Le Dossier n° 113/Chapitre 20

E. Dentu (p. 403-414).


XX


Clameran avait dit à Raoul :

— Surtout, soigne ton entrée, ton aspect seul doit tout dire et éviter des explications impossibles.

La recommandation était inutile.

Raoul, en entrant dans le petit salon, était si pâle et si défait, ses yeux avaient une telle expression d’égarement, qu’en l’apercevant Mme  Fauvel ne put retenir un cri.

— Raoul !… Quel malheur t’est arrivé ?

Le son de cette voix, si pleine de tendresse, produisit sur le jeune bandit l’effet d’un choc électrique. Un frisson le secoua de la tête aux pieds. Mais le jour, en même temps, se fit dans son esprit. Louis ne s’était pas trompé : Raoul abordait son rôle, il était en scène, l’assurance lui revenait, sa nature de fourbe reprenait le dessus.

— Le malheur qui m’arrive, répondit-il, sera le dernier, ma mère !…

Mme  Fauvel ne l’avait jamais vu ainsi ; elle se leva émue, palpitante, et vint se placer près de lui, son visage touchant presque le sien, comme si en le fixant de toutes les forces de sa volonté, elle eût pu lire jusqu’au fond de son âme.

— Qu’y a-t-il ? insista-t-elle. Raoul, mon fils, réponds-moi.

Il la repoussa doucement.

— Ce qu’il y a, répondit-il d’une voix étouffée, et qui cependant faisait vibrer les entrailles de Mme  Fauvel, il y a, ma mère, que je suis indigne de toi, indigne de mon noble et généreux père.

Elle fit un signe de tête, comme pour essayer de protester.

— Oh ! continua-t-il, je me connais et je me juge. Personne ne saurait me reprocher l’infamie de ma conduite aussi cruellement que me la reproche ma conscience. Je n’étais pas né mauvais, cependant, je ne suis qu’un misérable fou. Il y a des heures où, frappé de vertige, je ne sais plus ce que je fais. Ah ! je ne serais pas ainsi, ma mère, si je t’avais eue près de moi, dans mon enfance. Mais élevé parmi des étrangers, livré à moi-même, sans autres conseillers que mes instincts, je me suis abandonné sans luttes à toutes mes passions. N’ayant rien, portant un nom volé, je suis vaniteux et dévoré d’ambition. Pauvre, sans autres ressources que tes secours, j’ai les goûts et les vices des fils de millionnaires. Hélas ! quand je t’ai retrouvée, le mal était fait. Ton affection, tes maternelles tendresses, qui m’ont donné mes seuls jours de bonheur vrai ici-bas, n’ont pas pu m’arrêter. Moi qui ai tant souffert, qui ai enduré tant de privations, qui ai manqué de pain, j’ai été affolé par le luxe si nouveau pour moi que tu me donnais. Je me suis rué sur les plaisirs, comme l’ivrogne longtemps privé de vin sur les liqueurs fortes…

Raoul s’exprimait avec l’accent d’une conviction si profonde, avec un tel entraînement, que Mme  Fauvel ne songeait pas à l’interrompre.

Elle écoutait, muette, terrifiée, n’osant interroger, certaine qu’elle allait apprendre quelque chose d’affreux.

Lui, cependant, poursuivait :

— Oui, j’ai été un insensé. Le bonheur a passé près de moi, et je n’ai pas su étendre la main pour le retenir. J’ai repoussé la réalité délicieuse, pour m’élancer à la poursuite d’un fantôme. Moi qui aurais dû passer ma vie à tes genoux, inventer des témoignages nouveaux de reconnaissance, j’ai comme pris à tâche de te porter les coups les plus cruels, de te désoler, de te rendre la plus infortunée des créatures… Ah ! j’étais un misérable quand, pour une créature que je méprisais, je jetais au vent une fortune dont chaque pièce d’or te coûtait une larme. C’est près de toi qu’était le bonheur, je le reconnais trop tard.

