Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/03/10/01

I

« RICHARD DARLINGTON. »

Dumas, qui n’a pas fait un autre Henri III, n’a pas davantage retrouvé l’intuition d’Antony. Mais il a poussé son inspiration à bout ; il a épuisé la matière de son œuvre. Antony, dont les aptitudes étaient universelles, s’est successivement tourné de tous les côtés où il avait chance de faire brèche ; il s’est orienté vers la politique, les arts, et notamment celui de se tirer d’affaire. Richard, Kean, d’Alvimar sont trois avatars d’Antony, trois suites du même drame, fécondes pour le développement du théâtre social. Alors que l’esprit français glorifie l’individu et la passion magnifique, Dumas, qui est le plus turbulent exemplaire de son époque, s’avise confusément qu’il y a du parvenu là-dessous. Son imagination débridée pousse jusqu’aux extrêmes confins où l’homme d’action, imbu de Rousseau et né sous le premier Empire, se heurte non pas seulement au monde et à ses préjugés, mais déjà à la caste bourgeoise et à ses idées positives qu’on voit quasiment poindre. Je ne connais guère au théâtre que l’aristocrate de Vigny qui ait eu cette prescience, ailleurs qu’en des préfaces. Il est vrai que Quitte pour la peur est de 1833 ; quant à John Bell de Chatterton, il date de 1835 ; et encore n’est-il qu’une caricature. Dumas est peuple, au moins par sa complexion de dramaturge ; et peuple, il met sur la scène les Figaro et les Antony en marche vers l’avenir. Il les devine plutôt qu’il ne les observe. Un autre dénoncera plus tard leurs sophismes ; il les agite, lui, dans la chaleur de l’action, dans le mouvement du drame. Avec sa fantaisie énorme, il élabore la passion dramatique qui fournira de matière le théâtre de notre siècle.

Antony n’est pas mort sur l’échafaud. Après son équipée amoureuse, il a fait un plongeon et s’est accroché à la politique. Et d’abord le drame de l’ambition.

Il est brutal, étouffant, tout à fait 1830. Ce n’est plus la violente simplicité de l’œuvre mère. Mais c’en est la vitalité, — héros et pièce, — énergique, effrénée. Les moyens scéniques sont si congruents à l’homme et l’homme aux moyens, que Richard Darlington, quoique moins complexe et suggestif qu’Antony, a fait souche à son tour dans l’œuvre de Dumas, à qui il a suffi de le changer de sexe pour écrire Catherine Howard, de pays pour en tirer Catilina. Quand cet auteur suit une veine, il ne la quitte pas aisément : cette permanence des types, si elle explique sa réputation de fécondité qu’il entretenait avec le plus grand soin, n’est pas la moindre marque de son tempérament populaire. J’ai noté ailleurs les imitations qui se rencontrent dans Richard Darlington[1], et que Dumas a signalées avec la part de ses collaborateurs. Mais pour ce qui est de l’imagination qui mit sur pied ce type, de la main qui le façonna, de cette communion frénétique avec l’âme française de l’époque, n’en déplaise à Granier de Gassagnac, Dumas, Dumas fecit. De lui est ce drame fantastique et moderne.

C’est celui où il a pensé être davantage shakespearien. Certes, il ne faut ni le voir ni le lire après Macbeth, où la passion nue s’analyse et se développe sous nos yeux. Le proiogue en est brutal, mystérieux, et peu vraisemblable ; et il ne suffit pas de se couvrir de l’autorité de Térence[2], pour mettre un accouchement presque sur la scène, que dis-je ? pour traîner l’accouchée à genoux devant le public, après lui avoir enlevé son masque, qui sans doute la gêne[3]. Et je consens que Richard est bien l’enfant du mystère, que l’énigme le poursuit. Il s’entretient avec un inconnu : il se trouve que cet inconnu est le roi. Je reconnais que ce marquis da Silva, qui faisait beaucoup de façons pour accorder sa fille mère au bourreau, n’hésite pas une seconde à offrir la cadette[4], qui est intacte, à un intrigant de la Chambre des communes. Le parti a besoin de rallier Richard. Voulez-vous ma fille ? C’est le sacrifice politique d’Iphigénie ; mais c’est aussi un trou dans la pièce. Quant à Lady Wilmor, qui n’a pas cherché à revoir son fils depuis qu’elle lui a donné le jour, sous le prétexte qu’elle ne saurait lui nommer son père, je crains qu’elle n’ait des scrupules tardifs et n’abuse des angoisses de feu Pixérécourt[5]. Ce n’est que la fantasmagorie populaire du mélodrame : Shakespeare au rebours. Je n’en excepte pas le nombre incalculable de péripéties qui s’abattent les unes par-dessus les autres, le rapt infâme, le vol, l’attaque de la diligence, etc., etc., et qui arrachent à la douce Jenny ce cri de surprise : « Oh ! il y a parfois des événements pour toute une vie dans les événements d’un jour ! J’ai peine à songer que tout cela est vrai[6]. » La tête vous tournerait à moins. Tous ces enragés, à mesure que le drame se précipite, courent les uns ajirès les autres comme en un steeple furieux, et crèvent leurs chevaux, innocentes bêtes, à l’envi. Heureuse la Famille Benoiton, pour qui les lignes de banlieue furent inventées !…

