Michel Lévy frères (p. 220-230).

xxiii

Je ne saurais trop dire le titre du nouvel opéra qu’on représentait ce soir-là à la Comédie-Italienne, je sais seulement qu’il devait être de quelque compositeur en vogue, et maintenant oublié comme tous les compositeurs en vogue ; car, il est triste de le dire, la plus belle musique d’opéra n’a pas encore duré quatre-vingts ans. Le devant des premières loges, — et toutes les loges étaient construites alors en saillie, — était occupé par les dames les plus riches et les plus nobles de Paris. Des toilettes dont les diamants formaient presque l’unique éclat couraient d’un bout des galeries à l’autre bout et semblaient illuminer la salle, qui ne s’éclairait elle-même que de la lueur plus solennelle que brillante des bougies. Chaque loge enfermait dans son cadre, tout historié de moulures d’or, le personnel d’une famille, assise selon l’âge et la condition sur des tabourets plus ou moins élevés, et rangés à diverses distances les uns des autres.

La présence du jeune dragon béarnais émut la salle comme elle avait ému le foyer. On se le désignait, on se penchait pour le voir, et le sourire d’étonnement que faisait naître son costume était tempéré chez les femmes par une estime secrète pour la beauté de son visage et la grâce de sa tournure. Il produisit une sensation tout à son avantage en affrontant sans audace cet examen admiratif. On le vit se ranger doucement contre le fond circulaire de l’amphithéâtre, et s’avancer à petits pas, de peur de déranger les personnes assises vers l’extrémité de cette première galerie, où il laissa présumer qu’était sa place. Descendus à l’orchestre et placés sur la scène où il était encore d’usage de s’asseoir, les jeunes officiers du foyer suivaient attentivement du regard celui dont ils avaient projeté de s’amuser pendant le prochain entr’acte. Ils le virent s’avancer jusqu’à l’avant-dernière loge de la galerie, et s’arrêter à cet endroit sans avoir causé le moindre désordre parmi les spectateurs, qu’attachait de plus en plus la musique de l’opéra nouveau. Il était arrivé à sa place.

Raoul de Marescreux posa sur la banquette son béret de velours. On attendait qu’il s’assît. Il resta debout, les yeux tournés non pas vers la scène, mais vers la loge placée derrière lui, et il se mit ensuite tellement près de la balustrade dorée dont elle était défendue qu’il aurait pu aussi aisément s’y accouder que s’il eût été dans la loge avec les trois personnes qui l’occupaient. Elles ne remarquèrent pas d’abord l’attention dont elles étaient l’objet de la part de leur voisin ; du moins cette attention échappa-t-elle au premier instant aux deux hommes assis derrière la jeune dame, plus particulièrement observée par Raoul. L’acte était long ; il durait déjà depuis une demi-heure, et Raoul n’avait pas cessé un seul instant de tenir son regard obstinément fixé sur la loge près de laquelle il était debout. Les jeunes officiers dont les yeux ne l’avaient pas quitté, s’aperçurent les premiers de cette étrangeté, et elle les confirma dans l’opinion déjà préconçue chez eux que leur dragon était quelque gentillâtre bien simple, bien naïf, détaché de ses montagnes du Béarn par une avalanche, et roulé avec les neiges de l’hiver jusqu’à Paris. C’était un ours égaré loin de sa tanière. Ils communiquèrent leur opinion à leurs voisins, et bientôt la salle entière plaisanta sur le compte du beau dragon, si complètement étranger aux usages, aux façons de se conduire dans le monde. Lui ne bougeait pas. Il était jeté en bronze ; son regard ne changeait pas plus de direction que celui de la statue d’une place publique.

On souffrait d’autant plus de son inconvenance qu’elle avait choisi pour point de mire une personne en pleine faveur dans la société, et par l’illustration de son origine, par les relations dont elle rehaussait encore sa naissance, et par une grande beauté. C’était la marquise Casimire de Courtenay que le singulier jeune homme affrontait ainsi de son attitude insultante. Qu’avait-il contre cette dame, dont la vie durement éprouvée pouvait servir de texte à toute une histoire d’événements tristes, douloureux, déchirants, mais où l’on n’aurait pas rencontré une page tachée par le doigt du scandale ? On la respectait, quoique illustre ; on ne la haïssait pas trop, quoique belle ; on l’épargnait enfin comme le passé et le malheur, quoiqu’elle n’eût pas trente ans encore.