Il s’interrompit, comme s’il eût été accablé par le sentiment de ses torts ; il semblait près de fondre en larmes.

— Il n’est jamais trop tard pour se repentir, mon fils, murmura Mme  Fauvel, pour racheter ses torts.

— Ah ! si je pouvais !… s’écria Raoul ; mais non !… il n’est plus temps. Sais-je d’ailleurs ce que dureraient mes bonnes résolutions ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me condamne sans pitié. Saisi de remords à chaque faute nouvelle, je me jurais de reconquérir ma propre estime. Hélas ! à quoi ont-ils abouti, mes repentirs périodiques ? À la première occasion, j’oubliais mes hontes et mes serments. Tu me crois un homme, je ne suis qu’un pauvre enfant sans consistance. Je suis faible et lâche, et tu n’es pas assez forte pour dominer ma faiblesse, pour diriger ma volonté vacillante. J’ai les meilleures intentions du monde et mes actes sont ceux d’un scélérat. Entre ma position et mes désirs, la disproportion est trop grande pour que je puisse me résigner. Qui sait d’ailleurs où me conduirait mon déplorable caractère.

Il eut un geste d’affreuse insouciance et ajouta :

— Mais je saurai me faire justice !…

Mme  Fauvel était bien trop cruellement agitée pour suivre les habiles transitions de Raoul.

— Parle ! s’écria-t-elle, explique-toi, ne suis-je pas ta mère ? Tu me dois la vérité, je puis tout entendre.

Il parut hésiter, comme s’il eût été épouvanté du coup terrible qu’il allait porter à sa mère. Enfin d’une voix sourde il répondit :

— Je suis perdu !

— Perdu !…

— Oui, et je n’ai plus rien à attendre ni à espérer. Je suis déshonoré, et par ma faute, par ma très-grande faute.

— Raoul !…

— C’est ainsi. Mais ne crains rien ma mère, je ne traînerai pas dans la boue le nom que tu m’as donné. J’aurai au moins le vulgaire courage de ne pas survivre à mon déshonneur. Va, ma mère… ne me plains pas… Je suis de ceux après lesquels s’acharne la destinée, et qui n’ont de refuge que la mort. Je suis un être fatal. N’as-tu pas été condamnée à maudire ma naissance ? Longtemps mon souvenir a hanté comme un remords tes nuits sans sommeil. Plus tard, je te retrouve, et pour prix de ton dévoûment, j’apporte dans ta vie un élément funeste…

— Ingrat !… t’ai-je jamais fait un reproche ?

— Jamais. Aussi, est-ce en te bénissant et ton nom chéri sur les lèvres que va mourir ton Raoul.

— Mourir, toi !…

— Il le faut, ma mère, l’honneur commande ; je suis condamné par des juges sans appel, ma volonté et ma conscience.

Une heure plus tôt, Mme Fauvel eût juré que Raoul lui avait fait souffrir tout ce que peut endurer une femme, et voici que cependant il lui apportait une douleur nouvelle, si aiguë, que les autres, en comparaison, ne lui semblaient plus rien.

— Qu’as-tu donc fait ? balbutia-t-elle.

— On m’a confié de l’argent ; j’ai joué, je l’ai perdu.

— C’est donc une somme énorme ?

— Non, mais ni toi ni moi ne saurions la trouver. Pauvre mère ! ne t’ai-je pas tout pris ? Ne m’as-tu pas donné jusqu’à ton dernier bijou ?

— Mais M. de Clameran est riche, il a mis sa fortune à ma disposition, je vais faire atteler et aller le trouver.

M. de Clameran, ma mère, est absent pour huit jours, et c’est ce soir que je dois être sauvé ou perdu. Va ! j’ai songé à tout avant de me décider. On tient à la vie, à vingt ans.

Il sortit à demi le pistolet qu’il avait dans sa poche, et ajouta avec un sourire forcé :

— Voici qui arrange tout.

