Le Far-West américain/01
Le bouvier des grandes plaines et son attelage. — Dessin de Janet Lange d’après des croquis originaux.
LE FAR-WEST AMÉRICAIN,
I
DE PARIS AU MISSOURI.
Le 13 septembre 1867, un vendredi, à huit heures du soir, mauvaise date, mauvais jour et vilaine heure, je quittai Paris pour me rendre à Brest. Le chemin de fer de l’ouest, qui unit la prosaïque gare de Montparnasse à la poétique Cornouaille bretonne, me porta à Brest sain et sauf, le lendemain. Je ne prétends pas que le train fût rapide, car on le transforma, suivant l’usage, en train omnibus à partir de Rennes, au grand désespoir des voyageurs transatlantiques ; mais nous arrivâmes, après un sommeil modéré, sans encombre, et c’était là le principal.
On dit qu’il pleut toujours à Brest, en d’autres termes, qu’il y tombe de l’eau trois cent soixante-cinq jours par an. Cela fait désirer, dans cette partie de la Bretagne, les années bissextiles, celles de trois cent soixante-six jours, qui malheureusement n’arrivent que tous les quatre ans. Il pleuvait donc le jour de notre arrivée, et nous n’avions pas lieu d’en être satisfaits, car nous devions, sur un petit steamer, nous rendre à bord du navire français le Saint-Laurent, trop grand, sinon trop fier, pour venir nous prendre à quai.
Le Saint-Laurent, un des meilleurs marcheurs de la flotte française transatlantique, est commandé par le capitaine de Bocandé, un loup de mer, qui aime son navire comme une femme son enfant. Les officiers sont pleins de prévenances pour les passagers, enfin le docteur du bord prodigue à chacun les soins les plus vigilants, et il a un remède infaillible contre le mal de mer. Comment s’étonner dès lors si neuf jours après notre départ, c’est-à-dire le 21 septembre au matin, nous arrivions à New-York, ayant eu le plus beau temps et la plus belle traversée du monde. L’équinoxe de septembre, tant redouté des vieux marins, surtout sur l’Atlantique aux vagues immenses, nous avait oubliés au passage, et la tempête avait dédaigné de souffler pour nous. Que la Vierge des matelots, qui veille au salut des navires, en soit bénie !
New-York, que je revoyais après huit ans d’absence, était restée, comme par le passé, la grande métropole de l’Union. Plus que jamais c’était la Ville Impériale, tant vantée des Américains, et elle avait, comme par enchantement, pansé les plaies que lui avait faites la guerre de sécession.
Je descendis à l’Hôtel de la Cinquième Avenue (Fifth Avenue Hotel), qui pour être la maison la plus fashionable de New-York, et toute construite en marbre, n’en est pas moins un hôtel purement américain, c’est-à-dire fort peu agréable pour un Français. Mais j’ai l’habitude de hurler avec les loups, et si j’aime les auberges françaises dans mon pays, en Amérique je vais dans les caravansérails américains. En voyage, quand quelque chose me déplaît, je me console philosophiquement, comme cet Espagnol répondant à son compagnon qui se plaignait des nombreuses sujétions de la route : Es la costumbre del pais : c’est la coutume du pays, il faut s’y conformer.
L’hôtel à la façade de marbre et aux douze cents chambres n’avait pas un abri à me donner. Tout était plein dans la maison, et le clerc qui veillait au bureau pour fournir des chambres aux voyageurs, m’indiqua le salon de repos comme unique refuge. C’est une chambre démocratique, où une vingtaine de lavabos et de lits, fraternellement accouplés, attendent les clients trop pressés. Quelques becs de gaz éclairent seuls cet antre, toujours sombre. Nul Américain ne se plaint : c’est la coutume du pays. Je fis contre mauvaise fortune bon cœur, et j’attendis jusqu’au soir un réduit isolé. On me relégua au sixième étage, comme un pauvre bachelor, c’est-à-dire un célibataire, ou, si l’on veut, un homme sans femme. Il n’y avait pas de fenêtre à ma chambre : elle ne recevait le jour que d’un long corridor, par un judas à bascule au-dessus de la porte. Les murs étaient simplement blanchis à la chaux. En revanche, je possédais un cabinet de toilette orné d’une baignoire, etc. J’étais au sixième, mais je jouissais, comme on voit, de quelques agréments. Je pouvais prendre, pour monter chez moi sans fatigue, le chemin de fer vertical, sinon le chemin du ciel. Il est vrai que cette bienheureuse voie est toujours prise, — — c’est le chemin de fer vertical que je veux dire, et que la machine monte quand on veut descendre, et réciproquement.
On connaît les habitudes dans les hôtels des États-Unis. On y est traité a un prix donné. Dans les bons hôtels, c’est maintenant cinq dollars ou vingt-cinq francs par jour. Naguère le prix était moitié moindre ; il est vrai qu’on ne paye plus qu’en papier, et que le papier perd sur l’or quarante pour cent de sa valeur[1]. Pour ce prix, on a droit à une chambre et à cinq repas par jour. Qu’on occupe ou non sa chambre, qu’on mange ou non à la maison, il importe peu, le tarif est là, et l’on paye. La chambre est belle si l’on est en compagnie d’une dame, et privée de tout confort si l’on est seul. Les cinq repas, qui ont lieu entre six heures du matin et minuit, se succèdent dans l’ordre suivant, qui est irrévocable : le déjeuner, servi de six à onze heures du matin ; le lunch, ou goûter, de midi à deux heures ; le dîner, de deux à sept heures du soir ; le thé, de sept à neuf ; et le souper, de neuf heures à minuit. Il y a des gens qui font bravement ces cinq repas, et qui ont assez faim pour consommer le plus substantiel déjeuner dès six heures du matin. Au reste, on se fait bien vite à ce régime.
Le seul inconvénient est qu’il faut avoir faim de telle et telle façon aux heures voulues, et que celui qui se présenterait, midi déjà sonné, pour déjeuner, ou qui demanderait à dîner après sept heures du soir, serait honni par les gens de service. De même, tels et tels plats ne peuvent être demandés qu’à tel et tel repas : cela est d’ailleurs prévu sur la carte. Enfin il est des repas où il faut manger sans serviette. Il existe dans les sociétés démocratiques de ces petites tyrannies. Le mieux est de s’y plier sans se plaindre, ou d’aller se faire… tyranniser ailleurs.
