Le Far-West américain/02
Vue de la ville de Denver. — Dessin de Sabatier d’après une photographie.
LE FAR-WEST AMÉRICAIN,
LE COLORADO.
I
LA DILIGENCE DES PRAIRIES.
Un des buts de notre voyage était d’explorer les mines du Colorado[2]. Nous voulions voir ces filons d’or et d’argent, rivaux de ceux de la Californie et de la Nevada, découverts après eux, mais si riches qu’ils avaient donné naissance en très-peu de temps à un territoire prospère. La où naguère errait l’Indien du désert, le terrible Chayenne et l’indomptable Arrapahoe[3], ou le Yute[4] soumis des montagnes Rocheuses, l’homme civilisé, le blanc, a surgi tout à coup ; il a établi des villes florissantes, des routes, des canaux, des usines ; il a fécondé le sol par le labour ; il a exploité les forêts, les prairies ; il a extrait des entrailles de la terre les trésors qu’elles recélaient par millions. Et tout cela ne s’est pas fait sans peine. Il a fallu conquérir sa place sur l’Indien nomade, et lui disputer sa vie. La victoire est restée enfin à l’intrépide pionnier, de sorte que l’Union a bientôt compté un Territoire de plus, qui sera demain un grand État[5].
Tel était le pays que nous allions explorer, tels étaient les colons que nous allions voir à l’œuvre. Nous prîmes à Julesburg la diligence transcontinentale (Overland mail) qui devait nous conduire à Denver, sa première étape[6]. Cette cité est la ville principale, nous dirions même la capitale du Colorado, si l’usage n’était aux États-Unis, de prendre pour capitale des États non les plus riches et les plus populeuses, mais bien les moins importantes des villes[7]. Comme nous allions traverser, dans une de ses parties les plus dangereuses, le grand désert américain, on nous donna une escorte de six soldats, qui montèrent sans plus de façons sur le dessus de la diligence. Là, ils se tinrent en observation, assis sur les malles et le fusil au bras. Quelques semaines auparavant, la diligence avait été entourée par une bande de Chayennes et d’Arrapahoes, et une femme touchée à l’épaule d’une balle, qui, traversant son châle, avait tué un voyageur derrière elle. Une autre fois, les Indiens avaient attaqué la malle, comme on ferait l’assaut d’une place forte, et tué sur son siége le conducteur ; c’est toujours lui qu’ils visent le premier. Les voyageurs étaient descendus, car on se défend mal du dedans, et pied à pied, le revolver et la carabine à la main, ils avaient disputé le terrain aux Indiens. Les sauvages, ayant perdu plusieurs des leurs, avaient fui. Quelques voyageurs aussi avaient été blessés à mort. le reste continua sa route, et l’un d’eux monta sur le siége à la place du conducteur défunt. Ceux des chevaux qui étaient demeurés valides traînèrent le coche jusqu’à la prochaine station. Le fait m’a été raconté par un des témoins de cette aventure, et c’est ainsi, du reste, que les choses se passent aux États-Unis. En Californie, on en a vu bien d’autres. Un jour que des voleurs voulurent arrêter la malle chargée d’or, les voyageurs descendirent et arrêtèrent eux-mêmes les voleurs. Ils les conduisirent jusqu’au village voisin, où ils les remirent aux mains de la justice. Dans les premiers temps de l’Eldorado, on les eut pendus tout simplement a un arbre, en vertu de la loi de Lynch, et tout eût été dit.
J’ai raconté dans mon Voyage en Californie[8] ce qu’étaient les diligences américaines. Elles n’ont pas changé depuis, et d’un bout à l’autre de l’Union, c’est-à-dire de l’Atlantique au Pacifique, sur cinq à six mille kilomètres de longueur, les routes comme les stages (c’est ainsi qu’on nomme les diligences[9]) sont partout les mêmes. Il y a mieux : les stages sont tous construits à Concord, la grande ville des carrossiers, dans l’état de New-Hampshire. Ils sont tous du même modèle, peints de la même couleur rouge vif, et presque tous ils appartiennent à la grande Compagnie Wells et Fargo, les Laffite et Caillard de l’Union. La seule différence est que nos Laffite et Caillard sont passés à l’état fossile depuis l’introduction en France des chemins de fer, tandis que les Wells et Fargo n’ont jamais été plus puissants qu’aujourd’hui. Le meilleur agent de colonisation aux États-Unis, ce n’est pas d’abord le railroad, qui exige, en général, une certaine population et un État définitivement constitué ; c’est le stage, la diligence, qui, avec ses six chevaux fringants, conduit jusqu’aux dernières limites de l’Union le courageux émigrant : pionnier, mineur, fermier, bûcheron, squatter[10], peu importe.
J’ai dit que le stage avait une forme invariable. Qu’on se figure une façon de coche, style Louis XIV : telles les voitures sont arrivées au dix-septième siècle aux États-Unis, telles elles y sont restées. Le véhicule est suspendu et se balance sur des ressorts de cuir, tendus sur la longueur. Il y a neuf places à l’intérieur, et ce compartiment est le seul. Les places sont toutes de même prix, trois en avant, trois au milieu, trois en arrière. Les dames, fussent-elles arrivées les dernières, choisissent. Les places du milieu ne sont pas tout à fait commodes : on n’y est soutenu que par une bretelle transversale en cuir qui vous prend par le milieu du dos ; mais le plus grand inconvénient que l’on ait à redouter, c’est d’être au complet dans la voiture, c’est-à-dire neuf voyageurs. Alors, surtout si l’on a des voisins de gros calibre à côté de soi, ou par devant, ou par derrière, le supplice est intolérable. Les
et l’on prie mentalement le Jupiter qui, du haut de l’Olympe, veille sur les voyageurs, de vous faire arriver au plus vite à destination.
Quand on n’est que six dans l’intérieur, le trajet devient supportable. Il y a, du reste, quelques places au dehors. Les amateurs du paysage montent volontiers à côté du conducteur, au risque d’un coup de soleil pendant l’été. Ils peuvent se tenir aussi derrière la voiture, sur une espèce de banquette à deux siéges, ou enfin s’asseoir sur le dessus du stage, quand cette place n’est pas déjà donnée aux soldats, qui font ici office de gendarmes contre les pirates du désert, contre les bédouins des Prairies. Le côté de l’impériale est quelquefois également libre, et alors on laisse pendre ses jambes latéralement. C’est une vraie diligence républicaine, démocratique. Pleine liberté pour tous ; on a même la faculté d’aller à pied, pourvu que de ce pas on puisse suivre le véhicule.