Mme Fauvel était trop hors de soi pour réfléchir à l’horreur de la conduite de Raoul, pour reconnaître dans ses horribles menaces un suprême expédient.

Oubliant le passé, sans souci de l’avenir, tout entière à la situation présente, elle ne voyait qu’une chose, c’est que son fils allait mourir, se tuer, et qu’elle ne pouvait rien pour l’arracher au suicide.

— Je veux que tu attendes, dit-elle, André va rentrer, je lui dirai que j’ai besoin de… Combien t’avait-on confié ?

— Trente mille francs.

— Tu les auras demain.

— C’est ce soir qu’il me les faut.

Elle se sentait devenir folle, elle se tordait les mains de désespoir.

— Ce soir, disait-elle, que n’es-tu venu plus tôt ? Manquais-tu donc de confiance en moi ?… Ce soir, il n’y a plus personne à la caisse… sans cela !…

Ce mot, Raoul l’attendait, il le saisit au passage ; il eut une exclamation de joie comme si une lueur eût éclairé les ténèbres d’un désespoir réel.

— La caisse ! s’écria-t-il, mais tu sais où est la clé ?

— Oui, elle est là.

— Eh bien !…

Il regardait Mme Fauvel avec une si infernale audace qu’elle baissa les yeux.

— Donne-la moi, mère, supplia-t-il.

— Malheureux !…

— C’est la vie que je te demande.

Cette prière la décida, elle prit un des flambeaux, passa rapidement dans sa chambre, ouvrit le secrétaire et y trouva la clé de M. Fauvel…

Mais, au moment de la remettre à Raoul, la raison lui revint.

— Non, balbutia-t-elle, non, ce n’est pas possible.

Il n’insista pas et même parut vouloir se retirer.

— En effet, dit-il… alors, mère, un dernier baiser.

Elle l’arrêta :

— Que feras-tu de la clé, Raoul ? as-tu le mot ?

— Non, mais on peut essayer.

— Ne sais-tu pas qu’il n’y a jamais d’argent en caisse ?

— Essayons toujours. Si j’ouvre, par miracle, s’il y a de l’argent en caisse, c’est que Dieu aura eu pitié de nous.

— Et si tu ne réussis pas ? Me jures-tu d’attendre jusqu’à demain ?

— Sur la mémoire de mon père, je le jure.

Alors, voici la clé, viens.

Pâles et tremblants, Raoul et Mme  Fauvel traversèrent le cabinet du banquier, et s’engagèrent dans l’étroit escalier tournant qui met en communication les appartements et les bureaux.

Raoul marchait le premier, tenant la lumière, serrant entre ses doigts crispés la clé de la caisse.

En ce moment, Mme  Fauvel était convaincue que la tentative de Raoul serait inutile.

Pendant quelques secondes d’hésitation, au moment de descendre, elle avait eu le temps de réfléchir. Connaissant le système de fermeture de la caisse, elle savait que la serrure était la moindre des sûretés et que la clé ne devait servir de rien à qui ne connaissait pas le mot. Or, il lui paraissait impossible que Raoul sût ce mot qu’elle-même ignorait. Où et comment l’aurait-il surpris ?

Admettant cependant qu’il pût ouvrir, que le hasard, qui a des jeux plus surprenants encore, lui livrât la combinaison, elle était certaine, étant au fait des usages de la maison, qu’il ne se trouvait pas, qu’il ne pouvait se trouver beaucoup d’argent en caisse, parce que les fonds étaient toujours déposés à la Banque.

Elle était donc presque rassurée sur les suites de cette révoltante entreprise, et elle ne redoutait guère que le désespoir de Raoul après un échec.

Si elle prêtait les mains à une action dont la pensée lui paraissait affreuse, si elle avait livré la clé, c’est qu’elle se fiait à la parole de Raoul, et qu’elle voulait surtout gagner du temps.

