Le Dossier n° 113/Chapitre 19

E. Dentu (p. 372-402).

XIX


Fidèle au programme tracé par son complice, pendant que Louis de Clameran veillait, à Oloron, Raoul, à Paris, s’efforçait de reconquérir le cœur de Mme Fauvel, de regagner sa confiance perdue, et, enfin, de la rassurer.

C’était une tâche difficile, mais non impossible.

Mme Fauvel avait été désolée des folies de Raoul, épouvantée par ses exigences ; mais elle n’avait pas cessé de l’aimer.

Quoi qu’il eût fait, quoi qu’il pût faire, il restait l’enfant de ses premières amours, le vivant souvenir de ce noble et beau Gaston qui avait été le maître de son cœur et de ses pensées.

Elle adorait ses deux fils, Lucien et Abel ; mais elle ne pouvait se défendre d’une indulgente faiblesse pour ce malheureux arraché autrefois de ses bras, qui, abandonné à des mercenaires, avait été privé des caresses maternelles et des joies de la famille.

C’est à elle-même qu’elle s’en prenait de ses égarements, et vis-à-vis de sa conscience, elle en acceptait la responsabilité, se disant : « C’est ma faute, c’est ma très-grande faute ! »

Ces sentiments, Raoul les avait bien pénétrés pour être en mesure de les exploiter.

Et, il faut l’avouer, jamais séductions plus irrésistibles ne furent au service d’une plus détestable perversité.

Sous un air de candeur admirable, ce précoce coquin cachait un surprenant génie d’observation.

Il pouvait, à son gré, se parer de toutes les grâces de l’adolescence, et rendre les gentillesses de la naïveté. Les anges, trompés, eussent aimé à se mirer dans ses beaux yeux limpides. Sa voix, tour à tour mâle ou câline, avait ces inflexions molles ou ces notes vibrantes qui attendrissent et troublent les femmes.

Pendant un mois que dura l’absence de Louis, il ravit Mme Fauvel par des félicités dont elle ne pouvait avoir idée.

Jamais cette mère de famille, si véritablement innocente, malgré les aventures où la précipitaient une faute, n’avait rêvé de pareils enchantements. L’amour de ce fils la bouleversait comme une passion adultère ; il en avait les violences, le trouble, le mystère. Pour elle, il avait ce que n’ont guère les fils, les coquetteries, les prévenances, les idolâtries d’un jeune amoureux.

Comme elle habitait la campagne et que M. Fauvel, partant dès le matin, lui laissait la disposition de ses journées, elle les passait près de Raoul à sa maison du Vésinet. Souvent, le soir, ne pouvant se rassasier de le voir, de l’entendre, elle exigeait qu’il vînt dîner avec elle et qu’il restât à passer la soirée.

Toutes ses fautes passées, elle les lui pardonnait, ou plutôt elle les rejetait sur Clameran, qu’elle savait absent.

— Maintenant que Raoul n’a plus les détestables conseils de son oncle, se disait-elle, il redevient ce qu’il est véritablement, noble, généreux, aimant, comme était son père.

Cette vie de mensonge n’ennuyait pas Raoul. Il prenait à son rôle l’intérêt qu’y prend un bon acteur. Il possédait cette faculté qui fait les fourbes illustres : il se prenait à ses propres impostures. À certains moments, il ne savait plus trop s’il disait vrai ou s’il jouait une comédie infâme.

Mais aussi, quel succès ! Madeleine, la prudente et défiante Madeleine, sans revenir absolument sur le compte du jeune aventurier, avouait que peut-être, se fiant trop aux apparences, elle avait été injuste.

D’argent, il n’en avait plus été question. Cet excellent fils vivait de rien.

Raoul triomphait donc lorsque Louis arriva d’Oloron, ayant eu le temps de combiner et de mûrir un plan de conduite.

Bien que très-riche maintenant, il était résolu à ne rien changer, en apparence du moins, et quant à présent, à son genre de vie. C’est à l’hôtel du Louvre qu’il s’installa, comme par le passé.

Sa seule dépense nouvelle fut une voiture, que conduisait l’ancien domestique de Gaston, Manuel, qui avait consenti à rester à son service, bien qu’un legs de son maître l’eût, sinon enrichi, au moins mis bien au-dessus du besoin.

Le rêve de Louis, le but de son ambition et de tous ses efforts, étaient de prendre rang parmi les grands industriels de France.

Il faisait sonner très-haut, bien plus haut que son titre de marquis, sa qualité de maître de forges.

C’est qu’il en avait tant coudoyé en sa vie aventureuse, de barons de table d’hôte, de ducs de tapis vert, qu’il avait fini par ne plus croire au prestige de la noblesse. Comment en cela discerner le faux du vrai ? Il se disait que ce qu’il est si facile de prendre n’a pas grande valeur.

Pour l’avoir expérimenté à ses dépens, il savait que notre siècle peu romanesque n’attache de prix à des armoiries qu’autant que leur possesseur les peut étaler sur une belle voiture.

On est très-bien marquis sans marquisat, on n’est maître de forges qu’à la condition d’avoir une forge.

Louis, maintenant, avait soif de considération, Toutes les humiliations de son existence, mal digérées, lui pesaient sur l’estomac.

Il avait tant pâti, il avait enduré tant de mépris, ses joues avaient rougi sous tant de soufflets, qu’il brûlait du désir de se venger. Après la plus ignominieuse des jeunesses, il voulait une vieillesse honorée.

Son passé l’inquiétait peu. Il connaissait le monde assez pour savoir que le bruit des roues de sa voiture dominerait les huées de ceux qui pouvaient l’avoir connu jadis.

Telles sont les pensées qui fermentaient dans la cervelle de Louis pendant les vingt heures qu’il passa en chemin de fer, pour venir de Pau à Paris.

De Raoul, il ne s’en préoccupait aucunement, il en avait besoin encore, il était décidé à utiliser son habileté, puis il se proposait soit de s’en débarrasser au prix d’un gros sacrifice, soit de l’attacher à sa fortune.

On retrouve une trace de toutes ces idées dans un carnet que Louis portait sur lui lors de son voyage.

C’est à l’hôtel du Louvre qu’eut lieu la première entrevue entre les deux complices.

Tout prouve qu’elle fut orageuse.

Raoul — un garçon pratique — prétendait qu’ils devaient se trouver bien heureux des résultats obtenus, et que poursuivre des avantages plus grands serait folie.

— Que nous manque-t-il ? disait-il à son oncle — et cela, il l’écrivait quelques jours plus tard — qu’avons-nous à souhaiter ? Nous possédons plus d’un million, partageons et tenons-nous tranquilles. Nous avons eu du bonheur, crois-moi, ne tentons pas la fortune.

Mais cette modération ne pouvait convenir à Louis.

— Je suis riche, répondit-il, mais j’ai d’autres ambitions. Plus que jamais, je veux épouser Madeleine. Oh ! elle sera à moi, je l’ai juré. D’abord, je l’aime ; puis, devenant le neveu d’un des plus riches banquiers de la capitale, j’acquiers immédiatement une importance considérable.

— Poursuivre Madeleine, mon oncle, c’est courir de gros risques.

— Soit !… il me plaît de les courir. Mon intention est de partager avec toi, mais je partagerai le lendemain seulement de mon mariage. La dot de Madeleine sera ta part.

Raoul se tut, Clameran avait l’argent, il était maître de la situation.

