Le Dossier n° 113/Chapitre 21

E. Dentu (p. 415-429).


XXI


Pendant plus d’une heure après le départ de Raoul, Mme Fauvel était restée plongée dans cet état d’engourdissement voisin de l’insensibilité absolue qui suit également les grandes crises morales et les violentes douleurs physiques.

Peu à peu cependant elle revint au sentiment de la situation présente, et avec la faculté de penser la faculté de souffrir lui revenait.

Les affreuses violences qu’elle venait de subir se représentaient à son esprit avec une intensité extraordinaire, et les moindres circonstances, celles même qui sur le moment avaient passé inaperçues, la frappaient vivement.

Elle comprenait maintenant qu’elle avait été dupe d’une odieuse comédie, Raoul l’avait torturée de sang-froid, avec préméditation, se faisant un jeu de ses souffrances, spéculant sur sa tendresse.

Mais Prosper avait-il, oui ou non, secondé le vol dont Raoul venait de la rendre complice.

Pour Mme Fauvel, tout était là.

Ah ! Raoul, le misérable, avait frappé juste. Après avoir repoussé l’idée de la complicité du caissier, elle la reprenait et s’y arrêtait. Qui donc, sinon lui, pouvait avoir livré le mot et placé une somme considérable dans nne caisse qui, d’après les ordres formels du patron, devait être vide.

Ce qu’elle avait su de la conduite de Prosper rendait vraisemblable l’assertion de Raoul, et, toujours aveuglée, elle aimait à attribuer à un autre qu’à son fils la première idée du crime.

On lui avait dit que Prosper aimait une de ces créatures qui fondent les patrimoines au feu de caprices étranges et pervertissent les meilleures natures. Dès lors, elle pouvait le supposer capable de tout.

Ne savait-elle pas, par expérience, où peut conduire une imprudence !…

Pourtant, elle excusait Prosper coupable, et elle s’avouait que sur elle retombait toute responsabilité.

Qui donc avait éloigné Prosper d’une maison qu’il devait considérer comme la sienne ? Qui avait brisé le fragile édifice de ses espérances et rompu ses chastes amours ? Qui l’avait précipité dans une vie de désordres où peut-être il cherchait l’oubli ?

Réfléchissant, elle ne savait quel parti prendre, se demandant si elle devait, ou non, se confier à Madeleine.

Fatalement inspirée, elle décida que le crime de Raoul resterait son secret. Comme toujours, et bien qu’elle dût tous ses malheurs aux perpétuelles fluctuations de sa volonté, aux intermittences de son énergie, elle transigea avec ce qu’elle comprenait être un impérieux devoir, s’en remettant pour une solution au temps, qui jusqu’alors l’avait trahie.

Lors donc que sur les onze heures Madeleine revint de soirée, elle ne lui dit rien et même parvint à dissimuler toute trace de souffrance, assez habilement pour éviter les questions.

Son calme ne se démentit pas lorsque rentrèrent M. Fauvel et Lucien.

Et pourtant elle venait d’être saisie de transes affreuses. L’idée pouvait venir au banquier de descendre dans ses bureaux, de vérifier la caisse ; cela lui était arrivé bien rarement, mais enfin cela lui était arrivé.

Comme par un fait exprès, le banquier, ce soir-là, ne parla que de Prosper, du chagrin qu’il éprouvait de le voir se déranger, des inquiétudes qu’il en ressentait et enfin des raisons qui, selon lui, l’éloignaient de la maison.

Par bonheur, pendant qu’il traitait fort mal son caissier, M. Fauvel ne regarda ni sa femme ni sa nièce. Il eût été bien intrigué de leur singulière contenance.

Cette nuit, pour Mme Fauvel, devait être et fut un long et intolérable supplice.

— Dans six heures, se disait-elle, dans trois heures, dans une heure, tout sera découvert. Qu’arrivera-t-il ?