Comme on emporte fort peu de malles (souvent
l’Américain n’a pas même un sac de nuit), la voiture
n’a aucun surcroît de charge. On dispose une partie
des bagages sur l’impériale et l’autre partie à l’arrière,
où elle est retenue par des courroies et protégée par
un tablier de cuir qui se rabat sur les colis. On va d’un
train de chemin de fer, ou si l’on veut d’un train d’enfer,
jour et nuit, en s’arrêtant le moins possible aux
stations pour les repas et les relais. Jamais Automédon
sur son char ne conduisit ses fougueux chevaux
et n’évita l’obstacle classique avec plus d’habileté que
Vue des roches naturelles de Monument-Creek (Colorado). — Dessin de Sabatier d’après une photographie.
le postillon américain juché sur sa diligence. Que la
route se développe en plaine, comme dans les Prairies,
qu’elle soit ouverte en pays de montagne, comme dans
les mines du Colorado, dans la Nevada, la Californie,
le postillon conduit du même train les six vaillantes
bêtes confiées à sa main assurée. Seulement, comme
aucun corps des ponts et chaussées n’est venu niveler
la voie, et que le plus souvent la route n’a été ouverte,
sur ce terrain qui n’appartient encore à personne, que
par le passage répété des voitures, on se figure aisément
à quels terribles cahots on est sujet, pour peu
que le sol soit accidenté. Au bout de quelque temps,
on a les membres moulus, les os littéralement broyés,
on a le mal de mer. La poussière entre par tous les
orifices et aveugle les voyageurs. Mais qui s’inquiète
de ces vétilles ? il faut marcher et marcher vite, le temps
coûte, et coûte cher, c’est de l’argent : en avant ! go ahead !
Les stations, ou relais, sont séparées par une distance moyenne de dix milles, ou seize kilomètres. Sur une bonne route on parcourt facilement cette distance en moins d’une heure et demie. Quand on arrive à la station, si c’est seulement pour relayer, les six chevaux sont changés en un clin d’œil, et les voyageurs ont à peine le temps de descendre. Si c’est pour déjeuner ou dîner, on donne une demi-heure de répit. Chacun procède d’abord à sa toilette. Des lavabos disposés sur le même rang sont vivement occupés, disputés par les passagers couverts de poussière. Du savon, des brosses, des peignes, un miroir, des essuie-mains, et même une brosse à dents, sont mis généreusement à la disposition du public. Les essuie-mains tournent autour
fin. Les peignes, le miroir et la brosse à dents sont souvent attachés à une ficelle, pour que nul ne les emporte.
La toilette achevée, on passe à table, et là, en un quart d’heure, et dans la même assiette, on mange tous les plats à la fois : le roast-beef ou le beef-steak aux pommes de terre, le saumon salé, l’épi de maïs bouilli, le gâteau aux fruits, le fameux pie national. On boit du thé ou du café, du lait, si l’on préfère, de l’eau dans tous les cas. Les vins sont bannis, comme dans toute l’Union ; mais après le déjeuner on peut passer à la buvette, y boire un verre de bière ou de whisky, et y allumer un cigare.
« En voiture, messieurs les voyageurs, en voiture ! » Qui n’a pas entendu ce cri, au temps des bienheureuses diligences ? All on board ! crie à son tour le conducteur américain, tout le monde à bord[11] ! et tout le monde remonte bien vite dans le stage, prêt à continuer le trajet sans un mot de plainte. Qu’il fasse chaud, qu’il fasse froid, qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente, que la poussière entre dans la voiture en épais tourbillons, et c’est généralement le cas dans ce pays où jamais il ne tombe d’eau pendant l’été, et où les routes ne sont pas entretenues, — nul ne se plaint, chacun a même un visage serein, radieux, sourit à tous ces incidents. Cette virilité de caractère qu’on rencontre partout aux États-Unis, ce calme stoïque que chacun, homme ou femme, oppose en voyage aux attaques des éléments, donne le secret des merveilleuses aptitudes coloniales de la race américaine. Et par race américaine, j’entends ici non-seulement la race anglo-saxonne dont descendent les Yankees (ils n’oublient pas de s’en faire gloire à l’occasion), mais encore toute race émigrée aux États-Unis : Allemands, Français, Italiens, Belges, Scandinaves. Tous savent bien vite se plier au milieu dans lequel ils sont destinés à vivre, et tous, venus des quatre coins du monde, ne forment bientôt qu’un seul peuple, dans ce pays favorisé, grand comme l’Europe, parlant partout la même langue, et jouissant partout des mêmes institutions, les plus libérales, les plus démocratiques que les hommes aient jamais eues !
Me voilà loin de notre stage, de notre escorte et de nos compagnons de voyage. Pendant que je me surprends à philosopher, la diligence a quitté Julesbourg, salué le fort Sedgwick, où elle a pris sa cargaison de soldats, et elle est entrée au galop sur la route des Prairies. Le chemin se déroule à perte de vue comme un large ruban. À droite, à gauche, s’élèvent les graminées jaunies, éternelle parure du désert. Ça et là se montrent encore quelques fleurs, dernières gemmes d’un écrin si resplendissant au printemps.
Mais nous ne songeons guère à la botanique ; nous songeons à nos aimables voisins, les Peaux-Rouges, dont nous traversons en ce moment les domaines. Nous sommes tous bien armés. Le colonel a un énorme couteau de chasse et une paire de revolvers d’arçon avec lesquels, soldat des États du Nord, il a pris part à la guerre de sécession. Ne voulant pas garder pour lui seul cette artillerie formidable, il me passe un de ses revolvers, dont j’orne ma ceinture. De temps à autre je m’assure que ce fidèle compagnon (le revolver) est à ma portée, et il me semble que les Indiens peuvent venir : je suis prêt à leur résister.