Comme toute femme prudente l’eût fait à sa place, elle tourna la tête du côté opposé à celui où se trouvait l’homme qui fouillait si cruellement dans les traits de son visage, et elle cherchait à concentrer et à fixer son attention sur la pièce. Elle ne put si bien se renfermer dans l’étroit rayon de cette unique direction donnée à son regard qu’elle n’aperçût dans toutes les loges d’avant-scène le mouvement continuel de curiosité dont elle était la cause. Malgré elle la marquise détachait sa vue de la scène et la jetait à droite et à gauche, le plus loin d’elle possible, tout en gardant son attitude de calme spectatrice. On crut dans la salle qu’elle n’avait pas encore remarqué l’incroyable manège de l’étranger.

Cependant, suffoquée par cette contrainte, la marquise de Courtenay retira un peu sa tête en arrière dans la loge, et la leva pour adresser quelques paroles au commandeur son beau-frère. Mais celui-ci ne les entendit pas ; il était occupé et exclusivement occupé à répondre, regard par regard, à cette agression muette du jeune homme, qui, de son côté, semblait ne pas voir qu’il y avait deux hommes dans la loge. Il est vrai que l’un d’eux était le mari de la marquise, et, en vérité, on ne sait trop si l’on pouvait le compter pour un homme. Quant au commandeur, son frère, il perdait son temps, il usait inutilement ses yeux à regarder le dragon tantôt avec l’aigreur du mépris et tantôt avec la dédaigneuse compassion de la supériorité, et cependant toujours avec la dignité du gentilhomme qui ne veut être ni colère ni soumis. Raoul ne détournait pas le regard du front de la marquise de Courtenay, où, heureusement, la pâleur de la souffrance éprouvée ne pouvait se montrer, tant son beau front était ordinairement pâle derrière le rideau entr’ouvert de ses cheveux noirs.

Questionné à plusieurs reprises par la marquise sa belle-sœur, le commandeur pencha un instant la tête, sans cesser de regarder Raoul, et il écouta ce qu’elle avait à lui dire. Il répondit par un sourire. Qu’avait-elle dit ? Rien. Qu’avait-il compris ? Rien. Mais tous deux s’étaient devinés. Leur préoccupation était la même. Que leur voulait ce jeune homme ?

Le marquis de Courtenay ne s’apercevait de rien. Il s’amusait comme un rossignol à cette musique délicieuse, comme un rossignol, dont il avait la maigreur, sans en avoir la voix. Il profita du moment où sa femme avait adressé la parole au commandeur pour dire : — Il fait bien chaud ici. Sur l’honneur ! dites-moi si je ne cours aucun danger pour ma vie. Je crois que je me fêle. Est-ce que je ne me fêle pas ?

Ces paroles du marquis n’étaient pas une énigme pour ceux qui les entendaient ; elles dénotaient sa folie, qui, chaque semaine, comme on le sait, se produisait sous une nouvelle forme dans sa tête. Pendant la semaine où l’on était, il se croyait devenu porcelaine. Passé à l’état de tasse ou de cafetière, il demandait si la trop grande chaleur de la salle ne l’avait pas fait fendre. On se hâta de le rassurer, et il reprit son admiration.

Le premier acte finit, et les spectateurs se répandirent dans les couloirs. Les jeunes officiers s’étaient déjà réunis au foyer, dont ils s’étaient emparés.

— Ah ! çà, s’écrièrent les plus impatients, vous avez vu comment s’est conduit notre drôle de personnage ; au lieu d’une leçon, il en mérite deux. Il nous appartient.

— Je veux, disait l’un, aller offrir son berret à madame la marquise de Courtenay.

— Je veux, disait l’autre, l’obliger à rentrer dans la salle avec une seule guêtre.

— Messieurs, reprenait un troisième, je veux tout ce que vous voulez, mais encore faut-il vouloir qu’il se rende ici.

— S’il n’y venait pas, en effet ?

— S’il est parti, ajoutait un autre.