Le jour vint, la maison s’éveilla ; elle entendit aller et venir les domestiques. Puis, le bruit des bureaux qu’on ouvrait, des employés qui arrivaient, monta jusqu’à elle.

Mais quand elle voulut se lever, elle ne le put. Une invincible faiblesse et d’atroces douleurs la rejetèrent sur ses oreillers. Et c’est là, grelottant, et cependant baignée des sueurs de l’angoisse, qu’elle attendit le résultat.

Elle attendait, penchée sur le bord de son lit, l’oreille au guet, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit. Madeleine, qui venait de la quitter, reparut.

L’infortunée était plus pâle qu’une morte, ses yeux avaient l’éclat du délire, elle frissonnait comme les feuilles du tremble au vent de l’orage.

Mme Fauvel comprit que le crime était découvert.

— Tu sais ce qui arrive, n’est-ce pas, ma tante ? dit Madeleine d’une voix stridente. On accuse Prosper d’un vol ; le commissaire est là qui va le conduire en prison.

Un gémissement fut la seule réponse de Mme Fauvel.

— Je reconnais là, poursuivait la jeune fille, la main de Raoul ou du marquis…

— Quoi ! comment expliquer ?…

— Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que Prosper est innocent. Je viens de le voir, de lui parler. Coupable, il n’eût pas osé lever les yeux sur moi.

Mme Fauvel ouvrait la bouche pour tout avouer : elle n’osa.

— Que veulent donc de nous ces monstres, disait Madeleine, quels sacrifices exigeront-ils ? Déshonorer Prosper !… Mieux valait l’assassiner… je me serais tue.

L’entrée de M. Fauvel interrompit Madeleine. La fureur du banquier était telle qu’à peine il pouvait parler.

— Le misérable ! balbutiait-il, oser m’accuser, moi !… Laisser entendre que je me suis volé… Et ce marquis de Clameran, qui semble suspecter ma bonne foi.

Alors, sans prendre attention aux impressions des deux femmes, il raconta tout ce qui s’était passé.

— Je pressentais cela hier soir, conclut-il ; voilà où mène l’inconduite.

Ce jour-là, le dévoûment de Madeleine pour sa tante fut mis à une rude épreuve.

La généreuse fille vit traîner dans la boue l’homme qu’elle aimait ; elle croyait à son innocence comme à la sienne même : elle pensait connaître ceux qui avaient ourdi le complot dont il était victime, et elle n’ouvrit pas la bouche pour le défendre.

Cependant Mme Fauvel devinait les soupçons de sa nièce ; elle comprit que la maladie était un indice, et bien que mourante, elle eut le courage de se lever pour le déjeuner.

Ce fut un triste repas. Personne ne mangea. Les domestiques marchaient sur la pointe du pied et parlaient bas, comme dans les maisons où il est arrivé un grand malheur.

Sur les deux heures, M. Fauvel était renfermé dans son cabinet, quand un garçon de recette vint le prévenir que le marquis de Clameran demandait à lui parler.

— Quoi ! s’écria le banquier, il ose…

Mais il réfléchit et ajouta :

— Qu’on le prie de monter.

Ce nom seul de Clameran avait suffi pour réveiller les colères mal apaisées de M. Fauvel. Victime d’un vol le matin, sa caisse se trouvant vide en face d’un remboursement, il avait pu imposer silence à son ressentiment ; à cette heure, il se promettait bien, il se réjouissait de prendre sa revanche.

Mais le marquis ne voulait pas monter. Bientôt le garçon de recette reparut, annonçant que cet importun visiteur tenait, pour des raisons majeures, à parler à M. Fauvel dans ses bureaux.

— Qu’est-ce que cette exigence nouvelle ? s’écria le banquier.

Et aussi irrité que possible, ne voyant nul motif de se contenir, il descendit.

M. de Clameran attendait, debout, dans la première pièce, celle qui précède la caisse. M. Fauvel alla droit à lui :

— Que désirez-vous encore, monsieur ? demanda-t-il brutalement ; on vous a payé, n’est-ce pas ? j’ai votre reçu.