— Tu ne doutes de rien, fit-il d’un air mécontent, t’es-tu demandé comment tu expliqueras ta fortune nouvelle ? On sait, chez M. Fauvel, qu’un Clameran que tu ne connaissais pas, c’est toi qui l’as dit — habitait près d’Oloron ; il avait même des fonds dans la maison. Que diras-tu quand on te demandera quel était ce Clameran et par quel hasard tu te trouves être son légataire universel ?

Louis haussa les épaules.

— À force de chercher le fin du fin, mon neveu, prononça-t-il, tu arrives à la naïveté.

— Explique, explique !…

— Oh ! facilement. Pour le banquier, pour sa femme, pour Madeleine, le Clameran d’Oloron sera un fils naturel de mon père, — mon frère, par conséquent, — né à Hambourg et reconnu pendant l’émigration. N’est-il pas tout simple qu’il ait voulu enrichir notre famille ? C’est là ce que dès demain tu raconteras à ton honorée mère.

— C’est audacieux.

— En quoi ?

— On peut aller aux renseignements.

— Qui ? le banquier ? Dans quel but ? Que lui importe que j’aie ou non un frère naturel ? J’hérite, mes titres sont en règle, il me paye et tout est dit.

— De ce côté, en effet…

— Penses-tu donc que Mme Fauvel et sa nièce vont se mettre en quête ? Pourquoi ? Ont-elles un soupçon ? Non. La moindre démarche, d’ailleurs, peut les compromettre. Même maîtresses de nos secrets, je ne les crains pas, puisqu’elles ne peuvent s’en servir.

Raoul réfléchissait, il cherchait des objections et n’en trouvait pas.

— Soit ! fit-il, je t’obéirai ; mais il ne faut plus que je compte maintenant sur la bourse de Mme Fauvel.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Dame ! maintenant que toi, mon oncle, tu es riche…

— Eh bien ! s’écria Louis triomphant, qu’est-ce que cela fait ? Ne sommes-nous pas brouillés, n’as-tu pas dit assez de mal de moi pour avoir le droit de refuser mes secours ? Va ! j’avais bien tout prévu, et quand je vais t’avoir expliqué mon plan, tu diras comme moi : « Nous réussirons !… »

Le plan de Louis de Clameran était des plus simples, et par cela même, malheureusement, présentait de grandes chances de succès.

— Voyons, commença-t-il, résumons-nous et établissons notre bilan. Si, jusqu’à ce jour, tu n’as rien compris à nos manœuvres, monsieur mon neveu, je vais te les expliquer.

— J’écoute.

— C’est moi qui, le premier, me suis présenté à madame Fauvel pour lui dire, non pas : « La bourse ou la vie, » ce qui n’est rien, mais : « La bourse ou l’honneur. » C’était dur. Je l’ai épouvantée, je m’y attendais, et je lui ai inspiré la plus profonde répulsion.

— Répulsion est faible, cher oncle.

— Je le sais. C’est alors que t’ayant cherché et trouvé, je t’ai poussé sur la scène. Ah ! je ne veux pas te flatter, tu as obtenu du premier coup un fier succès. J’assistais, caché derrière une portière, à votre première entrevue ; tu as tout bonnement été sublime. Elle t’a vu et elle t’a aimé ; tu as parlé et tu as été le maître de son cœur.

— Et sans toi…

— Laisse-moi donc dire. C’était là le premier acte de notre comédie. Passons au second. Tes folies, tes dépenses, — un aïeul dirait tes débordements, — n’ont pas tardé à changer nos situations respectives. Mme Fauvel, sans cesser de t’adorer — tu ressembles tant à Gaston ! — a eu peur de toi. Peur à ce point, qu’elle s’est jetée entre mes bras, qu’elle s’est résignée à avoir recours à moi, qu’elle m’a demandé aide et assistance.

— Pauvre femme !…

— J’ai été fort bien, avoue-le, en cette circonstance. J’ai été grave, froid, paternel, avunculaire, indigné, mais attendri. L’antique probité des Clameran a noblement parlé par ma bouche. J’ai flétri comme il convient ta coupable conduite. Pendant cette période, j’ai triomphé à tes dépens. Revenant sur ses impressions premières, Mme Fauvel m’a aimé, estimé, béni.

— Ce temps est loin.

Louis ne daigna pas relever l’ironique interruption de son neveu.

— Nous arrivons, poursuivit-il, à la troisième phase, pendant laquelle Mme Fauvel, ayant Madeleine pour la conseiller, nous a presque jugés à notre juste valeur. Oh ! ne t’y trompe pas, elle nous a redoutés et méprisés autant l’un que l’autre. Si elle ne s’est pas mise à te haïr de toutes ses forces, c’est que, vois-tu, Raoul, le cœur d’une mère, surtout dans la situation où se trouve madame Fauvel, a des trésors d’indulgence et de pardon à rendre le bon Dieu jaloux. Une mère seule peut, en même temps, mépriser, et adorer son fils.

— Elle me l’a, sinon dit, au moins fait comprendre, en termes tels que j’ai été ému… moi !

— Parbleu ! Et moi, donc ! Enfin, c’est là que nous en étions ; Mme Fauvel tremblait, Madeleine se dévouant, avait congédié Prosper et consentait à m’épouser, quand l’existence de Gaston nous a été révélée. Depuis, qu’est-il advenu ? Tu as su, aux yeux de Mme Fauvel, te faire plus blanc que les neiges immaculées, et tu m’as fait, moi, plus noir que l’enfer. Elle s’est reprise à admirer tes nobles qualités, et à ses yeux et aux yeux de Madeleine, c’est moi dont la pernicieuse influence te poussait vers le mal.

— Tu l’as dit, oncle vénéré, c’est là que nous en sommes.

— Eh bien ! nous abordons le cinquième acte ; par conséquent, un nouveau revirement est indispensable à notre pièce.

— Un nouveau revirement…

— Te paraît difficile, n’est-ce pas ? Rien de si simple. Écoute-moi bien, car de ton habileté dépend l’avenir.

Raoul, sur son fauteuil, prit la pose des auditeurs intrépides, et dit simplement :

— Je suis tout à toi.

— Donc, reprit Louis, dès demain, tu iras trouver Mme Fauvel, et tu lui diras ce dont nous sommes convenus relativement à Gaston. Elle ne te croira pas, peu importe. L’important, c’est que tu aies l’air, toi, absolument convaincu de ton récit.

— Je serai convaincu.

— Moi, d’ici à quatre ou cinq jours, je verrai M. Fauvel et je lui confirmerai l’avis qu’a dû lui donner mon notaire d’Oloron, à savoir que les fonds déposés chez lui m’appartiennent. Je rééditerai, à son intention, l’histoire du frère naturel, et je le prierai de vouloir bien garder cet argent dont je n’ai que faire. Tu es la défiance même, mon neveu, ce dépôt sera pour toi une garantie de ma sincérité.

— Nous recauserons de cela.

— Ensuite, mon beau neveu, j’irai trouver Mme Fauvel, et je lui tiendrai à peu près ce langage : « Étant fort pauvre, chère dame, j’ai dû vous imposer l’obligation de venir en aide au fils de mon frère qui est votre fils. Ce garçon est un coquin… »

— Merci, mon oncle !

— « … il vous a donné mille soucis, il a empoisonné votre vie qu’il était de son devoir d’embellir, agréez mes excuses et croyez à mes regrets. Aujourd’hui, je suis riche, et je viens vous annoncer que j’entends désormais me charger seul du présent et de l’avenir de Raoul. »

— Et c’est là ce que tu appelles un plan ?

