Le Dossier n° 113/Chapitre 24

E. Dentu (p. 466-485).


XXIV


Le jour où le marquis de Clameran n’avait plus aperçu entre Madeleine et lui d’autre obstacle que Raoul de Lagors, il s’était bien juré qu’il supprimerait l’obstacle.

Le lendemain même, ses mesures étaient prises, et Raoul, en rentrant chez lui, au Vésinet, à pied, après minuit, fut assailli au détour du petit chemin de la gare, par trois individus qui voulaient absolument, disaient-ils, voir l’heure à sa montre.

D’une force prodigieuse sous ses apparences sveltes, agile, rompu aux exercices du « chausson français » et de la boxe anglaise, Raoul parvint à se débarrasser de ses agresseurs, sans autre dommage qu’une forte égratignure au bras gauche.

Tiré d’affaire, il se promit que désormais il prendrait ses précautions, et que lui, qui jusqu’alors n’avait pas cru aux arrestations nocturnes, serait toujours armé quand il rentrerait.

L’idée, d’ailleurs, ne lui vint pas de soupçonner son complice.

Mais deux jours plus tard, au café qu’il fréquentait, un grand diable d’individu qu’il ne connaissait pas, lui chercha querelle sans motifs, et finit par lui jeter sa carte à la figure, en lui disant qu’il se tenait à sa disposition et était prêt à lui accorder toutes les satisfactions imaginables.

Raoul avait voulu se précipiter sur l’insolent et le châtier de main de maître, ses amis l’avaient retenu.

— C’est bien, dit-il alors, soyez chez vous demain matin, monsieur, je vous adresserai deux de mes amis.

Il dit cela sur le moment, tout frémissant de colère ; mais l’insulteur parti, il recouvra tout son sang-froid, réfléchit, et les doutes les plus singuliers assiégèrent son esprit.

Ayant ramassé la carte de cet individu à grandes moustaches, aux allures de bravache, il avait lu :

w.-h.-b. jacobson
Ancien volontaire de Garibaldi
Ex-officier supérieur des armées du Sud
(Italie-Amérique)
30, rue Léonie.

— Oh ! oh ! pensa-t-il, voici un glorieux militaire qui pourrait bien avoir conquis tous ses grades dans une salle d’armes !

Raoul, qui avait beaucoup vu, avait précisément assez retenu pour savoir au juste à quoi s’en tenir sur ces honorables héros qui étalent leurs états de service sur le velin des cartes de visite.

Ce qui ne l’empêcha pas, l’insulte ayant eu de nombreux témoins, de prier deux jeunes gens de sa société, de vouloir bien se transporter le lendemain, de bon matin, chez M. Jacobson, pour régler avec lui les conditions d’une rencontre.

Il fut convenu que ces messieurs viendraient rendre compte à Raoul de l’issue de leur mission, non chez lui, au Vésinet, mais à l’hôtel du Louvre, où il se proposait de coucher.

Tout étant bien arrêté, Raoul sortit. Flairant un piége, il voulait en avoir le cœur net.

Agile et expérimenté, il se mit sur-le-champ en campagne, en quête de renseignements.

Ceux qu’il obtint, non sans quelque peine, ne furent ni brillants, ni surtout rassurants.

M. Jacobson, qui demeurait dans un hôtel de louche apparence, habité surtout par des dames de mœurs plus que légères, lui fut représenté comme un gentleman excentrique, dont l’existence paraissait un problème fort difficile à résoudre.

Il régnait despotiquement, lui apprit-on, dans une table d’hôte voisine, sortait beaucoup, rentrait tard et ne semblait guère avoir d’autre capital que ses états de service, ses talents de société et une notable quantité d’expédients en tous genres.

— Dès lors, pensa Raoul, quel but poursuit cet individu en me cherchant querelle. Quel avantage retirera-t-il d’un coup d’épée qu’il me donnera ? Aucun en apparence ? Sans compter que son humeur batailleuse peut éveiller les susceptibilités tracassières de la police ; qu’il doit avoir à cœur de ménager. Donc il a pour agir comme il l’a fait des raisons que je ne discerne pas ; donc…

Cette petite enquête, rondement et habilement menée, ces considérations diverses et leurs déductions naturelles refroidirent si singulièrement Raoul, que, rentré à l’hôtel du Louvre, il ne souffla mot de sa mésaventure à Clameran qu’il trouva encore debout.

