Le Duc de Bourgogne en Flandre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 859-877).
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LE DUC DE BOURGOGNE
EN FLANDRE

II[1]
LA BATAILLE D’OUDENARDE


I

La campagne qui s’ouvrait en Flandre ne pouvait manquer d’amener quelque action décisive. Des deux côtés, on y était résolu. Marlborough avait, dans les premiers jours de mars, pris le commandement de l’année anglo-hollandaise réunie entre Louvain et Bruxelles ; il savait sa situation personnelle menacée en Angleterre par la mésintelligence qui commençait à naître entre la duchesse sa femme et la reine Anne, ainsi que par l’ébranlement du cabinet whig, au pouvoir depuis vingt ans ; il savait également que les Hollandais, dont l’arrogance devait quelques années plus tard rendre si difficile la conclusion de la paix générale, étaient pour lors découragés par la prolongation de la guerre, et qu’ils inclinaient à un traité séparé. Aussi sentait-il la nécessité de frapper quelque coup dont le succès maintiendrait tout à la fois dans la fidélité des alliés prêts à se dérober, et rétablirait son crédit chancelant. Il avait quitté l’Angleterre, résolu à livrer bataille. « Je suis convaincu, écrivait-il à Godolphin, que rien ne pourrait être plus profitable aux intérêts de la Reine, » et, quoiqu’il ajoutât dans une autre lettre « qu’il ferait toujours passer le bien de la Reine et de son pays avant toute considération personnelle, » cependant, le caractère du personnage permet de penser que les circonstances politiques difficiles où se trouvaient alors ses amis politiques et lui-même n’étaient pas sans influence sur une détermination aussi ferme[2].

Même désir dans le camp français. Le Duc de Bourgogne brûlait de se distinguer. Nous avons vu, par ses lettres à Philippe V, quelle joie lui avait causée la perspective de rentrer bientôt en campagne. Nous trouvons l’expression du même sentiment dans une seconde lettre qu’il adressait encore à son frère le 29 mai, c’est-à-dire quatre jours après son arrivée à Valenciennes. « L’armée est icy très belle, et de très bonne volonté, lui écrivait-il, et M. de Vendôme n’en a pas moins de trouver une occasion de les combattre (les ennemis)… J’espère, mon cher frère, que, si nous trouvons une occasion heureuse, nous pourrons remettre sous votre obéissance une partie du pays que vous perdîtes il y a deux ans, et, sans penser au bien public, qui doit toujours aller le premier, la tendresse infinie que j’ai pour vous me feroit ressentir avec bien du plaisir que j’y aurois eu quelque part[3]. » Les dispositions où il se trouvait étaient connues de toute l’Europe, et Godolphin écrivait à Marlborough : « Je suis d’accord avec vous que l’occasion d’une action se présentera bientôt, non pas seulement à cause de la supériorité de forces dont les Français se prévalent, mais en raison du tempérament impétueux de ce prince (le Duc de Bourgogne), qui est rempli d’ambition et désireux de s’acquérir de la réputation dans le monde[4]. »

Non moins grande, on pouvait le supposer, devait être la bonne volonté de Vendôme, pour reprendre 1 expression du Duc de Bourgogne, car jamais il n’avait eu pareille occasion d’ajouter quelque chose à sa gloire. Jamais il n’avait eu à sa disposition un aussi grand nombre d’hommes. L’armée de Flandre se composait de 206 escadrons et de 131 bataillons, divisés en 56 brigades. Elle comprenait les meilleures troupes de France, la maison du Roi, la gendarmerie, les carabiniers, le régiment des gardes, et comptait parmi ses chefs de corps des hommes qui avaient fait leurs preuves : d’Artagnan, Biron, Chémerault, Puyguyon, Saint-Hilaire, qui commandait l’artillerie. Aussi était-elle, pour emprunter une expression à Saint-Simon : « Belle, leste, et de la plus grande volonté,… avec un prodigieux équipage de vivres et d’artillerie[5]. » Malheureusement, cette grande volonté et ce prodigieux équipage allaient être paralysés par les incertitudes du commandement. A qui devait appartenir le dernier mot ? En principe, au Duc de Bourgogne, qui, fils de France et héritier direct du trône, ne pouvait recevoir des ordres de personne ; en fait, au duc de Vendôme, qui l’emportait par l’expérience militaire et l’autorité personnelle. Aussi Louis XIV avait-il recommandé au Duc de Bourgogne de s’en tenir à l’avis de Vendôme « lorsqu’il s’y opiniâtreroit[6], » et, au début de la campagne, il écrivait à Vendôme lui-même : « Je mande au Duc de Bourgogne que vous lui ferez voir la lettre que je vous écris, qu’il doit par ses sentimens et l’envie qu’il a de contribuer au succès de cette campagne lever par luy-même les difficultés qui pourroient luy paraître plus grandes qu’à vous et se laisser conduire, après avoir pris sur luy de defférer à vos sentimens, étant persuadé que vous ne commettrez pas sa personne ny sa gloire, qui sont devenues inséparables des intérêts de l’État[7]. »

Ainsi le Roi laissait le commandement indivis entre le Duc de Bourgogne et Vendôme, ou plutôt, après avoir mis le second sous les ordres du premier, il finissait par mettre le premier sous les ordres du second. Pour que, de cette division et de cette incertitude du commandement, il ne résultat pas des conséquences déplorables, il aurait fallu entente de tous les jours et bonne volonté réciproque. Mais nous allons voir que, au début, Vendôme, loin de s’opiniâtrer, semble au contraire s’être laissé aller à son indolence naturelle, et que, s’il donna par la suite des avis formels, la colère de ne pas les voir suivis le fit se désintéresser des conséquences, comme si ce partage du commandement, cependant accepté par lui, l’eût déchargé de toute responsabilité.

