les affaires ne vont plus[10]. »

Qu’aurait donc pensé Pallardie s’il avait pu tout à coup se reporter à ces temps primitifs où quelques rares trappeurs connaissaient seuls la Prairie, et où un traitant allait sans plus de façon dans la même année du Mexique ou de la Louisiane au Canada ? C’était souvent pour échanger des produits du sol contre des fourrures, et parfois aussi, comme c’était le cas des Français qui faisaient plusieurs centaines de milles en se rendant du fond des Prairies à la Nouvelle-Orléans ou des grands lacs à Saint-Louis, pour aller causer un moment à la ville.

La route que suivaient ces coureurs de Prairies porte encore chez les Américains le nom de Spanish-trail, comme qui dirait le sentier espagnol ou mexicain. Le fort Laramie est aujourd’hui la principale étape de cette route. Il est situé au confluent de la rivière Laramie avec la Plate du nord, dans une plaine ondulée (rolling prairie), et ce ne fut que peu de temps avant de mettre pied à terre que nous saluâmes le drapeau de l’Union, semé d’étoiles et de barres, stars and stripes. Il flottait au bout d’une longue hampe sur une éminence au milieu du fort, et la vue des couleurs nationales réjouit le cœur des Américains, qui retrouvaient en elles la patrie au cœur même du grand désert.


III

LE FORT LARAMIE


Le traitant Laramie. — Vue du fort. — Veranda, chalet, baraques et corral. — Hôtel et buvette. — Officiers et soldats. — Le maître coq Macaron. — Les bluffs de la Plate du Nord. — Le pic Laramie. — Les montagnes Noires. — Ancienne route.

Le fort où nous venions d’arriver est l’un des principaux postes militaires de l’ouest. Il a été bâti, il y a une trentaine d’années, sur l’emplacement même d’un poste de traitants qui y faisaient, pour une grande maison de Saint-Louis, les Chouteau, le commerce des fourrures avec les Indiens. Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort et à la localité, était un chasseur canadien qui fut tué à cette place par les Sioux, pendant qu’il tendait ses trappes au castor. Ce fait eut
Le Loup, Indien de la tribu des Yutes. — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.
lieu vers 1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir en unissant le nom de Laramie à la géographie du pays. La rivière qui passe au fort et va se joindre à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques milles de là, jalonne la ligne de faîte des montagnes Rocheuses, les plaines au delà de ce piton, ont reçu, comme le fort lui-même, le nom de Laramie. Bien des voyageurs, trop oubliés dans les baptêmes géographiques, ont été moins heureux que le pauvre chasseur.

Vu de la route que nous avions suivie, le fort ressemble plutôt à une ville hispano-américaine qu’à un poste militaire des États-Unis. Les casernes, les magasins, les bureaux, les logements des officiers, tout est construit en maçonnerie et badigeonné à la chaux. Sur un des côtés de la grande place des manœuvres est la résidence du général commandant le fort. Avec sa veranda ou galerie extérieure couverte, à deux étages, on la prendrait pour un hôtel de Panama ou de l’Amérique centrale. Non loin est une maison d’un style encore plus étrange pour ces pays, une sorte de chalet suisse, que le sutler ou fournisseur du poste s’est bâtie de ses propres deniers. L’élégance de cette habitation fait honte à la mesquine apparence de la cantine, sombre et basse. À côté du chalet s’élève le seul arbre qu’on voie autour du fort. Les nouvelles baraques ou casernes des soldats, les nouveaux magasins sont construits en bois.

Le long de la rivière Laramie, et en descendant le cours de l’eau, est le corral, vaste emplacement quadrangulaire fermé d’une haie. C’est là que l’on serre les foins et que l’on parque les mules. Les angles du corral sont chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par une batterie octogone en adobe ou pisé (briques cuites au soleil). Ces batteries ont été édifiées, à l’origine, pour résister aux incursions des Indiens, qui commencent avant tout, quand ils surprennent les convois d’émigrants ou les postes militaires, par faire main-basse sur les mules et les chevaux, auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd’hui, les Indiens sont loin, et les forts du corral ont été transformés en réfectoires à l’usage des muletiers. Au lieu de batteries blindées, on n’y voit plus que des batteries de cuisine.

Un pont de bois, dont les piles sont jointes par des planches branlantes, unit les deux bords de la rivière. Sur la rive gauche est le fort, avec toutes ses dépendances ; sur la rive droite, l’unique hôtel du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver, les grandes crues emportent le tablier du pont, et alors un bateau ancré à la rive sert à passer les pensionnaires. L’hôtel est bâti de pisé et de gros rondins de bois, comme le log-house des pionniers américains. Il n’a qu’un rez-de-chaussée, mais il est des plus confortables, tant pour le vivre que pour le couvert, surtout si l’on réfléchit à la nécessité où l’on est de tout faire venir des États situés à plus de cinq à six cents milles de distance. À côté de l’hôtel est la buvette de rigueur, où l’on débite principalement la bière piquante et l’eau-de-vie de grains, l’ale et le whisky. Comme pour tempérer l’effet de ces boissons, le liquoriste vend également des livres, mais ses habitués s’adressent plutôt à ses tonneaux qu’à sa bibliothèque. Il est vrai que la poste du fort lui fait là-dessus concurrence. Elle vend des romans et des journaux dans l’intervalle qui sépare les arrivées et les départs des courriers. Ceux-ci n’ont lieu que chaque quinzaine, et encore sauf le bon vouloir de la Nuée-Rouge et de sa bande, ainsi que le directeur du bureau a pris soin de l’annoncer sur sa pancarte.