Vers huit heures et demie, ses témoins arrivèrent.

M. Jacobson consentait à se battre, à l’épée, mais sur l’heure, au bois de Vincennes.

Raoul n’était rien moins que rassuré, cependant c’est fort gaillardement qu’il répondit :

— Soit ! j’accepte les conditions de ce monsieur, partons.

On se rendit sur le terrain, et après une minute d’engagement Raoul fut touché légèrement un peu au-dessus du sein droit.

L’ex-officier supérieur du Sud voulait continuer le combat jusqu’à ce que mort s’ensuivît, ses seconds étaient de cet avis, mais les témoins de Raoul — d’honnêtes garçons — déclarèrent que l’honneur était satisfait, et qu’ils ne laisseraient pas leur client exposer de nouveau sa vie.

Force fut de leur obéir, car ils menaçaient de se retirer, et Raoul rentra, s’estimant très-heureux d’en être quitte pour cette saignée hygiénique, et bien résolu à éviter désormais ce gentleman soi-disant garibaldien.

C’est que depuis la veille, la nuit aidant de ses salutaires conseils, son esprit alerte avait fait beaucoup de chemin.

Entre l’attaque à main armée du Vésinet et ce duel évidemment prémédité et voulu, sans raisons plausibles, il découvrait des coïncidences au moins singulières.

De là, à reconnaître sous les apparences de ces deux tentatives le bras de Clameran, il n’y avait qu’un pas ; son esprit le fit.

Ayant appris par Mme  Fauvel quelles conditions Madeleine mettait à son mariage, il comprit quel intérêt énorme Clameran avait à se défaire de lui, sans démêlés avec la justice.

Ce soupçon entré dans son esprit, il se rappela une foule de petits faits insignifiants des jours précédents ; il donna un sens à certains propos en l’air, il interrogea fort habilement le marquis, et bientôt ses doutes se changèrent en certitude.

Cette conviction que l’homme dont il avait si puissamment aidé les projets payait des assassins et armait contre lui des spadassins, était bien faite pour le transporter de fureur.

Cette trahison lui semblait monstrueuse. Bandit naïf encore, il croyait à la probité entre complices, à cette fameuse probité des coquins, plus fidèles, aime-t-on à dire, que les honnêtes gens à la foi jurée.

À sa colère, un sentiment d’effroi, très-naturel se mêlait.

Il comprenait que sa vie menacée par un scélérat aussi audacieux que Clameran, ne tenait qu’à un fil.

Deux fois le hasard l’avait miraculeusement favorisé, un troisième essai pouvait et même devait lui être fatal.

Jugeant bien son complice, Raoul ne vit plus qu’embûches autour de lui ; il apercevait la mort se dressant sous toutes ses formes. Il craignait également de sortir et de rester chez lui ; il ne s’aventurait qu’avec mille précautions dans les endroits publics, et il redoutait le poison autant que le fer. C’est à peine s’il osait manger ; il trouvait à tous les mets qu’on lui servait des saveurs bizarres, comme un arrière-goût de strychnine.

Vivre ainsi n’était pas possible, et autant désir de vengeance que nécessité de défense personnelle, il résolut de prendre les devants.

La lutte ainsi engagée, sur ce terrain entre Clameran et lui, il comprenait bien qu’il fallait à toute force qu’un des deux succombât.

— Mieux vaut, se disait-il, tuer le diable que d’être tué par lui.

Au temps de sa misère, lorsque pour quelques guinées il risquait insoucieusement Botany-Bay, Raoul n’eût point été embarrassé de tuer le diable. D’un joli coup de couteau, il eût eu raison de Clameran.

Mais avec l’argent, la prudence lui était venue. Il voulait jouir honnêtement de ses 400,000 francs volés, et tenait à ne pas compromettre sa considération nouvelle.

Il se mit donc à chercher de son côté quelque moyen discret de faire disparaître son redoutable complice. Le moyen était difficile à trouver…

En attendant, il trouva de bonne guerre de faire avorter les combinaisons de Clameran et d’empêcher son mariage. Il était sûr ainsi de l’atteindre en plein cœur, et c’était déjà une satisfaction.

Ce mariage, il ne tenait qu’à Raoul de le faire manquer. De plus, il était persuadé qu’en prenant franchement le parti de Madeleine et de sa tante, il les tirerait des mains de Clameran.

C’est à la suite de cette résolution longuement méditée qu’il écrivit à Mme  Fauvel pour lui demander un rendez-vous.