— Parti ! mais oui, sans doute, il peut être parti ! Qu’un de nous, s’il en est encore temps, aille le prier de venir au foyer. J’y vais moi-même.

Le dernier interlocuteur ouvrait en courant la porte du foyer ; il s’arrêta.

Raoul s’avançait lentement.

Il n’était plus qu’à quelques pas de la porte du foyer lorsque huit ou dix de ces jeunes gens en barrèrent l’entrée avec quatre longues banquettes et tous les tabourets qu’ils trouvèrent sous leurs mains. Les préparatifs de cette plaisanterie n’échappèrent pas à Raoul ; il comprit sans peine à l’adresse de qui elle allait. Il ne s’avança pas moins. Arrivé devant l’obstacle, il l’enjamba avec la légèreté d’un chasseur de daims, et alla s’asseoir dans un coin du foyer sur l’unique tabouret oublié par les auteurs de la barricade.

Tous les jeunes seigneurs se regardèrent avec un air de dire : On peut tout oser avec lui ; osons encore.

Un lampion était fixé au mur au-dessus de la tête du jeune dragon.

— Je vous demande bien pardon, lui dit un de ces fous en posant le pied sur le bord du tabouret où il était assis, mais l’huile est chère dans cette saison ; permettez-moi d’éteindre ce lampion.

Il éteignit le lampion.

Raoul, emportant le tabouret avec lui, alla se mettre à un autre endroit.

Un de ses ingénieux persécuteurs aperçut aussitôt qu’une croisée était placée derrière le dragon et qu’un carreau de cette croisée s’ouvrait. Il se hâta d’aller l’ouvrir. Un vent glacial courut frapper le cou de Raoul.

Les camarades félicitèrent l’auteur de cette nouvelle mystification.

— Si nous le bafouons plus longtemps, fit remarquer un des sages de la bande, nous allons nous priver de tout moyen de nous mesurer avec lui ; nous l’aurons trop aplati. Ne déshonorons pas aujourd’hui celui dont nous voulons faire un adversaire demain.

— Il ne peut déjà plus l’être, dirent plusieurs.

— En ce cas, lui répliqua-t-on, qu’il ait la bonté de sortir d’ici, où ne peuvent rester que ceux qui ont fait leurs preuves.

Avant d’attendre la signification de l’arrêt rendu contre lui, Raoul se leva et se dirigea vers la porte du foyer. Il sortit après avoir franchi, toujours avec la même prestesse, la barrière de banquettes et de tabourets formée contre lui.

— Je suis fâché, dit un des jeunes gens, que notre soirée se passe ainsi sans résultat ; mais, véritablement, il n’y avait rien à faire avec ce berger déguisé en dragon. C’eût été une trop facile victoire que de l’humilier davantage. Nous devons nous contenter de l’avoir mis à la porte de notre réunion et de lui avoir fait perdre par là l’occasion de jouir du plaisir du spectacle ; car il n’aura pas eu l’audace de rentrer dans la salle après l’accueil qu’il a reçu ici.

— Ne comptez-vous pour rien d’avoir débarrassé madame la marquise de Courtenay de la présence de ce drôle ?

— Celui qui parle ainsi a raison, fut-il répondu à l’auteur de la remarque.

— Messieurs ; le second acte est commencé, vint annoncer à la porte l’huissier de la Comédie-Italienne.

Le foyer se vida une seconde fois.

Raoul, trompant les prévisions de ses persécuteurs, était allé reprendre sa place sous la loge de la marquise de Courtenay. Il fut loisible à tout le monde, au public comme aux jeunes gens du foyer, de s’assurer que, pendant l’entr’acte, il n’avait rien perdu de son assurance première. Il avait retrouvé sa pose insultante à l’un des angles de la loge ; ses bras s’étaient croisés sur sa poitrine, signe évident de la longue patience dont il se résignait à subir le poids pendant quelques heures, s’il le fallait.