Les résidents du fort Laramie sont au nombre de cinq à six cents : officiers, commis d’administration, soldats, muletiers d’armée, etc. Une partie des officiers ont fait leurs études à West-Point, l’école militaire des États-Unis, située dans l’état de New-York, sur les bords de la rivière de l’Hudson.

Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat fort rigoureux en hiver, où l’on reste souvent privé de nouvelles pendant plusieurs mois.

On combat surtout par la chasse les ennuis de ce séjour lointain et isolé : dans les prairies le buffle et l’antilope, l’écureuil, le loup ; dans les montagnes le cerf, l’élan, le daim, le chat sauvage, l’ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses, offrent au chasseur les émotions et les périls qu’il ambitionne. Dans quelques maisons on rencontre d’élégants trophées, indices de nombreuses victoires. Quelques officiers mariés ont fait venir leurs femmes auprès d’eux. Comme toutes les Américaines, celles-ci sont arrivées dans le désert sans un mot de plainte, et ont mêlé les douces joies de la vie de famille aux rigueurs d’un exil forcé. Quant aux soldats, ils sont, comme dans toute l’armée, le ramassis, l’écume de la population. Il y a parmi eux des réfractaires de tous pays, hormis de vrais Américains.

La garnison du fort Laramie comprend quatre compagnies d’infanterie et deux de cavalerie. J’ai rencontré là des Belges, des Canadiens, des Allemands, des Irlandais, des Français, des licenciés de la légion mexicaine, et tous pouvaient dire certainement que ce qu’ils trouvaient de plus curieux dans cette armée cosmopolite, c°était de s’y voir. On sait avec quelle facilité tous ces soldats désertent. Le dernier rapport du général Grant constate que sur environ soixante-cinq mille soldats de l’armée régulière, il y a plus de quinze mille déserteurs ; juste le quart, un soldat sur quatre ! « Dès que je verrai une embellie, me disait l’un d’eux, un Canadien qui parlait la vieille langue française, je passerai au large. Nous n’avons ici que de la male chance. J’aimerais mieux servir en France. Je suis né d’une mère française, quoique mon père fût Écossois. — J’étais venu aux États-Unis pour y faire fortune, me disait un autre, un Français ; j’ai perdu tout ce que j’avais et maintenant me voilà simple soldat depuis quinze ans. » Et comme je lui demandais pourquoi il n’avançait pas en grade : « C’est la faute de l’anglais, me dit-il ; je n’ai pas de goût pour cette langue, je la comprends, mais je ne la parle pas. » Bref, tout le monde était mécontent et disait pis que pendre des camarades. Il n’y avait de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de soldat passé cuisinier et que les officiers du fort Russell avaient emmené. Jamais il ne se lavait ni le visage ni les mains, qu’il gardait noircis de fumée. Jamais non plus il n’était prêt à l’heure, surtout pour le déjeuner ; il est vrai qu’il rejetait alors la faute sur les officiers. « Ces messieurs se lèvent toujours les derniers, disait-il, et je ne puis rien avoir d’eux. »

Le fort Laramie, gardé par d’aussi pauvres soldats, n’a d’un fort que le nom. Aucune circonvallation, aucun mur ne l’entoure. Du côté opposé à la rivière est seulement une sorte de fossé où les terres extraites ont été jetées en talus, en cavalier, et qui présente à l’un de ses angles un vaste tracé circulaire : on dirait les fondations pour une tour. C’est là le seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens. N’ayant jamais été attaqué depuis l’établissement du fort, il n’a jamais été entretenu. Au delà du fossé est le cimetière, ou dorment fraternellement de leur dernier sommeil les Indiens et les blancs ; puis vient la prairie, bientôt bornée par des monticules de cailloux roulés. Ces bluffs sont semés de pins comme des dunes qu’on aurait voulu fixer sur place ; mais les pins ont ici poussé naturellement. Gravissant les bluffs, on jouit d’une belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée par une ligne de remparts naturels de grès sableux, analogues à ceux que nous avons déjà signalés à Lone-Tree-Creek. Du pied de ces remparts, la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent avec la rivière Laramie, et de là elle se rend à North-Platte, la principale station du chemin de fer du Pacifique à partir d’Omaha, où elle s’unit à la Plate du sud.