M. Whitney a un revolver de plus petit modèle et une bonne carabine. Les autres voyageurs, dont l’un est un employé supérieur de MM. Wells et Fargo, et l’autre un inspecteur des postes dépêché de Washington par le gouvernement fédéral, ont également à leur disposition couteaux, revolvers, carabines. Une de ces carabines est du système Henry : c’est aujourd’hui la carabine réglementaire dans la cavalerie américaine. Elle n’a pas seulement une très-longue portée, mais encore peut tirer douze coups de suite sans être rechargée. Les cartouches sont faites exprès. Les balles sont coniques, de la grosseur du pouce ; la carabine est à double canon, dont l’un contient les cartouches vierges et les amène dans l’âme du fusil au fur et à mesure que l’on tire. Cette carabine porte à mille yards, près d’un kilomètre. Les Indiens n’ont qu’à se bien tenir.
Il fait nuit. La diligence, qu’aucune lanterne n’éclaire, roule seule dans ces mornes solitudes. Nul de nous n’est tout à fait endormi. Et cependant les chevaux sont fringants. Aucun retard. À tous les relais on arrive et l’on part à l’heure. Pour faire honneur aux deux voyageurs officiels, l’inspecteur des postes et l’inspecteur des messageries transcontinentales, on a étrenné un coche tout neuf, dans lequel on n’a pris d’autres voyageurs que nous et un commis de MM. Wells et Fargo, qui accompagne son supérieur. Un coche tout neuf ! Il ne tentera guère les Peaux-Rouges, qui n’ont que faire de ces diligences. Un jour même ou ils en ont arrêté une, ils l’ont, dit-on, scalpée, c’est-à-dire en ont coupé l’impériale, le dessus, pour la mettre hors de service. Mais les chevaux, tous de choix et d’allure vive, pourraient bien éveiller la cupidité des sauvages. Rien ne saurait arrêter l’Indien quand il s’agit de voler un poney, et il est de l’avis du roi Richard qui s’écriait, a la bataille de Bosworth : « Mon royaume pour un cheval ! »
Des cris, des aboiements poussés par une voix humaine : c’est le Peau-Rouge ! Ce n’est qu’un valet d’écurie qui cherche à nous effrayer. Il perd son temps ; nous sommes tous trop bien sur la défensive, tous trop bien décidés à vendre chèrement notre peau, que dis-je ? nos cheveux, pour avoir la moindre crainte. Essayons de dormir…
Cette nuit, je me la rappellerai longtemps ; elle fut semée pour moi de rêves, de cauchemars. Le lendemain, dès l’aurore, j’étais tout à fait éveillé. Mes compagnons l’étaient également. Heure solennelle ! L’aurore et le crépuscule sont les moments choisis d’habitude par l’Indien pour tendre ses piéges au blanc.
Depuis quelque temps, notre escorte nous a tout à fait quittés. Elle est rentrée au fort Morgan, que nous avons traversé sur la route. La veille, dans la nuit, une partie de nos hommes était déjà repartie avec la diligence de retour. Le pays est plus désert que jamais ; à la prairie ont succédé des champs de sable. « Qui passe là-bas à l’horizon, rapide comme le vent ? — Des Chayennes. — Non, c’est une bande d’Arrapahoes. — Arrapahoes ou Chayennes, soyons prêts. Conducteur, conducteur, arrêtez, attention ! » Et le conducteur serre les rênes et arrête ses chevaux.
Je suis moins fier que la veille. La nuit aurait-elle porté conseil ? Que suis-je venu faire dans ce pays ? Le consul de France à New-York avait bien raison quand il me disait de ne pas aller dans les Prairies. J’ai quitté ma maison, ma famille à Paris. J’étais bien ; qui me forçait à partir ? La Fontaine a là-dessus des fables : Les Deux Pigeons, l’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui attend dans son lit. La Fontaine, comme toujours, a raison. Encore s’il ne s’agissait que de mourir en se défendant ! mais ces Chayennes vont nous prendre et nous livrer à leurs squaws (leurs femmes). On dit qu’elles font subir à leurs prisonniers d’atroces supplices. Elles leur arrachent la langue, les ongles, les yeux ; un autre jour leur coupent les pieds, les mains, brûlent les plaies, enfin lient à terre la victimes et allument un feu de charbon sur son ventre en dansant autour de lui une infernale ronde. Quelle mort nous attend ! et que suis-je venu faire ici ?
Il faut croire que nos compagnons faisaient les mêmes réflexions que moi, car nul ne parlait et à notre silence s’ajoutait le silence solennel du désert. Chacun avait la main qui sur son pistolet, qui sur sa carabine. On avait passé une longue-vue au conducteur pour mieux observer l’ennemi. Tout à coup il s’écria : « Ce n’est qu’un troupeau de mules. » Et il fouetta les chevaux, qui s’élancèrent en galopant à travers la plaine sans fin.
Ceux que nous avions pris pour des Indiens étaient quelques cavaliers blancs, conducteurs d’un train de marchandises, et qui rassemblaient leurs mules éloignées du lieu où ils avaient campé la nuit.
II
LA LUTTE DES PIONNIERS.
La même alerte se renouvela deux fois pendant notre trajet de Julesbourg à Denver, trajet de cent quatre vingt-dix milles, et que nous accomplîmes en trente heures. Elle se renouvela, pour moi du moins, avec ces alternatives de courage et de crainte auxquelles on est sujet suivant le temps, le moment, le cours des idées, l’état organique et mille autres causes plus ou moins connues. Qui donc sondera jamais l’âme humaine, la caverne, comme l’appelait je ne sais plus quel philosophe ? La veille, j’aurais voulu rencontrer des Indiens ; le lendemain matin, je préférais les savoir loin ; le soir du même jour j’aurais voulu les revoir, leur disputer le terrain. Si je les avais tués en me défendant, j’aurais pris volontiers leur scalp et je m’en serais paré fièrement.
Le spectacle que nous rencontrions tout le long de la route n’était pas fait pour nous tranquilliser. À part quelques convois de bouviers, portant dans d’énormes fourgons attelés de plusieurs paires de bœufs les marchandises destinées au Colorado, on ne rencontrait aucun habitant, aucun voyageur. Les bouviers marchaient de compagnie et campaient la nuit en plein air avec leurs bêtes, au milieu des voitures disposées en rond. C’est ainsi que font les caravanes, et, dans ces campements nocturnes, un homme reste toujours éveillé et monte la garde pour donner l’alarme en cas d’attaque des Peaux-Rouges.
Les forts Sedgwick, Moore et Morgan, que nous avions successivement traversés, avaient été élevés contre les Indiens. Les stations de la diligence étaient elles-mêmes protégées par des ouvrages en terre où s’ouvraient d’étroites meurtrières, comme dans nos blockhaus de l’Algérie.