Et cependant, il y a bien là quelque chose du mouvement dramatique de Shakespeare. Jamais il ne fut mieux approprié au principal personnage. Pour Dumas, comme pour les imaginations de 1830, l’ambition est inséparable de l’énergie musculaire. L’homme d’action, fils impétueux de l’Empire, est une force que rien n’arrête et qui ne craint pas les obstacles. On les entasse ici à plaisir. Mais l’émotion étouffante du drame émane de cette volonté tendue et à brusque détente, avec laquelle Richard ou les affronte ou les supprime. L’intrigue se ramasse et rebondit à tout coup. Si l’on ne voit pas qu’à travers ces fougueuses péripéties se développe un caractère complexe ni subtil, encore est-il que la passion s’y exalte, le courage s’y exaspère, et l’individu sonne la charge, à l’assaut de la fortune.

La situation fondamentale est d’une vérité qui ne saurait se démoder en notre siècle : c’est le siècle même, avide et pressé. Vingt fois elle fut reprise au théâtre. Qu’est-ce que Richard ? Un ambitieux , sur qui pèse jusqu’à la fin le secret de sa naissance, l’éternelle énigme des petits Figaros. Il est fils du bourreau : symbole d’une tare originelle, simplement. Dans l’imagination de Dumas, on est né de bourreau ou de roi. Il n’y a guère de milieu entre les extrêmes. Cela signifie qu’on prétend à être fils de ses œuvres, ou seulement qu’on n’est pas fils de quelqu’un. Or cette tache gêne Richard pour se faire valoir. Au premier obstacle, il épouse à la hâte une famille. Demain la femme, épousée trop tôt, est de trop mince qualité, et fait échec à l’ambition. Il s’agit de s’en débarrasser. Scène de séduction d’une part[7] : on songe à Vernouillet, à d’Estrigaud ; propositions de divorce ensuite[8] : c’est la Lutte pour la vie, le Député Leveau.

Suivez à travers les frasques de la fantaisie shakespearienne, c’est à savoir mélodramatique, la conduite de l’œuvre. Tout cela est souvent d’une vérité poignante. Les scènes à faire sont abordées de front. Au premier acte, Richard se marie ; au deuxième, il est député et veut se marier ailleurs. Il y a dans ce même acte une scène de marchandage politique, qu’on n’a pas égalée, et qui, elle non plus, ne vieillit guère. Les Effrontés, le Fils de Giboyer, Paul Astier, le Députe Leveau en sont de sûrs garants. Je goûte fort le talent de M. Jules Lemaître ; j’aime celui d’Alphonse Daudet, et j’admire Émile Augier. Mais ni l’un ni l’autre n’ont enlevé ces situations avec la vigueur allègre de Dumas. Oh ! l’admirable scène de ménage[9] ! Oh ! la moderne scène de tripotage[10] ! Et quelle sûreté d’exécution ! Quelle dramatique composition ! Sachons enfin reconnaître cet art tout français de bouleverser le théâtre d’un mot, de suspendre l’intérêt, de mettre le feu aux poudres, et de courir à l’acte ou au tableau suivant comme à l’incendie qui éclate ! Il faut voir cet adroit maniement du réalisme sur la scène, je dis le réalisme le plus moderne et vivant. Au moment où l’invention s’égare dans le fantastique de Pixérécourt, où Richard vient de s’entretenir avec l’Inconnu, où il va être premier ministre, duc et pair et mari d’une da Silva, que sais-je ? — un subalterne à lui arrive, qui interrompt son monologue triomphal, glorieux retour sur lui-même… « Mawbray est revenu de Londres. » — « Eh ! que m’importe ? » — « Il amène votre femme. » — « Jenny ! » — « Elle vous attend à l’hôtel ! » — « J’avais tout oublié ! Malédiction[11] ! » Saluons un tel homme de théâtre ! Et cette vigueur de main ! Et cette logique intérieure et scénique qui se dissimule sous les écarts de la fantaisie ! Tout le drame réel reparaît à ces mots, accablant. Et puis, je ne sais qu’un dramatiste de ce siècle qui ait atteint à cette maîtrise : on en trouvera quelques exemples dans le Fils naturel, le Demi-monde, Denise et ailleurs.