Si du haut des rives de la Plate du nord on regarde au couchant, on aperçoit à l’horizon un piton élevé, de forme conique, comme les pays volcaniques de l’Auvergne ; c’est le pic Laramie, isolé au milieu de la plaine, et qui sert de point de repère aux émigrants et



aux Indiens nomades qui traversent cette contrée. Le

pic est aligné sur la direction des montagnes Rocheuses, dont il forme le prolongement et comme le dernier piton vers le nord. Il est élevé de douze cents mètres au-dessus du niveau du terrain environnant et on l’aperçoit de très-loin, de plus de soixante et quatre-vingts milles. L’air de la Prairie est si pur, si transparent, si sec, que la vue du pic est encore claire à cette énorme distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus du plan de l’horizon, et l’œil se repose avec plaisir sur ce piton de roches massives, le seul qu’on aperçoive en parcourant le pays. Plus au sud viennent les montagnes Noires, les Black-Hills, fertiles en bois résineux, en pins, en cèdres, en sapins, et sillonnées, dit-on, de veines métallifères très-riches. Enfin, dans le territoire de Colorado, qu’ils jalonnent sur tout un méridien, sont les fameux pics de Long et de Pike, points culminants des montagnes Rocheuses, et qui portent jusqu’à cinq mille mètres de hauteur leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous les émigrants des Prairies.

Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était naguère très-fréquenté. C’est par là que passaient les Mormons pour se rendre dans le Yutah, à leur capitale du lac Salé ; c’est par là aussi qu’arrivaient les émigrants qui, par terre, à pied ou en charrette, se rendaient en Californie. Ce chemin était encore parcouru
Vue des lacs Jumeaux (sources de l’Arkansas) (voy. p. 258). — Dessin de Sabatier d’après une photographie.
par la fameuse diligence transcontinentale, l’Overland-Mail, qui de Sacramento allait à-Saint-Louis ou Memphis, et vice versâ, en moins de trois semaines, partant et arrivant à heure fixe, tous les jours. Aujourd’hui la fièvre de l’or s’est éteinte, au moins dans l’Eldorado, et bien peu d’émigrants sont assez pauvres pour aller en Californie par les plaines ; les Mormons ont vu leurs caisses se remplir et prennent le chemin de fer du Pacifique ; enfin la diligence transcontinentale elle-même a dû déplacer ses stations et les déplace encore chaque jour devant les étonnants progrès de la civilisation du Far-West. La voie ferrée lui fait d’ailleurs perdre de plus en plus du terrain. Dans trois ans, on le sait, la malle overland n’existera plus, et un double ruban de fer unira les deux océans, l’Atlantique et le Pacifique. Le fort Laramie aura été le premier atteint par cette marche incessante du progrès. La découverte des mines d’or dans les montagnes Rocheuses et les développements rapides du territoire de Colorado ont reporté plus au sud tout le mouvement des plaines. La seule chose qui reste à Laramie et qui rappelle encore la civilisation au milieu du désert, c’est le télégraphe électrique.

L. Simonin.

(La fin à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. pages 225 et 241.
  2. Voir La Vie Souterraine, et le Tour du Monde, années 1863 et 1865.
  3. Les cartes des districts aurifères de Trail Creek et de Central City sont une des preuves du fait avancé.
  4. Voici, d’après des renseignements officiels, quelle a dû être, en métaux précieux, la production des États-Unis en 1857, une année des moins favorisées.
    Californie 125 000 000 francs.
    Nevada 100 000 000 »
    Montana 60 000 000 »
    Idaho 30 000 000 »
    Colorado 25 000 000 »
    Orégon 10 000 000 »
    Autres États ou Territoires 25 000 000 »
    Total de la production d’or et d’argent aux États-Unis en 1867 375 000 000 »
  5. Across the continent, Springfield et New-York, 1866.
  6. J’ai traduit textuellement les paroles de Lincoln. Elles sont extraites d’un discours que M. Colfax prononça devant les mineurs du Colorado à Central City, le 27 mai 1865.
  7. Encore un nom franco-canadien, imposé par nos anciens trappeurs. Il n’est pas le seul dans le Colorado : la Fontaine qui bout, le ruisseau de Cache la poudre, celui de Bijou, etc., ont conservé leur nom primitif, même sous les Américains. Le nom de montagnes Rocheuses ou montagnes de Roche vient lui-même des premiers trappeurs canadiens.
  8. Le même qui avait péroré devant la commission aux conférences de North-Platte.
  9. C’est ainsi que les traitants appellent Saint-Louis.
  10. Les traitants des Prairies étaient jadis plus nombreux qu’à présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d’échange, et prenaient des peaux de buffle et d’autres fourrures en donnant en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile, des couvertures. L’eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais c’étaient surtout les principaux objets d’échange. Comme tous les commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de Saint-Louis commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient dans la belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout les Indiens. Aujourd’hui c’est encore la première chose qu’ils demandent aux commissaires de l’Union quand ils tiennent des conseils avec eux.