Comme il ne troublait pas le spectacle, comme il ne nuisait en rien aux plaisirs du public par cette conduite, blessante seulement pour trois personnes, la police aurait été fort mal venue de le sommer de quitter la salle. Il arriva même, par le fait de cette obstination de Raoul à tyranniser ainsi de son regard cette loge, que certaines personnes cessèrent de voir dans cette conduite bizarre l’action d’un homme décidé à se montrer grossier jusqu’à la brutalité, jusqu’à l’indécence, jusqu’à la cruauté. Pourquoi la fougue d’une passion de jeune homme pour la marquise de Courtenay ne serait-elle pas la cause de cet oubli des convenances ? L’amour fait oublier bien autres choses ; il fait oublier la plus grave de toutes les choses : le respect qu’on doit à la personne aimée. Raoul était plus que suffisamment justifié dans son aveugle témérité par la rare et superbe beauté de la marquise de Courtenay, une des perfections que Dieu fait bien d’envoyer de loin en loin sur la terre afin de retenir parmi les hommes la croyance du beau, quand toute croyance s’en va.

Ce n’était ni le marbre qui glace l’œil, ni le satin, chose blessante au toucher, objets de comparaison inventés par les rhéteurs et les mauvais peintres, susceptibles tout au plus d’inspirer de la volupté aux tapissiers et aux marchands d’albâtre. C’était de la belle et suave chair, comme en avaient Ève, Cléopâtre et Ninon, pâle aux joues, blanche aux épaules, rose le long du bras ; de cette chair complaisante à qui tout va bien, la guimpe de malines, la mantille qui la cache à demi, le fichu qui ne la cache pas du tout, le diamant que la respiration soulève, autour du cou, autour des bras, autour du front, car la respiration est partout où est la vie, où est la beauté. Sous le front hardiment en saillie de la marquise brillaient, tendres, sérieux et tristes, des yeux qui avaient gardé l’expression des choses fatales de la vie. Ils étaient grands et beaux comme elle était grande et belle ; ils étaient tendres, parce qu’elle avait aimé jusqu’au délire, jusqu’au désespoir, jusqu’au sacrifice ; tristes, parce qu’elle était mariée à l’homme qui était près d’elle, et qu’elle n’avait pas été la femme de celui qui était grave et mélancolique derrière son mari. La femme était là, dans cette tête intelligente, dans ces yeux, mémoires éternellement ouverts pour qui savait y lire ; le reste était à la dame illustre, à l’impératrice, à la haute et puissante demoiselle de Canilly, aujourd’hui marquise de Courtenay. Ses riches épaules, gracieusement étoffées, se prêtaient sans grimace à toutes les articulations de ses bras ; qui semblaient heureux d’être si beaux et fiers d’appartenir à une si illustre personne. Et toute cette dignité de corps et de visage n’inspirait pas qu’une contemplation admirative ; elle touchait par le grand charme de tristesse qui l’enveloppait. Il ne fallait pas trop cependant se laisser entraîner à la plaindre où à l’admirer ; il y avait partout, à côté des ombres de cette gravité souveraine, des buissons roses auprès desquels il était imprudent de passer ; il était facile d’y laisser des lambeaux de son cœur, sans que le buisson sut jamais ce qu’il avait arraché ni que l’ombre eût laissé rien voir.

Il ne semblait donc pas si monstrueux à certains spectateurs, d’abord prévenus contre la tenue de Raoul, qu’il affichât si ouvertement son amour pour la marquise de Courtenay. Tout ce qui sort des conditions banales de l’ordinaire ne déplaît pas à la foule, surtout à la foule française, dont le sang est plein des beaux mouvements chevaleresques des tournois.

La marquise de Courtenay ne perdit pas contenance ; elle tint bon pendant toute la moitié du second acte contre cette persécution d’un regard qui ne cherchait qu’elle, ne voyait qu’elle, n’attaquait qu’elle dans une loge où il y avait deux hommes, dont l’un avait fini par perdre son sang-froid héroïque, l’autre son indifférence hébétée. Mais, dans le courant de l’autre moitié de l’acte, elle eut à lutter sur le terrain même où elle était placée. Elle avait vu le commandeur retirer peu à peu son gant de la main gauche et le passer dans sa main droite avec l’intention marquée d’en faire un usage terrible, et son mari, avec un sourire niais, chercher sur le visage du commandeur la cause du rouge pourpré qui l’enflammait.

— Je vous en prie, mon frère, dit-elle au commandeur, je vous en supplie, allons-nous en plutôt.