Le troisième acte même, qu’il semblait qu’aucune habileté humaine ne pouvait dénouer, est un mélange d’imagination et de vérité, de scènes mélodramatiques enlevées à bride abattue et d’autres aussi pathétiques et plus vraies. Dans l’entrevue de Lady Wilmor avec son fils si l’on trouve de l’émotion et du mystère à la façon de Cœlina, — on y rencontre aussi comme le germe du Fils naturel[12]. Et, s’il est vrai qu’il faut acheter le dénoûment par l’attaque de la chaise de poste, ce dénoûment, pour peu qu’on en transpose le langage, contient au moins une scène de premier ordre, celle de l’ambitieux qui se retrouve en présence de sa femme, de la créature qui entrave son avenir et lui ravit un beau mariage. Alphonse Daudet se souviendra au moins de la situation, s’il n’a pas le courage de jeter Marie Anto par la fenêtre[13]. Et ainsi ce drame shakespearien, où le mélodrame déborde, est plein d’une vigueur et d’une vérité dont le théâtre réaliste fera son profit.

Richard est moins littéraire qu’Antony. Il s’est débarrassé du bagage pessimiste de Werther et de Franz. De rien qu’il était né, il veut être tout, et très vite, comme avec concupiscence. Il marque une date de notre histoire : avant 1789, polémiste ; après 1850, positiviste ou ironiste. Il est une volonté au service de l’ambition : le produit immédiat du premier Empire. À l’exemple de Napoléon, il divorcera pour fonder solidement sa fortune politique, sinon sa dynastie. Comme lui, sorti de la foule obscure, il guette son moment ; pour son coup d’essai, il veut être premier ministre, sinon premier consul. Il s’évertue dans le sillage éblouissant de la légende. Il est le premier de ces corsaires de l’action sans scrupule et sans idéal, qui courent après leur Brumaire, et que poursuit la tare originelle de leur fortune : Vernouillet ou Paul Astier. Alphonse Daudet a nettement vu la filiation. « Le divorce par amour, dit en souriant son petit féroce. Napoléon et Joséphine[14]. »