— Parbleu ! tu vas bien le voir. À cette déclaration, il est probable que Mme Fauvel aura envie de me sauter au cou. Elle ne le fera pas, cependant, retenue qu’elle sera par la pensée de sa nièce, elle me demandera si, du moment où j’ai de la fortune, je ne renonce pas à Madeleine. À quoi je répondrai carrément : Non. Même, ce sera l’occasion d’un beau mouvement de désintéressement. « — Vous m’avez cru cupide, madame, lui dirai-je, vous vous êtes trompée. J’ai été séduit, comme tout homme le doit être, par la grâce, par les charmes, l’esprit et la beauté de Mlle Madeleine, et… je l’aime. N’eût-elle pas un sou, qu’avec plus d’instances encore, je vous demanderais sa main, à genoux. Il a été décidé qu’elle serait ma femme, permettez-moi d’insister sur ce seul article de nos conventions. Mon silence est à ce prix. Et pour vous prouver que sa dot ne compte pas pour moi, je vous donne ma parole d’honneur que, le lendemain de mon mariage, je remettrai à Raoul une inscription de 25,000 livres de rentes. »

Louis s’exprimait avec un tel accent, d’une voix si entraînante, que Raoul, artiste en fourberie, avant tout, fut émerveillé.

— Splendide ! s’écria-t-il, cette dernière phrase peut creuser un abîme entre Mme Fauvel et sa nièce. Cette assurance d’une fortune pour moi peut mettre ma mère de notre côté.

— Je l’espère, reprit Louis d’un ton de fausse modestie, et j’ai d’autant plus de raison de l’espérer que je fournirai à la chère dame d’excellents arguments pour s’excuser à ses propres yeux. Car vois-tu bien, quand on propose à une honnête personne quelque petite, comment dirai-je ?…, transaction, on doit offrir en même temps des justifications pour mettre la conscience en repos. Le diable ne procède pas autrement. Je prouverai à Mme Fauvel et à sa nièce que Prosper les a indignement abusées. Je montrerai ce garçon criblé de dettes, perdu de débauches, jouant, soupant et, pour tout dire, vivant publiquement avec une femme perdue…

— Et jolie, par-dessus le marché, n’oublie pas qu’elle est ravissante la senora Gypsy ; dis qu’elle est adorable, ce sera le comble.

— Ne crains rien, je serai éloquent et moral autant que le ministère public lui-même. Puis, je ferai entendre à Mme Fauvel que si vraiment elle aime sa nièce, elle doit souhaiter lui voir épouser non ce petit caissier, un subalterne sans le sou, mais un homme important, un grand industriel, l’héritier d’un des beaux noms de France, marquis, pouvant prétendre aux plus hautes situations, assez riche enfin, pour te donner un état dans le monde.

Raoul lui-même se laissait prendre à ces perspectives.

— Si tu ne la décides pas, dit-il, tu la feras hésiter.

— Oh ! je ne m’attends pas à un brusque changement. Ce n’est qu’un germe que je déposerai dans son esprit ; grâce à toi, il se développera, il grandira et portera ses fruits.

— Grâce à moi ?

— Oui, laisse-moi finir. Tout cela dit, je disparais, je ne me montre plus, et ton rôle commence. Comme de juste, ta mère te répète notre conversation, et même par là nous jugerons l’effet produit. Mais toi, à l’idée d’accepter quelque chose de moi, tu te révoltes. Tu te déclares énergiquement prêt à braver toutes les privations, la misère — dis la faim, pendant que tu y seras — plutôt que de recevoir quoi que ce soit d’un homme que tu hais, d’un homme qui… d’un homme dont… enfin, tu vois la scène d’ici.

— Je la vois et je la sens. Dans les rôles pathétiques, je suis toujours très-beau, quand j’ai eu le temps de me préparer.

— Parfait. Seulement, ce généreux désintéressement ne t’empêchera pas de recommencer tout à coup ta vie de dissipation. Plus que jamais tu joueras, tu parieras et tu perdras. Il te faudra de l’argent, et encore de l’argent, tu seras pressant, impitoyable. Et note que de tout ce que tu arracheras je ne te demanderai nul compte, ce sera à toi, bien à toi.

— Diable ! si tu l’entends ainsi…

— Tu marcheras, n’est-ce pas.

— Et vite, je t’en réponds.

— C’est ce que je demande, Raoul. Il faut qu’avant trois mois tu aies épuisé toutes les ressources, toutes, m’entends-tu bien ? de ces deux femmes. Il faut que tu les amènes à ne plus savoir où donner de la tête. Je les veux, dans trois mois, ruinées absolument, sans argent, sans un bijou, sans rien.

Louis de Clameran s’exprimait avec une telle animation, avec une violence de passion si surprenante après l’exposé de ses combinaisons, que Raoul n’en pouvait revenir.

— Tu hais donc bien ces malheureuses femmes ? demanda-t-il.

— Moi ! s’écria Louis, dont l’œil étincela, moi les haïr. Tu ne vois donc pas, aveugle, que j’aime Madeleine, comme on aime à mon âge, à en devenir fou ? Tu ne sens donc pas que sa pensée envahit tout mon être, que le désir flambe dans mon cerveau, que son nom, quand je le prononce, brûle mes lèvres ?…

— Et tu n’es ni troublé ni ému à l’idée de lui préparer les plus cuisants chagrins ?

— Il le faut. Est-ce que jamais sans de cruelles souffrances, sans les plus amères déceptions, elle serait à moi ? Le jour où tu auras conduit Mme Fauvel et sa nièce si près de l’abîme qu’elles en verront le fond, ce jour-là, j’apparaîtrai. C’est quand elles se croiront perdues sans rémission, que je les sauverai. Va ! j’ai su me réserver une belle scène, et j’y saurai mettre tant de noblesse et de grandeur que Madeleine en sera touchée. Elle me hait, tant mieux ! Quand elle verra bien, quand il lui sera démontré que c’est sa personne que je veux et non pas son argent, elle cessera de me mépriser. Il n’est pas de femme que ne touche une grande passion et la passion excuse tout. Je ne dis pas qu’elle m’aimera, mais elle se donnera à moi sans répugnances ; c’est tout ce que je demande.

Raoul se taisait, épouvanté de ce cynisme, de tant de froide perversité. Clameran affirmait son immense supériorité dans le mal, et l’apprenti admirait le maître.

— Tu réussirais certainement, mon oncle, dit-il, sans le caissier adoré. Mais entre Madeleine et toi, il y aura toujours, sinon Prosper lui-même, au moins son souvenir.

Louis eut un mauvais sourire, qu’un geste de colère et de dédain rendit plus significatif et plus effrayant encore.

— Prosper, prononça-t-il en jetant son cigare qui venait de s’éteindre, je me soucie de lui comme de cela…

— Elle l’aime.

— Tant pis pour lui. Dans six mois, elle ne l’aimera plus ; il est déjà perdu moralement. À l’heure où cela me conviendra, je l’achèverai. Sais-tu où mènent les mauvais chemins, mon neveu ? Prosper a une maîtresse coûteuse, il roule voiture, il a des amis riches, il joue. Es-tu joueur, toi ?… Il lui faudra de l’argent après quelque nuit de déveine ; les pertes du baccarat se payent dans les vingt-quatre heures, il voudra payer et… il a une caisse.

Pour le coup, Raoul ne put s’empêcher de protester.