Je n’étais pas venu à New-York pour étudier les mœurs des hôtels, sur lesquelles cependant il y aurait de si curieuses choses à écrire. J’étais en route pour le Far-West américain, les terres des Prairies, le pays des Peaux-Rouges. Mon compagnon de voyage, le colonel W. Heine, attaché à la légation des États-Unis à Paris, était parti de France quinze jours avant moi, et avait pris à New-York toutes les mesures nécessaires pour faciliter notre grande exploration. Le commissaire du Colorado à l’Exposition universelle de 1867, M. J. P. Whitney, qui venait de remporter la médaille d’or dans le concours international du Champ de Mars, devait nous rejoindre de Boston. Il devait être notre guide dans les mines d’or et d’argent des montagnes Rocheuses, et à nous trois, nous devions aller faire quelques mois d’école buissonnière dans les Prairies. Le voyage était tentant : il est vrai que nous pouvions nous faire scalper en route par les Indiens, s’il leur plaisait, comme jadis à Cabrion, l’effroi de l’immortel Pipelet, d’avoir de nos cheveux.
La crainte d’être arrêté par les Peaux-Rouges n’était pas cette fois puérile. Depuis quatre ans, les Indiens des Prairies étaient en guerre avec les États-Unis, et à maintes reprises le territoire de Colorado, où, nous nous dirigions, avait été mis à feu et à sang. Il est vrai que les blancs avaient à leur tour exercé contre les sauvages du désert les plus terribles représailles. Être scalpés ou nous voir condamnés aux plus affreux supplices était donc le sort qui pouvait nous atteindre ; mais, comme dit le proverbe, on ne meurt en définitive qu’une fois.
Les nouvelles que j’avais eues à Paris, avant de partir, n’avaient pas cessé que d’être fort peu rassurantes. Dans le courant du mois de juillet, divers employés du chemin de fer du Pacifique, qui du Missouri s’avance vers les montagnes Rocheuses, avaient été surpris par les Indiens et impitoyablement massacrés. L’un d’eux avait été frappé d’une balle, d’un coup de couteau, assommé, enfin scalpé encore vivant. Échappé par miracle à la mort, il avait raconté lui-même son supplice, et tous les journaux des États-Unis et d’Europe avaient répété à l’envi ce récit fait pour effrayer les plus braves[2]. La réalité touchait ici au roman.
Carte des États-Unis et du chemin de fer du Pacifique. — Dressée par L. Simonin et Dumas-Vorzet. — Route suivie par M. Simonin.
Un autre jour, les Peaux-Rouges avaient arrêté et fait dérailler un train, tuant le conducteur et ses hommes. À la même époque, les Indiens du Colorado attaquaient dans le désert la diligence continentale, tuaient et blessaient plusieurs voyageurs. Dans le Kansas, dans le Montana, des détachements, des convois isolés de soldats avaient été cruellement massacrés. Dans le courant du mois de juin 1867, plusieurs soldats d’un régiment de cavalerie et le lieutenant qui les commandait avaient été surpris et mis à mort par les Indiens. Quelques jours après, leurs camarades, envoyés à leur recherche, avaient découvert leurs squelettes percés de flèches, gisant au milieu de la prairie.
En présence de tous ces faits et des conseils que me donnaient à New-York quelques personnes fort sensées, allais-je suspendre mon voyage, après avoir traversé l’océan avec ses mille lieues ? Nul de mes compagnons n’était d’avis de s’arrêter ; je partageai cette idée, et je résolus d aller hardiment en avant, en tâtant peu à peu le terrain, et jetant le cri des Américains : go ahead !
Lesur lendemain de mon arrivée à New-York, le 26 septembre au soir, nous dîmes adieu à la ville impériale, le colonel Heine et moi, et avisâmes M. Whitney à Boston, pour qu’il vînt nous rejoindre à Chicago.
Nous prîmes la route ferrée de l’Hudson qui remonte le cours de cette belle rivière ; nous traversâmes le matin, à l’aurore, des villes qui avaient nom Troie, Utique, Rome, Syracuse, et qui sont faites pour dérouter le voyageur, s’il n’est pas bien réveillé. Heureusement que Rochester est là, avec son nom anglo-saxon, avec ses nombreux moulins à farine, puis les chutes du Niagara, que nous saluâmes vers midi, en franchissant le fleuve sur le plus beau pont suspendu qui existe au monde.
Station d’Omaha, point de départ du chemin de fer du Pacifique. — Dessin de Férat d’après un croquis original.
Nous voici dans le Canada, dont cette partie n’a rien de français ; l’aspect est même américain plus encore qu’anglais.
Nous côtoyons le lac Erié. À Détroit, un nom, entre mille autres, qui rappelle nos vieux Canadiens, nous traversons sur un bac à vapeur, qui reçoit tout le train, le bras d’eau par lequel le lac Huron communique avec le lac Erié. Nous rentrons sur le grand territoire de l’Union. Les belles plaines du Michigan, qui naguère faisaient aussi partie des Prairies, se déroulent autour de nous avec leurs magnifiques plantations de maïs et de blé. Nous saluons le lac Michigan, cette mer intérieure des États-Unis, et le 18 septembre au matin, nous arrivons à Chicago, notre première étape, à mille milles[3] de New-York, après le plus heureux et le plus rapide voyage.
On connaît la façon de voyager sur les railroads américains[4]. On sait de quels avantages, de quelle liberté y jouit le voyageur, alors qu’il est emprisonné chez nous comme un véritable colis. Là-bas il n’existe qu’une seule classe de voitures ; s’il y a des wagons plus confortables, c’est seulement pour les dames et les personnes qui les accompagnent. Chaque wagon peut contenir cinquante voyageurs. Les siéges sont
couloir que l’on peut parcourir à sa guise. Les siéges peuvent basculer autour d’une charnière : par conséquent on peut aller à volonté en arrière ou en avant.
On peut aussi passer en toute liberté d’un compartiment dans un autre. Enfin on a la faculté de se tenir au dehors, sur la plate-forme, entre deux compartiments, pour admirer à son gré le paysage. Un homme, un gamin, parcourent sans cesse le couloir libre entre les siéges pour vendre des livres, des journaux, des fruits, des comestibles.
Le contrôleur ne vous dérange jamais pour la vérification des billets, si vous avez pris soin de fixer votre ticket au ruban de votre chapeau.
Il y a dans chaque compartiment un lavabo, une fontaine, un verre à boire, un poêle qu’on chauffe en hiver, et, ce à quoi personne ne trouve à redire, un cabinet dont on comprend l’emploi. Des sleeping-cars, ou wagons-dortoirs, accompagnent chaque train pour la nuit. Là, moyennant un faible supplément, un dollar, ou cinq francs par personne, on jouit d’un bon lit. Les couchettes sont superposées deux par deux. La construction en est établie d’après un système fort ingénieux.
Le matin, tous les lits disparaissent pour être remplacés, sur le rang inférieur, par les siéges habituels. On repose beaucoup mieux dans les lits des chemins de fer américains que dans les couchettes des bateaux à vapeur. Le mécanisme ne se dérange jamais, et l’on peut dormir sans crainte, même si l’on a au-dessus de sa tête quelque voisin dont le poids donne à réfléchir.