Ce n’est pas cependant qu’il fût en droit de se plaindre d’un manque d’égards. Bellerive, dans le récit de la campagne, si ouvertement favorable à Vendôme, dont nous avons parlé, est obligé de le reconnaître : « Rien n’étoit plus charmant, dit-il, que de voir les déférences que le Duc de Bourgogne eut d’abord pour le duc de Vendôme. Etant un jour à table, le généralissime (c’est le titre que Bellerive, non sans un pou d’ironie, donne au Duc de Bourgogne) lui adressa ces paroles, le verre à la main, dont il jeta l’eau, et dit au duc de Vendôme : « Allons, Monsieur, il faut boire au succès de notre campagne. Je veux que vous trinquiez avec moi. » Le duc de Vendôme se leva respectueusement, baissa son verre jusqu’au pied de celui du Duc de Bourgogne, qui lui dit : « Je ne veux point de cérémonie avec vous, que nous regardons tous comme le père et le guide de l’armée[8]. » Dans la correspondance des deux chefs, nous trouvons la confirmation de ces sentimens. Si le Duc de Bourgogne écrivait à Chamillart : « Vous sçavez que M. de Vendôme veut estre ménagé et qu’en le prenant doucement, on lui fait changer les choses sur lesquelles il est le plus opiniâtre, » Vendôme, de son côté, écrivait à la même date au même Chamillart : « Je vois une intelligence et une douceur dans M. le Duc de Bourgogne que je crois à l’épreuve de tout ; s’il en arrivoit autrement, je n’oublierois pas les ordres que vous m’avés donnés[9]. »

Au début, tout semblait donc devoir marcher pour le mieux. Dans les derniers jours de mai, l’armée s’était mise en marche par la route qui va de Mons à Bruxelles, et elle venait camper à Braine-l’Alleud, adossée à la forêt de Soignes. L’armée ennemie était campée à peu de distance de là, entre Bruxelles, où Marlborough avait son quartier général, et Anderlacht. Quatre lieues de terrain seulement les séparaient ; aussi tout le monde, à Versailles, s’attendait-il à quelque affaire décisive, et il est certain que, si l’une ou l’autre des armées avait fait un mouvement en avant, elles se seraient rencontrées aux environs de ce plateau du Mont Saint-Jean et de Waterloo, qui devait, un siècle plus tard, être témoin d’une lutte si tragique. Mais Marlborough n’avait garde de commettre cette faute. Il se savait pour le moment intérieur en nombre, ses troupes n’étant pas complètement rassemblées, et on ne peut que déplorer le temps alors perdu par l’armée française, quand on voit, en lisant les dépêches et la correspondance de Marlborough[10], à quelles inquiétudes il était en proie. Il appelait en effet à lui avec insistance le Prince Eugène, qui commandait sur la Moselle un corps de 30 000 hommes, ayant en face de lui Berwick chargé de le contenir. Un capitaine hardi, entreprenant, avec des éclairs de génie, comme était Vendôme, aurait dû deviner cette situation, et en tirer parti pour prendre quelque initiative heureuse. Mais il semble, au contraire, qu’il se soit abandonné à un de ces accès de mollesse auxquels il était sujet, et que favorisait chez lui la satisfaction de se trouver dans un campement qui lui plaisait. « Nous sommes ici, écrivait-il à Chamillart, de Braine-l’Alleud, dans un camp abondant en fourrages. Nous pouvons bien y demeurer quelque temps[11]. » Aussi se complaisait-il en projets mal conçus ou chimériques, qu’il proposait au Duc de Bourgogne. Celui-ci, qui ne les approuvait pas, en référait au Roi. Il fallait envoyer un courrier à Versailles, attendre le retour de ce courrier et l’avis du Roi, qui tenait d’autant plus à être informé de tout qu’il connaissait ou croyait connaître ce terrain militaire de la Flandre où sa jeunesse avait brillé dans quelques sièges d’apparat. C’est ainsi que Vendôme proposait de faire opérer à l’armée un mouvement à droite, et d’aller mettre le siège devant Huy, petite place située sur la Meuse, au-dessus de Maëstricht. Le Duc de Bourgogne n’était pas partisan de ce projet, et le Roi, consulté, lui donnait raison, trouvant que la prise d’une place aussi peu importante n’était pas un objectif digne d’une aussi puissante armée. Un peu dépité, Vendôme se rejetait alors sur un autre dessein : c’était de mettre à profit certaines intelligences nouées dans la place pour surprendre Bruxelles et s’en emparer par un coup de main. Le dessein était audacieux et le succès en eût été d’autant plus profitable que Bruxelles était le quartier général de Marlborough. Mais il était peu probable qu’un chef aussi expérimenté se laissât surprendre ainsi, comme jadis Villeroy à Crémone, et l’échec eût été des plus funestes. Le Duc de Bourgogne était trop circonspect pour donner son approbation à une entreprise aussi hasardeuse. « Vous sçavez, écrivait-il à Chamillart, que la confiance de M. de Vendôme le porte à croire facile tout ce qu’il désire. Il me paraît que cecy est du nombre de ces choses, et qu’il n’est aisé que pour luy. » En même temps Vendôme écrivait au Roi : « M. le Duc de Bourgogne trouve qu’il est bien difficile que cette entreprise réussisse. Pour moy, quelques difficultés qu’il y ait, je trouve toujours qu’il faut entreprendre, lorsqu’il y a beaucoup à gagner et rien à perdre ; » et, à l’appui de ce projet, il envoyait un long mémoire ; d’où, pendant une semaine, échange de courriers qui mettaient de deux à trois jours à aller et autant à revenir. Le Roi finissait par refuser son approbation au projet ; d’où quelque mauvaise humeur de Vendôme. « Il est encore entêté de son entreprise sur Bruxelles, écrivait le Duc de Bourgogne à Chamillart ; j’espère que cela passera avec le temps[12]. » Mais tout le mois de juin s’écoulait ainsi ; et, l’avant-dernier jour du mois, le Duc de Bourgogne pouvait, avec trop de vérité, écrire à son frère : « Nous sommes ici fort tranquillement depuis le commencement du mois… Nous sommes dans une situation à nous porter à droite ou à gauche selon qu’il nous plaira et y prévenir toujours les ennemis, qui attendent nos mouvemens pour régler les leurs ; ils sont entre leurs places, et n’ont pas marqué tant de désir de combattre qu’ils le publioient auparavant. Il faut espérer que la campagne, qui a bien commencé, se continuera de même et que Dieu, nous protégeant, nous conduira à une bonne et heureuse paix. » Moins les ennemis marquaient de désir de combattre, plus il semble qu’il aurait fallu les y contraindre, et cette attitude passive n’était pas assurément le meilleur moyen d’arriver à une heureuse paix. Mais, entre un capitaine expérimenté et un prince de vingt-six ans, n’était-ce pas au premier qu’il appartenait de concevoir un plan de campagne hardi et de l’exécuter vigoureusement ? Si Vendôme avait proposé au Duc de Bourgogne de porter l’armée en avant et de marcher droit à l’ennemi, celui-ci ne s’y serait certainement pas refusé, et c’est au premier bien plus qu’au second qu’incombe en bonne justice la responsabilité de cette inertie déplorable.