— Oh !…

— Il est honnête ! vas-tu me dire. Parbleu ! je l’espère bien. Moi aussi, la veille du jour où j’ai fait sauter la coupe, j’étais honnête. Il y a longtemps qu’un coquin aurait confessé Madeleine et nous aurait forcé à plier bagages. Il est aimé, me dis-tu ? Alors, quel orgeat coule donc dans ses veines qu’il se laisse ainsi ravir la femme aimée ? Ah ! si j’avais senti la main de Madeleine frémir dans la mienne, si son souffle, dans un baiser, avait effleuré mon front, le monde entier ne me l’enlèverait pas. Malheur à qui barre ma route. Prosper me gêne, je le supprime. Je me charge, avec ton aide, de le pousser dans un tel bourbier que la pensée de Madeleine n’ira pas l’y chercher.

L’accent de Louis exprimait une telle rage, un si immense désir de vengeance, que Raoul, vraiment ému, réfléchissait.

— Tu me réserves, dit-il après un bon moment, un rôle abominable.

— Mon neveu aurait-il des scrupules ? demanda Clameran du ton le plus goguenard.

— Des scrupules… pas précisément ; cependant, j’avoue…

— Quoi ? Que tu as envie de reculer ? C’est un peu tard t’y prendre. Ah ! ah !… Monsieur veut toutes les jouissances du luxe, de l’or plein les poches, des chevaux de race, enfin tout ce qui brille et tout ce qui fait envie… seulement, monsieur désire rester vertueux. Il fallait naître avec des rentes alors. Imbécile !… As-tu jamais vu des gens comme nous puiser des millions aux sources pures de la vertu ? On pêche dans la boue, mon neveu, et on se débarbouille après.

— Je n’ai jamais été assez riche pour être honnête, fit humblement Raoul, seulement, torturer deux femmes sans défense, assassiner un pauvre diable qui se croit mon ami, dame ! c’est dur.

Cette résistance qu’il taxait d’absurde, de ridicule, exaspérait au dernier point Louis de Clameran.

— Tiens ! s’écria-t-il, décidément tu me fais pitié ! Une occasion se présente, inouie, inespérée, invraisemblable de faire notre fortune d’un coup, et tu te cabres. Il n’y a qu’un âne pour refuser, ayant soif, de boire parce qu’il voit un peu de vase au fond de son seau. Tu préférerais des gredineries de détail, n’est-ce pas ? Où conduit ton système ? À l’hôpital ou à « la centrale, » avec accompagnement de gendarmes. Sais-tu où j’en étais, il y a un an, après vingt années de prodiges à faire pâlir toutes les diplomaties ? à regarder mes pistolets avec amour. Tu aimerais donc mieux vivoter aux crochets de madame Fauvel, carottant tous les mois un ou deux billets de mille après des mamours ?

— Je ne suis ni ambitieux ni cruel…

— Et après ? Suppose que Mme Fauvel meure demain, que deviens-tu ? Iras-tu, le crêpe au chapeau, prier le veuf de te continuer tes petites rentes ?

D’un geste de colère, Raoul interrompit son oncle.

— Assez, dit-il, je n’ai jamais eu l’idée de reculer. Si je t’ai présenté mes objections, c’est que je voulais te montrer d’abord quelles infamies tu attends de moi, et te prouver que sans moi tu ne peux rien.

— Je n’ai jamais prétendu le contraire.

— Alors, oncle vénéré, quelle sera ma part ? Oh ! tu sais, pas de protestations oiseuses. Que m’offres-tu en cas de succès ? Quoi ! si nous échouons ?

— Tu auras, je te l’ai dit, 25,000 livres de rentes, et tout ce que tu obtiendras d’ici mon mariage sera pour toi seul.

— Bien, ces conditions me vont ; où sont tes garanties ?

Amenée sur ce terrain, la question devait être longue et difficile à régler. Les deux complices se connaissaient ; ils avaient pour se défier l’un de l’autre les meilleures raisons.

— Que crains-tu ? répétait Clameran.

— Tout, répondait Raoul. À qui demander justice, si tu me trompes ? Au joli petit poignard que voici ? Non, merci, on me ferait payer ta peau aussi cher que celle d’un honnête homme.

Enfin, après d’interminables débats, tout fut réglé à leur commune satisfaction, et ils se séparèrent avec force poignées de main.

Hélas ! Mme Fauvel et sa nièce ne devaient pas tarder à ressentir les effets de l’accord des deux misérables.

Tout se passa de point en point comme l’avait prévu et arrêté Louis de Clameran.

Une fois encore, et précisément lorsque Mme Fauvel osait enfin respirer, la conduite de Raoul changea brusquement. Ses dissipations recommençaient de plus belle.

Jadis, Mme Fauvel avait pu se demander : « Où dépense-t-il tout l’argent que je lui donne ? » Cette fois, elle n’avait pas de questions à se poser.

Raoul affichait des passions insensées ; il se montrait partout, vêtu comme ces jeunes gandins qui font les délices du boulevard, on le voyait aux premières représentations dans des avant-scènes, et aux courses en voiture à quatre chevaux.

Aussi, jamais il n’avait eu de si pressants, de si impérieux besoins d’argent ; jamais Mme Fauvel n’avait eu à se défendre contre des exigences si exorbitantes et si répétées.

Du reste, il ne se gênait plus pour rançonner odieusement la pauvre femme ; il avait mis de côté toute pudeur.

Il demandait, autrefois, avec mille circonlocutions câlines, sauvant autant que possible les apparences, priant, le plus souvent. Il parlait en maître, maintenant, comme s’il eût réclamé chose due, il exigeait, et à la moindre observation menaçait, avec les façons brutales d’un don Juan de barrières violentant sa victime.

À ce train, les ressources avouables de Mme Fauvel et de sa nièce furent promptement à bout. En un mois, le misérable dissipa leurs économies. Alors, elles eurent recours à tous les expédients honteux des femmes dont les dépenses secrètes sont la ruine d’une maison. Elles réalisèrent sur toutes choses de flétrissantes économies. On fit attendre les fournisseurs, on prit à crédit. Puis elles gonflèrent les factures ou même en inventèrent. Elles se supposaient, l’une et l’autre, des fantaisies si coûteuses, que M. Fauvel leur dit une fois en souriant :

— Vous devenez bien coquettes, mesdames !…

Pauvres femmes ! Il y avait des mois qu’elles ne s’achetaient rien, elles vivaient sur leur splendeur passée, faisant refaire leurs vieilles robes, gémissant sur leur condition qui les obligeait à une certaine représentation.

Plus clairvoyante que sa tante, Madeleine voyait, non sans effroi, approcher le moment où il faudrait répondre : non, et où tout se découvrirait.

Mais elle avait beau juger inutiles et perdus absolument tous les sacrifices actuels, elle se taisait. Une délicatesse que comprendront toutes les belles âmes, lui faisait cacher, sous une apparente sécurité, toutes ses appréhensions. Précisément parce qu’elle se dévouait, elle se défendait une observation qui eût pu ressembler à un blême.

— Raoul sera bien persuadé que nous ne pouvons rien pour lui, disait-elle à sa tante, il s’arrêtera et te reviendra.

Le jour vint, cependant, où Madeleine et sa tante se trouvèrent aussi dénuées de tout l’une que l’autre.

La veille, Mme Fauvel avait eu quelques personnes à dîner, et c’est à grand’peine qu’elle avait pu donner au cuisinier l’argent nécessaire à certains achats qu’il était allé faire à Paris.

Raoul se présenta ce jour-là. Jamais, à ce qu’il prétendit, il ne s’était trouvé dans un embarras si grand ; il lui fallait absolument deux mille francs.

On eut beau lui expliquer la situation, le conjurer d’attendre, il ne voulut rien entendre, il fut terrible, impitoyable.