Pour ne céder le terrain que pied à pied en cas de défaite, on avait ménagé, sur certains points, des retranchements intérieurs, des espèces de redoutes circulaires dont quelques-unes communiquaient souterrainement avec les habitations. À tous les relais, on remarquait sur les tables ou dans les coins des appartements le revolver et la carabine tout armés, prêts à être tirés à la première attaque.
Les relais de la diligence étaient les seules habitations, disséminées, perdues, qu’on rencontrât le long du chemin. Un homme et souvent une femme apparaissaient à l’arrivée des voyageurs. La salle à manger était propre, bien servie, la table d’hôte pas trop chère, un dollar et demi (sept francs cinquante) par tête, ce qui était un prix minime, puisqu’on payait en papier monnaie et qu’on était dans le désert. Les résidents de ces demeures avaient la figure grave, austère, et l’on devinait à leur air que ces pionniers des Prairies n’avaient pas accepté un si difficile exil par pur divertissement.
Quelquefois de jeunes enfants se montraient à côté de leurs parents, et l’on se prenait à songer, en regardant ces petits êtres blonds et pâles, que plus d’un serait peut-être un jour tué ou emmené captif par les Indiens. Qui sait ? peut-être demain.
Partout sur la route, on ne rencontrait que des stations
et des fermes en ruine, incendiées. Trois ans auparavant
les Chayennes, les Arrapahoes, les Sioux, furieux
de voir les blancs coloniser ce territoire, avaient
oublié leurs anciennes haines et s’étaient ligués contre
eux. Ce territoire n’était pas la propriété des blancs ;
les Peaux-Rouges, du moins ceux-ci le croyaient ainsi, avaient sur lui des droits imprescriptibles. Une
députation de sachems, envoyée en 1863 à Denver pour
traiter avec le gouverneur du Colorado, n’avait pu
s’entendre avec lui, et la lutte avait recommencé avec
plus d’opiniâtreté que jamais. Des actes de sauvage
déprédation avaient été commis. La diligence, arrêtée
tous les jours, avait cessé de courir ; les trains d’émigrants
avaient été surpris et massacrés ; des convois,
des détachements de soldats avaient eu le même sort.
Sur la route toutes les fermes, tous les relais avaient
été saccagés et brûlés ; le bétail avait été volé ; les
hommes avaient été tués, scalpés ; les femmes, les
Yulé et Quincy, chefs des Yutes (bande des Sahquatches). — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.
enfants conduits en esclavage et soumis aux plus durs
traitements. Les Indiens, nous l’avons dit, avaient
même tenté de prendre le fort Sedgwick, où s’étaient
réfugiées des bandes nombreuses d’émigrants avec tout
leur bétail, et il avait fallu lancer contre les assaillants
au nombre de plusieurs milliers, et les obus et la mitraille.
Après deux ans les plaies ouvertes par cette
lutte sanguinaire n’étaient pas encore fermées, et les
ruines étaient pour ainsi dire toujours fumantes sur la
route de Julesbourg à Denver.
Les pionniers du Colorado avaient opposé à tous ces obstacles ce courage froid et impassible qui est le propre
était sorti de son calme habituel, et, transformé en volontaire, avait poursuivi le Peau-Rouge avec un sauvage acharnement. Des scènes horribles avaient eu lieu et le massacre de Sand-Creek[12] (le ruisseau de Sable), provoqué par le colonel Chivington, qui commandait alors le troisième régiment des volontaires du Colorado, pouvait aller de pair avec les plus hideuses vengeances des Peaux-Rouges. « Rappelez-vous vos femmes et vos enfants assassinés sur la Plate et l’Arkansas, » avait dit le colonel aux soldats qui chargeaient à Sand-Creek. Les soldats, qui n’avaient pas besoin d’être excités, s’étaient précipités sur les Indiens et en avaient fait un impitoyable massacre. En vain ceux-ci avaient hissé tout d’abord le drapeau blanc. On avait refusé de parlementer, et tous, sans distinction, guerriers, femmes et enfants, avaient été tués à bout portant et passés au fil de l’épée. Les Chayennes, les Arrapahoes, surpris sans défense dans leur campement, avaient perdu dans cette journée une partie de leurs chefs les plus braves. Les blancs les avaient scalpés sans pitié ; ils avaient ouvert le ventre des femmes, brisé contre les pierres la tête des enfants, coupé les doigts et les oreilles à ceux qui portaient des bijoux, et commis cent autres horreurs que la plume se refuse à décrire. Une centaine d’Indiens, sur environ cinq cents qui campaient à Sand-Creek, avaient été tués. Parmi les victimes, on comptait plus de la moitié de femmes et d’enfants. Les blancs, au nombre de mille, n’avaient eu qu’un ou deux morts et quelques blessés. Parmi les Peaux-Rouges, Chaudron-Noir et l’Antilope-Blanche, chef des Chayennes, avaient été grièvement blessés. Main-Gauche, chef des Arrapahoes, et ses braves (ses lieutenants), Un-Œil ou le Borgne, Genou-Foulé, Petit-Manteau, étaient morts dans la mêlée. Le colonel Chivington avait partout célébré sa victoire et annoncé qu’il avait tué cinq cents guerriers indiens. Il espérait, pour ce haut fait, recevoir les étoiles de général, comme il eût pu rêver chez nous les épaulettes à graines d’épinard. Il fut destitué après une minutieuse et solennelle enquête, et le gouvernement fédéral parut montrer par cette décision que l’esprit de pitié plutôt que de vengeance envers les Indiens inspirerait désormais ses mesures.
Le massacre de Sand-Creek, que l’on appelle aussi, du nom de son auteur, le Chivington-massacre, n’est pas encore oublié dans le Colorado. Les colons, qui pour la plupart donnent raison à Chivington, racontent volontiers aux étrangers tous les détails de cette affaire, et plus d’une fois il fut question de Sand-Creek dans la diligence qui nous menait à travers les Prairies. Quant aux Indiens, ils devinrent après cette bataille (si l’on peut donner ce nom à cette sanglante boucherie) encore plus acharnés contre les blancs. Le massacre eut lieu dans la journée du 29 novembre 1864. Dès le mois de janvier 1865, les fermes, les stations au nord du Colorado étaient pillées, incendiées, et les plus sauvages représailles exercées contre les colons. Enfin les Arrapahoes et les Chayennes s’unissaient aux tribus jusque-là leurs rivales, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, et ouvraient contre les blancs une guerre sans pitié. Cette guerre n’a fini que tout récemment, lors du solennel traité de paix signé, dans le Kansas, vers la mi-octobre 1867, par les commissaires de l’Union avec les cinq grandes nations du sud.