Pour le Duc de Bourgogne personnellement, ce temps perdu ne fut cependant pas un temps de loisir et de mollesse. Par le Mercure, qui avait, comme nous dirions aujourd’hui, un correspondant au camp, nous savons comment il employait ses heures, et nous voyons qu’il se dédommageait de l’inactivité militaire par l’activité personnelle. Il ne se passait point de jour qu’il ne montât à cheval, tantôt pour aller visiter les postes avancés, tantôt pour surveiller un fourrage, il se faisait adorer des soldats (du moins à en croire le Mercure), par le soin qu’il prenait de leur bien-être, et, en même temps, il s’appliquait à rétablir dans l’armée les règles de la discipline, qui, durant la dernière campagne, s’étaient fortement relâchées. Il combattait également les habitudes de mollesse qui s’étaient introduites dans le corps des officiers. C’est ainsi qu’il faisait éloigner du camp les berlines et chaises de poste que, pour leur commodité, ils avaient fait venir, et leur donnait lui-même l’exemple de ne se servir jamais que de chevaux. Sa table n’était que de seize couverts, ce qui était peu pour un prince et un général en chef, étant donné les habitudes du temps, plus une de dix pour son bureau[13]. Inutile de dire que la vie des camps n’amenait aucun relâchement dans ses habitudes religieuses. Il faisait fréquemment et en public ses dévotions, « édifiant l’armée par sa piété. » Le 7 juin, qui était le jour de la Fête-Dieu, il ordonna une procession sur la place de Braine-l’Alleud et la suivit à pied. Ce jour-là, il ne monta à cheval que dans l’après-midi. « Le matin de ce même jour, ajoute le Mercure, assurément sans aucune idée d’ironie, Milord Marlborough, accompagné de plusieurs officiers généraux et escorté de cinq cents chevaux de piquet, alla reconnoître les passages et le terrain le long de la Dyle[14]. »

Dans les premiers jours de juillet, une entreprise heureuse vint cependant mettre fin à cette longue période d’inaction, et détermina un mouvement en avant de l’armée française. Le Duc de Bourgogne, comme nous l’avons dit, avait auprès de lui Bergeyck, l’ancien gouverneur des Pays-Bas, homme habile et insinuant, mais plus diplomate que militaire, et à qui on devait reprocher plus tard d’avoir exercé une influence fâcheuse sur le Duc de Bourgogne. Il est certain, en tout cas, qu’il avait su gagner sa confiance. « « J’oubliois de vous dire, ajoutait le Duc de Bourgogne dans le post-scriptum d’une lettre à Philippe V, que M. le comte de Bergeyck, qui gouverne icy vos finances, est un homme qu’on ne peut payer, et qu’il m’est sur (et le Roy aussi) au-dessus de tout ce qu’on peut désirer[15]. » Bergeyck était en effet de bon conseil, et il allait en donner la prouve. Au mois d’avril précédent, il avait préparé un soulèvement général des Pays-Bas, qui devait coïncider avec une tentative du Prétendant et un débarquement des Français en Écosse. L’affaire d’Écosse ayant échoué, le soulèvement des Pays-Bas n’avait pas eu lieu, mais Bergeyck avait conservé des intelligences dans les principales villes, qui, accoutumées depuis longtemps à la domination espagnole et en majorité catholiques, supportaient avec impatience depuis deux ans la domination des Hollandais, sous le joug desquels elles étaient tombées après le désastre de Ramillies. Bergeyck proposa au Duc de Bourgogne de profiter des relations secrètes qu’il avait nouées dans les villes de Garni et de Bruges pour s’emparer, par surprise, de ces deux places. L’entreprise fut aussi heureusement conduite qu’elle avait été bien préparée. Tandis que d’Artagnan était détaché, avec un gros corps, pour masquer l’opération, Chemerault, à la tête de 3 000 hommes de cavalerie et de 2 000 grenadiers, filait sur Ninove, ville forte située sur la Dendre, à huit lieues de Braine-l’Alleud, et le lendemain, 4 juillet, il se présentait devant Gand, dont la porte avait déjà été surprise par une petite troupe d’Espagnols, partis, de leur côté, de Mons. Il y entrait triomphalement à la grande joie des bourgeois, et la garnison anglo-hollandaise, surprise, était obligée de se réfugier dans la citadelle, où elle capitulait deux jours après.

Le même jour, le comte de La Mothe entrait dans Bruges presque aussi facilement, et la nouvelle de ce double succès arrivait dans la nuit à Fontainebleau, où était alors la Cour. A huit heures du matin, le Roi faisait réveiller la Duchesse de Bourgogne pour lui apprendre cet heureux succès, et toute la Cour, dit Saint-Simon, était « dans une joie effrénée. » Deux jours après, il y avait grande promenade en forêt, sur la route de Moret. A six heures, le Roi était monté dans sa calèche avec la Duchesse de Bourgogne. Il avait fait préparer une collation dans une étoile qui était à gauche de la route de Moret. « Mme de Maintenon, rapporte Dangeau, était à cette collation. Il y avait deux ou trois carrosses de Mme la Duchesse de Bourgogne, pleins de dames, qui suivaient le Roi… On servit des collations à tous les convives et la fête se passa fort gaiement[16]. »

Le même jour et presque à la même heure se livrait la bataille d’Oudenarde.