À la grande surprise de tous les employés et du banquier lui-même, le marquis ne sembla ni ému ni choqué de l’apostrophe.

— Vous êtes dur pour moi, monsieur, répondit-il, d’un ton de déférence étudiée, sans humilité cependant, mais je l’ai mérité. C’est même pour cela que je suis venu. Un galant homme souffre toujours quand il s’est mis dans son tort, c’est mon cas, monsieur, et je suis heureux que mon passé me permette de l’avouer hautement sans risquer d’être taxé de faiblesse. Si j’ai insisté pour vous parler ici et non dans votre cabinet, c’est qu’ayant été parfaitement inconvenant devant vos employés c’est devant eux que je vous prie d’agréer mes excuses.

La conduite de Clameran était si inattendue, elle contrastait tellement avec ses hauteurs accoutumées que c’est à peine si le banquier trouva au service de son étonnement quelques paroles banales.

— Oui, en effet, je l’avoue, vos insinuations, certains doutes…

— Ce matin, poursuivit le marquis, j’ai eu un moment d’excessif dépit dont je n’ai pas été le maître. Mes cheveux grisonnent, c’est vrai, mais quand je suis en colère je suis violent et inconsidéré comme à vingt ans. Mes paroles, croyez-le, ont trahi ma pensée intime, et je les regrette amèrement.

M. Fauvel, très-emporté lui-même et excellent en même temps, devait mieux que tout autre apprécier la conduite de Clameran et en être touché. D’ailleurs une longue vie de scrupuleuse probité ne saurait être atteinte par un propos inconsidéré. Devant des explications si loyalement données, sa rancune ne tint pas.

Il tendit la main à Clameran en disant :

— Que tout soit oublié, monsieur.

Ils s’entretinrent amicalement quelques minutes, Clameran expliqua pourquoi il avait eu un si pressant besoin de ses fonds, et, en se retirant, il annonça qu’il allait faire demander à Mme Fauvel la permission de lui présenter ses hommages.

— Ce sera peut-être indiscret, fit-il avec une nuance visible d’hésitation, après le chagrin qu’elle a dû éprouver ce matin.

— Oh ! il n’y a pas d’hésitation, répondit le banquier, je crois même que causer un peu la distraira, et moi, je suis forcé de sortir pour cette funeste affaire.

Mme Fauvel était alors dans le petit salon où, la veille, Raoul l’avait menacée de se tuer. De plus en plus souffrante, elle était à demi couchée sur un canapé, et Madeleine était près d’elle.

Lorsque le domestique annonça M. Louis de Clameran, elles se dressèrent toutes deux épouvantées comme par une effroyable apparition.

Lui avait eu le temps, en montant l’escalier, de composer son visage. Presque gai en quittant le banquier, il était maintenant grave et triste.

— Il salua ; on lui montra un fauteuil, mais il refusa de s’asseoir.

— Vous m’excuserez, mesdames, commença-t-il, d’oser troubler votre affliction, mais j’ai un devoir à remplir.

Les deux femmes se taisaient, elles paraissaient attendre une explication, alors il ajouta en baissant la voix :

— Je sais tout !

D’un geste, Mme Fauvel essaya de l’interrompre. Elle comprenait qu’il allait révéler le secret caché à sa nièce.

Mais Louis ne voulut pas voir ce geste. Il ne semblait s’occuper que de Madeleine, qui lui dit :

— Expliquez-vous, monsieur.

— Il n’y a qu’une heure, répondit-il, que je sais comment, hier soir, Raoul, recourant aux plus infâmes violences, s’est fait livrer par sa mère la clé de la caisse et a volé trois cent cinquante mille francs.

La colère et la honte empourprèrent à ces mots les joues de Madeleine.

Elle se pencha sur sa tante : et lui saisissant les poignets qu’elle secoua :

— Est-ce vrai, cela ? demanda-t-elle d’une voix sourde, est-ce vrai ?

— Hélas ! gémit Mme Fauvel anéantie.