Telles étaient les luttes que les pionniers du Colorado avaient à soutenir contre les Indiens des plaines, quand nous arrivâmes à Denver. Ces luttes duraient depuis quatre ans, on peut même dire depuis le commencement de la guerre de sécession, dont les Indiens avaient habilement saisi partout le moment pour recommencer leurs hostilités contre les pionniers du Far-West. Cette guerre, en dégarnissant les forts de l’Ouest de leurs soldats pour tenir ceux-ci occupés ailleurs, permettait aux Indiens de surprendre leur ennemi sans défense, et ils avaient immédiatement préludé à d’affreux massacres. Dans le Minnesota, en 1862, des bandes de Sioux avaient brûlé et mis à sac la petite ville d’Ulm, acte sauvage qui devait trouver un digne pendant de la part des blancs dans le massacre de Sand-Creek que nous venons de raconter. Du Minnesota au Colorado, c’étaient partout les mêmes scènes d’horreur, et Denver, la cité des plaines, sans forts, sans murailles, avait craint un moment le même sort que la ville d’Ulm.
Heureusement que les Yutes n’avaient pas bougé, et n’étaient pas descendus de leurs montagnes, comme on l’avait craint, pour prêter main forte aux Chayennes et aux Arrapahoes.
Le gouverneur du Colorado, qui était alors M. le sénateur Évans, chez qui j’ai eu l’honneur d’être reçu à Denver, avait vainement essayé dès le début, nous le savons, de pacifier ces terribles luttes, et de rendre le calme au territoire dont il était le premier magistrat. En 1865, il avait tenu plusieurs nouveaux conseils avec les Chayennes et les Arrapahoes et écouté les doléances de Chaudron-Noir, de l’Antilope-Blanche et d’autres chefs de ces deux nations. À tous il avait fait entendre des paroles de paix, essayant de leur faire oublier le massacre de Sand-Creek, et il avait amené les sauvages à faire l’échange de femmes blanches qu’ils retenaient prisonnières, contre des Peaux-Rouges tombés entre les mains des blancs.
Une jeune dame pensylvanienne, de vingt-quatre ans, mistress Lucinda Ewbanks, avait été ainsi rendue à sa famille, qui n’espérait jamais plus la revoir, et dans une déposition écrite avait raconté, en termes simples et modestes, sa captivité de dix mois chez les sauvages.
Voici cette déposition telle que je l’ai lue en anglais dans les papiers officiels. Elle est datée de Julesburg, 22 juin 1865. Elle n’est pas rédigée avec art, mais elle montre à quel triste sort doivent s’attendre les femmes, quand elles tombent entre les mains des Indiens. Je traduis textuellement :
« Le 24 août 1864, dit mistress Ewbanks, la ferme
où je résidais sur la petite rivière Bleue, près des Narrows[13],
fut attaquée, dévalisée, brûlée par les Indiens,
et moi-même, et mes deux enfants, avec mon neveu,
et miss Laura Roper, âgée de seize ans, nous fûmes
emmenées captives par les Chayennes. Le plus âgé de
mes enfants avait trois ans, le plus jeune un an, mon
neveu six ans. Les Indiens me conduisirent d’abord
vers le sud. Nous traversâmes la rivière Républicaine,
et de là, marchant vers l’ouest, un ruisseau dont je ne
me rappelle pas le nom. Les Indiens y établirent pour
quelque temps leur village. Ils voyagèrent tout l’hiver.
Au commencement je fus confinée dans la loge d’un
vieux chef. Il me força, par les plus terribles menaces,
à la plus vile soumission. Il me vendit ensuite à Double-Face,
un Sioux, qui ne me regarda pas comme sa
femme, mais qui me contraignit de faire tout le travail
domestique dévolu aux squaws, et me cribla de
coups. Double-Face me vendit à Pied-Noir, un autre
Sioux. Ses squaws me maltraitèrent horriblement.
Pied-Noir aussi me battit sans pitié, et les Indiens
eux-mêmes me traitèrent comme un chien à cause de
l’antipathie que j’éprouvais pour Pied-Noir. Double-Face
me racheta, et je fus cette fois un peu moins
cruellement traitée. J’étais mieux chez les Sioux que
chez les Chayennes, c’est-à-dire que les Sioux me donnaient
La porte du Jardin des Dieux (Colorado). — Dessin de E. Cicéri d’après une photographie.
un peu plus à manger. Chez les Chayennes, je
souffrais souvent de la faim. Je fus rachetée par les
Sioux au commencement de l’automne. Je restai avec
eux jusqu’au mois de mai 1865. Pendant l’hiver, les
Chayennes vinrent pour nous acheter de nouveau, moi
et mon plus jeune enfant, dans le but de nous brûler
vivants ; mais Double-Face ne voulut pas me revendre.
Nous fûmes sur la Plate du nord, où les Indiens massacrèrent
à cette époque les blancs, et volèrent tout leur
bétail. Ils apportaient les scalps et me les montraient
en riant. Ils me commandèrent plusieurs fois de sevrer
mon enfant, mais je refusai toujours, convaincue que si
je le sevrais, ils me l’enlèveraient et que je ne le reverrais
plus. Ils me séparèrent de ma fille, dès le moment
de notre captivité, et je ne la revis jamais. J’ai vu aujourd’hui
l’homme qui la ramena ici, son nom est Davenport ;
il vit à Denver ; il la reçut d’un docteur
Smith. Elle fut donnée par les Chayennes au major
Wynkoop du Colorado, en septembre 1863, mais elle
mourut en février dernier des sévices subis chez les
Indiens. Mon neveu fut également remis au major
Wynkoop, et lui aussi mourut à Denver ; le docteur
dit que ce fut par suite des mauvais traitements dont
il avait eu à souffrir chez les Peaux-Rouges… »
Outre mistress Ewbanks et miss Roper, les Chayennes avaient fait encore d’autres prisonnières, entre le fort Kearney et la rivière Bleue, ou sur la Plate. Une de ces pauvres femmes, mistress Snyders, se suicida de désespoir, pour échapper aux cruautés des Indiens.