II

On comprend la joie de la Cour, car, en apparence, le succès était grand. Deux des places les plus importantes de la Flandre étaient tombées, presque sans coup férir, dans les mains de l’armée française, et rentraient ainsi sous la domination de leur souverain légitime, le Roi d’Espagne. Les conséquences désastreuses des campagnes précédentes se trouvaient en partie réparées. Aussi le Duc de Bourgogne était-il en droit de se réjouir de la part au moins indirecte qu’il avait prise à ce succès. « Je vous avois bien dit, mon très cher frère, écrivait-il à Philippe V le 6 juillet, que je ferois ce que je pourrois pour remettre sous votre obéissance une partie du pays que les ennemis vous avoient enlevé il y a deux ans, et Gand, dont vous êtes maistre depuis hier, en est une des meilleures preuves. Marlborough a été attrapé pour cette fois. Ce m’est une chose bien douce d’avoir pu, par les effets, vous témoigner l’extrême amitié que j’ai pour vous. Faites, je vous prie, bien des complimens à la Reine. J’espère qu’elle sera contente de moi[17]. »

Marlborough était attrapé en effet. Il en était même tombé malade : « La trahison de Garni, des marches continuelles, et certaines lettres que j’ai reçues d’Angleterre, écrivait-il à Godolpbin, m’ont tellement vexé que j’avais bien une grande fièvre, et le médecin voulait me renvoyer à Bruxelles, mais, grâce à Dieu, je suis mieux à présent[18]. » Il n’en demeurait pas moins fort anxieux, craignant d’autres trahisons de la part des villes flamandes, où les Hollandais n’avaient su que se faire haïr. Mais, à ce moment même, il allait trouver un puissant réconfort dans l’arrivée du Prince Eugène. Répondant aux appels pressans de Marlborough, celui-ci, quittant les bords de la Moselle, avait mis son armée en marche dans la direction de Bruxelles, côtoyé de près et suivi parallèlement par Berwick, qui se dirigeait vers Mons. Mais, comme il trouvait que ses troupes marchaient lentement, il se détacha de sa personne et, accompagné seulement de quelques cavaliers, arriva le 6 juillet à Bruxelles, où il put conférer avec Marlborough. L’entrevue entre les deux grands capitaines dut être émouvante. « Je suis malade de corps et d’esprit, répondit Marlborough à Eugène, lorsque celui-ci lui demanda des nouvelles de sa santé, » et, quelques jours après, le Prince Eugène écrivait au comte de Gallas : « Je vous dis en confidence que, quand j’arrivai à l’année, tout le monde était dans la plus grande consternation, et que les discours les plus âpres (i più aspri discorsi) couraient de bouche en bouche. » Le général prussien Natzmer, qui était au quartier général, écrivait de son côté : « Milord duc était inconsolable de ces tristes événemens, et m’exprima avec une confiance touchante ses appréhensions de voir les choses tourner au plus mal pour nous, si les ennemis poursuivaient leur avantage avec une audace persévérante[19]. »

Du témoignage même des ennemis, il résulte donc que les circonstances étaient particulièrement favorables pour l’armée française, et qu’il dépendait de ses chefs d’en profiter. Mais autant il y avait de tiraillemens entre Vendôme et le Duc de Bourgogne, autant, entre Eugène et Marlborough, l’entente fut rapide, et ils conçurent ensemble un plan de campagne audacieux par lequel ils devaient réparer en quelques jours leur situation compromise.

L’entreprise sur Gand et Bruges avait déterminé un mouvement dans l’armée française. Pour appuyer la pointe hardie de Chemerault et de La Mothe et pour être en mesure de profiter de leurs succès, le Duc de Bourgogne et Vendôme avaient décampé de Braine-l’Alleud ; par la route qui va de Ninove à Alost, ils avaient marché dans la direction de Gand. Mais leur marche fut lente : ils mirent quatre jours à faire six ou sept lieues. Le 6 juillet, l’armée campait à Ninove, le 8 à Ledde ; ce n’était que le 10 qu’elle arrivait sur les bords de l’Escaut, où elle s’établissait aux environs de Gavre, c’est-à-dire quelques lieues au-dessous d’Oudenarde[20] et au-dessus de Gand.

Les discussions incessantes entre les deux chefs qui se partageaient le commandement avaient été la cause de ces lenteurs. Vendôme, aussitôt reçue la nouvelle de la prise de Gand, avait été d’avis de mettre le siège devant Oudenarde, dont la prise aurait rendu les Français maîtres de tout le cours de l’Escaut, et aurait coupé les communications des Anglais avec la mer, par où ils recevaient leurs approvisionnemens. Mais la place était forte, le siège eût été long. Le Duc de Bourgogne ne fut pas d’avis de l’entreprendre. De nouveau, il fallut en référer au Roi, envoyer un courrier à Versailles et attendre la réponse. Le Roi conseilla de bloquer seulement Oudenarde avec un cordon de troupes, pensant, non sans quelque raison, à ce qu’il peut paraître, qu’il était préférable de ne pas immobiliser toute l’armée autour d’une ville, et d’en conserver le plus gros pour quelque action plus décisive. Mais le temps que ces tergiversations firent perdre à l’armée française avait été employé par Marlborough et le Prince Eugène d’une façon singulièrement utile. Au lieu d’attaquer l’armée française dans ses positions nouvelles, ils la tournèrent. Partis le 7 de Bruxelles, ils écornèrent son arrière-garde dans une affaire peu importante, et, passant entre son ancien campement de Braine-l’Alleud et son nouveau campement sur les bords de l’Escaut, ils vinrent, par une marche rapide, occuper, le 10, la forte position de Lessines, à six lieues d’Oudenarde, et à peu de distance de la frontière française. L’armée du Duc de Bourgogne, par cette manœuvre hardie qui échappa complètement à Vendôme, se trouvait coupée de sa base d’opérations, et il en résultait cette situation singulière que l’armée anglo-hollandaise avait à dos la France, et que l’armée française avait à dos la Hollande.

Ni l’une ni l’autre armée ne pouvait demeurer dans une situation également périlleuse pour chacune. Une attaque, à laquelle aucun des deux adversaires ne cherchait du reste à se dérober, devenait inévitable. Elle eut lieu le 11 juillet, mais sans plan arrêté d’avance, plutôt par l’effet d’une rencontre fortuite que par une attaque préméditée, et, à ce point de vue, le Mercure, rendant compte de l’affaire, a raison de dire que ce fut plutôt un combat qu’une bataille.