La pauvre femme n’hésita pas. Elle accourut au Vésinet à l’heure indiquée, tremblant d’avoir à subir encore des exigences et des menaces.

Elle se trompait. Elle retrouva le Raoul des premiers jours, ce fils si séduisant et si bon, dont les caresses l’avaient séduite. C’est qu’avant de s’ouvrir à elle, avant de lui expliquer la vérité à sa façon il tenait à la rassurer.

Il réussit. C’est d’un air souriant et heureux que cette femme infortunée s’assit sur un fauteuil pendant que Raoul s’agenouillait devant elle.

— Je t’ai trop fait souffrir, mère, murmura-t-il de sa voix la plus câline, je me repens, écoute-moi…

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage ; au bruit de la porte qui s’ouvrait, il s’était redressé brusquement.

M. Fauvel, un revolver à la main, était debout sur le seuil.

Le banquier était affreusement pâle.

Il faisait, il était aisé de le voir, des efforts surhumains pour montrer la froide impassibilité du juge qui voit le crime et punit ; mais son calme était effrayant comme celui qui précède et présage les convulsions de la tempête.

Au cri que sa femme et Raoul ne purent retenir en l’apercevant, il répondit par ce ricanement nerveux des infortunés que la raison est près d’abandonner.

— Ah ! vous ne m’attendiez pas, dit-il, vous pensiez que ma confiance imbécile vous assurait une éternelle impunité !…

Raoul avait eu du moins le courage de se placer devant Mme  Fauvel, la couvrant de son corps, s’attendant, il faut lui rendre cette justice, se préparant à recevoir une balle.

— Croyez, mon oncle… commença-t-il.

Un geste menaçant du banquier l’interrompit.

Assez, disait-il, assez de mensonges et d’infamies comme cela ! Cessons une odieuse comédie dont je ne suis plus dupe.

— Je vous jure…

— Épargnez-vous la peine de nier. Ne voyez-vous pas que je sais tout, comprenez-moi bien, absolument tout ! Je sais que les diamants de ma femme ont été portés au Mont-de-Piété, et par qui ! Je connais l’auteur du vol pour lequel Prosper innocent a été arrêté et mis en prison !

Mme  Fauvel, atterrée, s’était laissée tomber à genoux.

Enfin il était venu, ce jour tant redouté ! Vainement, depuis des années, elle avait entassé mensonges sur mensonges ; vainement elle avait donné sa vie et sacrifié les siens : tout, ici-bas, se découvre.

Oui, toujours, quoi qu’on fasse, un moment arrive où la vérité se dégage des voiles sous lesquels on pensait l’ensevelir, et brille plus éclatante, comme le soleil après qu’il a dissipé le brouillard.

Elle vit bien qu’elle était perdue, et avec des gestes suppliants, le visage inondé de larmes, elle balbutia :

— Grâce, André, je t’en conjure, pardonne !

Aux accents de cette voix mourante, le banquier tressaillit et fut remué jusqu’au plus profond de ses entrailles.

C’est qu’elle lui rappelait, cette voix, toutes les heures de bonheur que depuis vingt ans il devait à cette femme, qui avait été la maîtresse souveraine de sa volonté et qui, d’un regard, avait pu le rendre heureux ou malheureux.

Tout le monde du passé s’éveillait à ces prières. En cette malheureuse se traînant à ses pieds il reconnaissait cette bien-aimée Valentine, entrevue comme un rêve sous les poétiques ombrages de La Verberie. En elle il revoyait l’épouse aimante et dévouée des premières années, celle qui avait failli mourir quand était né Lucien.

Et au souvenir des félicités d’autrefois, qui ne devaient plus revenir, son cœur se gonflait de tristesse, l’attendrissement le gagnait, — le pardon montait à ses lèvres.

— Malheureuse ! murmurait-il, malheureuse ! Que t’avais-je donc fait ? Ah ! je t’aimais trop, sans doute, et je te l’ai trop laissé voir. On se lasse de tout ici-bas, même du bonheur. Elles te semblaient fades, n’est-ce pas, les pures joies du foyer domestique ? Fatiguée des respects dont tu étais entourée et que tu méritais, tu as voulu risquer ton honneur, le nôtre, et braver les mépris du monde. En quel abîme es-tu tombée, ô Valentine ! et comment, si mes tendresses t’importunaient à la longue, n’as-tu pas été retenue par la pensée de nos enfants !