Une amélioration en amène bien vite une autre, surtout
en Amérique, ou l’esprit d’invention ne s’arrête
jamais. Après les sleeping-cars, d’installation assez récente,
Chiens des Prairies (Arctomis ludovisianus) et leurs villes. — Dessin de Mesnel d’après des croquis originaux.
on a eu les palace-cars et les state-rooms, ou
les wagons-palais et les salons d’état, comme les nomment
les Américains dans leur langue imaginée et si
souvent ampoulée. Nous prîmes un de ces wagons-palais
de Syracuse à Chicago, et jamais prince européen
ne voyagea avec autant de confort que nous. Qu’on se
figure un immense salon, que nous occupions seuls,
mais où il y a place pour quatre voyageurs. Les meubles,
fauteuils et canapés, y sont du meilleur goût ;
les boiseries, artistiquement fouillées. Deux tables qui,
par le moyen d’une charnière, se rabattent quand on
n’en a plus besoin, permettent de prendre ses repas,
d’écrire, de dessiner, de jouer aux cartes, aux dominos,
pendant la marche du train. Une sonnette est à portée
du voyageur. Il peut appeler un nègre à tout instant et
lui commander son dîner. La cuisine, la chambre à provisions,
sont là, à côté de ce palais roulant. Le soir, on
dresse les lits, et le salon se métamorphose en chambre ;
le lendemain matin, de bonne heure, le serviteur fait
l’appartement, et vous revoilà au salon. Des familles,
des amis voyagent ainsi en commun, et chaque train
a toujours trois ou quatre palace-cars ou state-rooms.
Le prix est de trois dollars par personne, ou de douze
dollars par compartiment. Les salons d’état ne sont
souvent qu’à deux places ; on peut y faire de l’égoïsme
à deux, tout en marchant.
Je signale ces faits comme une des modifications les plus curieuses qui aient eu lieu aux États-Unis dans ces dernières années. Ce pays, aux mœurs si démocratiques, tendrait-il à se transformer, et une classe de patriciens aux goûts coûteux naîtrait-elle déjà dans l’Union ? L’aristocratie de l’argent remplace ici l’aristocratie de naissance.
C’est dans un de ces wagons-palais, inventés par le célèbre Pullmann, qui a couvert de ses affiches tous les murs des États-Unis, que nous arrivâmes à Chicago.
Cette ville, aujourd’hui une des premières de l’Amérique, ne renfermait que soixante-dix habitants en 1830. Il y avait là une station militaire destinée à tenir les Indiens en respect, et un poste de traitants qui achetaient des fourrures aux sauvages pour la fameuse maison Astor, de New-York. Aujourd’hui Chicago renferme plus de deux cent vingt-cinq mille âmes, et elle a perdu le titre de Reine des Prairies, sous lequel on la désignait naguère, tant la colonisation de l’Ouest a marché vite, tant les prairies sont loin maintenant. Dirai-je les merveilles de cette ville improvisée ? Parlerai-je du commerce de grains qu’elle fait avec le monde entier, sans compter celui du bois, du plomb, de la houille, du bétail, des viandes salées ? Parlerai-je des dix-sept chemins de fer qui rayonnent sur cette grande place ? Raconterai-je par quel miracle de la mécanique les maisons de la ville basse ont été élevées de trois mètres sur leurs fondations sans que les habitants les aient un instant quittées, et par quel miracle d’hydraulique la ville, manquant d’eau potable, est allée en demander au lac qui la baigne par un tunnel ouvert sous l’eau, de deux milles de longueur ? Parlerai-je des élévateurs, ces immenses édifices où le blé arrive d’un côté en wagon et est envoyé de l’autre dans les navires, non sans avoir été auparavant épuré, classé par les machines, sans que ni vendeurs ni acheteurs s’en soient le moins du monde souciés ? Ferai-je enfin la description des remarquables monuments de cette jeune cité : l’exchange, ou la bourse, les églises, les hôtels, nombre de maisons particulières ? Mais il faudrait pour cela toute une livraison du Tour du monde, et le Grand Ouest nous attend. Un homme d’État anglais disait à l’un de ses amis qui se rendait en Amérique : « Ne voyez que deux choses aux États-Unis : les chutes du Niagara et Chicago. » L’homme d’État avait raison, si son ami ne devait pas aller plus loin que le Mississipi. Nous qui devons aller cette fois jusqu’au pied des montagnes Rocheuses, bornons là notre récit sur cette première étape et remettons-nous en chemin.
Tueur-de-Paunies et ses deux braves (lieutenants). — Dessin de Janet Lange d’après des portraits.
M. Whitney étant venu nous rejoindre à Chicago, nous quittâmes cette ville le 30 septembre, en route vers les Prairies.
Nous traversâmes, sur un long pont de bois aux piles branlantes, le Mississipi, le Père des Eaux ; nous saluâmes les plaines de l’Iowa, les campagnes, les houillères, les rares forêts encore debout de ce jeune État, et le 1er octobre nous arrivâmes à Council-Bluff, un tertre où se tint naguère un grand conseil d’Indiens, une ville embryonnaire aujourd’hui.
À Council-Bluff, un omnibus vint nous prendre et nous porter au bord du Missouri, où nous passâmes d’une rive à l’autre, voyageurs et attelage, sur un bateau à vapeur. C’est le seul moyen en usage, en attendant qu’un pont soit fait qui relie Council-Bluff à Omaha, le chemin de fer de l’Iowa au grand chemin de fer des Prairies.
II
D’OMAHA À JULESBURG.
Omaha, où nous venions d’arriver, est la tête de ligne du chemin de fer du Pacifique. Elle est située sur la rive droite du Missouri, la rivière aux eaux boueuses comme celles du Tibre. Elle est de fondation récente, et porte le nom des Indiens qui campaient naguère dans son voisinage. Elle n’avait pas trois mille habitants en 1862 ; elle en a aujourd’hui quinze mille. Comme toutes les villes des États-Unis, elle a de beaux édifices, de magnifiques blocs ou îles de maisons, tout cela construit en briques, en pierre ou en bois, et d’un style heureux, qui plaît à l’œil. Ce style n’a qu’un défaut, c’est que, d’un bout à l’autre des États-Unis, il est le même, et finit par devenir monotone ; il est vrai que c’est du même pays et du même peuple qu’il s’agit.