Le 11 juillet, l’armée française et l’armée Hollandaise se trouvaient donc toutes deux sur les bords de l’Escaut, qu’elles se préparaient à passer parallèlement en quelque sorte, à deux lieues et demie de distance, chacune ignorant les desseins de l’autre ; mais, pour la seconde fois, Vendôme se laissa gagner de vitesse par Marlborough. De même qu’il avait mis à faire cinq ou six lieues autant de temps que Marlborough à en faire treize, de même il se laissa devancer au passage de l’Escaut le 11 au matin, le major général Cadogan, à la tête de seize bataillons d’infanterie et de huit escadrons de dragons, partait à la pointe du jour, (at dawn) disent les documens anglais[21]. Il franchissait l’Escaut en passant par la ville d’Oudenarde, et, arrivé sur la rive opposée, jetait immédiatement deux ponts par lesquels l’armée commença dès dix heures et demie du matin à effectuer son passage. À midi, la plus grande partie des troupes anglo-hollandaises se trouvait déjà de l’autre côté du fleuve.

Il n’en était pas de même du côté français, où les ponts n’avaient pas été préparés à l’avance. Quatre heures furent perdues à les établir, et quand Biron, qui commandait l’avant-garde, eut passé tranquillement (at teisure, disent encore les documens anglais), il fut tout étonné de se trouver en présence de forces considérables, qu’il ne s’attendait nullement à rencontrer. Coup sur coup, il envoya trois aides de camp à Vendôme pour l’en prévenir. Celui-ci, qui, la veille, de son propre aveu, ne s’était levé qu’à dix heures du matin (il donnait comme excuse qu’il avait été trente heures à cheval et qu’il avait eu la colique)[22], fut trouvé par les aides de camp de Biron ayant mis pied à terre et mangeant un morceau. Il ne voulut d’abord rien croire des nouvelles qu’on lui apportait, disant « qu’il faudroit donc que les diables les eussent portés là et que cette diligence étoit impossible[23]. » Vaincu par l’évidence, il fit parvenir cependant à Biron l’ordre d’attaquer, en lui promettant de le soutenir. En effet, il lit passer en hâte quelques-unes des meilleures troupes de l’armée, et se porta lui-même à l’aide de Biron. Un combat furieux s’engagea alors entre les deux armées, mais dans des conditions singulièrement défavorables pour les Français, auxquels le sol marécageux et entrecoupé de haies ne permettait pas de déployer leur cavalerie, qui était supérieure en nombre. Le terrain disputé fut plusieurs fois pris, perdu, puis repris par les deux adversaires. Les carabiniers, les gendarmes, la maison du Roi, combattirent, tous les documens anglais sont d’accord sur ce point, avec un grand courage. Un moment même ils crurent que l’avantage leur restait, à ce point que les officiers jetèrent leurs chapeaux en l’air en criant : « Vive le Roi ! » Nous ne pouvons résister au désir d’insérer ces quelques lignes où un historien anglais rend hommage à la valeur des troupes françaises : « Ce ne fut pas chose facile de faire passer les Français de l’enthousiasme de la victoire à l’hésitation qui précède la défaite. Ils opposèrent à cette attaque une résistance désespérée. Le terrain sur lequel les troupes ennemies se rencontrèrent était tellement entrecoupé que, de ce côté, la bataille dégénéra bientôt en une série de luttes partielles, et même de combats singuliers. Chaque pont, chaque fossé, chaque bois, chaque hameau, chaque enclos, lut vivement disputé ; la fusillade était si incessante, les troupes ennemies étaient si entremêlées, que le champ de bataille, vu de loin, semblait une ligne ininterrompue de feux. Jamais dans les guerres modernes on ne vit feu plus nourri, ni séries de luttes plus désespérées. Ce furent la plupart du temps des combats corps à corps, comme dans ces batailles de l’antiquité dont Tite-Live et Homère nous ont laissé de si vivantes descriptions. La cavalerie ne put agir, à cause de la multitude de haies et de taillis, dont le champ de bataille était entrecoupé. Poitrine contre poitrine, genou contre genou, baïonnette contre baïonnette, la lutte se poursuivit de part et d’autre avec la résolution la plus désespérée. Si la résistance fut obstinée, l’attaque ne fut pas moins vigoureuse, et, à la longue, l’ardeur enthousiaste des Français céda devant la persévérante énergie des Allemands. Graduellement, ils furent repoussés, mais à la pointe de la baïonnette, et peu à peu, reculant de toutes parts, ils abandonnèrent tout le terrain qu’ils avaient gagné au début de l’action[24]. »