M. Fauvel parlait lentement, avec les efforts les plus pénibles, comme si à chaque mot il eût été près de suffoquer.

Raoul, lui, qui écoutait avec une attention profonde, devina que si, en effet, le banquier savait beaucoup de choses, il ne savait pas tout.

Il comprit que des renseignements erronés avaient abusé le banquier, et qu’il était victime en ce moment de trompeuses apparences.

Il pensa que le malentendu qu’il soupçonnait pouvait s’expliquer.

— Monsieur… commença-t-il, daignez, je vous prie…

Mais le ton de sa voix suffit pour briser le charme. La colère du banquier se réveilla plus terrible, plus menaçante.

— Ah ! taisez-vous !… s’écria-t-il, en blasphémant, taisez-vous !…

Il y eut un long silence, qu’interrompaient seuls les sanglots de Mme  Fauvel.

— J’étais venu, reprit le banquier, avec l’intention formelle de vous surprendre et de vous tuer tous deux. Je vous ai surpris, mais… le courage, oui, le courage me manque… Je ne saurais tuer un homme désarmé.

Raoul essaya une protestation.

— Laissez-moi parler ! interrompit M. Fauvel. Votre vie est entre mes mains, n’est-ce pas ? La loi excuse la colère du mari offensé. Eh bien ! je ne veux pas de l’excuse du Code. Je vois sur votre cheminée un revolver semblable au mien, prenez-le et défendez-vous…

— Jamais !…

— Défendez-vous ! poursuivit le banquier en élevant son arme, défendez-vous ; sinon…

Raoul vit à un pied de sa poitrine le canon du revolver de M. Fauvel, il eut peur et prit son arme sur la cheminée.

— Mettez-vous dans un des angles de la chambre, continua le banquier, je vais me placer dans l’autre, au coup de votre pendule qui va sonner dans quelques secondes, nous tirerons ensemble.

Ils se placèrent comme le disait M. Fauvel, lentement, sans mot dire. Mais la scène était trop affreuse pour que Mme  Fauvel put la supporter. Elle ne comprit plus qu’une chose, c’est que son fils et son mari allaient s’égorger, là, sous ses yeux.

L’épouvante et l’horreur lui donnèrent la force de se lever, et elle se plaça entre les deux hommes, les bras étendus, comme si elle eût eu l’espérance d’arrêter les balles. Elle s’était tournée vers son mari :

— Par pitié, André, gémissait-elle, laisse-moi tout te dire, ne le tue pas.

Cet élan de l’amour maternel, M. Fauvel le prit pour le cri de la femme adultère défendant son amant.

Avec une brutalité inouïe, il saisit sa femme par le bras et la jeta de côté, en criant :

— Arrière !…

Mais elle revint à la charge, et se précipitant sur Raoul elle l’étreignit entre ses bras en disant :

— C’est moi qu’il faut tuer, moi seule, car seule je suis coupable.

À ces mots, un flot de sang monta à la tête de M. Fauvel, il ajusta ce groupe odieux et fit feu.

Ni Raoul ni Mme  Fauvel ne tombant, le banquier fit feu une seconde fois, puis une troisième…

Il armait son revolver pour la quatrième fois quand un homme tomba au milieu de la chambre, qui arracha l’arme des mains du banquier, l’étendit sur un canapé et se précipita vers Mme  Fauvel.

Cet homme était M. Verduret, que Cavaillon avait enfin trouvé et prévenu, mais qui ne savait pas que Mme  Gypsy avait retiré les balles du revolver de M. Fauvel.

— Grâce au ciel ! s’écria-t-il, elle n’a pas été touchée.

Mais déjà le banquier s’était relevé.

— Laissez-moi, faisait-il en se débattant, je veux me venger !…

M. Verduret lui saisit les poignets, qu’il serra à les briser, et, approchant son visage du sien comme pour donner à ses paroles une autorité plus grande :

— Remerciez Dieu, lui dit-il, de vous avoir épargné un crime atroce ; la lettre anonyme vous a trompé.

Les situations exorbitantes ont ceci d’étrange, que les événements excessifs qui en procèdent semblent naturels aux acteurs qui y sont mêlés et dont la passion a déjà brisé le cadre des conventions sociales.

M. Fauvel ne songea à demander à cet homme survenu tout à coup, ni qui il était ni d’où il tenait ses informations.

Il ne vit, il ne retint qu’une chose : la lettre anonyme mentait.