Le chemin de fer du Pacifique, que nous allions parcourir sur une étendue alors ouverte de près de quatre cents milles à travers les Prairies, sera l’une des merveilles de ce siècle. Il s’avance droit dans la plaine, marchant toujours à l’ouest, comme la civilisation depuis les premiers temps de l’histoire, comme la colonisation des États-Unis. Il irait ainsi jusqu’au Pacifique ; mais, pour gagner du temps, une autre voie ferrée s’avance à sa rencontre, partie de la capitale de la Californie, Sacramento. Cette voie a déjà rejoint les flancs de la Sierra Nevada, et va franchir cette chaîne par un tunnel de cinq cents mètres seulement. Elle traversera ensuite l’État de Nevada, si célèbre par ses mines d’argent, puis le territoire des Mormons polygames, ces curieux sectaires. C’est très-probablement sur ce point que les deux voies se rencontreront, et cela avant trois ans. Un ruban de fer continu joindra alors l’Atlantique au Pacifique, New-York à San-Francisco !
La chasse au bison par les Indiens. — Dessin de Janet Lange d’après des croquis originaux.
La nature à tout fait, du côté de l’Atlantique, pour la construction de cet immense railway, et la prairie est si bien nivelée que l’on ne voit pas, en beaucoup d’endroits, de quel côté le sol penche. C’est là l’immense bassin du Missouri et du Mississipi, la plus belle demeure que Dieu ait préparée pour l’homme, comme disait Tocqueville, une terre heureuse et féconde qui pourrait nourrir jusqu’à trois cents millions d’habitants. En outre, comme les cours d’eau n’y ont que des pentes très-faibles, on y peut construire presque sans frais des routes, des chemins de fer, des canaux, toutes ces grandes voies de communication dont les sociétés ont si grand besoin pour se développer. N’est-ce pas Humboldt qui avait fait à son tour cette remarque sur tous les avantages qui ont été départis par la nature au grand bassin du Mississipi ?
Les Américains, qui comprennent mieux que tout autre peuple le rôle que jouent les rivières dans l’économie de ce globe, se sont attachés à les suivre dans le tracé de leurs voies ferrées, et c’est pourquoi le chemin de fer du Pacifique, à peine a-t-il quitté Omaha, suit le cours de la rivière Plate ou de la Nebraska[5].
Voulez-vous connaître le nom de ces stations nouvelles, nées d’hier et germes de villes qui seront un jour puissantes ? Voici Summit-Siding, qui nous indique le sommet des bluffs, ou coteaux sur lesquels est bâtie Omaha ; puis Papillon, où quelque brillant lepidoptère sera un jour venu voltiger autour de quelque
ainsi nommée parce qu’on y aura tué naguère un élan descendu des montagnes Rocheuses. Voici maintenant Diamonds, ou l’on aura sans doute trouvé quelque gemme. Frémont rappelle le nom du hardi explorateur qui le premier a parcouru en savant les Prairies, et qui a franchi l’un des premiers le grand continent américain, de l’Atlantique au Pacifique. Plus loin est Shell-Creek, ou le ruisseau des Coquillages, un nom que ne liront pas sans être émus les amateurs d’espèces rares en conchyliologie ; puis Columbus, dédiée heureusement à Colomb : c’est déjà une petite ville, à laquelle ce baptême sera favorable. Dans le voisinage de Colombus est la réserve ou lieu de cantonnement des Indiens Paunies[6], soumis aujourd’hui à l’Union. Pierre la Cherre est leur grand chef. De nomades ils sont devenus sédentaires, et leurs wigwams[7] sont des huttes en branchages, ressemblant à des cabanes de forestiers. Un prêtre catholique est établi auprès d’eux pour les catéchiser, et ne fait guère de prosélytes. Quelquefois les Paunies vont jusqu’à Omaha, ou on les rencontre dans les rues, drapés dans leur couverture de laine, l’arc et le carquois sur l’épaule, le carquois bourré de flèches à la pointe acérée, mais non empoisonnée. Un collier de verroteries ou de perles autour du cou, aux pieds des mocassins de peau de buffle ou de daim complètent ce costume élémentaire, auquel les chefs ajoutent une plume d’aigle (ou de poule) dans les cheveux.
Ces sauvages, comme tous les Indiens des Prairies, ont la peau bistrée, rougeâtre, ce qui a valu aux indigènes de l’Amérique du nord le nom de Peaux-Rouges, et à cette race la dénomination de race cuivrée, sous laquelle la désignent les ethnologistes, par opposition aux noms de race blanche, jaune et noire que représentent principalement les Européens, les Chinois et les Nègres. Les autres caractères physiques de la race rouge sont d’avoir les cheveux noirs, droits, roides, le nez aquilin, les pommettes souvent un peu saillantes, les yeux quelquefois bridés, comme la race jaune, la lèvre fine, les extrémités des membres très-petites, très-déliées. Les Indiens s’épilent avec soin les sourcils et la barbe, et même tous les poils du corps, mais ils ne coupent pas leurs cheveux, qu’ils séparent par une raie au milieu de la tête et qu’ils disposent en tresses.
Mais laissons là les Indiens, et avec eux les Paunies, et continuons notre route ; aussi bien rencontrerons nous assez de Peaux-Rouges en chemin. Le train s’avance à travers la prairie. En quelques places, les graminées naturelles dont la terre est couverte, et dont les tiges et les feuilles sont déjà toutes jaunies, ont été brûlées par le feu. Qui a allumé l’incendie ? Nul ne le sait. Un passant, peut-être un chasseur, un Indien, la locomotive ; peut-être aussi le feu a-t-il pris spontanément dans les grandes chaleurs de l’été ; cela s’est vu. On dit aussi que le feu est mis quelquefois à dessein pour éloigner le bison et l’Indien avec lui. Quoi qu’il en soit, au printemps, l’herbe poussera sur ce point et plus verte et plus drue. L’incendie des prairies ! Quel magnifique tableau, la nuit ! L’horizon est en feu, le ciel lui-même est rouge, la flamme semble monter jusqu’aux nues, les animaux épouvantés s’enfuient. Nous jouissons d’un de ces spectacles sur le chemin de fer du Pacifique, et cette vue inspirerait un artiste.
La nuit est venue, noire et sombre. Bien qu’étendu dans ma couchette, je ne dors point. Si les Indiens allaient attaquer le train, comme au mois de juillet précédent ! J’entends appeler une à une les diverses stations : Silver-Creek, le ruisseau de l’Argent, où l’on a sans doute trouvé un minerai du précieux métal ; Lone tree, ou l’Arbre solitaire, un nom qui nous indique que si la prairie est riche en graminées, elle est à peu près privée d’arbres. Nous passons ensuite à Kearney, une station aimée des bisons. Dans le voisinage est un fort, ou plutôt un poste militaire [8], édifié contre les Indiens par le général Kearney.