Vendôme lui-même prit une part brillante à ces combats désespérés. Bellerive lui en fait honneur, et sans doute avec raison, car l’homme était brave : « M. de Vendôme, dit-il, fut toujours l’épée à la main au milieu des dangers, animant les soldats par ses cris, par ses gestes. A un certain moment, il dit au brigadier d’Arpajon : « Arpajon, voilà de l’infanterie dans ces haies ; il l’en faut chasser. » Alors, d’Arpajon, commençant de s’ébranler, dit aux bataillons de sa brigade : « Mes amis, vous venez d’entendre ce que M. de Vendôme vient de dire. » Les soldats lui crièrent : « C’est notre père ! » Et Bellerive continue : « Si, dans cet heureux moment, le duc de Vendôme eût été soutenu, comme il s’y attendoit, les alliés étoient abattus, leurs drapeaux enlevés, les François au comble de la gloire, et le soleil auroit éclairé la défaite entière de l’infanterie ennemie, car jamais général n’inspira autant de zèle et de courage à des soldats, qui, par un esprit d’enchantement, ne croyoient rien plus d’impossible, en voyant le duc de Vendôme donner le spectacle d’un brillant héroïsme[25]. » Dans ce moment critique, Vendôme avait cependant mieux à faire qu’à donner ce brillant spectacle. Il avait à réparer son imprévoyance en improvisant, sur le champ de bataille même, comme font les grands capitaines, un plan de combat, et en faisait parvenir des ordres précis aux forces si nombreuses dont il disposait. Il n’en fit rien. Il se bornait à envoyer au feu les unes après les autres des troupes qui arrivaient hors d’haleine, et qui avaient à se déployer devant un ennemi avantageusement posté. Saint-Hilaire, qui avait été laissé en arrière avec son artillerie, ne reçut aucune instruction, et, s’il n’avait, de sa propre inspiration, envoyé dix pièces de canon auxquelles il avait fait passer l’Escaut de bonne heure, l’armée entière se serait trouvée non seulement sans aucune artillerie, mais sans munitions[26]. Faute d’ordre précis également, et au dire de Vendôme lui-même, cinquante bataillons et près de cent quatre-vingts escadrons demeurèrent sur une hauteur sans prendre part à l’action. Il est vrai que, suivant Vendôme, la responsabilité de cette inaction retomberait sur le Duc de Bourgogne, à qui il aurait fait porter l’ordre formel de le soutenir, et qui se serait laissé détourner de l’exécution de cet ordre « par des conseillers timides, » non sans peine cependant, car il aurait dit : « Que dira M. de Vendôme quand il saura que je me retranche, au lieu de charger[27] ? » Mais il y a de très fortes raisons de douter qu’il ait jamais fait parvenir au Duc de Bourgogne un ordre aussi formel. Non seulement le Duc de Bourgogne n’en est jamais convenu, et il était trop consciencieux pour le nier, sauf à expliquer les raisons qu’il aurait eues de ne pas obéir ; mais d’Artagnan, dans le récit le plus complet que nous ayons de la bataille, n’y fait aucune allusion[28], et Saint-Hilaire dit formellement le contraire, car il accuse le Duc de Bourgogne, qui, dit-il, « étoit encore sans expérience militaire, » d’avoir trop facilement permis une attaque contre huit bataillons ennemis fortement postés, attaque brillante et valeureusement conduite, mais qui, en échouant, aurait contribué à compromettre le succès de la journée. La vérité paraît être que Vendôme ne fit preuve dans cette journée néfaste d’aucune des qualités brillantes par lesquelles il avait rétabli à Luzzara, à Cassano, les affaires compromises par ses propres imprudences. Reconnaissons à sa décharge qu’il avait affaire aux deux plus grands hommes de guerre qu’ait connus le commencement du XVIIIe siècle, et qui se trouvaient réunis contre lui : Marlborough et Eugène. Mais n’est-il pas sévère, comme le font quelques historiens, de reprocher à un jeune prince, qui assistait pour la première fois de sa vie à une grande affaire, de n’avoir pas été de force à leur tenir tête, et de n’avoir pas réparé, par sa propre initiative, les fautes d’un chef expérimenté, comme l’était Vendôme ?

L’issue de la journée aurait pu cependant demeurer incertaine sans une habile manœuvre, conçue par Marlborough sur le champ de bataille, et brillamment exécutée par le vieux maréchal d’Owerkirke, qui commandait les troupes hollandaises. Marlborough, s’apercevant que la droite de l’armée française était faible et dégarnie, le lança, à la tête d’une forte colonne, contre cette droite, qu’Owerkirke déborda par un mouvement tournant et qu’il attaqua de flanc. De ce côté se trouvaient précisément les Princes, c’est-à-dire le Duc de Bourgogne, le Duc de Berry et le Chevalier de Saint-Georges. Si vive et si brusque fut l’attaque, que les Français plièrent, et que « les valets de la suite de tout ce qui accompagnoit les Princes tombèrent sur eux avec un effroi, une rapidité, une confusion qui les entraînèrent avec une extrême vitesse et beaucoup d’indécence et de hasard[29]. » Dans cette confusion, les Princes furent même en danger d’être pris. Ils essuyèrent avec beaucoup de fermeté et de courage (dit le Mercure) les décharges de la mousqueterie. « Le Duc de Bourgogne eut deux de ses gens tués à ses côtés. Il n’en continua pas moins de donner des ordres avec le plus grand sang-froid et la plus grande présence d’esprit qui se puisse imaginer[30]. » Il était neuf heures du soir. La nuit mit fin au combat, mais non sans que les colonnes de l’armée anglo-hollandaise qui avaient opéré séparément eussent opéré leur jonction sur le champ de bataille, dont Marlborough et le prince Eugène demeuraient définitivement les maîtres.

Alors se passa dans l’armée française une triste scène, que Saint-Simon a rendue célèbre. Donnons d’abord son récit, sauf à le contrôler.

Vendôme et le Duc de Bourgogne, qui s’étaient trouvés séparés pendant l’action, se réunirent au milieu de leurs troupes en désordre. Ils tinrent, dans l’obscurité croissante, un conseil de guerre improvisé. Vendôme, « de fureur de s’être si cruellement mécompte, » brusquait tout le monde. Le Duc de Bourgogne voulut parler ; mais Vendôme, enivré d’autorité et de colère, lui ferma à l’instant la bouche en lui disant d’un ton impérieux, devant tout le monde, qu’il se souvînt qu’il n’étoit venu à l’armée qu’à condition de lui obéir. « Ces paroles énormes, et prononcées dans les funestes momens où on sentoit si horriblement le poids de l’obéissance rendue à sa paresse et à son opiniâtreté, et qui, par le délai de décamper, étoit cause de ce désastre, firent frémir d’indignation tout ce qui l’entendit. Le jeune prince à qui elles furent adressées y chercha une plus difficile victoire que celle qui se remportoit actuellement par les ennemis sur lui : il sentit qu’il n’y avoit point de milieu entre les dernières extrémités et l’entier silence, et fut assez maître de soi pour le garder. Vendôme se mit alors à pérorer sur le combat. Il soutint que rien n’étoit perdu, que, la moitié de l’armée n’ayant pas combattu, il fallait tourner toutes ses pensées à recommencer le lendemain matin. » Cet avis ne fut soutenu par personne, sauf par le comte d’Evreux, neveu de Vendôme et tout jeune maréchal de camp. Mais le maréchal de Matignon et les officiers généraux les plus expérimentés, entre autres Puy-ségur, soutinrent l’opinion contraire. Ceux qui arrivaient successivement du champ de bataille, et qui avaient été au plus fort de l’affaire, se rangèrent de leur côté. « Vendôme, ne voyant plus nulle apparence de résister davantage à tant de convictions et poussé à bout de rage : « Oh ! bien, s’écria-t-il, messieurs, je vois bien que vous le voulez tous. Il faut donc se retirer. Aussi bien, ajouta-t-il en regardant Mgr le Duc de Bourgogne, il y a longtemps, Monseigneur, que vous en avez envie. » Ces paroles, qui ne pouvoient manquer d’être prises dans un double sens, et qui furent par la suite appesanties, furent prononcées exactement telles que je les rapporte, et assénées, de plus, de façon que pas un des assistans ne se méprit à la signification que le général leur voulut faire exprimer. Mgr le Duc de Bourgogne demeura dans le parfait silence, comme il avoit fait la première fois, et tout le monde à son exemple, en diverses sortes d’admirations muettes. Puységur le rompit à la fin pour demander comment on entendoit de faire la retraite. Chacun parla confusément ; Vendôme, à son tour, garda le silence, ou de dépit ou d’embarras, puis il dit qu’il falloit marcher à Gand, sans ajouter comment, ni aucune autre chose… Alors ce petit conseil tumultueux se sépara. Les princes, avec ce peu de suite qui les avoit accompagnés, prirent à cheval le chemin de Gand. Vendôme, sans plus donner nul ordre, ni s’informer de rien, ne parut plus en aucun lieu[31]. »