La supplication de la marquise fut si énergique et d’une telle expression qu’elle n’échappa pas aux jeunes gens placés sur la scène. Ce n’est plus avec leur épée, c’est avec le bâton de leurs valets qu’ils sentirent en ce moment le besoin de châtier l’insolente statue debout près de la loge de la marquise de Courtenay.

— Nous en aller ! murmura le commandeur, dont le gant était retenu par la main tremblante de la marquise ; nous en aller ! Pourquoi ne pas lui faire des excuses !

— Mais qu’est-ce donc ? demanda le marquis ; qu’avez-vous pour vous agiter ainsi tous les deux ? M’arriverait-il quelque chose de fâcheux ? Est-ce que l’on m’aurait heurté ? Suis-je près d’être brisé ? Pourquoi m’exposer ainsi à une si grande foule, moi si fragile ? Je suis tout Japon, pur Japon, ce soir.

— Il y a, lui dit sèchement le commandeur, que madame la marquise, votre femme, est en butte aux insultes d’un fat, d’un impertinent dont ma main va châtier le visage, si son visage ne change pas à l’instant de direction.

— Où est donc ce fat, où est donc cet impertinent ? demanda en gazouillant le marquis ; montrez-le-moi donc, mon frère.

Le marquis avait parlé d’une voix si peu mesurée que chacun prit part à cette bévue, et s’épanouit de rire en voyant le marquis ne pas apercevoir à ses côtés ce que chacun voyait fort bien depuis deux heures de tous les coins de la salle.

Cette hilarité du public fit comprendre au commandeur, supérieurement maître de lui-même, comme tous les hommes d’un vrai courage, la nécessité de retarder de quelques minutes la leçon qu’il avait arrêté de donner au dragon, aussi calme au milieu de l’orage grondant à ses côtés, sur sa tête, à ses pieds, autour de lui, qu’il l’avait été jusque-là.

Pendant ces minutes de répit, la toile fut baissée, et la foule s’écoula une seconde fois ; ce fut moins pour s’entretenir de la pièce que du singulier événement dont elle venait d’être témoin qu’elle quitta la salle.

— Ma voiture ! mes gens ! s’écria la marquise, en ouvrant la porte de sa loge.

— À vos ordres, madame la marquise, répondit un valet de pied qui attendait dans le couloir.

— Partez sans nous, dit le commandeur à la marquise ; mon frère et moi nous rentrerons plus tard à l’hôtel.

— Adieu donc, messieurs, dit la marquise en prenant la main de son mari et celle du commandeur. Toute l’émotion de dignité et de crainte dont elle suffoquait se fit sentir dans cette pression. Elle disparut.

— À nous, mon frère, dit le commandeur au marquis. Il est passé de ce côté. Venez, suivez-moi.

Raoul, malgré la défense des jeunes gens, était entré sans façon dans le foyer. Un murmure d’indignation l’accueillit.

Le commandeur et son frère ne perdirent pas le temps à s’indigner, ils s’ouvrirent un passage à travers la cohue menaçante et se placèrent en face de Raoul.

L’un, c’était le commandeur, leva son gant sur le visage du jeune dragon ; l’autre, par imitation, leva son mouchoir. Raoul arrêta leurs deux bras en même temps.

— Deux soufflets ! dit-il ; je les tiens pour reçus. À combien de pas ? demanda-t-il.

— Nous marcherons l’un sur l’autre, répondit le commandeur, et tirera qui voudra ; et ceci jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Soit ! dit Raoul. Voici mes seconds. Il frappa sur l’épaule de deux jeunes sous-officiers, deux de ces jeunes gens qui s’étaient tant moqués de lui pendant la soirée.

— Vous ferez connaissance avec les nôtres demain à quatre heures de l’après-midi au bois de Vincennes, carrefour du Grand-Chêne.

— Je vous y attendrai, dit le dragon rouge en saluant ses deux adversaires. Messieurs, ajouta-t-il après s’être tourné vers ses deux seconds, rassurez-vous, je suis bon gentilhomme. Il s’en alla, laissant la société du foyer fort étonnée de voir ainsi se conduire un homme dont ils avaient singulièrement mis en doute le courage quelques heures auparavant.