Société du Mercure de France (p. 141-159).


vii

AINSI PARLA Mlle BOURDICHET


… Cette phrase me désappointa grandement.

Quelques minutes plus tôt, je ne l’aurais pas même remarquée : d’une part, son auteur avait commis bien d’autres vulgarités, et, de l’autre, je savais mal fondée la crainte qu’elle manifestait de voir mon oncle au courant de notre faute. Mais le temps de la satiété est celui de la vertu et des belles manières, du remords et de l’inquiétude.

Cependant, selon la coutume en pareille rencontre, nous contemplions chacun nos physionomies respectives. Elles se conformaient aux règles en vigueur depuis tant de millénaires : la sienne, empreinte d’une gratitude assez irrationnelle, et la mienne dénotant la fierté la plus ridicule.

Le mutisme de ma Cypris jargonneuse était une bonne aubaine. Je souhaitais qu’il se prolongeât. Elle le rompit. Heureusement, comme l’habit s’adapte souvent au moine, le fond peut corriger la forme, et son langage se tempéra quelque peu à exprimer les choses graves qui, depuis un instant, me tourmentaient moi-même. Elle poursuivait son idée :

— Mon petit, dit-elle, à présent que nous en sommes là, il est inutile de ne pas chercher à recommencer. Mais, je t’en supplie ! pas d’imprudence ! que ce soit toujours : en toute sécurité ! Lerne, vois-tu… Lerne !… Tu ne te doutes pas des dangers qui nous menacent…, qui te menacent, toi surtout.

Je vis qu’elle assistait en soi-même au souvenir de scènes tragiques.

— Mais quels dangers ?

— Voilà le pire : je ne sais pas. Je ne comprends rien à tout ce qui se passe autour de moi, rien, rien… sinon que Doniphan Mac-Bell est devenu fou parce que je l’ai aimé…, et que je t’aime aussi !

— Voyons, Emma, du sang-froid ! Nous sommes alliés maintenant ; à nous deux, nous trouverons bien la vérité ! — Quand es-tu arrivée à Fonval ? Et que s’est-il passé depuis ?

Alors elle me raconta ces péripéties. Je les reproduis en les enchaînant de mon mieux, pour plus de limpidité, mais réellement l’histoire s’éparpilla dans un dialogue où mes questions guidaient la conteuse prompte aux digressions et loquace en futilités. Cette causerie fut d’ailleurs agrémentée d’intermèdes qui l’interrompaient délicieusement — drame coupé de chansons —, et c’est pourquoi, surtout, je renonce à la transcrire in extenso, pour épargner à ma sensibilité le rappel de transports à jamais révolus. On ne converse pas de façon très suivie avec une maîtresse intempérante, lorsque, de plus, elle n’est vêtue que de ses draps, et si, par surcroît, elle perd gentiment connaissance à chaque fois qu’on renouvelle la sienne.

Parfois aussi, un craquement, un bruit quelconque arrêtait nos devis ou nos ébats sur un mot ou sur un baiser. Emma se dressait alors dans l’épouvante de Lerne, et je ne pouvais m’empêcher de frissonner à la vue de son égarement, car il suffisait d’une oreille à la porte, d’un œil à la serrure, et la sombre anecdote eût revécu pour moi.

Bon gré, mal gré, j’appris d’Emma son origine et ses débuts. Ils n’ont que faire ici et pourraient se résumer : « Comment une enfant trouvée devint une fille perdue ». Emma fit preuve, durant cette confession, d’une sincérité qu’on eût taxée de cynisme chez toute autre moins candide. Avec la même franchise elle continua :

— J’ai connu Lerne il y a cinq ans — j’en avais quinze — à l’hôpital de Nanthel. J’étais entrée dans son service. Comme infirmière ? — Non. Je m’étais battue avec une camarade, Léonie, à cause d’Alcide, mon homme. — Eh bien, quoi ? Je n’en rougis pas. Il est superbe. C’est un colosse, mon petit ; tu lui servirais de chose à jongler ! Ma ceinture lui faisait un bracelet trop étroit !… — Enfin, j’avais reçu un coup de couteau bien servi, je te le jure. Regarde plutôt !