Tel est le récit de Saint-Simon, et pas un historien ayant à raconter cette triste journée n’a manqué de le reproduire sans le discuter. Michelet, qui sans doute y était, surenchérit. À l’en croire, « les assistans pâlirent et baissèrent les yeux. La foudre aurait eu moins d’effet. Un tel outrage au petit-fils de France ! Lui, il n’eut aucun embarras. Il était chrétien, étranger aux idées de l’honneur du monde. Il ne dit rien. Peut-être en son for intérieur trouva-t-il qu’en ce mot si dur tout n’était pas mensonge, et son respect religieux de la vérité l’empêcha de le démentir[32]. »

Ce récit est-il tout à fait exact, et Saint-Simon n’a-t-il pas, comme à son ordinaire, grossi un peu les choses ? On peut se le demander. En effet, le Duc de Bourgogne ne fait aucune allusion à ces paroles injurieuses dans les lettres qu’il écrivit, les jours suivans, à Philippe V et à Mme de Maintenon, lettres où il se plaint très vivement des procédés de Vendôme. Quant à Bellerive, il convient seulement que Vendôme fut violent et emporté : « Je ne rapporterai pas, dit-il, et je laisse à deviner au lecteur les expressions vives que l’ardeur de son zèle pour l’Etat lui suggéra dans les reproches dont il accabla les auteurs de ces pernicieux conseils. » A l’en croire, lorsqu’il avait rejoint le Duc de Bourgogne, qu’il avait trouvé « fort rêveur et mécontent de ce qui venoit de se passer[33], » Vendôme se seroit contenté de tâcher de dissiper son chagrin. On peut assurément laisser de côté le témoignage de ce Vendomiste passionné. Mais il est à remarquer que le récit de Saint-Simon n’est pas confirmé par Saint-Hilaire, « bon artilleur fort lourd, » qui, lui, du moins avait assisté au Conseil. Après avoir confessé ingénument dans ses Mémoires qu’il avait fait l’ouverture de combattre encore le lendemain, « peut-être un peu inconsidérément par rapport à l’état des affaires, » il ajoute « qu’il y eut là-dessus quantité de discours dont il est inutile de rapporter les paroles. » Il parle bien de l’obstination de Vendôme à soutenir « qu’il y alloit de l’honneur de la France et de la gloire de M. le Duc de Bourgogne… » des altercations sur cette affaire, qui durèrent encore un peu de temps, et de la nécessité ou l’on se trouva « d’avertir M. de Vendôme que, s’il vouloit demeurer davantage où il étoit, il se trouveroit seul dans la plaine[34]. » Mais il ne résulte pas de ce témoignage impartial que Vendôme ait été autre chose qu’obstiné et violent, et nous croyons qu’il est permis, malgré Saint-Simon et Michelet, de mettre en doute et l’insultant propos de Vendôme et l’humilité par trop chrétienne du Duc de Bourgogne.

Quoi qu’il en soit de ce détail, la retraite eut lieu dans des conditions déplorables. Aucun ordre général ne fut donné ni par Vendôme irrité, ni par le Duc de Bourgogne inexpérimenté, pour assurer dans les meilleures conditions la marche vers Gand, dont chacun prit la route comme il put. Le Duc de Bourgogne refusa cependant la chaise de poste qui lui fut offerte, et il fit sa retraite à cheval, dans la nuit. Il ne s’arrêta pas à Gand et poussa jusqu’à Lovendeghem, gros bourg situé derrière le canal de Gand à Bruges, où il arriva avec la tête des troupes. Vendôme, au contraire, s’il faut en croire Saint-Simon, un peu suspect en cette circonstance comme en beaucoup d’autres, se serait arrêté à Gand, et, « après avoir défait ses chausses et poussé sa selle tout auprès des troupes, » en les voyant défiler, il se serait jeté au lit et y aurait dormi trente heures. Saint-Hilaire, abandonné sans ordre, eut grand’peine à sauver son artillerie. Certains corps furent oubliés, entre autres celui de du Rosel, qui se trouva seul, le lendemain matin, avec cent escadrons. Sa retraite eût tourné au désastre, si le marquis de Nangis, celui-là même qu’avait autrefois distingué la Duchesse de Bourgogne, n’avait rassemblé quinze compagnies éparses et brillamment soutenu des combats d’arrière-garde qui permirent à du Rosel de ramener son corps intact à Gand, « après avoir causé une cruelle inquiétude pendant quatorze ou quinze heures qu’on ignora ce qu’ils étaient devenus[35]. » D’autres corps, abandonnés également et ne sachant de quel côté opérer leur retraite, firent marche en arrière, et se dirigèrent les uns vers Ypres et les autres vers Tournai, où ils furent heureusement recueillis par l’armée que Berwick, s’attachant aux pas du Prince Eugène, avait amenée de la Moselle à marches forcés. Mais d’autres, coupés de toute ligne de retraite, furent obligés de se rendre le soir même ou le lendemain. Du côté français, on avouait, les jours suivans, 4 000 prisonniers ; du côté des ennemis, on parlait de 7 000 ; et, admettant même que ce chiffre ait été exagéré, il n’en demeure pas moins certain que ce fut le grand nombre des prisonniers qui fit de l’affaire d’Oudenarde un véritable désastre, car, le jour même de la bataille, il paraît établi que les pertes avaient été égales des deux côtés.