— Mais je n’ai plus rien, malheureux, répétait madame Fauvel désespérée, plus rien au monde, tu m’as tout pris. Il ne me reste que mes bijoux, les veux-tu ? S’ils peuvent te servir, prends-les.

Si grande que fût l’impudence du jeune bandit, il ne put s’empêcher de rougir.

Il était pris de pitié pour cette femme infortunée, qui avait été si bonne, si indulgente pour lui, qui tant de fois lui avait prodigué ses maternelles caresses. Il plaignait cette malheureuse jeune fille, noble victime d’une situation qui n’était pas son œuvre.

Mais il avait promis, mais il savait qu’une main puissante arrêterait ces pauvres femmes au bord du précipice, mais il voyait la fortune, une grande fortune, au bout de toutes ces infamies, qu’il se promettait d’ailleurs de racheter plus tard.

Il se roidit donc contre son attendrissement, et c’est d’une voix brutale qu’il répondit à sa mère :

— Donne ; j’irai au Mont-de-Piété.

Mme Fauvel lui donna un écrin renfermant une parure de diamants. C’était le présent que lui avait fait son mari le jour où, examinant sa situation, il avait reconnu qu’il possédait plus d’un million.

Et, telle était l’atroce gêne de ces deux femmes qu’entourait un luxe princier, dont dix domestiques attendaient les ordres, dont les chevaux attelés piaffaient dans la cour, qu’elles conjurèrent Raoul de leur apporter quelque chose de ce que lui prêterait le Mont-de-Piété, si peu que ce fût.

Il promit et tint parole.

Mais on lui avait montré une ressource nouvelle, une mine à exploiter ; il en abusa.

Une à une, toutes les parures de Mme Fauvel suivirent les diamants, et, ses bijoux épuisés, ceux de Madeleine partirent.


Un procès récent, qui nous a montré une femme jeune encore et charmante, exploitée, cinq années durant, par un vil scélérat qui s’était emparé de sa correspondance, un procès dont la lecture fait monter le rouge au front, nous a appris jusqu’où peut descendre l’infamie humaine.

Et de telles abominations ne sont pas aussi rares qu’on le peut supposer.

Combien ne vivent que d’un secret volé qu’ils font « suer », depuis le cocher qui arrache périodiquement dix louis à l’imprudente qu’il a conduite à un rendez-vous, jusqu’au gredin ganté de frais qui, ayant surpris une combinaison financière, force les intéressés à acheter son silence.

C’est là ce qu’on nomme le chantage, le plus lâche et le plus odieux des crimes, et que la loi, malheureusement, ne peut que rarement atteindre et punir.

« Le chantage, disait un ancien préfet de police, est une industrie qui fait vivre, à Paris, seulement, un millier d’invidus. Parfois, nous connaissons le « maître chanteur », nous connaissons la victime, et cependant, nous sommes condamnés à l’inaction. Bien plus, s’il nous arrive d’essayer de prendre le gredin en flagrant délit, la victime, dans son effroi de voir son secret divulgué, se tourne contre nous. »

Et c’est vrai, le chantage est une industrie. C’est celle bien souvent de ces drôles odieux, qu’on voit oisifs, qui, sans qu’on leur connaisse un sou de revenu, dépensent beaucoup d’argent, et dont on dit :

— De quoi vivent-ils ?

C’est que les victimes ignorent combien il est aisé de se débarrasser de leurs tyrans. La police, elle aussi, sait lorsqu’il le faut garder les secrets. Une visite rue de Jérusalem, une confidence à un chef de bureau aussi discret qu’un confessionnal, et le tour est fait, sans bruit, sans éclat, sans que rien en transpire. Il y a des traquenards à « maîtres chanteurs[1] ».


Mme Fauvel, pour se défendre des misérables qui s’acharnaient après elle, n’avait que ses prières et ses larmes ; c’était peu.

Seulement, ces révoltantes extorsions amenaient parfois de telles crises, que Raoul ému, bouleversé, était pris, pour lui-même, d’horreur et de dégoût.

— Le cœur me manque, disait-il à son oncle, je suis à bout. Volons à main armée, je le veux bien ; mais égorger deux malheureuses que j’aime, c’est plus fort que moi !

Clameran ne semblait nullement s’étonner de ces répugnances.

— C’est triste, répondait-il, je le sais bien, mais nécessité n’a pas de loi. Allons, un peu d’énergie et de patience, nous touchons au but.

Ils en étaient plus proches que ne le supposait Clameran. Vers la fin du mois de novembre, Mme Fauvel se sentit si bien à la veille d’une catastrophe, que l’idée lui vint de s’adresser au marquis.

Elle ne l’avait pas revu depuis qu’à son retour d’Oloron, il était venu lui annoncer son héritage. Persuadée, à cette époque, qu’il était le mauvais génie de Raoul, elle l’avait assez mal reçu pour lui donner le droit de ne plus se représenter.

Elle hésita avant de parler à sa nièce de ce projet, redoutant une vive opposition.

À sa grande surprise, Madeleine l’approuva.

C’est que le malheur, ce maître merveilleux, avait éveillé et développé le sens divinatoire de Madeleine.

Réfléchissant aux événements passés, comparant et étudiant toutes les circonstances, elle n’était pas fort éloignée de soupçonner que Raoul n’était que l’instrument de son oncle.

Jugeant fort raisonnablement, elle se disait qu’il n’était pas possible que Raoul, un garçon sensé, abusât comme il le faisait, au risque de tout perdre, sans des motifs secrets. Elle en concluait que la persécution était beaucoup plus feinte que réelle.

Sa conviction, à cet égard, était si forte, que s’il ne se fût agi que d’elle seule, elle eût résisté énergiquement, certaine que les menaces d’éclat ne se réaliseraient pas.

Se rappelant, non sans frissonner, certains regards que lui avait adressés Clameran, elle arrivait presque à la vérité. Elle pressentait que toutes ces menées n’avaient qu’un but : forcer sa tante à la jeter dans les bras du marquis.

Résolue au sacrifice, en dépit des répugnances de son esprit et des révoltes de tout son être, elle souhaitait presque qu’il s’accomplît ce sacrifice, tout lui paraissait préférable à l’intolérable existence que lui faisait Raoul.

— Plus tôt tu verras M. de Clameran, dit-elle à sa tante, mieux cela vaudra.

En conséquence, le surlendemain même, Mme Fauvel arrivait à l’hôtel du Louvre, chez le marquis, prévenu à l’avance par un billet.

Il la reçut avec une politesse froide et étudiée, en homme qui a été méconnu et qui, affligé et blessé, se tient sur la réserve.

Il parut indigné de la conduite de son neveu, et même, à un moment, il laissa échapper un juron, disant qu’il aurait raison de ce drôle.

Mais quand Mme Fauvel lui eut appris que s’il s’adressait sans cesse à elle, c’est qu’il ne voulait rien lui demander à lui, Clameran semblait confondu.

— Ah ! s’écria-t-il, c’est trop d’audace, aussi ! Le misérable ! Je lui ai, depuis quatre mois, remis plus de vingt mille francs, et si j’ai consenti à les lui donner, c’est que sans cesse il me menaçait de recourir à vous.

Et voyant sur la figure de Mme Fauvel une surprise qui ressemblait à un doute, Louis se leva, ouvrit son secrétaire et en sortit des reçus de Raoul qu’il montra. Le total de ces reçus s’élevait à 23,500 francs.

Mme Fauvel était anéantie.

— Il a eu de moi près de quarante mille francs, dit-elle, c’est donc soixante mille francs au moins qu’il a dépensés depuis quatre mois.