— Ma femme avoue qu’elle est coupable ! murmura-t-il.

— Oui, elle l’est, répondit M. Verduret, mais non comme vous l’entendez. Savez-vous quel est cet homme que vous vouliez tuer ?

— Son amant !…

— Non… mais son fils !…

La présence de cet inconnu si bien informé semblait confondre Raoul et l’épouvanter plus encore que les menaces de M. Fauvel. Cependant, il eut assez de présence d’esprit pour répondre :

— C’est vrai !

Le banquier semblait près de devenir fou, et ses yeux hagards allaient de M. Verduret à Raoul, puis à sa femme, plus affaissée que le criminel qui attend un arrêt de mort.

Tout à coup, l’idée qu’on voulait se jouer de lui traversa son cerveau.

— Ce que vous me dites n’est pas possible ! s’écria-t-il ; des preuves !

— Des preuves, répondit M. Verduret, vous en aurez ; mais pour commencer, écoutez.

Et, rapidement, avec sa merveilleuse faculté d’exposition il esquissa à grands traits le drame qu’il avait découvert.

Certes, la vérité était affreuse encore pour M. Fauvel ; mais qu’était-elle, près de ce qu’il avait soupçonné !

Aux douleurs ressenties, il reconnaissait qu’il aimait encore sa femme. Ne pouvait-il pardonner une faute lointaine, rachetée par une vie de dévoûment et noblement expiée ?

Depuis plusieurs minutes, déjà, M. Verduret avait achevé son récit, et le banquier se taisait.

Tant d’événements, qui se précipitaient depuis quarante-huit heures, irrésistibles comme l’avalanche, l’horrible scène qui venait d’avoir lieu étourdissaient M. Fauvel et lui enlevaient toute faculté de réflexion.

Ballottée comme le liége au caprice de la vague, sa volonté flottait éperdue au gré des événements.

Si son cœur lui conseillait le pardon et l’oubli, l’amour-propre offensé lui disait de se souvenir pour se venger.

Sans Raoul, ce misérable qui était là, debout, témoignage vivant d’une faute lointaine, il n’eût pas hésité. Gaston de Clameran était mort, il eût ouvert ses bras à sa femme en lui disant :

— Viens, tes sacrifices à mon honneur seront ton absolution ; viens, et que tout le passé ne soit qu’un mauvais rêve que dissipe le jour.

Mais Raoul l’arrêtait.

— Et c’est là votre fils, dit-il à sa femme, cet homme qui vous a dépouillé, qui m’a volé !

Mme  Fauvel était trop bouleversée pour pouvoir articuler une syllabe. Heureusement, M. Verduret était là.

— Oh ! répondit-il, madame vous dira qu’en effet ce jeune homme est le fils de Gaston de Clameran, elle le croit, elle en est sûre… seulement…

— Eh bien !…

— Pour la dépouiller plus aisément, on l’a indignement trompée.

Depuis un moment déjà, Raoul manœuvrait habilement pour se rapprocher de la porte. S’imaginant que personne en ce moment ne songeait à lui, il voulut fuir…

Mais M. Verduret, qui avait prévu le mouvement, guettait Raoul du coin de l’œil et l’arrêta au moment où il disparaissait.

— Où allons-nous donc ainsi, mon joli garçon, disait-il en le ramenant au milieu de la chambre, nous voulions donc fausser compagnie à nos amis ? Ce n’est pas gentil. Avant de se séparer, que diable ! on s’explique !

L’air goguenard de M. Verduret, ses intonations railleuses, furent pour Raoul autant de traits de lumière.

Il recula épouvanté en murmurant :

— Le paillasse !

— Juste ! répondit le gros homme, tout juste. Ah ! vous me reconnaissez ! Alors j’avoue. Oui, je suis le joyeux paillasse du bal de MM. Jandidier. En doutez-vous ?

Il releva la manche de son paletot, mit son bras à nu et poursuivit :

— Si vous n’êtes pas bien convaincu, examinez cette cicatrice toute fraîche. Ne connaîtriez-vous pas le maladroit qui, une belle nuit que je passais rue Bourdaloue, est tombé sur moi, un couteau ouvert à la main ?… Ah ! vous ne niez pas ?… C’est autant de gagné. En ce cas, vous allez être assez aimable pour nous conter votre petite histoire…

Mais Raoul était en proie à une de ces terreurs qui contractent la gorge et empêchent de prononcer un mot.