Madeleine se releva confondue de tant d’indigne faiblesse.

— Et tu as laissé accuser Prosper, s’écria-t-elle, tu le laisses déshonorer, il est en prison !

— Pardon !… murmura Mme Fauvel, j’ai eu peur, il voulait se tuer ; puis, tu ne sais pas… Prosper et lui étaient d’accord.

— Oh ! s’écria Madeleine, révoltée, on t’a dit cela et tu as pu le croire !…

Clameran jugea le moment d’intervenir.

— Malheureusement, dit-il d’un air navré, madame votre tante ne calomnie pas M. Bertomy.

— Des preuves ! monsieur ! des preuves !

— Nous avons l’aveu de Raoul.

— Raoul est un misérable !

— Je ne le sais que trop, mais enfin qui a révélé le mot ? qui a laissé l’argent en caisse ? M. Bertomy, incontestablement.

Ces objections ne parurent nullement toucher Madeleine.

— Et maintenant, dit-elle sans prendre la peine de cacher un mépris qui allait jusqu’au dégoût, savez-vous ce qu’est devenu l’argent ?

Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette question. Soulignée d’un regard écrasant, elle signifiait :

— Vous avez été l’instigateur du vol, et vous êtes le recéleur.

Cette sanglante injure d’une jeune fille qu’il aimait à ce point que lui, le bandit si prudent, il risquait pour elle les produits de ses crimes, atteignit si bien Clameran, qu’il devint livide. Mais son thème était trop nettement arrêté pour qu’il pût être déconcerté.

— Un jour viendra, mademoiselle, reprit-il, ou vous regretterez de m’avoir traité si cruellement. La signification exacte de votre question, je l’ai comprise, oh ! ne prenez pas la peine de nier…

— Mais je ne nie rien, monsieur.

— Madeleine ! murmura Mme Fauvel, qui tremblait, en voyant attiser ainsi les passions mauvaises de l’homme qui tenait sa destinée entre ses mains ; Madeleine, pitié !…

— Oui, fit tristement Clameran, mademoiselle est impitoyable ; elle punit cruellement un homme d’honneur, dont le seul tort est d’avoir obéi aux dernières volontés d’un frère mourant. Et si je suis ici, cependant, c’est que je suis de ceux qui croient à la solidarité de tous les membres d’une famille.

Il sortit lentement des poches de côté de son paletot plusieurs liasses de billets de banque et les déposa sur la cheminée.

— Raoul, prononca-t-il, a volé 350,000 francs, voici cette somme. C’est plus de la moitié de ma fortune. De grand cœur je donnerais ce qu’il me reste pour être sûr que ce crime sera le dernier.

Trop inexpérimentée pour pénétrer le plan si audacieux et si simple de Clameran, Madeleine restait interdite ; toutes ses prévisions étaient déroutées.

Mme Fauvel, au contraire, accepta cette restitution comme le salut.

— Merci, monsieur, dit-elle en prenant les mains de Clameran ; merci, vous êtes bon.

Un rayon de la joie qu’il ressentit éclaira les yeux de Louis. Mais il triomphait trop tôt. Une minute de réflexion, avait rendu à Madeleine toute sa défiance. Elle trouvait ce désintéressement trop beau pour un homme qu’elle estimait incapable d’un sentiment généreux et l’idée lui vint qu’il devait cacher un piége.

— Que ferons-nous de cet argent ? demanda-t-elle.

— Vous le rendrez à M. Fauvel, mademoiselle.

— Nous, monsieur, et comment ? Restituer, c’est dénoncer Raoul, c’est-à-dire perdre ma tante. Reprenez votre argent, monsieur.

Clameran était bien trop fin pour insister, il obéit et sembla disposé à se retirer.

— Je comprends votre refus, dit-il ; à moi de trouver un moyen. Mais je ne me retirerai pas, mademoiselle, sans vous dire combien votre injustice m’a pénétré de douleur. Peut-être, après la promesse que vous m’avez daigné faire, pouvais-je espérer un autre accueil.