Les officiers du fort, qui n’ont plus aujourd’hui à chasser le Peau-Rouge, chassent le buffalo. C’est là le nom que les Américains s’obstinent à appliquer au bœuf sauvage des Prairies, à la tête énorme, à la longue crinière, à la peau velue, et qui n’a rien du buffle. Le bison se chasse de deux manières. À cheval, on le poursuit dans la plaine, comme le toreador poursuit le taureau dans le cirque. On cherche à prendre l’animal par le flanc, et on le vise au défaut des côtes avec un revolver ou une carabine. Il ne faut pas tirer à la tête, car les os du crâne sont si épais que la balle ne les entame point. L’Indien se sert plus volontiers de ses flèches, et les lance d’une main si sûre que souvent il transperce le bison. Dans tous les cas, on comprend les dangers d’une pareille chasse. Tout d’abord, on étudie avec soin la direction du vent, pour arriver dans ce sens sur l’animal isolé ou en troupes ; jamais l’animal ne marche contre le vent. Le chasseur civilisé attaque aussi le bison à couvert, au repos, protégé par un pli du terrain ou caché dans les hautes herbes ; mais l’Indien préfère la chasse à courre.
Le buffalo est par excellence l’animal des Prairies. Chasser le buffalo est le rêve de tout voyageur des plaines, et le fort Kearney, où nous venions de passer, un des points où l’on rencontre presque toujours le bison. Les officiers du fort se font un plaisir d’accompagner les excursionnistes dans cette chasse pleine d’attraits, et de les initier à toutes les ruses du gibier, à tous les secrets du sport des Prairies.
Nous leur avions envoyé une dépêche, pour leur demander si nous pouvions nous arrêter chez eux, et faire ensemble la chasse à courre ; mais ce jour-là le bison était momentanément parti sans nous attendre.
L’Indien tire du bœuf sauvage sa nourriture, son vêtement. Il mange sa chair qu’il fait sécher au soleil, tandis que le blanc arrache seulement la langue de l’animal, morceau des plus délicats. La peau du bison, tannée, et conservant encore sa toison, porte le nom de robe. Avec les peaux de castor, c’est le principal objet d’échange de l’Indien avec les traitants des Prairies. Une belle robe de buffalo se vend aujourd’hui vingt piastres ou cent francs ; naguère le prix était de moitié, ou du tiers, mais alors le papier-monnaie n’avait pas cours comme à présent.
Cette robe sert à l’Indien de paletot, de lit et de couverture. Les vilaines peaux sont ébarbées, épilées, et l’on en couvre la hutte. C’est ainsi que l’Indien, comme on l’a déjà fait remarquer, trouve dans le bison satisfaction à toutes les nécessités de la vie. Aussi suit-il l’animal dans ses migrations du nord au sud, et remonte-t-il avec lui du sud au nord. Le dicton des plaines est le suivant : La où est le bison, là est l’Indien.
L’hiver, le bison va chercher le gazon dans le sud ; l’été, il revient dans le nord.
Vue prise de la source de la rivière Plate (branche du sud). — Dessin de Sabatier d’après une photographie.
Ces migrations des bisons sont curieuses. Les animaux s’avancent en troupes serrées, conduits par un chef, et barrent pendant plusieurs heures le passage aux convois, sur les routes qu’ils traversent.
Le nombre des bisons est aujourd’hui beaucoup moins considérable que jadis. À mesure que l’animal disparaît devant la marche sans cesse envahissante de la colonisation, le Peau-Rouge disparaît aussi, et l’on peut dire que si, dans les Prairies, il y a deux fois moins de bisons qu’il y a deux siècles, il y a aussi deux fois moins d’Indiens. Curieuse relation que celle qui unit ainsi l’homme primitif à l’animal primitif ! Les Peaux-Rouges eux-mêmes l’ont comprise, et il y a parmi eux une tradition qui dit que l’Indien disparaîtra le jour où il n’y aura plus de bisons. Un de leurs grands regrets est de voir les blancs chasser cet animal par simple amusement. « Est-ce que les visages pâles seraient devenus fous, disait récemment un grand sachem aux commissaires de l’Union, qu’ils chassent le bison pour le seul plaisir de le tuer et de le voir pourrir sur place, tandis que nous mourons de faim ? »
Après le fort Kearney, célèbre par ses terres de chasse, voici les stations de Elm-Creek et Plum-Creek baptisées par l’orme et le prunier, mais dont le nom réveille de tristes souvenirs. Il y a eu sur ces points de sanglantes rencontres entre les blancs et les Indiens, et de cruels massacres, notamment celui qui a été raconté dans les lignes précédentes (voy. p. 227).
Le fort Mac-Pherson, à deux cent quatre-vingts milles d’Omaha, marque la distance où s’arrêtait la voie en 1866. Après vient la station de North-Platte, où la Plate se divise en deux branches, celle du nord et celle du sud. Ces deux branches descendent l’une et l’autre du sommet des montagnes Rocheuses, ici dans le Colorado, là dans le Dakota.
La gare de North-Platte ne contient pas seulement, comme toutes ses sœurs, une maison de garde, un château d’eau pour l’alimentation des locomotives, un poste télégraphique, une salle d’attente, une gare pour les marchandises, une maison pour les employés. Comme c’est la principale station à partir d’Omaha, elle possède encore un excellent hôtel, où le voyageur trouve un magnifique buffet, tenu par Léon Pallardie, un ancien traitant canadien, avec lequel nous ferons plus tard intime connaissance.
Alkali, si bien baptisée : il n’y a qu’à regarder le sol couvert d’efflorescences salines ; Ogallalla, où campait naguère la bande des Sioux de ce nom[9], qui obéit aujourd’hui à la fameuse Queue-Bariolée ; enfin Big-Spring ou la Source abondante, et Julesburg, marquaient les quatre dernières stations du chemin de fer du Pacifique, lorsque nous arrivâmes dans les Prairies.
Chez nous, on ne lance le railway que vers les contrées populeuses : les Américains, agissant d’une façon inverse, l’ont poussé cette fois à travers le grand désert, afin d’y appeler la civilisation, et là ils ont dû nommer des villes, des gares, avant même qu’elles ne fussent bâties !
C’était une curieuse ville que celle de Julesburg, où
nous arrivions le 2 octobre, à midi. Quelques mois auparavant,
il n’y avait pas d’habitants dans cette localité.
Il y en avait alors près de deux mille, tous occupés par
Grand-Aigle, Grosse-Caisse et Fort-Marcheur, chefs des tribus Santès et Ponkas. — Dessin de Janet Lange d’après des portraits.
le trafic auquel donnait lieu la construction du chemin
de fer ; mais déjà une partie de ces habitants émigrait
pour la station de Chayennes, à cent quarante milles
plus à l’ouest, que le railway ne devait rejoindre que
dans un mois.