— Vous vous taisez ? reprit M. Verduret, seriez-vous donc modeste ? Bravo !… La modestie sied au talent, et vrai, pour votre âge, vous êtes un coquin assez réussi.

M. Fauvel écoutait sans comprendre.

— Dans quel abîme de honte sommes-nous donc tombés ! gémissait-il.

— Rassurez-vous, monsieur ; répondit M. Verduret redevenu sérieux. Après ce que j’ai été contraint de vous apprendre, ce qu’il me reste à vous dire n’est plus rien. Voici le complément de l’histoire :

En quittant Mihonne, qui venait de lui révéler les… malheurs de Mlle  Valentine de La Verberie, Clameran n’a rien eu de plus pressé que de se rendre à Londres.

Bien renseigné, il eut vite retrouvé la digne fermière à laquelle la comtesse avait confié le fils de Gaston.

Mais là, une déconvenue l’attendait.

On lui apprit que cet enfant, inscrit à la paroisse sous le nom de Raoul-Valentin Wilson, était mort du croup, à l’âge de dix-huit mois.

Raoul essaya de protester.

— On a dit cela ?… commença-t-il.

— On l’a dit, oui, mon joli garçon, et on l’a aussi écrit. Me croyez-vous homme à me contenter de propos en l’air ?

Il sortit de sa poche divers papiers ornés de timbres officiels qu’il posa sur la table.

— Voici, poursuivit-il, les déclarations de la fermière, de son mari et de quatre témoins ; voici encore un extrait du registre des naissances, voici enfin un acte de décès en bonne et due forme, le tout est légalisé par l’ambassade française. Êtes-vous content mon joli garçon, vous tenez-vous pour satisfait ?

— Mais alors ?… interrogea le banquier.

— Alors, reprit M. Verduret, Clameran s’imagina qu’il n’avait pas besoin de l’enfant pour tirer de l’argent de Mme  Fauvel ; il se trompait. Sa première démarche échoua. Que faire ? Le gredin est inventif. Parmi tous les bandits de sa connaissance, — et il en connaît un certain nombre ! — il choisit celui que vous voyez devant vous.

Mme  Fauvel était dans un état à faire pitié, et cependant elle renaissait à l’espérance. Son anxiété, pendant si longtemps, avait été si atroce, qu’elle éprouvait à voir la vérité comme un affreux soulagement.

— Est-ce possible ! balbutiait-elle, est-ce possible !

— Quoi ! disait le banquier, on peut à notre époque combiner et exécuter de telles infamies !

— Tout cela est faux ! affirma audacieusement Raoul.

C’est à Raoul seul que M. Verduret répondit :

— Monsieur désire des preuves ? fit-il avec une révérence ironique, monsieur va être servi. Justement, je quitte à l’instant un de mes amis, M. Pâlot, qui arrive de Londres, et qui est fameusement renseigné. Dites-moi donc ce que vous pensez de cette petite histoire qu’il vient de me conter :

Vers 1847, lord Muray qui est un grand et généreux seigneur, avait un jockey nommé Spencer, qu’il affectionnait particulièrement.

Aux courses d’Epsom, cet habile jockey tomba si malheureusement qu’il se tua.

Voilà lord Murray au désespoir, et comme il n’avait pas d’enfants, il déclara qu’il entendait se charger de l’avenir du fils de Spencer, lequel fils avait alors quatre ans.

Le lord tint parole. James Spencer fut élevé comme l’héritier d’un grand seigneur. C’était un enfant charmant, heureusement doué d’un extérieur séduisant, ayant une intelligence vive et nette.

Jusqu’à seize ans, James donna à son protecteur toutes les satisfactions imaginables. Malheureusement, il fit, à cet âge, de mauvaises connaissances et ma foi ! tourna mal.

Lord Murray qui était l’indulgence même, pardonna bien des fautes, mais un beau jour, ayant découvert que son fils adoptif s’amusait à imiter sa signature sur des lettres de change, indigné, il le chassa.

Or, il y avait quatre ans que James Spencer vivait à Londres du jeu et de diverses autres industries, lorsqu’il rencontra Clameran qui lui offrit 25,000 fr. pour jouer un rôle dans une comédie de sa façon…

Raoul n’avait pas besoin d’en entendre davantage.

— Vous êtes un agent de la police de sûreté ? demanda-t-il.

Le gros homme eut un bon sourire.