— Je tiendrai ma promesse, monsieur, mais quand vous m’aurez donné des garanties, pas avant.

— Des garanties !… Et lesquelles ? De grâce, parlez.

— Qui me dit qu’après mon… mariage, Raoul ne viendra pas de nouveau menacer sa mère ? Que sera ma dot pour un homme qui, en quatre mois, a dissipé plus de cent mille francs ? Nous faisons un marché, je vous donne ma main en échange de l’honneur et de la vie de ma tante, avant de rien conclure, je dis donc : Où sont vos garanties ?

— Oh ! je vous en donnerai de telles, s’écria Clameran, qu’il vous faudra bien reconnaître ma bonne foi. Hélas ! vous doutez de mon dévoûment ; que faire pour vous le prouver ? Faut-il essayer de sauver M. Bertomy.

— Merci de votre offre, monsieur, répondit dédaigneusement Madeleine. Si Prosper est coupable, qu’il périsse ; s’il est innocent, Dieu le protégera.

Mme Fauvel et sa nièce se levèrent, c’était un congé. Clameran se retira.

— Quel caractère ! disait-il, quelle fierté !… Me demander des garanties !… Ah ! si je ne l’aimais pas tant ! Mais je l’aime, et je veux voir cette orgueilleuse à mes pieds… Elle est si belle !… Ma foi ! tant pis pour Raoul !

Clameran n’avait jamais été plus irrité.

L’énergie de Madeleine, que ses calculs ne prévoyaient pas, venait de faire manquer le coup de théâtre sur lequel il avait compté et déconcerté ses savantes prévisions.

Il avait trop d’expérience pour se flatter désormais d’intimider une jeune fille si résolue. Il comprenait que, sans avoir pénétré ses desseins, sans saisir le sens de ses manœuvres, elle était assez sur ses gardes pour n’être ni surprise ni trompée. De plus, il était patent qu’elle allait dominer Mme Fauvel de toute la hauteur de sa fermeté, l’animer de sa hardiesse, lui souffler ses préventions et enfin la préserver de défaillances nouvelles.

Juste au moment où Louis croyait gagner en se jouant, il trouvait un adversaire. C’était une partie à recommencer.

Il était clair que Madeleine était résignée à se dévouer pour sa tante, mais il était certain aussi qu’elle était déterminée à ne se sacrifier qu’à bon escient et non à tout hasard sur la foi de promesses aléatoires.

Or, comment lui donner les garanties qu’elle demandait ? Quelles mesures prendre pour mettre ostensiblement et définitivement Mme Fauvel à l’abri des entreprises de Raoul ?

Certes, une fois Clameran marié, Raoul devenu riche, Mme Fauvel ne devait plus être inquiétée. Mais comment le prouver, le démontrer à Madeleine ?

La connaissance exacte de toutes les circonstances de l’ignoble et criminelle intrigue l’aurait rassurée sur ce point ; mais était-il possible de l’initier à tous les détails, avant le mariage surtout ? Évidemment non.

Alors, quelles garanties donner ?

Longtemps, Clameran étudia la question sous toutes ses faces, s’ingéniant, épuisant toutes les forces de son esprit alerte ; il ne trouvait rien, pas une transaction possible, pas un expédient.

Mais il n’était pas de ces natures hésitantes qu’un obstacle arrête des semaines entières. Quand il ne pouvait dénouer une situation, il la tranchait.

Raoul le gênait ; il se jura que, de façon ou d’autre, il se débarrasserait de ce complice devenu si gênant.

Pourtant, se défaire de Raoul, si défiant, si fin, n’était pas chose aisée. Mais cette considération ne pouvait faire réfléchir Clameran. Il était aiguillonné par une de ces passions que l’âge rend terribles.

Plus il était certain de la haine et du mépris de Madeleine, plus, par une inconcevable et cependant fréquente aberration de l’esprit et des sens, il l’aimait, il la désirait, il la voulait.