Elle fit sauter les couvertures et me montra, dans le pli de l’aine, une couture triangulaire et livide, la griffe de l’exécrable Léonie.

» Oui, tu peux l’embrasser, va ! reprit-elle, j’ai failli en mourir. Ton oncle m’a soignée et sauvée, c’est le cas de le dire.

» À cette époque-là, ton oncle, c’était un brave garçon, pas fier. Il me parlait souvent. Moi, je trouvais ça flatteur ! Le chirurgien en chef ! tu penses !… Et il causait si bien ! Il me faisait des sermons aussi beaux qu’à l’église, sur ma vie : « elle était mauvaise, je devrais en changer », et patati et patata… Et tout ça sans avoir l’air dégoûté de moi, si sérieusement, que moi, je commençais à m’en dégoûter pour tout de bon et à ne plus vouloir de la noce ni d’Alcide… — la maladie, n’est-ce pas, ça vous tranquillise les sangs…

» Et puis voilà que Lerne me dit un jour : — « Tu es guérie. Tu peux t’en aller où tu voudras. Seulement ce n’est pas tout d’avoir pris une bonne résolution, il faudrait la tenir. Veux-tu venir chez moi ? Tu seras lingère et tu gagneras ta vie loin de tes anciens compagnons. En tout bien tout honneur, tu sais ! »

» Moi, ça m’ébouriffait. Je me disais : « Cause toujours, c’est du boniment pour m’enjôler. Une fois chez toi… adieu le platonique ! À t’entendre jusqu’ici, jamais je n’aurais cru ça, mais il n’y a plus de saints, on n’offre pas à une femme de l’entretenir pour l’amour de l’art… »

» Cependant la bonté de Lerne, son rang, sa renommée, un certain chic… indéfinissable, augmentaient ma reconnaissance, en faisaient une espèce d’affection, saisis-tu ? et j’acceptai volontiers sa proposition, avec les suites dont j’étais assurée.

» Eh bien, pas du tout ! Il y avait encore un saint : lui. Une année entière, il ne m’a pas touchée.

» Je l’avais suivi en secret. L’idée qu’Alcide pouvait me retrouver m’empêchait de dormir. — « N’aie pas peur, dit Lerne, je ne suis plus chirurgien de l’hôpital ; je vais travailler à des découvertes ; nous allons habiter la campagne, et personne ne viendra t’y chercher ».

» En effet, il m’a tout de suite amenée ici.

» Ah ! il fallait voir le château et le parc ! Jardiniers, domestiques, voitures, cheval… rien n’y manquait. J’étais heureuse.

» Quand nous sommes arrivés, des ouvriers terminaient les annexes de la serre et le laboratoire. Lerne surveillait les travaux. Il plaisantait constamment et répétait : « Va-t-on bien travailler là-dedans ! Va-t-on bien travailler ! » du même ton que les écoliers s’écrient : « Vivent les vacances ! »

» On meubla le laboratoire. Beaucoup de caisses y entrèrent, et, lorsque tout a été fini, Lerne, un matin, est parti pour Grey dans la tapissière.

» L’avenue était droite encore. Je vois ton oncle revenir avec les cinq voyageurs et le chien qu’il était allé prendre à la gare : Doniphan Mac-Bell, Johann, Wilhelm, Karl, Otto Klotz — tu te souviens : le grand noir de la photographie — et Nelly. L’Écossais avait rejoint les Allemands à Nanthel. Je crois bien qu’il ne les connaissait pas auparavant.

» Les aides logeraient au laboratoire, et Mac-Bell devait occuper une chambre du château, ainsi que le docteur Klotz.