Il était juste de faire subir à ces sauvages un châtiment exemplaire. Double-Face et Pied-Noir, tombés entre les mains des blancs, furent pendus au fort Laramie, en 1866.
Des traitants que j’ai rencontrés plus tard dans le Dakota m’ont confirmé toutes ces histoires.
Ils avaient connu miss Ewbanks avant sa captivité.
III
LA NAISSANCE D’UN TERRITOIRE.
Les pionniers du Colorado, qui ont eu à lutter, dès
le début, contre de si terribles obstacles, et qui, malgré
toutes ces difficultés, ont si brillamment colonisé
ce lointain territoire ont donné à tous une leçon des
Vue prise du Jardin des Dieux (Colorado). — Dessin de E. Cicéri d’après une photographie.
plus salutaires. Nous ne rencontrons pas ici, comme
en Californie, l’écume de toutes les nations, purifiée, il
est vrai, régénérée peu à peu par le travail. Tous les
peuples, dans ce nouvel Eldorado, n’ont pas été conviés
à la curée de l’or. Ce sont seulement les enfants
perdus de la civilisation, les résidents des derniers
États de l’Ouest, qui sont arrivés avec leurs femmes,
leurs enfants, dès le premier moment de la découverte
de l’or au pied du pic de Pike. Sans jeter de regard
en arrière, chacun est venu pour toujours et pour établir
à jamais, dans ce pays inconnu hier, et sa famille
et son foyer. Il y a bien eu, au début de l’exploitation
des placers, quelques troubles dans la cité des Plaines
(c’est ainsi que s’est d’abord appelée Denver). Mais
grâce aux comités de vigilance, grâce à la loi de Lynch,
qui avaient si rigoureusement fonctionné en Californie,
et qui ne sont pas, cette fois encore, restés inactifs, le
pays a été bien vite purgé de tous les désespérés, de
tous les gens sans aveu qui, rejetés des États paisibles,
s’étaient précipités sur le Colorado, comme sur
une proie facile à dévorer.
On ignore peut-être en France les détails qui ont amené la découverte de l’or au pied des montagnes Rocheuses. Ici, comme dans tous les Eldorados, cette découverte a été due au hasard. Des savants, des explorateurs, des géologues avaient traversé ces montagnes, à plusieurs reprises, et ils n’avaient jamais signalé de terrain aurifère. Seuls, les rares traitants et trappeurs qui fréquentaient par intervalles ces lointains parages, avaient toujours parlé de l’existence de l’or au pied des montagnes Rocheuses, mais jamais ils n’avaient indiqué de place certaine, et s’étaient contentés de montrer quelques paillettes ou quelques pépites. Dans le courant de 1858, des émigrants qui se rendaient à pied du Mississipi au Pacifique, d’autres disent qui venaient pour découvrir les placers soupçonnés au fond du Kansas, s’arrêtèrent non loin du pic de Pike, sur le Cherry-Creek (le ruisseau de la Cerise) à quelques milles en aval du lieu où est aujourd’hui Denver. Un d’eux, ancien orpailleur de la Géorgie, eut l’idée de laver les sables du Cherry-Creek, et, à son grand contentement, y découvrit des paillettes d’or. Quand la nouvelle de ce fait inespéré arriva dans les États, personne n’y voulut croire, et les pépites qu’on montra furent traitées de pépites californiennes. Cependant, à la longue, il fallut bien se rendre à l’évidence, et un grand exode commença du Mississipi et du Missouri aux montagnes Rocheuses. La nouvelle terre de l’or offrait sur la Californie l’avantage d’être à une distance moitié moindre des États de l’est, à proximité de ceux de l’ouest, et enfin de pouvoir, dans tous les cas, être rejointe par terre, ce qui est toujours un avantage pour les émigrants.
Ceux-ci arrivèrent, ainsi qu’on l’a dit, avec leurs familles, et campèrent les premiers jours sous la tente ou dans les fourgons mêmes qui les avaient amenés. Bientôt des maisons de bois s’élevèrent ou des cahutes bâties de terre et de troncs d’arbres (log-houses). On donna à cette cité embryonnaire le nom heureux d’Auraria (la Mine d’or), qui plus tard fut changé en celui de Denver, en souvenir du gouverneur du Kansas, territoire dont ces placers faisaient alors partie. Denver ne garda pas même le nom de cité des Plaines, dont on s’était plu aussi à la baptiser. Sa voisine Golden-City, ou la Ville d’or, devenue depuis la capitale du Colorado, et située dans une position des plus favorables, au pied même des montagnes Rocheuses, est au moins restée fidèle à son nom primitif.
Les commencements d’Auraria ressemblèrent à ceux de toute ville naissante aux États-Unis. La ville était à peine tracée, qu’un journal, un hôtel orné d’une buvette, et une église, ces trois choses qui suivent partout l’Américain, étaient immédiatement installés. Les magasins, parmi lesquels l’indispensable boutique du barbier, s’édifièrent avec la même rapidité, et en un clin d’œil une ville sortit de terre, tout organisée. Il n’y manqua pas même un conseil municipal, qui fut nommé par le peuple assemblé, et à la majorité des voix. Heureux peuple que celui qui sait se gouverner lui-même, et qui, du fond d’une lointaine colonie, n’a pas besoin d’écrire à la métropole, pour demander comment il doit agir !
Auraria et Golden-City ne furent pas les seules villes fondées dans le Colorado dès les premiers temps de la découverte de l’or. Le précieux métal a le don particulier, entre tous ceux qu’il possède déjà, de hâter singulièrement la colonisation des pays où on le découvre.
Pendant que sur beaucoup de points on doutait encore de l’existence de l’or au pied du pic de Pike, et qu’on appelait du nom dérisoire de Pike’s-pickers les mineurs qui partaient pour ce pays, la merveilleuse découverte s’étendait, se complétait. J’étais alors en Californie, où nul ne croyait aux résultats qu’on annonçait, ne voyant là que des fables de journaux, tandis qu’une immense région aurifère était tout à la fois reconnue, exploitée, colonisée.