— Quand il aura reconnu l’inanité de ses espérances et de ses efforts, pensait-elle, il attendra, il me l’a juré, jusqu’à demain, et moi, alors, demain…, demain…

Ce qu’elle ferait, le lendemain, elle l’ignorait et ne se le demandait même pas. Mais dans les situations extrêmes, le moindre délai rend l’espérance, comme si un court répit était le salut définitif.

Le condamné, au moment suprême, demande à genoux un sursis d’un jour, d’une heure, de quelques minutes. Raoul allait se tuer, elle priait Dieu de lui accorder une nuit, rien qu’une nuit, comme si en ce court espace de temps on eût pu compter sur des événements inattendus dénouant brusquement une situation impossible.

Ils étaient arrivés dans le bureau de Prosper, et Raoul avait placé la lampe sur une tablette assez élevée pour que, malgré l’abat-jour, elle éclairât toute la pièce.

Il avait alors recouvré sinon tout son sang-froid, au moins cette précision mécanique des mouvements, presque indépendante de la volonté, et que les hommes accoutumés au péril trouvent à leur service, alors qu’il est le plus pressant.

Rapidement, avec la dextérité de l’expérience, il plaça successivement les cinq boutons du coffre-fort sur les lettres composant le nom de G, y, p, s, y.

Ses traits, pendant cette courte opération, exprimaient une anxiété terrible. Il se demandait si l’affreuse énergie qu’il venait de déployer ne serait pas perdue, s’il parviendrait à ouvrir, s’il trouverait la somme annoncée. Prosper pouvait avoir changé le mot ; avait-il bien envoyé à la Banque dans la journée ?

C’est avec une douloureuse commisération que Mme  Fauvel observait les visibles appréhensions de Raoul. On lisait dans ses yeux cet espoir fou des malheureux qui, souhaitant passionnément une chose, finissent par se persuader que la seule projection de leur volonté, suffit pour renverser les obstacles.

Ami intime de Prosper, étant venu le voir, le chercher cinquante fois, à la fermeture des bureaux, Raoul savait parfaitement, pour l’avoir étudié et même essayé, — c’était un garçon prévoyant, — comment il fallait manœuvrer la clé dans la serrure.

Il l’introduisit doucement, donna un tour ; la poussa davantage, tourna une seconde fois ; l’enfonça tout à fait avec une secousse et tourna encore. Il avait des battements de cœur si violents que Mme  Fauvel eût pu les entendre.

Le mot n’avait pas été changé ; la caisse s’ouvrit.

Raoul et sa mère, en même temps, laissèrent échapper un cri, elle de terreur, lui de triomphe.

— Referme !… s’écria Mme  Fauvel, épouvantée de ce résultat inexplicable, incompréhensible, laisse… reviens…

Et, à moitié folle, elle se précipita sur Raoul, s’accrocha désespérément à son bras et le tira à elle avec une telle violence que la clé sortit de la serrure, glissa le long de la porte du coffre et y traça une longue et profonde éraillure.

Mais Raoul avait eu le temps d’apercevoir sur la tablette supérieure de la caisse trois liasses de billets de banque. Il les saisit de la main gauche et les glissa sous son paletot entre son gilet et sa chemise.

Épuisée par l’effort qu’elle venait de faire, succombant à la violence de ses émotions, Mme  Fauvel avait lâché le bras de Raoul, et, pour ne pas tomber, se soutenait au dossier du fauteuil de Prosper.

— Grâce, Raoul, disait-elle, je t’en conjure, remets ces billets de banque dans la caisse, j’en aurai demain, je te le jure, dix fois plus, et je te les donnerai, mon fils, je t’en prie, aie pitié de ta mère !

Il ne l’écoutait pas ; il examinait l’éraillure laissée sur le battant ; cette trace du vol était très-visible et l’inquiétait.

— Au moins, poursuivait Mme  Fauvel, ne prends pas tout, garde juste ce qu’il te faut pour te sauver, et laisse le reste.