» Celui-ci m’effraya sur-le-champ. Il était pourtant beau et fort. Je ne pus m’empêcher de demander à Lerne d’où venait cette tête de cour d’assises. Ma demande le divertit beaucoup : — « Calme-toi, me répondit-il, tu vois partout des suppôts de Monsieur Alcide ! Le professeur Klotz arrive d’Allemagne. Il est très savant et très honorable. Ce n’est pas un sous-ordre mais un collaborateur, qui surveillera surtout la tâche de ses trois compatriotes »…


— Pardon, Emma, fis-je en lui coupant la parole, mon oncle parlait-il l’allemand et l’anglais, à cette date ?

— Très peu, il me semble. Il s’y exerçait chaque jour sans grand résultat. Ce n’est qu’au bout d’un an, et tout de go, qu’il a réussi à le parler couramment. Les aides, au reste, savaient déjà quelques mots de français, et Klotz davantage ainsi qu’un peu d’anglais. Pour Mac-Bell, par exemple, il ne comprenait absolument que sa langue. Lerne me dit qu’il n’avait accepté de l’accueillir à Fonval que sur les instances de son père, désireux de voir le jeune étudiant travailler pendant quelque temps sous sa direction.

— Où couchiez-vous, Emma ?

— Près de la lingerie. Oh ! loin de Mac-Bell et de Klotz, ajouta-t-elle en souriant.

— Quelle attitude gardaient-ils entre eux, tous ces hommes ?

— Ils paraissaient bons amis. Étaient-ils sincères ? je n’en crois rien, et il ne serait pas impossible que, dès le début, les quatre Allemands aient jalousé Mac-Bell. J’ai surpris de mauvais regards. En tout cas, Doniphan n’aurait pas eu à souffrir de leur inimitié, puisqu’il s’occupait, non pas en leur compagnie dans le laboratoire, mais au château et dans la serre. Ses études, au reste, consistaient d’abord à piocher le français dans les livres. Nous nous rencontrions fréquemment, car je faisais de nombreuses allées et venues à travers l’habitation. Il était prévenant, respectueux — par signes, bien entendu, — et j’étais obligée d’être aimable…

» Ces petits marivaudages furent même, j’en suis sûre, la cause d’une sourde antipathie entre lui et Klotz. Je m’en aperçus bientôt : s’ils dissimulaient à ravir leur animosité, Nelly, elle, incapable de déguiser la sienne, ne manquait pas une occasion de grommeler contre l’Allemand ; et ce n’était à mes yeux que le moindre témoignage d’une situation orageuse. Mais ton oncle ne voyait rien, et je n’osais troubler son bonheur par mes jérémiades. Je ne l’osais pas… et, d’un autre côté, cette rivalité n’avait rien pour me déplaire. Malgré toutes mes promesses à Lerne de vivre sagement, le désir jaloux de ces deux adversaires finissait par m’émouvoir, et je ne savais quel dénouement allait survenir, quand notre sort changea brusquement.

» Il y avait un an que nous étions là. Voici donc quatre ans…

— Ah ! Ah ! m’écriai-je.

— Quoi donc ?

— Rien, rien ! Poursuis !

— Voici donc quatre ans. Doniphan Mac-Bell partit pour l’Écosse, afin de passer quelques semaines de congé près de ses parents. Le lendemain même de son départ, au matin, Lerne me quitta : — « Je vais, me dit-il, à Nanthel, avec Klotz ; nous y resterons toute la journée ».

» Le soir, Klotz revint seul. Je m’enquis de Lerne auprès de lui. Le professeur avait appris, paraît-il, d’importantes nouvelles exigeant une visite à l’étranger, et serait absent une vingtaine de jours. — « Où est-il ? » demandai-je encore. » — Klotz hésita et répondit enfin : — « Il est en Allemagne… Nous serons seuls ici pendant tout ce temps, Emma… » Il m’avait pris la taille et me regardait dans le blanc des yeux…

» Je ne pouvais pas m’expliquer la conduite de Lerne qui, soucieux de ma vertu promise, me laissait, sans prévenir, à la merci d’un étranger. — « Comment me trouvez-vous ? » demanda Klotz en me serrant contre lui sans plus de façons.