« Si les placers au pied des montagnes Rocheuses renferment de l’or, s’était dit un mineur expérimenté, Gregory, les montagnes Rocheuses elles-mêmes doivent en renfermer. Aux plaines, le long des ruisseaux, les pépites, les paillettes, provenant de la désagrégation des têtes de filons et du lavage des terres métalliques par les eaux pluviales ; aux montagnes, les filons en place, inaltérés, vierges de toute atteinte. » Et Gregory était parti, seul, remontant le torrent de Clear-Creek, ou le ruisseau Limpide, qui n’était pas encore baptisé, et qui, descendu des montagnes, passe à Golden-City, d’où il va se jeter dans le Plate du sud.
Ces montagnes sont d’un accès fort difficile aujourd’hui même qu’il y a partout des routes ; on peut donc aisément se figurer quelles fatigues dut endurer Gregory qui, manquant de guide, s’aventura au milieu de ces amas de rocs sans issue, ou coupés de mille vallées profondes n’ayant aucune relation apparente les unes avec les autres. Il portait sur son dos ses provisions, ses outils de mineur. Au lieu de l’or qu’il rêvait, allait-il rencontrer dans ces parages des Indiens hostiles, ou des ours, des loups affamés, qui lui livreraient bataille ?
Au bout de quelques jours, tant de peines reçurent leur récompense, et Gregory, au lieu même où est aujourd’hui Central-City, découvrit un filon d’une richesse exceptionnelle. Avec son pic, il démolit la roche, la cassa[14]. Il n’eut pas besoin de la laver ; les pépites se montraient à l’œil nu, d’une grosseur, d’une abondance à faire tourner la tête à tous les orpailleurs. Mais Gregory n’avait plus un morceau de pain et faillit en outre se trouver pris dans un ouragan de neige. Il dut abandonner la place au milieu même de son triomphe, et repartir pour Auraria où il renouvela ses provisions. N’osant plus revenir seul cette fois, il fit à un ami la confidence de sa découverte, regagna les montagnes avec lui, retrouva son filon, et tous deux, au bout de peu de jours, s’en allèrent de là chargés d’or.
Comme on le pense, cette nouvelle ne tarda pas à se répandre. Les chercheurs affluèrent et en moins d’un an, trois villes, Black-Hawk[15], Central-City et Nevada, s’édifièrent le long de la vallée où Gregory avait trouvé son filon. J’ai vu cette veine ; elle porte le nom de son découvreur, et elle est toujours d’une remarquable richesse, bien que n’offrant plus les concentrations aurifères des premiers temps[16].
Nevada doit le nom qu’elle porte aux neiges qui la couvrent pendant la fin de l’automne et l’hiver, et Central-City, à sa position intermédiaire entre les deux villes qui l’enserrent. Au pied de la vallée est Black-Hawk, au milieu la Ville du Centre, au sommet Nevada. Ces trois villes se suivent et n’en font qu’une pour ainsi dire. Resserrées dans le ravin de Clear-Creek, fouillé, bouleversé dès le premier jour par les chercheurs d’or, elles n’ont qu’une seule rue et étagent leurs maisons de part et d’autre des flancs des deux montagnes qui limitent la vallée.
Ces montagnes étaient jadis partout couvertes de conifères et de peupliers, qui vivaient là en bonne compagnie. À l’automne, les peupliers mariaient leur feuillage jaune d’or au vert sombre des sapins et des cèdres. Tous ces arbres s’élevaient gracieusement au milieu du quartz, du granit et des schistes du terrain métallifère. Aujourd’hui il n’y a plus d’arbres que là où il n’y a pas de filons. Ailleurs le mineur a tout dévasté pour satisfaire à ses besoins, pour édifier sa cabane ou bâtir son usine.
Les altitudes de ces lieux habités sont considérables.
D’après mes propres mensurations, obtenues par des
méthodes qu’il est inutile de décrire ici, l’élévation
moyenne de Central-City est de deux mille six cents
mètres au-dessus du niveau de la mer[17]. À ces altitudes,
Pike’s-Peak ou le pic de Pike (montagnes Rocheuses). — Dessin de Sabatier d’après un croquis original.
qui seraient complétement inhabitables sous nos climats
(Paris est par le quarante-neuvième parallèle,
Central par le quarantième), l’air est d’une légèreté
dont les organes se ressentent, sans toutefois en souffrir ;
mais il est aussi d’une pureté, d’une limpidité
telles que les mois d’été et d’automne sont, dans tout
le Colorado, même dans les lieux montagneux dont il
est question, d’une beauté sans égale. Le ciel est toujours
découvert, d’un bleu transparent. Il fait beau
tous les jours, sans exception : c’est un climat de paradis
terrestre, comme d’ailleurs dans tout le Grand-Ouest,
du Missouri au Pacifique.
L’hiver, ces conditions changent. Il tombe beaucoup de neige, surtout dans les pays de montagnes, et le froid est souvent très-rigoureux. C’est ici qu’est vrai le proverbe que les deux extrêmes se touchent ; l’été on a quelquefois les températures du Sénégal, l’hiver celles de la Sibérie.
Au delà de Nevada on trouve, en descendant sur l’autre versant de la montagne dont cette ville occupe presque la ligne faîtière, un Camp (centre minier) où l’on exploita naguère de très-riches placers : c’est la petite ville d’Idaho, dont les eaux minérales gazeuses
et alcalines sont aujourd’hui fort recherchées des baigneurs. Après viennent les deux Empire, aux mines fameuses : Empire-le-Bas, au fond d’une délicieuse vallée ; Empire-le-Haut, perché à plus de trois mille mètres. D’un autre côté est Georgetown, la cité principale des mines d’argent, comme Central-City est celle des mines d’or.
Ces différentes villes forment les véritables centres miniers ; mais Denver est resté, par l’élégance de ses édifices, de ses maisons, de ses magasins, par la largeur, par le mouvement de ses rues, par le chiffre de sa population, par les mœurs douces, polies de ses habitants, la première ville du Colorado. Elle a une population de près de huit mille âmes[18] ; elle en compterait le double si les luttes continuelles avec les Indiens et la terreur que ceux-ci avaient répandue sur les routes n’avaient pas, dès le principe, éloigné la plupart des émigrants. Les mines aussi, il faut le reconnaître, n’ont pas toujours répondu aux espérances, souvent exagérées, des exploitants. De là des déboires qui ont fini par éloigner du Colorado beaucoup de capitalistes et de colons.
Denver a plusieurs journaux, plusieurs églises, des maisons de banque, des salles de théâtre, de concert, de conférences ; elle a des écoles, une université ; elle a de beaux hôtels, et des cafés, des restaurants que ne désavouerait pas une ville de premier ordre.