— En ce moment, répondit-il, je ne suis qu’un ami de Prosper. Selon que vous agirez, je serai ceci ou cela.

— Qu’exigez-vous ?

— Où sont les 350,000 fr. volés ?

Le jeune bandit hésita un moment.

— Ils sont ici, répondit-il enfin.

— Bien !… cette franchise vous sera comptée. En effet, les 350,000 fr. sont ici ; je le savais, et je sais aussi qu’ils sont cachés dans le bas du placard que voici. Restituez-vous ?…

Raoul comprit que sa partie était perdue, il courut au placard et en retira plusieurs liasses de billets de banque et un énorme paquet de reconnaissances du Mont-de-Piété.

— Très-bien, faisait M. Verduret en inventoriant tout ce que lui remettait Raoul, très-bien, voilà qui est agir sagement.

Raoul avait bien compté sur ce moment d’attention. Doucement, en retenant sa respiration, il gagna la porte, l’ouvrit vivement et disparut, la refermant sur lui, car la clé était restée dehors.

— Il fuit !… s’écria M. Fauvel.

Naturellement, répondit M. Verduret, sans daigner tourner la tête, je pensais bien qu’il aurait cet esprit-là.

— Cependant…

— Quoi !… voulez-vous ébruiter tout ceci ? Tenez-vous à raconter devant la police correctionnelle de quelles scélératesses votre femme a été victime…

— Oh !… monsieur !…

— Laissez donc fuir ce misérable, alors. Voici les 350,000 fr. volés, le compte y est. Voici toutes les reconnaissances des objets engagés par lui. Tenons-nous pour satisfaits. Il emporte une cinquantaine de mille francs encore, tant mieux. Cette somme lui permet de passer à l’étranger, nous n’entendrons plus parler de lui…

Comme tout le monde, M. Fauvel subissait l’ascendant de M. Verduret.

Peu à peu, il était revenu au sentiment de la réalité, des perspectives inespérées s’ouvraient devant lui, il comprenait qu’on venait de lui sauver mieux que la vie.

L’expression de sa gratitude ne se fit pas attendre. Il saisit les mains de M. Verduret presque comme s’il eût voulu les porter à ses lèvres, et de la voix la plus émue, il dit :

— Comment vous prouver jamais l’étendue de ma reconnaissance, monsieur ?… Comment reconnaître le service immense que vous m’avez rendu ?…

M. Verduret réfléchissait.

— S’il en est ainsi, commença-t-il, j’aurais une grâce à vous demander.

Une grâce, vous !… à moi ? Parlez, monsieur, parlez ! ne voyez-vous pas que ma personne aussi bien que ma fortune sont à votre disposition.

— Eh bien ! donc, monsieur, je vous avouerai que je suis un ami de Prosper. Ne l’aiderez-vous pas à se réhabiliter ? Vous pouvez tant pour lui, monsieur ! il aime Mlle  Madeleine…

— Madeleine sera sa femme, monsieur, interrompit M. Fauvel ; je vous le jure. Oui, je le réhabiliterai, et avec tant d’éclat, que nul jamais n’osera lui reprocher ma fatale erreur.

Le gros homme, tout comme s’il se fût agi d’une visite ordinaire, était allé reprendre sa canne et son chapeau déposés dans un angle.

— Vous m’excuserez de vous importuner, fit-il, mais Mme  Fauvel…

— André !… murmura la pauvre femme, André !…

Le banquier hésita d’abord quelques secondes, puis, prenant bravement son parti, il courut à sa femme, qu’il serra entre ses bras, en disant :

— Non, je ne serai pas assez fou pour lutter contre mon cœur ! Je ne pardonne pas, Valentine, j’oublie, j’oublie tout…

M. Verduret n’avait plus rien à faire au Vésinet.

C’est pourquoi, sans prendre congé du banquier, il s’esquiva, regagna la voiture qui l’avait amené, et donna ordre au cocher de le conduire à Paris, à l’hôtel du Louvre… et bon train.

En ce moment il était dévoré d’inquiétudes. Du côté de Raoul, tout était arrangé, le jeune filou devait être loin. Mais était-il possible de soustraire Clameran au châtiment qu’il avait mérité ? Non, évidemment.

Or, M. Verduret se demandait, comment livrer Clameran à la justice, sans compromettre Mme  Fauvel, et il avait beau repasser son répertoire d’expédients, il n’en voyait aucun s’ajustant aux circonstances présentes.