— À quoi bon ? La soustraction en sera-t-elle moins découverte ?

— Oui, parce que moi, vois-tu bien, j’arrangerai tout. Laisse-moi faire, je saurai bien trouver une explication plausible, je dirai à André que c’est moi qui a eu besoin d’argent…

Avec mille précautions, Raoul avait refermé le coffre-fort.

— Tiens, dit-il à sa mère, retirons-nous, on peut nous surprendre, un domestique peut entrer dans le salon, ne pas nous y trouver et s’étonner.

Cette cruelle indifférence, cette faculté de calcul dans un tel moment transportèrent Mme  Fauvel d’indignation. Elle se croyait encore quelque influence sur son fils, elle croyait à la puissance de ses prières et de ses larmes.

— Eh bien ! répondit-elle, tant mieux ! Qu’on nous surprenne, et je serai contente. Alors tout sera fini, André me chassera comme une misérable, mais je ne sacrifierai pas des innocents. C’est Prosper qu’on accusera demain ; Clameran lui a pris la femme qu’il aimait, tu prétends, toi, lui voler son honneur, je ne veux plus.

Elle parlait très-haut, d’une voix si éclatante, que Raoul eut peur. Il savait qu’un garçon de bureau passait la nuit dans la pièce voisine. Ce garçon, bien qu’il ne fût pas tard, pouvait fort bien être couché et tout entendre.

— Remontons ! dit-il en saisissant Mme  Fauvel par le bras.

Mais elle se débattit ; elle s’était accrochée à une table pour mieux résister.

— J’ai déjà été assez lâche pour sacrifier Madeleine, répétait-elle, je ne sacrifierai pas Prosper.

Raoul comprit qu’un argument victorieux briserait seul la résolution de Mme  Fauvel.

— Eh ! fit-il avec un rire cynique, tu ne comprends donc pas que je suis d’accord avec Prosper et qu’il m’attend pour partager.

— C’est impossible !…

— Allons, bon ! tu t’imagines alors que le hasard seul m’a soufflé le mot et a rempli la caisse ?

— Prosper est honnête.

— Certainement, et moi aussi. Seulement, nous manquions d’argent.

— Tu mens.

— Non, chère mère, Madeleine a chassé Prosper, et, dame ! il se console comme il peut, ce pauvre garçon, et les consolations sont hors de prix.

Il avait repris la lampe, et doucement, mais avec une vigueur extraordinaire, il poussait Mme  Fauvel vers l’escalier.

Elle se laissait faire maintenant, plus confondue de ce qu’elle venait d’entendre que d’avoir vu la caisse s’ouvrir.

— Quoi ! murmurait-elle, Prosper serait un voleur !…

Elle se demandait si elle n’était pas victime de quelque odieux cauchemar, si le réveil n’allait pas venir la délivrer d’intolérables tortures morales. Sa pensée ne lui appartenait plus, et c’est machinalement que, soutenue par Raoul, elle gravissait les marches raides du petit escalier.

— Il faut remettre la clé dans le secrétaire, dit Raoul, dès qu’ils furent dans la chambre à coucher.

Mais elle ne parut pas l’entendre, et c’est lui qui replaça la clé de la caisse là où il l’avait vu prendre.

Il reconduisit alors, ou plutôt il porta Mme  Fauvel dans le petit salon où elle se tenait, lorsqu’il était arrivé, et il l’assit dans un fauteuil.

Tel était la prostration de la malheureuse femme, ses yeux fixes et sans expression décélaient si bien le trouble affreux de son esprit, que Raoul, effrayé, se demanda si elle ne devenait pas folle.

— Voyons, chère mère, disait-il en essayant de réchauffer ses mains glacées, reviens à toi. Tu viens de me sauver la vie et nous rendons, du même coup, un service immense à Prosper. Ne crains rien, tout s’arrangera. Prosper sera accusé, arrêté peut-être ; il s’y attend, mais il niera, et comme on ne pourra prouver sa culpabilité, il sera relâché.