Cependant, une lueur de raison éclairant encore son cerveau malade, il décida qu’il ne brusquerait rien. Il sentait qu’avant d’agir il devait attendre l’issue de l’affaire de Prosper.

Puis, il souhaitait revoir Mme Fauvel ou Madeleine, qui, croyait-il, ne pouvaient tarder à lui demander une entrevue.

Sur ce dernier point, il se faisait encore illusion.

Jugeant froidement et sainement les derniers actes des deux complices, Madeleine se dit que, pour le moment, ils n’iraient pas plus loin.

Elle comprenait à cette heure que la résistance n’eût certes pas été plus désastreuse qu’une lâche soumission.

Elle se résolut donc à assumer la pleine et entière responsabilité des événements, assez sûre de sa bravoure pour tenir tête à Raoul aussi bien qu’à Louis de Clameran.

Mme Fauvel résisterait, elle n’en doutait pas, mais elle se proposait d’user, d’abuser à la rigueur de son influence, pour lui imposer, dans son intérêt même, une attitude plus ferme et plus digne.

C’est pourquoi, après la demande de Clameran, les deux femmes, décidées à attendre leurs adversaires, à les voir venir, ne donnèrent plus signe de vie.

Cachant sous une indifférence assez bien jouée le secret de leurs angoisses, elles renoncèrent à aller aux renseignements.

Par M. Fauvel seul, elles apprirent successivement le résultat des interrogatoires de Prosper, ses dénégations obstinées, les charges qui s’élevaient contre lui, les hésitations du juge d’instruction, et enfin sa mise en liberté, faute de preuves suffisantes — ainsi que le spécifiait l’arrêt de non-lieu. Depuis la tentative de restitution de Clameran, Mme Fauvel ne doutait pas de la culpabilité du caissier.

Elle n’en disait mot ; mais intérieurement elle l’accusait d’avoir séduit, entraîné, poussé au crime Raoul, ce fils qu’elle ne pouvait prendre sur elle de cesser d’aimer.

Madeleine, bien au contraire, était sûre de l’innocence de Prosper.

Si sûre, qu’ayant su qu’il allait être libre, elle osa demander à son oncle, sous prétexte d’une bonne œuvre, une somme de dix mille francs qu’elle fit parvenir à ce malheureux, victime de fausses apparences, et qui, d’après tout ce qu’elle avait entendu dire, devait se trouver sans ressources.

Si dans la lettre qu’elle joignit à cet envoi, lettre découpée dans son paroissien, elle conseillait à Prosper de quitter la France, c’est qu’elle n’ignorait pas qu’en France l’existence lui deviendrait impossible.

De plus, Madeleine était alors persuadée qu’un jour ou l’autre il lui faudrait épouser Clameran, et elle préférait savoir loin, bien loin d’elle l’homme qu’autrefois elle avait distingué et choisi.

Et pourtant, au moment de cette générosité que désapprouvait Mme Fauvel, ces deux pauvres femmes se débattaient au milieu d’inextricables difficultés.

Les fournisseurs, dont Raoul avait dévoré l’argent, et qui, pendant longtemps, avaient fait crédit, insistaient pour qu’on acquittât leurs factures. Ils ne comprenaient pas, disaient-ils, qu’une maison comme la maison Fauvel les fit attendre pour des sommes qu’ils traitaient d’insignifiantes. On devait à l’un deux mille, à l’autre mille, à un troisième cinq cents francs seulement. Le boucher, l’épicier, le marchand de vins se présentaient à la fois, et on avait toutes les peines du monde à leur faire accepter des à-compte. Quelques-uns menaçaient d’aller trouver le banquier. Hélas ! Mme Fauvel était en face d’un déficit de près de 15,000 francs.

D’un autre côté, Madeleine et sa tante, qui, tout l’hiver, s’étaient abstenues de sortir pour éviter des dépenses de toilette, allaient se trouver obligées de paraître au bal que préparaient les MM. Jandidier, des amis intimes de M. Fauvel.