Après les craintes d’un côté, les espérances de l’autre, qu’avaient fait naître la prise de Gand et celle de Bruges, les affaires avaient donc pris brusquement une tout autre face, et Marlborough avait raison lorsque, dans les nombreuses dépêches qu’il adressait en français, les jours suivans, aux petites cours d’Allemagne alliées à l’Angleterre, il parlait de l’éclatant succès que « le bon Dieu » (the Almighty, disait-il dans ses dépêches en anglais) avait accordé aux armes alliées. En France, au contraire, comme nous l’allons voir, le passage de l’allégresse au deuil fut brusque et douloureux.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1902.
  2. Alison, The Life of John duke of Marlborough. t. I, p. 401. Lettre de Marlborough à Godolphin, du 12 juillet 1708.
  3. Archives d’Alcala. Lettre du 29 mai, communiquée par le P. Baudrillart.
  4. Coxe, Memoirs of John duke of Marlborough, t. II, p. 444.
  5. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 130.
  6. Lettre du Duc de Bourgogne à Mme de Maintenon. Cette lettre et d’autres que nous citerons avaient été publiées par l’abbé Millot à la suite du t. IV de ses Mémoires politiques et militaires, composés avec les papiers du maréchal de Noailles. M. le marquis de Vogué les a reproduites dans son volume intitulé : le Duc de Bourgogne et le duc de Beauvilliers, p. 44 et suivantes.
  7. Dépôt de la Guerre, 2080. Le Roi à Vendôme, 20 mai 1708.
  8. Saint-Simon, édition Boislisle, Appendice, p. 526.
  9. Dépôt de la Guerre, 2080, 22 mai 1708. Le Duc de Bourgogne à Chamillart. Vendôme au même.
  10. Coxe. t. II, p. 69, et Murray, the Marlborough Despatches, t. IV, p. 49 et suiv.
  11. Dépôt de la Guerre, 2080. Vendôme & Chamillart, 9 juin 1708.
  12. Dépôt de la Guerre, 2080. Le Duc de Bourgogne à Chamillart. 14 juin 1708. Vendôme au Roi, même date. Le Duc de Bourgogne à Chamillart, 18 juin.
  13. Gazette d’Amsterdam de 1708, n° XXVIII.
  14. Mercure de France, juin 1708, p. 330.
  15. Archives d’Alcala. Lettre du 29 mai 1708, communiquée par le P. Baudrillart.
  16. Dangeau, t. VII, p. 179.
  17. Archives d’Alcala. Lettre du 6 juillet, communiquée par le P. Baudrillart.
  18. Coxe. t. II, p. 467.
  19. Campagne del Principe Eugenio di Savoia, t. X, livre II, p. 311, et supplément no 105. (Cet ouvrage est la traduction de celui publié par le grand état-major autrichien sous le titre de Feldzüge (les Prinz Eugen.)
  20. Toutes les cartes belges portent aujourd’hui Audenarde. Mais les récits contemporains parlent toujours d’Oudenarde. Nous avons cru devoir conserver l’orthographe ancienne.
  21. On trouvera, dans Coxe, t. II, p. 468 et suiv., un récit détaillé de la bataille d’Oudenarde, au point de vue anglais. Il est à remarquer que le récit est très favorable au duc de Vendôme et sévère pour le Duc de Bourgogne. Sur plusieurs points, ce récit diffère des récits français, entre autres sur la question capitale de savoir à quelle heure les ponts furent jetés et les deux armées passèrent l’Escaut. Suivant Coxe, les ponts où devaient passer l’armée française avaient été préparées dès la veille. Mais cette assertion reste contredite par les documens français eux-mêmes, et il paraît constant que la lenteur apportée au passage de la rivière fut la faute initiale de la journée. « Il est certain, dit le marquis de Quincy, dans son Histoire militaire (t. VI, p. 121), que, si l’armée des deux couronnes eût passé l’Escaut six heures plus tôt, comme elle le pouvait et le devait faire, cette armée aurait été en état de rendre inutiles toutes les forces que les alliés avaient fait venir en France. » Villars dans ses Mémoires (t. III, p. 14), et Feuquières, dans ses Mémoires militaires, t. II, p. 165 et t. III, p. 88, ne sont pas moins sévères pour Vendôme, a l’inertie et à la paresse duquel ils attribuent les malheurs de la campagne.
  22. Pelet, Histoire militaire, t. VIII, p 388. Vendôme au Roi, 9 juillet 1708.
  23. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 181. Saint-Simon tient évidemment cette partie de son récit de la bouche même de Biron, qui, prisonnier sur parole, passa quelques jours après à Fontainebleau. On peut donc y ajouter foi,
  24. Alison, the Life of John duke of Marlborough, t. I, p. 396.
  25. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI. Appendice, p. 556.
  26. Mémoires de Saint-Hilaire, t. IV, p. 134 et suiv.
  27. Pelet, Histoire militaire, t. VIII, p. 391. Vendôme au Roi. Lettre du 16 juillet 1708.
  28. Voir le récit de d’Artagnan, dans Pelet, t. VIII.
  29. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 185.
  30. Mercure de France, supplément d’août 1708.
  31. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XII, p. 186 et suiv.
  32. Michelet, Histoire de France, édition de 1874, t. XIV, p. 201.
  33. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI. Appendice, p. 559.
  34. Saint-Hilaire, Mémoires, édition de 1766, t. IV.
  35. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 191-192.