— Ce serait incroyable, répondit Clameran, s’il n’était amoureux, à ce qu’il dit.

— Mon Dieu ! que font donc ces créatures de tout l’argent qu’on dépense pour elles ?…

— Voilà ce qu’on n’a jamais pu savoir…

Il paraissait très-sincèrement plaindre Mme Fauvel ; il lui promit que, ce soir même, il verrait Raoul, qu’il saurait bien ramener à des sentiments meilleurs. Puis, après de longues protestations, il finit par mettre sa fortune entière à sa disposition.

Mme Fauvel refusa ses offres, mais elle en fut touchée, et en rentrant elle disait à sa nièce :

— Peut-être nous sommes-nous trompées, peut-être n’est-ce pas un mauvais homme…

Madeleine hocha tristement la tête. Ce qui arrivait, elle l’avait prévu ; le beau désintéressement du marquis, c’était la confirmation de ses pressentiments.

Raoul, lui, était allé chez son oncle, chercher des nouvelles. Il le trouva radieux.

— Tout marche à souhait, mon neveu, lui dit Clameran ; tes reçus ont fait merveille. Ah ! tu es un solide partenaire et je te dois les plus chaudes félicitations. Quarante mille francs en quatre mois ?

— Oui, répondit négligemment Raoul, c’est à peu près ce que m’a prêté le Mont-de-Piété.

— Peste ! tu dois avoir de belles économies, car la demoiselle des Délassements n’est, je l’imagine, qu’un prétexte ?

— Ceci, cher oncle, est mon affaire. Souviens-toi de nos conventions. Ce que je puis te dire, c’est que madame Fauvel et Madeleine ont fait argent de tout ; elles n’ont plus rien, et moi j’ai assez de mon rôle.

— Aussi ton rôle est-il fini. Je te défends désormais de demander un centime.

— Où en sommes-nous donc ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a, mon neveu, que la mine est assez chargée, et que je n’attends plus qu’une occasion pour y mettre le feu.

Cette occasion, qu’attendait avec une fiévreuse impatience Louis de Clameran, son rival, Prosper Bertomy, devait, pensait-il, la lui fournir.

Il aimait trop Madeleine pour ne pas être jaloux jusqu’à la rage de l’homme que, librement, elle avait choisi, pour ne pas le haïr de toute la force de sa passion.

Il ne tenait qu’à lui, il le savait, d’épouser Madeleine ; mais comment ? Grâce à d’indignes violences, en lui tenant le couteau sur la gorge. Il se sentait devenir fou à l’idée qu’il la posséderait, que son corps serait à lui, mais que sa pensée, échappant à sa puissance, s’envolerait vers Prosper.

Aussi s’était-il juré qu’avant de se marier il précipiterait le caissier dans quelque cloaque d’infamie, d’où il lui serait impossible de sortir. Il avait songé à le tuer, il aimait mieux le déshonorer.

Jadis il s’était imaginé qu’il lui serait aisé de perdre l’infortuné jeune homme ; il supposait que lui-même en fournirait les moyens. Il s’était trompé.

Prosper menait, il est vrai, une de ces existences folles qui conduisent le plus souvent à une catastrophe finale, mais il mettait un certain ordre à son désordre. Si sa situation était mauvaise, périlleuse, s’il était dévoré de besoins, harcelé par les créanciers, réduit aux expédients, il était impossible de s’en apercevoir, tant ses précautions étaient bien prises.

Toutes les tentatives faites pour hâter sa ruine avaient échoué, et c’est vainement que Raoul, les mains pleines d’or, jouant le rôle du tentateur, avait essayé de préparer sa chute.

Il jouait gros jeu, mais il jouait sans passion, presque sans goût, et jamais l’exaltation du gain ni le dépit de la perte ne lui faisaient perdre son sang-froid.

Sa maîtresse, Nina Gypsy, était dépensière, extravagante, mais elle lui était dévouée et ses fantaisies ne dépassaient pas certaines limites.

En bien examinant sa conduite, elle était celle d’un homme désolé qui s’efforce de s’étourdir, mais qui cependant n’a pas abdiqué toute espérance, et qui cherche surtout à gagner du temps.

Intime ami de Prosper, son confident, Raoul avait, d’un œil sagace, jugé la situation et pénétré les sentiments secrets du caissier.

— Ne compte pas sur une folie de ce garçon, avait dit Raoul à son oncle, ses déceptions amoureuses ont laissé sa tête plus froide que celle d’un usurier. Ce qu’il voit dans l’avenir, nul ne le sait. Peut-être, arrivé au bout de son rouleau, se brûlera-t-il la cervelle ; ce qui est sûr, c’est que jamais il ne se résoudra à une action basse ou même indélicate ; jamais il ne touchera à la caisse confiée à son honneur.

— Il faudrait le pousser plus vivement, répondait Clameran, l’entourer, lui prêter de l’argent, caresser sa vanité, semer des caprices dans la cervelle de Mme Gypsy.

Raoul secouait la tête, en homme convaincu de l’inanité de ses efforts.

— Tu ne connais pas Prosper, mon oncle. On ne galvanise pas un mort. Madeleine l’a tué, le jour où elle l’a exilé. Tout lui est indifférent, il ne prend intérêt à rien.

— Nous attendrons.

Ils attendaient en effet, et à la grande surprise de Mme Fauvel, Raoul redevint, pour elle, ce qu’il avait été en l’absence de Clameran. À sa veine de prodigalité, une veine de parcimonie succédait ; il avait entièrement rompu avec les Délassements. Même, sous prétexte d’économie, il ne voulut pas quitter sa maison du Vésinet, si désagréable pendant l’hiver. Il voulait, prétendait-il, expier ses erreurs dans cette solitude. La vérité est qu’en continuant d’y demeurer il assurait sa liberté et se mettait à l’abri des visites de sa mère.

C’est vers cette époque, à peu près, que Mme Fauvel, toute réjouie de ce changement, conçut le projet de placer Raoul dans les bureaux de son mari.

M. Fauvel adopta cette idée. Il avait ouï parler des dissipations de Raoul, et, à plusieurs reprises, il lui avait prêté d’assez fortes sommes. Persuadé qu’un jeune homme sans occupations ne peut faire que des sottises, il lui offrit un pupitre au bureau de la correspondance, avec des appointements de 500 francs par mois.

Cette proposition enchanta Raoul, cependant, sur l’ordre formel de Clameran, il refusa net, disant, qu’il ne se sentait pour les opérations de banque aucune vocation.

Ce refus indisposa si fort le banquier, qu’il adressa à Raoul quelques reproches passablement amers, le prévenant qu’il n’eut plus à compter sur lui désormais, et Raoul saisit ce prétexte pour cesser ostensiblement ses visites.

S’il voyait encore sa mère, c’était dans l’après-midi, ou le soir, lorsqu’il était sûr que M. Fauvel était sorti, et il ne venait que tout juste assez souvent pour se tenir au courant des affaires de la maison.

Ce repos subit après tant et de si cruelles agitations paraissait sinistre à Madeleine. Plus que jamais elle était certaine qu’il fallait attribuer à un plan mûrement réfléchi toutes ces variations. Elle comprenait que ce calme, menaçant comme celui qui précède l’orage, était le précurseur de quelque dernier et terrible assaut. Elle ne disait rien à sa tante de ses pressentiments, mais elle était préparée à tout.

— Que font-ils ? disait parfois Mme Fauvel ; renonceraient-ils enfin à nous persécuter ?

— Oui, murmurait Madeleine, que font-ils ?