Mais il perdait son temps et ses mensonges, Mme  Fauvel était hors d’état de l’entendre.

— Raoul, murmurait-elle, mon fils, tu m’as tuée !…

Sa voix avait une douceur si pénétrante, son accent exprimait si bien le plus affreux désespoir, que Raoul, remué jusqu’au fond de l’âme, eut un bon mouvement : il eut envie de restituer ce qu’il venait de voler. La pensée de Clameran l’arrêta.

Alors, voyant que Mme  Fauvel restait anéantie, mourante, sur son fauteuil, tremblant de voir entrer soit M. Fauvel, soit Madeleine qui demanderaient des explications, il déposa un baiser sur le front de sa mère et s’enfuit.

Au restaurant, dans le cabinet où ils avaient dîné, Clameran, torturé par l’incertitude, attendait son complice.

Il se demandait si, au dernier moment, lui n’étant pas là, pour le soutenir, le courage ne lui aurait pas manqué. Puis, il suffit d’un caprice du hasard pour disloquer les combinaisons les mieux ajustées.

Lors donc que Raoul parut, il se dressa brusquement, pâle d’angoisse, et c’est d’une voix à peine distincte qu’il demanda :

— Eh bien ?

— C’est fini, mon oncle, grâce à toi ; je suis maintenant le dernier des misérables.

Il défit rapidement son gilet, et jetant sur la table encore tachée du vin qu’on lui avait versé pour lui monter la tête, les quatre liasses de billets de banque, il ajouta d’un ton où éclataient sa haine et son mépris :

— Sois satisfait, voici cette somme qui va coûter l’honneur et peut-être la vie à trois personnes.

Clameran ne releva pas l’injure. D’une main fiévreuse il avait saisi les billets de banque, et il les maniait comme pour se bien convaincre de la réalité du succès.

— Maintenant, disait-il, Madeleine est à moi !

Raoul se taisait, le spectacle de cette joie après les scènes de tout à l’heure, le révoltait et l’humiliait. Mais Louis se méprit sur les causes de cette tristesse.

— Ç’a été dur ? demanda-t-il avec un sourire.

— Je te défends, s’écria Raoul hors de soi, je te défends, entends-tu bien, de me reparler de cette soirée. Je veux l’oublier…

À cette explosion de colère, Clameran haussa imperceptiblement les épaules.

— À ton aise, prononça-t-il d’un ton goguenard, oublie, mon beau neveu, oublie. J’aime à croire, cependant que tu ne refuseras pas de prendre, en manière de souvenir, ces 350,000 fr. Garde-les, ils sont à toi.

Cette générosité ne sembla ni surprendre ni satisfaire Raoul.

— D’après nos conventions, dit-il, j’ai droit à bien davantage.

— Aussi, n’est-ce qu’un à-compte.

— Et quand aurai-je le reste, s’il vous plait ?

— Le jour de mon mariage avec Madeleine, mon beau neveu ; pas avant. Tu es un auxiliaire trop précieux pour que je songe à me priver de tes services, et, tu sais, si je ne me défie pas de toi, je ne suis pas tout à fait sûr de ton affection sincère.

Raoul réfléchissait que commettre un crime et n’en tirer aucun profit serait aussi par trop niais. Venu avec l’intention de rompre avec Clameran, il se décidait à n’abandonner la fortune de son complice que lorsqu’il n’aurait plus rien à en espérer.

— Soit, fit-il, j’accepte l’à-compte, mais plus de commissions comme celle de ce soir ; je refuserais.

Clameran eut un éclat de rire.

Bien, répondit-il, très-bien. Tu deviens honnête, c’est le bon moment, puisque te voici riche. Que ta conscience timorée se rassure, je n’aurai plus à te demander d’insignifiants services de détail. Rentre dans la coulisse, mon rôle commence.