Des hôtels, des buvettes, des salles de jeu, quelques magasins, un bureau de poste et de diligence, composaient la plupart des habitations de Julesburg, toutes en bois et du plus modeste style. Les habitants ne valaient guère mieux que les maisons ; mais il ne faut pas juger aux apparences les énergiques pionniers de l’ouest, l’avant-garde du progrès. S’ils ne représentent pas la plus honnête ni la plus noble partie de l’espèce humaine, ils n’en remplissent pas moins un rôle en ce monde, et un rôle des plus méritants. Au reste, le dur travail les purifie bien vite.
Le général Potter, commandant le fort Sedgwick, voisin de Julesburg, nous reçut chez lui quelques heures. Le fort est défendu par du canon, qu’il fallut tirer contre les Indiens en 1863. Les Chayennes[10] et les Sioux[11] avaient brûlé les environs de Julesburg, et entouré le fort où s’étaient retirés un nombre considérable d’émigrants. Ils menaçaient de le réduire par la famine ; ils étaient là plusieurs milliers : on les chassa à coups de canon. Les obus et la mitraille purent seuls venir à bout de ces sauvages assiégeants.
Le général Potter, tout en nous racontant ces faits,
nous présenta à sa femme, qu’il avait fait venir des
États de l’Est. Nous admirâmes le courage de cette
dame américaine qui acceptait sans se plaindre un si
pénible exil. Il est vrai qu’elle était auprès de son
Indiens et femmes paunies. — Dessin de Janet Lange d’après des photographies. (Sur le dernier plan est la butte ou wigwam ; sur le premier plan, Pierre la Cherre, grand chef des Paunies.)
mari, qu’elle avait ses enfants avec elle, et que les
Ogallallas, à en juger par ceux qui étaient en ce moment
paisiblement campés autour du fort, n’étaient
plus guère à redouter. Mais qui peut se fier à l’Indien,
aujourd’hui pacifique, demain sanguinaire ?
À la nouvelle que la commission de paix, envoyée
de Washington pour traiter avec eux, était porteuse de nombreux cadeaux, les Indiens avaient suspendu tout à coup les hostilités. Un conseil solennel ou pow-wow venait même d’avoir lieu à North-Platte. Outre le grand chef des Ogallallas, la terrible Queue-Bariolée, on y avait entendu Tueur-de-Paunies et Patte-de-Dinde, puis d’autres braves ou guerriers non moins célèbres, l’Homme qui marche sous terre et l’Ours-Agile, tous sachems ou grands chefs de l’illustre nation des Sioux[12]. Mais rien de décisif n’avait été conclu, et la commission avait donné rendez-vous aux Peaux-Rouges, au fort Laramie dans le Dakota, pour la pleine lune de novembre[13].
La commission de paix, nommée par la législature de Washington au mois de juillet précédent, et entrée immédiatement en fonctions, n’avait pas été plus heureuse avec d’autres bandes de Sioux qu’elle avait rencontrées sur le haut Missouri. Elle avait tenu avec eux plusieurs conseils, dans le courant du mois d’août. Les Brûlés[14], les Yanktons, les Santés[15], les Ponkas, toutes tribus appartenant à la grande nation des Sioux, s’étaient rendus à l’appel des commissaires. Là on avait entendu le sachem des Santés, Grand-Aigle, qui, en 1862, profitant du moment où la guerre de sécession tenait éloignés les soldats des États-Unis, avait commandé le massacre des blancs dans le Minnesota ; plus tard le président Lincoln, cédant à un mouvement de clémence, lui avait pardonné. Grosse-Caisse et Fort-Marcheur, chefs des Ponkas, avaient fait aussi leur discours, et demandé surtout à leurs pères (c’est ainsi que les Indiens nomment les blancs[16]) des couvertures et des vivres à l’approche de la mauvaise saison. Ils n’avaient pas oublié non plus, suivant l’usage, les demandes d’armes et de munitions. La plupart des orateurs refusaient, au nom de leurs tribus, de se rendre dans les lieux de cantonnements ou réserves que leur indiquaient les blancs, et exigeaient en outre que le gouvernement des États-Unis abandonnât les forts et les routes au nord du Dakota, ainsi que les travaux en cours d’exécution sur le chemin de fer du Pacifique : tout cela troublait la chasse au buffle, unique source d’existence de l’Indien.
Ceux qu’on appelle en Amérique les agents des Indiens, Indian agents, c’est-à-dire les individus qui servent d’intermédiaires entre le gouvernement des États-Unis et les Peaux-Rouges, n’étaient pas ménagés dans ces discours, et c’était justice, car la plupart gardent déloyalement pour eux l’argent et les cadeaux que l’administration centrale envoie chaque année à si grands frais de Washington vers les tribus.
Nous retrouverons les Indiens au fort Laramie, et nous dirons en temps et lieu ce qui advint à ce nouveau conseil.
III
LE GRAND DÉSERT.
Il importe de jeter un coup d’œil en arrière, et de retourner vers les Prairies que nous venons de traverser si rapidement. Elles aussi vont bientôt disparaître à mesure que le flot des colons s’avance toujours plus pressé vers l’Ouest.
À peine avions-nous quitté Omaha et ses bluffs, ou coteaux de grès tendre, que nous entrâmes dans les grandes plaines arrosées par la Plate. La Prairie, toujours la prairie, la plaine immense où l’horizon semblait s’éloigner à mesure qu’on avançait davantage, tel était le spectacle que l’on avait devant les yeux. En été, et même en automne, quand l’air est fortement échauffé, des effets de mirage s’y joignent, comme dans le désert africain. Pas plus que celui de la mer, que la Prairie rappelle par sa vaste étendue et sa surface plane, ce spectacle ne paraissait monotone et ne fatiguait les regards. Sur cette mer d’alluvions, de gazon jauni, quelques monticules alignés semblaient des vagues pétrifiées, et quand le vent, passant sur les hautes herbes, couchait les tiges encore debout, on aurait dit la brise ridant la surface de l’eau. De larges taches noires, couvrant parfois d’immenses espaces, signalaient des incendies récents, et remettaient en mémoire l’analogie avec la mer quand l’eau y change de couleur. Par intervalles, un troupeau d’antilopes passait rapidement comme l’éclair. Les bisons étaient partis vers les prairies du sud. Çà et là on apercevait, au milieu du gazon, une énorme carcasse blanchie, aux cornes recourbées, laissée naguère par le chasseur au lieu même où était tombé le buffle. Les chiens des Prairies, assis sur leur séant, rentraient bien vite dans leur tanière au moindre bruit, en jetant leur petit cri. De part et d’autre de la route, s’étendaient leurs villes, sur des centaines d’hectares. Sorte de rongeurs qui tiennent à la fois de l’écureuil, du lièvre et de la marmotte, les chiens des Prairies vivent entre eux en république, et se réunissent volontiers au dehors, quand l’homme est loin. La légende dit que c’est pour causer de leurs affaires ; elle ajoute qu’une chouette et un serpent à sonnettes tiennent compagnie à chaque chien dans son trou, et que le crotale respecte le rongeur a côté duquel il a chaud. Toutes les tanières communiquent souterrainement. L’hiver, l’orifice extérieur est bouché, mais on le reconnaît encore aux déblais entassés en rond qui l’entourent.