Si Louis ni Raoul ne donnaient signe de vie ; c’est qu’ils se tenaient immobiles comme le chasseur à l’affût, qui craint d’éveiller les défiances de ses victimes. Ils guettaient le hasard.

Attaché aux pas de Prosper, Raoul avait épuisé toutes les ressources de son esprit pour le compromettre, pour l’attirer dans quelque embûche où resterait son honneur. Mais, ainsi qu’il l’avait prévu, l’indifférence du caissier offrait peu de prise.

Clameran commençait à s’impatienter et cherchait déjà quelque moyen plus expéditif, quand une nuit, sur les trois heures, il fut éveillé par Raoul.

Il comprit qu’une circonstance d’une gravité exceptionnelle pouvait seule amener son neveu chez lui à pareille heure.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il tout inquiet.

— Peut-être rien, peut-être tout. Je quitte Prosper à l’instant.

— Eh bien !

— Je l’avais emmené dîner, ainsi que Mme Gypsy, avec trois de mes amis. Après dîner, j’ai organisé un petit bac tournant assez corsé, mais impossible de lancer Prosper, bien qu’il fût gris.

Louis désappointé eut un mouvement de dépit.

— Tu es gris toi-même, fit-il, puisque tu viens me réveiller au milieu de la nuit pour me conter de pareilles billevesées.

— Attends, il y a autre chose.

— Morbleu ! parle, alors !

— Après avoir bien joué, nous sommes allés souper, et Prosper, de plus en plus ivre, a laissé échapper le mot sur lequel il ferme sa caisse.

À cette assurance, Clameran ne put retenir un cri de triomphe.

— Quel est ce mot ? demanda-t-il.

— Le nom de sa maîtresse.

— Gypsy !… C’est bien cela, en effet, cinq lettres…

Il était si ému, si agité, qu’il sauta à bas de son lit, passa une robe de chambre et se mit à arpenter l’appartement.

— Nous le tenons ! disait-il avec l’expression délirante de la haine satisfaite, il est donc à nous ! Ah ! il ne voulait pas toucher à sa caisse, ce caissier vertueux, nous y toucherons pour lui, et il n’en sera ni plus ni moins déshonoré. Nous avons le mot, tu sais où est la clé, tu me l’as dit…

— Quand M. Fauvel sort, il laisse presque toujours la sienne dans un des tiroirs du secrétaire de sa chambre.

— Eh bien ! tu iras chez Mme Fauvel, tu lui demanderas cette clé ; elle te la remettra ou tu la lui prendras de force, peu importe ; quand tu l’auras, tu ouvriras la caisse, tu prendras tout ce qu’elle contient… Ah ! maître Prosper, il vous en coûtera cher d’être aimé de la femme que j’aime.

Pendant plus de cinq minutes, Clameran, absolument hors de lui, divagua, mêlant si étrangement sa haine contre Prosper, son amour pour Madeleine, que Raoul se demandait sérieusement s’il ne devenait pas fou.

Il pensa qu’il était de son devoir de le calmer.

— Avant de chanter victoire, commença-t-il, examinons les difficultés.

— Je n’en vois pas.

— Prosper peut changer son mot dès demain.

— C’est vrai, mais c’est peu probable ; il ne se rappellera pas qu’il l’a dit ; d’ailleurs, nous allons nous hâter.

— Ce n’est pas tout. Par suite des ordres les plus positifs de M. Fauvel, il ne reste jamais en caisse, le soir, que des sommes insignifiantes.

— Il y en aura une très-forte le soir où je le voudrai.

— Tu dis ?

— Je dis que j’ai cent mille écus chez M. Fauvel, et que si j’en demande le remboursement pour un de ces jours, de très-bonne heure, à l’ouverture des bureaux ; ils passeront la nuit dans la caisse.

— Quelle idée ! s’écria Raoul stupéfait.

C’était une idée, en effet, et les deux complices passèrent de longues heures à l’examiner, à la creuser, à en étudier le fort et le faible.

Raoul craignait, de la part de Mme Fauvel, une résistance invincible. Vaincue, n’irait-elle pas tout avouer, plutôt que de laisser assassiner moralement un innocent.

Mais cela, Louis ne le redoutait pas.

— Le sacrifice, répondit-il, appelle le sacrifice, elle a trop fait pour ne pas se résigner à tout. Elle nous a abandonné Madeleine, sa fille adoptive, elle nous abandonnera un garçon qui n’est, après tout, qu’un étranger pour elle.

— Soit ; mais aux yeux de Madeleine Prosper ne sera pas déshonoré ; par conséquent…

— Tu n’es qu’un enfant, mon neveu !…

Désormais le plan était complet, facilement réalisable.

— Si c’est bien le vrai mot qu’a dit Prosper, murmura Raoul, il est perdu !…

Il ne restait plus aux deux complices qu’à arrêter leurs dispositions dernières et à fixer le jour de leur abominable tentative.

Après mûres réflexions, après avoir minutieusement calculée toutes les chances bonnes ou mauvaises, ils arrêtèrent que le crime serait commis dans la soirée du lundi 7 février.

S’ils choisissaient ce soir-là, c’est que Raoul savait que M. Fauvel devait dîner chez un financier de ses amis et que Madeleine était invitée à une réunion de jeunes filles.

À moins d’un contre-temps, Raoul, en se présentant à l’hôtel Fauvel sur les huit heures et demie, devait trouver sa mère seule.

Aujourd’hui même, conclut Clameran, je vais demander à M. Fauvel de tenir mes fonds prêts pour mardi.

— Le délai est bien court, mon oncle, objecta Raoul, vous avez des conventions, tu dois prévenir en cas de retrait de ton argent.

— C’est vrai ; mais notre banquier est orgueilleux, je me dirai pressé et il s’exécutera, dût-il pour cela se gêner. Ce sera à toi, ensuite, de demander à Prosper, comme un service personnel, de tenir la somme prête à l’ouverture des bureaux.

Raoul, une fois encore, examinait la situation, cherchant s’il ne découvrirait pas ce grain de sable qui devient montagne au dernier moment.

— Je reçois Prosper et Gypsy ce soir, au Vésinet, répondit-il enfin ; mais je ne puis rien lui demander sans connaître la réponse du banquier. Dès que tu l’auras, expédie-moi ton domestique Manuel avec un mot.

— Je ne t’enverrai pas Manuel, répondit Louis, par la raison qu’il m’a quitté, mais tu auras un commissionnaire.

Louis disait vrai. S’il avait insisté pour garder Manuel à son service, c’est qu’en homme prudent il tenait essentiellement à ne pas laisser à Oloron un ancien domestique de Gaston connaissant sa vie, qui aurait pu jaser et laisser peut-être échapper quelque propos compromettant.

Il l’avait dépaysé. Puis, gêné par la loyauté de ce serviteur, qui avait partagé les périls et la fortune du plus honnête des maîtres, il lui avait tout doucement donné l’idée d’aller finir ses jours en paix dans son pays.

De telle sorte que, la veille, Manuel était parti pour Arenys-de-Mar, un petit port de la Catalogne, où il était né, et Louis de Clameran cherchait un domestique.

C’est en se disant : « À demain » et, « bon espoir, » que Louis et Raoul se quittèrent après avoir déjeuné ensemble.

Clameran était si joyeux qu’il oubliait l’abîme de boue qui le séparait du succès. Raoul, plus calme, était cependant résolu. L’abominable action qu’il allait commettre l’enrichissait et le délivrait d’une domination exécrée. Il ne pensait qu’à sa liberté, de même que Louis ne songeait qu’à Madeleine.