Comment paraître à ce bal, qui, pour comble de malheur, était un bal travesti, et où prendre de l’argent pour les costumes ?…

Car elles en étaient là, dans leur inexpérience des vulgaires et cependant atroces difficultés de la vie, ces femmes qui ignoraient ce qu’est la gêne, qui toujours avaient marché les mains pleines d’or.

Il y avait un an qu’elles n’avaient payé la couturière ; elles lui devaient une certaine somme. Consentirait-elle à faire encore un crédit ?

Une nouvelle femme de chambre, nommée Palmyre Chocareille, qui entra au service de Madeleine, les tira d’inquiétude.

Cette fille, qui semblait avoir une grande expérience des petites misères, qui sont les seules sérieuses, devina peut-être les soucis de ses maîtresses.

Toujours est-il que, sans en être priée, elle indiqua une couturière très-habile, qui débutait, qui avait des fonds, et qui serait trop heureuse de fournir tout ce qu’il faudrait, et encore d’attendre pour le paiement, récompensée d’avance par cette certitude que la clientèle des dames Fauvel la ferait connaître et lui amènerait d’autres pratiques

Mais ce n’était pas tout. Ni Mme Fauvel, ni sa nièce ne pouvaient se rendre à ce bal sans un bijou.

Or, toutes leurs parures, sans exception, avaient été prises et engagées au Mont-de-Piété par Raoul qui avait gardé les reconnaissances.

C’est alors que Madeleine eut l’idée d’aller demander à Raoul d’employer au moins une partie de l’argent volé à dégager les bijoux arrachés à la faiblesse de sa mère. Elle s’ouvrit de ce projet à sa tante, en lui disant :

— Assigne un rendez-vous à Raoul, il n’osera te refuser, et j’irai…

Et en effet, le surlendemain, la courageuse fille prit un fiacre, et, malgré un temps épouvantable, se rendit au Vésinet.

Elle ne se doutait pas alors que M. Verduret et Prosper la suivaient, et que, hissés sur une échelle, ils étaient témoins de l’entrevue.

Cette tentative hardie de Madeleine fut d’ailleurs inutile. Raoul déclara qu’il avait partagé avec Prosper ; que sa part à lui était dissipée, et qu’il se trouvait sans argent.

Même, il ne voulait pas rendre les reconnaissances, et il fallut que Madeleine insistât énergiquement pour s’en faire donner quatre ou cinq, d’objets indispensables et d’une valeur minime.

Ce refus, Clameran l’avait ordonné, imposé. Il espérait que dans un moment de détresse suprême on s’adresserait à lui.

Raoul avait obéi, mais seulement après une altercation violente dont Joseph Dubois, le nouveau domestique de Clameran, avait été témoin.

C’est que les deux complices étaient alors au plus mal ensemble. Clameran cherchait un moyen, sinon honnête au moins peu dangereux, de se défaire de Raoul, et le jeune bandit avait comme un pressentiment des amicales intentions de son compagnon.

Seule, la certitude d’un grand danger pouvait les réconcilier, et cette certitude, ils l’eurent au bal des MM. Jandidier.

Quel était ce mystérieux paillasse qui, après ses transparentes allusions aux malheurs de Mme Fauvel, avait dit à Louis d’un ton si singulier :

— Je suis l’ami de votre frère Gaston.

Ils ne pouvaient le deviner, mais ils reconnurent si bien un ennemi implacable, qu’au sortir du bal ils essayèrent de le poignarder.

L’ayant suivi, ayant été dépistés, ils furent épouvantés.

— Prenons garde, avait murmuré Clameran ; nous ne saurons que trop tôt quel est cet homme.

Raoul, alors, avait essayé de le décider à renoncer à Madeleine.

— Non, s’était-il écrié, je l’aurai où je périrai…

Ils pensaient que prévenus, il serait difficile de les prendre. C’est qu’ils ignoraient quel homme était sur leurs traces.

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