Voilà le milieu d’origine. Au reste, peu d’imagination : le trait est à noter, quand il s’agit d’un héros de Dumas. L’instinct de la vérité moderne plie à son gré le propre tempérament du dramaturge. Richard imagine peu, rêve moins encore. À peine une chaleur de tête lui monte, quand il touche à l’apogée. Mais c’est l’affaire d’un instant ; et encore, ce monologue haletant et court n’est-il qu’un souvenir du péan lyrique de Fiesque. J’ai dit que celui-ci avait inspiré Dumas dans la peinture de Richard[15]. Comparez l’altitude même des deux héros, et voyez combien Richard est plus moderne. Il parle peu, et sec. Il n’est ondoyant et souple qu’avec les femmes, comme Paul Astier, et seulement pour les amener à ses fins, je veux dire aux fins de son ambition. Il est un homme pressé parmi la vie, dans la fièvre du succès. Qu’il séduise une jeune iille, qu’il parle à la Chambre, ou renonce à la parole, il prend ses décisions et les exécute sans balancer. Et il sait ce qu’il veut. Fils de déclassé, déclassé lui-même, d’un orgueil infini, il prétend à être député, parce que c’est le premier échelon. « Richard député ? » — « Pourquoi pas ?» — « Et depuis quand as-tu eu cette idée ?» — « Depuis que je pense[16]. » Au surplus, homme de génie ; ils le sont tous : c’est un prix fait ; homme à poigne ; n’oublions pas qu’Antony arrête les chevaux emportés ; et très décidé à mettre l’une au service de l’autre pour frapper de grands coups. M. Poirier, qui, lui aussi, s’écrie fixant son objet : « Encore un d’arrivé !  » serait encore un peu Restauration, et répugnerait sans doute à relever ses manches. Mais Paul Astier retroussera volontiers les siennes ; et avant lui, M. Frédéric-Thomas Graindorge, représentant de la génération qui suit celle de Richard, prêchera en exemple le souvenir de ses débuts : « Un jour, un matelot, gros et grand gaillard, à qui j’ordonnais de descendre une barrique, hausse les épaules… Je sautai sur lui, et en six coups de poing je lui démolis la figure ; il obéit à l’instant même ; tout l’équipage commença à me traiter avec bienveillance, et j’acquis ainsi mes premières idées sur la façon de conduire les hommes[17]. » C’est le même qui dit : « On ne vit qu’en s’incorporant à quelque être plus grand que soi-même ; il faut appartenir à une famille, à une société[18] … » Telle est proprement la maxime de Richard. Égoïste par ambition, presque naïvement, je veux dire avec l’intrépidité d’une société jeune, qui depuis quarante ans a vu des choses étranges. Député, il fait ses discours, son opposition, sa réputation, sa fortune. Il a un homme, à lui, qui circule dans les pas-perdus, et qui n’a d’autre mission sur la terre que de prendre langue avec la presse, chauffer l’enthousiasme, préparer les transactions, et voir venir les gens et les choses. Ce factotum, parent du nègre de Fiesque, est le maître Jacques du politicien. Il règle la maison avec économie, se charge de détruire les papiers compromettants, ménage les entrevues utiles… Je m’arrête au seuil de la société contemporaine. Qui donc prétend que Richard Darlington est vieux comme un burgrave ? Qu’importe, après cela, que la bigamie soit un cas pendable, et que les desseins de Richard échouent dans les aventures de Rocambole ? Qu’importe Mawbray, cousin de Polder ou le Bourreau d’Amsterdam, si mistress Grey, qui n’est pas sans ressemblance avec la mère de l’auteur, a déjà quelques traits de madame Guérin ; si Jenny est une vraie femme, sensible et frémissante, comme Adèle, courageuse et pourtant faible contre la douleur et la mort, comme la duchesse de Guise ; et si elle est de son milieu et de son époque autant que la bonne madame Leveau[19], en qui M. Jules Lemaître a déposé, avec ses souvenirs de Dumas, un peu de son âme tourangelle qu’il cache ? Et peut-être, après Richard Darlington, qu’importe Kean ?


  1. Voir plus haut, p. 105.
  2. Voir l’épigraphe du Prologue. Richard Darlington (Th., III), p. 2.
  3. Richard Darlington, Prologue, sc. vii, pp. 19 sqq.
  4. Richard Darlington, II, tabl. iii, sc. ii, pp. 66 sqq., et sc. vii, pp. 77 sqq.
  5. Richard Darlington, III, tabl. vi sc. iv, pp. 105 sqq.
  6. Richard Darlington, III, tabl. viii, sc. ii, p. 127.
  7. Richard Darlington, I, tabl. i, sc. vi, pp. 46 sqq. Cf. A. Daudet, la Lutte pour la vie. II, sc. xii, pp. 60 sqq. On verra plus loin que cette pièce se rapproche encore davantage à Angèle.
  8. Richard Darlington, II, tabl. iv, sc. ii, pp. 83 sqq., et III tabl. vi, sc. ix, pp. 118 sqq. Cf. la Lutte pour la vie, toute la fin, à partir de l’acte III. Cf. Jules Lemaître, le Député Leveau, dont le sujet est sensiblement le même, et les situations analogues.
  9. Richard Darlington, II, tabl. iv, sc. ii, pp. 83 sqq.
  10. Richard Darlington, II, tabl. iii, sc. iv, pp. 70 sqq.
  11. Richard Darlington, II, tabl. v, sc. vii, pp. 102
  12. Richard Darlington, III, tabl. vi, sc. iv, pp. 105 sqq. Cf. Cœlina ou l’enfant du Mystère, et Polder ou le bourreau d’Amsterdam pour la première moitié de la scène et surtout la p. 105. — Ibid., p. 109. Cf. Le Fils naturel.
  13. Il a songé au poison. Voir la Lutte pour la vie., IV, sc. vi, pp. 124 sqq.
  14. La Lutte pour la vie, I, sc. viii, p. 24.
  15. Voir plus haut, p. 105.
  16. Richard Darlington, I, tabl. i, sc. i, p. 25.
  17. H. Taine, Vie et Opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge. L’auteur au public, p. 15.
  18. Ibid. Préface, p. ix.
  19. Voir le Député Leveau, déjà cité.