En parlant des rongeurs des Prairies, on ne saurait oublier le castor. On retrouve le long des cours d’eau les ouvrages savants de cette intelligente bête, surtout ces digues jetées en travers du courant, et qui feraient honneur à l’hydraulicien le plus consommé. Elles sont faites de boue argileuse et de troncs d’arbres, que le castor scie avec ses dents, porte et installe lui-même. Dans le petit lac que la digue forme, les bêtes boivent et se baignent. Souvent leurs maisons sont voisines, et l’eau peut y pénétrer directement. Ces maisons sont à trois étages, qui ont chacun leur destination. À l’étage supérieur est la chambre à coucher, à l’étage inférieur la salle de bain. L’étage moyen reçoit les provisions et sert de salle à manger. « Les castors, c’est des bêtes propres et savantes, me disait un jour un chasseur. Ça prend des bains tous les jours, même pendant l’hiver, et ça bâtit des maisons comme les hommes. »
Les ruminants et les rongeurs représentent les principaux habitants du désert américain.
Les loups, les renards, les ours, les chats sauvages et d’autres carnassiers, font quelques apparitions ; cependant il convient de dire qu’une sorte de loup, le coyote (Canis latrans), habite volontiers les Prairies. Les oiseaux sont rares, sauf quelques rapaces, surtout des corbeaux, affamés et criards, et, le long des ruisseaux, quelques palmipèdes et gallinacés, quelques poules, quelques oies et canards sauvages, qui se cachent au milieu des coudriers.
Parmi les insectes, il faut citer principalement les fourmis et les sauterelles, qui font toutes les deux de grands ravages au milieu des cultures naissantes, et l’on aura ainsi une idée de la faune du Grand Ouest.
La végétation est partout la même ; ce sont des graminées naturelles où aucune espèce ne manque, et où le buffle, l’antilope et souvent le cerf, le renne, l’élan, le daim, le mouflon, descendus des montagnes Rocheuses, trouvent un pâturage qu’ils aiment. L’été, le gazon s’élève, en certaines places, jusqu’à hauteur d’homme ; c’est alors la plus belle époque de l’année. La Prairie est pour quelques mois parée de verdure et de fleurs ; il fait bon d’y camper. Au commencement de l’automne, on coupe ces graminées sur beaucoup de points, et l’on obtient par là le plus beau et le plus nourrissant fourrage. Les animaux en sont friands, mais l’aiment encore mieux sur pied, et les Prairies ont été avec raison appelées le paradis terrestre des bestiaux. Les bouviers qui vont en longues caravanes à travers le grand désert, conduisant dans leurs lourds fourgons, vers les villes naissantes encore privées de chemins de fer, les marchandises des États de l’Est, recherchent ce fourrage pour leurs bêtes.
Des herbes odorantes se mêlent aux graminées. C’est la menthe, la sauge ; c’est l’immortelle rustique, l’art émise, l’absinthe aux senteurs pénétrantes, et mille autres végétaux que l’on foule aux pieds sans y prendre garde, et qui renferment plus d’un principe utile et ignoré.
Ça et là on distingue quelques plantes encore plus particulières à la Prairie. C’est l’herbe à savon, sorte de yucca ou d’asphodèle, dont les racines font mousser l’eau et dont le port rappelle celui de l’aloès, sans en excepter la longue hampe au bout de laquelle elle jette sa fleur ; ce sont les opuntias nains, qui étendent au milieu du gazon leur raquettes armées de piquants, et portant en été leurs fleurs rouges et plus tard leurs figues gommeuses.
Les arbres sont rares. On rencontre quelques conifères
sur les bluffs. Le long des cours d’eau, les joncs,
les coudriers, les osiers, croissent par touffes ; par
Une halte dans la Prairie. — Dessin de Janet Lange d’après des croquis originaux.
places isolées se montre le roi des peupliers, le peuplier
du Canada, que les Américains nomment le cottonwood,
ou le cotonnier, sans doute à cause du duvet
blanc qui recouvre le dessous des feuilles. Le tronc est
large, le bois noueux, l’arbre étend au loin ses vastes
ramures ; il n’offre rien qui rappelle le peuplier d’Europe,
sinon sa croissance rapide, et l’on dirait plutôt
un vieux chêne. La feuille seule, par la forme caractéristique,
trahit l’essence de l’arbre. Le cotonnier est
l’arbre aimé du coureur des plaines ; c’est lui qui de loin
signale inévitablement les cours d’eau, dont il jalonne
quelquefois les rives sur de très-grandes longueurs.
Telle est la flore, telle est la faune du grand désert américain. Entre le Mississipi et les montagnes Rocheuses, sur mille milles de largeur, entre le trentième et le cinquantième degré de latitude nord, du golfe du Mexique à la baie d’Hudson, sur un espace qui égale en superficie celui de toute l’Europe centrale, le voyageur rencontre les mêmes plantes, les mêmes animaux. Il rencontre aussi le même sol, un sol de riches alluvions, de terres épaisses où l’on ne trouve pas une pierre, mais parfois aussi un sol de graviers siliceux et de cailloux roulés descendus des montagnes Rocheuses.
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Depuis la guerre de sécession, le papier-monnaie, — ou les
green-backs (les dos verts), ainsi nommés parce que ces billets ont
sur le dos des dessins coloriés en vert, — a partout remplacé la
monnaie métallique. Dans toutes les transactions, d’un bout à
l’autre des États-Unis, hormis en Californie où l’on paye toujours
en or, les green-backs seuls ont cours. Si, pour une raison quelconque,
on désire changer ces billets contre de l’or, l’or est vendu
au prix du jour. Le cours moyen de l’or a été de 140, à New-York,
pendant les mois de septembre, octobre et novembre 1867. C’est
dire que le prix de toutes choses avait augmenté de quarante
pour cent sur le prix normal.
Dans tout le courant de ce voyage, toutes les fois qu’il sera question d’un prix, d’une somme en argent, il est bien entendu que le chiffre en sera donné en green-backs, et non en or.