Tout alla d’ailleurs au gré des deux misérables. Le banquier ne daignant pas rappeler les conventions, consentit au remboursement pour l’époque indiquée. Prosper promit que l’argent serait prêt dès le matin.

La certitude du triomphe rendait Louis comme fou. Il comptait les heures, il comptait les minutes.

— Ceci terminé, disait-il à Raoul, je deviens le plus honnête des hommes. J’afficherai, morbleu ! une telle délicatesse qu’il sera bien hardi celui qui osera me soupçonner d’en avoir jamais manqué.

Tout au contraire de son oncle, Raoul était de plus en plus triste. La réflexion lui montrait dans toute sa hideur l’acte atroce.

Raoul était un bandit déterminé, audacieux, terrible quand il s’agissait d’assouvir ses convoitises ; il pouvait voler au jeu avec des yeux riants, frapper son ennemi d’un coup de couteau et dormir après, mais il était jeune.

Il était jeune, c’est-à-dire que le vice ne l’avait pas encore carié jusqu’aux moelles, les corruptions ne s’étaient pas assez amoncelées en son âme pour y étouffer les dernières racines des sentiments généreux.

Le temps où il avait de saines croyances, de nobles fiertés, n’était pas assez éloigné pour qu’il ne lui en restât pas quelque chose.

Animé encore des vaillances de la vingtième année, il ne pouvait s’empêcher de mépriser les lâches, et cette trame ténébreuse, cette lente agonie de deux pauvres femmes sans défense, lui faisaient horreur. Son cœur se soulevait de dégoût en préparant ce rôle de traître, égorgeant sa mère entre deux baisers.

Révolté de la froide et calculante scélératesse de Louis, il eût souhaité, pour se relever à ses propres yeux et s’animer à la tâche, l’excuse du péril bravé.

Mais non, il ne courait nuls risques, il le savait bien, pas même celui du bagne. Il était certain que M. Fauvel, s’il venait à tout apprendre, ferait l’impossible pour cacher cette déshonorante histoire.

Puis, chose étrange, dont il s’étonnait lui-même, qu’il se gardait bien d’avouer à Clameran, il avait été sensibles aux caresses de Mme Fauvel, et il se sentait attiré vers elle par une sincère affection. Il avait été heureux au Vésinet, lorsque son complice, son maître plutôt, était à Oloron. Il eût aimé à devenir honnête, sans peines et sans efforts, ne comprenant pas un crime quand on a de quoi bien vivre, largement. Il en voulait mortellement à Clameran, qui, pour la satisfaction d’une passion égoïste, abusait de son pouvoir, et certainement il l’eût trahi, s’il eût su comment le trahir sans se perdre à coup sûr.

C’est dire que sa résolution, si ferme d’abord, allait faiblissant d’heure en heure, à mesure qu’approchait l’instant décisif.

Et cependant, Louis ne le quittait pas, Louis faisait miroiter à ses yeux les splendeurs d’un avenir de luxe, de plaisir, de vanités satisfaites. Clameran l’entourait, l’obsédait, l’étourdissait, lui remontait le moral, où, pour parler son style, il le chauffait.

Il avait préparé toute la scène entre Mme Fauvel, et il la faisait répéter à son complice avec autant de sang-froid que s’il se fût agi d’une fiction théâtrale, s’efforçant, disait-il, de le bien pénétrer de l’esprit du rôle qu’il devait jouer, rôle très-propre, selon lui, à sauver ce que la situation avait de révoltant et de trop odieusement brutal.

Mais si fort que criât Louis, si haut qu’il fît sonner ce chiffre éblouissant : 500,000 fr. !!! la conscience de Raoul parlait plus haut et plus fort.

Si bien que le lundi soir, vers les six heures, Raoul était sans forces et sans courage, et qu’il se demandait si, même le voulant, il pourrait obéir.

— Aurais-tu peur ? interrogea Clameran, qui avait suivi avec anxiété toutes ses luttes intérieures.

— Oui, répondit Raoul, oui, je n’ai pas ta volonté féroce, et j’ai peur.

— Comment, toi, mon élève, mon ami ! Ce n’est pas possible. Allons, morbleu ! de l’énergie, un dernier coup d’aviron et nous sommes au port. C’est purement nerveux ce que tu ressens ; allons dîner, un verre de bourgogne te remettra.

Ils étaient alors sur le boulevard ; ils entrèrent dans un restaurant en renom où ils venaient souvent, et s’installèrent dans un cabinet particulier.

Mais c’est en vain que Louis se mit en frais de gaîté, il ne put dérider son compagnon.

Raoul restait sombre et pâle pendant que l’autre s’égayait sur ses répugnances, lorsqu’il ne s’agissait, en définitive, que d’une « pilule amère » à avaler.

Dompté par le sentiment de la nécessité où il se trouvait d’obéir quand même, Raoul essaya de se griser et il but, coup sur coup, deux bouteilles. Mais l’ivresse appelée trompa son espoir, le vin le trahit ; il ne trouvait au fond du verre que colère et dégoût.

Huit heures sonnèrent à la pendule du cabinet.

— Il est temps, prononça Louis.

Raoul devint livide, ses dents claquèrent. Il voulut se dresser, il ne le put ; ses jambes, plus flasques que du coton, refusaient de le porter.

— Ah ! je ne peux pas ! fit-il avec un accent de douleur et de rage.

Un éclair, brilla dans les yeux de Clameran. Toutes ses combinaisons allaient-elles donc manquer misérablement ! Mais il domina sa colère, comprenant que le moindre éclat pouvait tout perdre. Il tira violemment le cordon de la sonnette. Un garçon parut.

— Une bouteille, de porto, demanda-t-il, et une bouteille de rhum.

Le garçon ayant servi, Louis emplit un grand verre des deux liqueurs mélangées et le présenta à Raoul.

— Bois ! dit-il.

D’un trait, Raoul vida le verre, et une fugitive rougeur colora ses joues pâles. Il se leva, et frappant du poing sur la table, il s’écria :

— Marchons.

Mais il n’avait pas fait cinquante pas sur le boulevard, que l’énergie factice de l’alcool l’abandonna.

Il allait au bras de Clameran, chancelant comme un ivrogne, plus affaissé que le condamné qui marche au supplice.

— Pourvu qu’il entre ! pensait Louis, qui connaissait Raoul pour l’avoir étudié comme l’intérêt sait le faire ; une fois entré, son rôle le portera et l’entraînera, et tout ira bien.

Et tout en marchant, il disait :

— Souviens-toi bien de ce dont nous sommes convenus, soigne ton entrée, tout est là ! As-tu ton pistolet dans ta poche ?

— Oui, oui, laisse-moi…

Bien en prit à Clameran d’avoir accompagné Raoul, car en arrivant devant la porte de M. Fauvel, il fut pris d’une nouvelle défaillance.

— Une pauvre femme !… s’écria-t-il, un malheureux garçon dont hier encore je serrais la main, perdus, égorgés !… Ah ! c’est lâche, c’est trop lâche.

— Allons ! fit Clameran d’un ton de mépris, je m’étais trompé sur ton compte, quand on n’a pas plus d’estomac, on devrait bien rester honnête !

Mais Raoul venait enfin de triompher de tous ses instincts révoltés. Il courut à la porte et sonna. On ouvrit.

— Ma tante est là ? demanda-t-il à un valet de pied.

— Madame est seule dans le petit salon près de sa chambre, répondit le domestique.

Raoul monta.

  1. Voir les Esclaves de Paris.