— Il n’y a, pensait-il, qu’un moyen. Il faut qu’une accusation d’empoisonnement parte d’Oloron. Je puis y aller travailler « l’opinion publique, » on clabaudera, il y aura une enquête. Oui, mais tout cela demande du temps, et Clameran est trop bien averti pour ne pas jouer des jambes.

Il était vraiment désolé de son impuissance, quand la voiture s’arrêta devant l’hôtel du Louvre. Il faisait presque nuit.

Sous le porche de l’hôtel et sous les arcades, une centaine de personnes au moins se pressaient, et, en dépit des : « Circulez ! circulez ! » des sergents de ville, paraissaient s’entretenir, d’un grave événement.

— Qu’arrive-t-il ? demanda M. Verduret à un des badauds.

— Un fait inouï, monsieur, répondit l’autre, qui était une espèce de Prudhomme, un fait bizarre et même singulier, comme on n’en voit que dans la capitale ; car je l’ai vu, parfaitement vu, tenez, c’est à la septième lucarne là-haut, qu’il a paru tout d’abord ; il était à moitié nu ! On a voulu le saisir, mais bast !… avec l’agilité d’un singe ou d’un somnambule, il s’est élancé sur le toit en criant à l’assassin ! L’extrême imprudence de cette ascension me fait supposer…

Le badaud s’arrêta court, très-vexé ; son interlocuteur venait de le quitter.

— Si c’était lui, pensait M. Verduret, si l’effroi avait désorganisé ce cerveau si merveilleusement disposé pour le crime !…

Tout en poursuivant son monologue, il avait joué des coudes et avait réussi à pénétrer dans la cour de l’hôtel.

Là, au pied du grand escalier, M. Fanferlot, en compagnie de trois messieurs à physionomies singulières, attendait.

— Eh bien !… cria M. Verduret.

Avec un louable ensemble, les quatre hommes tombèrent au port d’armes.

— Le patron !… dirent-ils.

— Voyons, fit le gros homme avec un juron, qu’y a-t-il.

— Il y a, patron, reprit Fanferlot d’un air désolé, il y a que je n’ai pas de chance, voyez-vous. Pour une fois que je tombe sur une vraie affaire, paf ! mon criminel fait banqueroute.

— Alors, c’est Clameran qui…

— Eh !… oui ! c’est lui ! En m’apercevant ce matin, le gaillard a détalé comme un lièvre, d’un train, oh ! mais d’un train… je croyais qu’il irait comme cela jusqu’à Ivry, pour le moins. Pas du tout. Arrivé au boulevard des Écoles, une idée subite le prend, et il accourt ici. Très-probablement il venait chercher son magot. Il entre ; que voit-il ? Mes trois camarades ici présents. Cette vue a été pour lui comme un coup de marteau sur le front. Il s’est vu perdu, la raison a déménagé.

— Mais où est-il ?

— À la préfecture, sans doute, j’ai vu des sergents de ville le ficeler et le porter dans un fiacre.

— Alors, arrive…

C’est, en effet, dans une de ces cellules particulières, réservées aux hôtes dangereux, que M. Verduret et Fanferlot trouvèrent Clameran.

On lui avait passé une camisole de force, et il se débattait furieusement entre trois employés et un médecin qui voulait lui faire avaler une potion.

— Au secours !… criait-il, à moi, à l’aide !… Ne le voyez-vous pas ? Il s’avance, c’est mon frère, il veut m’empoisonner !…

M. Verduret prit le médecin à part pour lui demander quelques renseignements.

— Ce malheureux est perdu, répondit le docteur ; ce genre particulier d’aliénation ne se guérit pas. Il croit qu’on veut l’empoisonner, il repoussera toute boisson, toute nourriture… et, quoiqu’on tente, il finira par mourir de faim, après avoir subi toutes les tortures du poison.

M. Verduret frissonnait, en sortant de la préfecture.

Mme  Fauvel est sauvée, murmurait-il, puisque c’est Dieu qui se charge de punir Clameran.

— Avec tout cela, gromelait Fanferlot, j’en suis, moi, pour mes frais et pour mes peines ; quel guignon !…

— C’est vrai, répondit M. Verduret, le Dossier no 113 ne sortira pas du greffe. Mais console-toi. Avant la fin du mois, je t’enverrai porter une lettre à un de mes amis, et, ce que tu perds en gloire, tu le rattraperas en argent.

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