- ↑ Le Messager franco-américain de New›York raconte ainsi
cet épisode, dans son numéro du 2 août 1867 :
« Les corps des blancs que les Indiens ont massacrés à Plum-Creek ont été rapportés à Omaha, où la foule se pressait pour apercevoir les cadavres de ces hommes qu’elle avait vus naguère pleins de vigueur et de santé. Mais ce qui excitait le plus vivement la curiosité, c’était un Anglais, nommé William Thompson, dont on avait annoncé la mort, et qui revenait vivant… mais dans quel état ! Le malheureux était scalpé. C’était une chose hideuse à voir que cette tête dépourvue de cheveux et de peau. M. Thompson est peut-être le premier homme qui, scalpé par les Indiens, soit sorti vivant de leurs mains. Voici en quels termes il fait le récit de l’aventure :
« Mardi, sur les neuf heures du soir, nous étions partis de la station de Plum-Creek pour aller à quelque distance remettre en état le fil télégraphique, qui s’était brisé. Comme nous arrivions, des Indiens surgirent de l’herbe, où ils se tenaient cachés, et nous entourèrent. Nous leur tirâmes deux ou trois coups de feu, après quoi, voyant que nous allions être saisis, nous prîmes la fuite.
Un Indien, monté sur un poney, s’élança au galop sur mes traces, et, quand il ne fut plus qu’à une dizaine de pas, il me tira un coup de fusil qui m’atteignit au bras droit. Saisissant ensuite son arme par le canon, il m’asséna sur la tête un terrible coup de crosse qui me renversa. Il mit alors pied à terre, prit son couteau à la main, me le plongea dans le cou, puis saisissant fortement ma chevelure entre les doigts, il commença à me scalper.
J’endurais d’horribles souffrances et d’inexprimables angoisses ; mais j’avais toutefois conservé assez de présence d’esprit pour comprendre qu’il me fallait feindre d’être mort : mon salut était à ce prix. Et cependant l’Indien continuait toujours à me scalper. C’était une torture inouïe, intolérable ; il me semblait qu”on m’arrachait la tête. Enfin je reçus, près de la tempe gauche, le dernier coup de couteau qui acheva de me scalper, et je vis l’Indien remonter à cheval et s’éloigner au galop, emportant ma chevelure et ne se doutant guère que je vivais encore. »
Dans ce récit, la victime ne dit pas que l’Indien, en remontant précipitamment à cheval, laissa tomber le scalp qu’elle ramassa. Aujourd’hui M. Thompson est encore à Omaha, où tous les voyageurs peuvent le voir. Il n’est pas du reste le seul blanc que les Indiens aient scalpé vivant, et l’on cite plusieurs pionniers et soldats qui se sont trouvés dans le même cas. On en est quitte pour porter perruque.
- ↑ Le mille terrestre américain, comme l’anglais, vaut en nombre rond mille six cent dix mètres, soit environ un kilomètre et deux tiers.
- ↑ Les Américains disent railroad au lieu de railway (chemin de fer), depot au lieu de station (gare), car au lieu de carriage (wagon), track au lieu de line (ligne ferrée), locomotive au lieu de engine (locomotive), etc. Serait-ce en haine des Anglais ?
- ↑ Les Américains écrivent Platte. Nous préférons notre orthographe, qui doit être la vraie, car ce nom est évidemment français. Il convient bien à une rivière au lit très-large et peu profond, et le mot Nebraska, emprunté au dialecte des indiens Sioux, n’a pas une autre signification. Le nom de Plate a dû être donné à la Nebraska par les anciens chasseurs et traitants canadiens, qui ont les premiers parcouru ces vastes solitudes, et imposé aux localités tant d’autres noms français, respectés par les Américains.
- ↑ J’écris ce nom comme je l’ai entendu prononcer. Les Américains écrivent Pawnies, et les anciens géographes français écrivaient, je crois, Pânies. L’â, dans ce cas, doit être prononcé très-ouvert.
- ↑ Wigwam, hutte ; calumet, pipe ; mocassin, soulier ou sandale ; manitou, Dieu ; tomahawck, massue, casse-tête ; sachem, chef de tribu ; pow-wow, palabre, conférence ; squaw, femme ; pappoose, petit enfant, etc., sont des mots empruntés aux anciennes nations indiennes des bords de l’Atlantique, surtout celle des Algonquins, aujourd’hui presque entièrement disparue. Aucun de ces mots n’est en usage et n’est compris chez les tribus de l’ouest, à moins qu’elles ne l’aient appris des Américains.
- ↑ Les postes que les Américains appellent des forts dans tout l’Ouest, sont de simples stations militaires, où résident les soldats réguliers pour tenir en respect les Indiens. La plupart de ces postes n’ont pas même un rudiment de fortification.
- ↑ On les appelle encore les Rieurs. Serait-ce par onomatopée, à cause de leur nom qui rappelle le rire ?
- ↑ J’écris ce nom comme il se prononce. Les Américains écrivent aujourd’hui Cheyennes, et naguère ils écrivaient Shiennes, en prononçant l’i anglais long, aï. Le vrai nom de ces indiens ne serait-il pas les Chiens ? Une bande des Chayennes s’appelle en effet de ce dernier nom. ici encore nous retrouvons une dénomination provenant des Français du Canada.
- ↑ Les Sioux s’appellent dans leur langue Dakotas, et les Américains ont donné ce nom au territoire qu’ils occupent. Ce nom signifie, dit-on, les alliés. Cette nation se compose en effet de plusieurs tribus, subdivisées en nombreuses bandes. Un vieux traitant m’a expliqué le nom autrement. D’après lui, Dakotas signifierait les
- ↑ Les noms des Indiens, du moins ceux qu’ils prennent vis-à-vis des blancs, car on dit qu’ils tiennent leur véritable nom secret, se rapportent d’ordinaire à un acte ou à un trait particulier à leur personne, et dans le cours de leur vie ils changent plusieurs fois de nom. Tueur-de-Paunies est sans doute le guerrier de sa nation qui a scalpé le plus de Paunies, ces ennemis acharnés des Sioux, et Queue-Bariolée porte une longue tresse de cheveux zébrée par des raies de peinture. Quelquefois les noms des Indiens sont intraduisibles dans notre langue trop pudique, et alors les blancs imposent aux chefs des noms de circonstance. C’est ce qui est arrivé pour l’Ours-Agile.
- ↑ Comme les Musulmans, les Indiens comptent leurs mois par lunes.
- ↑ Ou les Cuisses-Brûlées, ainsi nommés parce que leurs ancêtres furent un jour obligés de fuir à la hâte des Prairies qu’ils occupaient, et qui venaient de prendre feu. L’incendie se développa si rapidement que les fuyards en eurent le… dos brûlé.
- ↑ Encore un nom franco-canadien, comme le précédent.
- ↑ À leur tour les blancs appellent les Indiens leurs frères rouges, surtout dans les palabres officiels.
Gris. D’où j’augurai que les anciens trappeurs canadiens, qui avaient tant de relations avec les Sioux, et qui aimaient à faire des jeux de mots, durent appeler en français les Dakotas des Saouls, d’où l’on aura fait Sioux, que les Américains prononcent d’ailleurs sans faire sentir l’i. Personne n’a pu encore donner l’étymologie du mot Sioux : je propose humblement celle-là.