Long’s-Peak ou le pic de Long (montagnes Rocheuses). — Dessin de Sabatier d’après un croquis original.
Parmi ces derniers brille le café Français, tenu par notre compatriote le Bourguignon Frédéric Charpiot, qui fait tous ses efforts pour que la cuisine française reste, même dans ces parages, la première cuisine du monde, et qui n’a pas de peine à y parvenir.
Malgré la supériorité qui distingue Denver, il ne faudrait pas croire que les autres villes du Colorado n’ont d’une ville que le nom. Dans la plupart d’entre elles, notamment à Central-City, il y a aussi des journaux, des églises, des hôtels bien tenus, des maisons de banque, de beaux magasins, enfin une société savante, le Mechanic’s Institute, ou l’Institut des ouvriers. C’est une espèce de club de mineurs où l’on trouve une bibliothèque, une belle collection de minerais et la réunion des principaux recueils scientifiques des États-Unis et d’Angleterre. Les membres se réunissent plusieurs fois par mois en assemblées générales pour discuter les diverses questions qui ont trait à l’art des mines. On fait aussi dans cet institut des conférences ou lectures.
(La suite à une autre livraison.)
- ↑ Suite. — Voy. page 225.
- ↑ Le nom de ce nouveau territoire des États-Unis est espagnol. Le Colorado est borné par le Kansas à l’est, le Dakota et le Nebraska au nord, le Yutah à l’ouest, le Nouveau-Mexique au sud. Des parties enlevées à chacun de ces territoires, mais principalement au Kansas, s’est formé un nouveau territoire, dont le nom rappelle celui du fleuve qui le traverse et que les Espagnols ont nommé Colorado, à cause de la couleur que l’oxyde de fer donne sur quelques points à ses rives.
- ↑ Arrapahoe signifie, dit-on, tatoué. J’écris ce nom avec deux r, comme il se prononce, bien que généralement on ne mette qu’un r.
- ↑ Yute veut dire montagnard. Cette nation est très-nombreuse
et s’étend des montagnes Rocheuses à la Sierra Nevada de Californie.
Elle se divise en plusieurs tribus. Les Pah-Yutes ou les
Yutes des rivières (Pah signifie eau) habitent le territoire des
Mormons, l’Utah, ou plutôt le Yutah, auquel les Yutes ont donné
leur nom, et une partie de l’État de Nevada.
Suivant la règle que je me suis imposée, j’ai écrit le nom de Yutes en français, comme on le prononce, et comme l’écrivaient nos anciens géographes, et non Utes, comme l’orthographient les Anglais et les Américains. Il est bien entendu que l’u ici doit être long, et même se prononcer ou, et iou, quand on ne met pas l’y.
- ↑ Tout nouveau pays colonisé est d’abord admis dans l’Union comme Territoire, et plus tard comme État, quand il a acquis un certain développement, un chiffre voulu de population.
- ↑ Ce service traverse tout le continent américain, des Prairies
au Pacifique. Il a été inauguré en 1857, quand la colonisation de
la Californie a été définitive. (Voir à ce sujet les Pays lointains, par
L. Simonin, Paris, Challamel aîné, 1867.)
La diligence allait d’abord des rives du Mississipi (Saint-Louis ou Memphis) à San-Francisco. Plus tard, les points de départ ont changé ; mais la distance est restée à peu près la même, ainsi que la durée du trajet. Aujourd’hui (janvier 1868) on ne va plus que de Chayennes, dernière station du chemin de fer du Pacifique, à Cisco, sur le versant occidental de la Sierra Nevada. Ce trajet est encore de mille trois cents milles et dure douze jours. Il y a des voyageurs qui le font tout d’une traite, même des dames. En hiver les froids sont à redouter, en été les grandes chaleurs.
Outre cette ligne principale, la compagnie de l’Overland mail, dirigée par la puissante maison de banque Wells et Fargo, dessert encore les principales villes du Colorado, du Montana, de l’Idaho, de la Nevada, de la Californie, de l’Orégon, en un mot tous les États et territoires du Grand Ouest. Cette compagnie occupe, pour ce seul service, mille employés ; elle a quatre mille cinq cents chevaux, quatre mille mules ou bœufs, deux cent cinquante diligences, et la longueur de routes qu’elle dessert est de trois mille milles, ou plus de mille deux cents lieues de quatre kilomètres.
- ↑ Ainsi l’État de New-York a pour capitale Albany et non pas New-York ; l’État de l’Illinois, Springfield et non pas Chicago, etc. L’Union elle-même a pour capitale non pas Boston ou New-York, mais Washington. La politique démocratique donne les causes de ces apparentes anomalies.
- ↑ Voir le Tour du Monde, année 1862.
- ↑ On les appelle aussi des coaches, et dans ce mot il est aisé de reconnaître notre vieux mot français coche.
- ↑ Le squatter est celui qui s’empare du terrain d’autrui, quand il le trouve inoccupé. Il applique ainsi le dicton : Qui va à la chasse, perd sa place.
- ↑ On devine ici un peuple de marins. Le même cri résonne sur tous les chemins de fer de l’Union.
- ↑ Ruisseau tributaire de l’Arkansas, à quarante milles environ de Denver (voir la carte).
- ↑ Territoire de Kansas, limitrophe à l’est de celui de Colorado.
- ↑ Ceux qui désirent avoir sur le travail des mines d’or des renseignements complets pourront consulter la Vie souterraine, par L. Simonin, deuxième édition, Paris, Hachette, 1867.
- ↑ Ou le Faucon-Noir. C’est le nom d’un ancien chef indien qui, avec Red-Jacquet (la Jacquette-Rouge), et quelques autres, est resté populaire aux États-Unis.
- ↑ Le titre moyen de la roche métallifère, exploitée sur le filon de Gregory, varie aujourd’hui de cent à deux cents dollars ou de cinq cents à mille francs d’or par tonne de mille kilogrammes. La moyenne de tous les filons de quartz en Californie n’est guère que de vingt dollars. On peut, par ces deux exemples, juger de la richesse exceptionnelle du filon de Gregory.
- ↑ Denver n’est qu’à mille six cents mètres.
- ↑ Le Colorado tout entier ne doit guère renfermer plus de trente-cinq à quarante mille âmes, y compris cinq à six mille Indiens : Yutes, Arrapahoes et Chayennes.