» Je te l’ai déjà dit, Nicolas, il était grand et vigoureux. Je sentais l’étau de ses muscles et m’y abandonnais sans le vouloir : — « Eh bien ! Emma, reprit Klotz, aimons-nous dès aujourd’hui, car vous ne me verrez plus ! »

» Je ne suis pas peureuse. Entre nous, même, j’ai connu la flatterie des mains qui viennent de tuer ; j’ai subi des possessions pareilles à des assassinats. Mes premiers amants font l’amour comme ils vous larderaient de coups de poignards…, ils pèsent lourd et tapent dur : on est des victimes pour eux ; on ne sait si l’on a plus de frayeur que de plaisir. Ça n’est pas désagréable. Mais tout cela n’est rien. La nuit de Klotz a été formidable. Elle me laisse une impression de viol. J’en garderai toujours l’épouvante et la fatigue.

» Je me réveillai tard dans la matinée. Il n’était plus à côté de moi, et je ne l’ai jamais revu.

» Trois semaines passèrent. Ton oncle n’écrivait pas et son absence se prolongeait.

» Il revint à l’improviste. Je ne le vis même pas rentrer. Il avait, m’a-t-il dit, couru dès son retour au laboratoire. Je l’aperçus qui en sortait, vers midi. Sa pâleur me fit de la peine. Une grande tristesse semblait le courber. Il marchait lentement, comme derrière un corbillard. Qu’avait-il appris ? Qu’avait-il fait ? Quel cataclysme avait éclaté sur lui ?

» Je l’interrogeai doucement. Sa parole embarrassée conservait l’accent du pays qu’il venait de quitter : — « Emma, dit-il, je pense que tu m’aimes ? » — « Vous le savez bien, mon cher bienfaiteur, je vous suis dévouée, corps et âme. » — « Le corps m’intéresse uniquement. Te sens-tu capable de m’aimer… d’amour ?… Oh ! fit-il en ricanant, je ne suis plus un jeune homme, mais enfin… »

» Que répondre ? je ne savais. Lerne fronça les sourcils : — « C’est bon ! trancha-t-il, à partir de ce soir, ma chambre sera la tienne ! »

» Je conviens, Nicolas, que cela me parut ainsi plus naturel. Mais je ne soupçonnais guère le Frédéric Lerne ombrageux et emporté qui allait se révéler ! Il s’empara de mes deux mains ; ses yeux étaient surprenants : — « Maintenant, cria-t-il, c’est fini de rire ! — Plus d’amusettes, hein ? Tu es à moi, exclusivement. J’ai très bien démêlé ce qui se passait ici, et que les godelureaux tournaient autour de toi. Je me suis débarrassé de Klotz. Et quant à Doniphan Mac-Bell, méfie-toi ! S’il persévère, son compte est bon ! prends garde ! »

» Puis Lerne, ayant congédié les domestiques, engagea pour tout serviteur la pitoyable Barbe, et manigança les routes du labyrinthe.

» Au jour indiqué, Mac-Bell, ahuri d’avoir trouvé la forêt sens dessus dessous, rentrait à son tour au château, suivi de sa chienne. Lerne l’aborda, qu’il tenait encore ses valises, et acheva de l’abasourdir en l’admonestant avec une telle incontinence de gesticulation et une figure si malveillante, que Nelly, haut le poil et dehors les crocs, se mit à gronder.

» Ce qui devait être fut. En considération de l’âge et de la qualité de notre hôte, Mac-Bell et moi nous aurions probablement respecté son toit, comme on dit. Mais il ne s’agissait plus que de tromper un barbon colère et tyrannique, — nous le fîmes.

» Cependant le professeur devint de jour en jour plus absolu et plus irritable. Il vivait dans un état de surexcitation indicible, ne sortant pas, travaillant d’arrache-pied, génial peut-être, malade à coup sûr. La preuve ? Sa mémoire le quittait. Il était sujet à des oublis sans nombre, et, souvent, me questionnait sur son propre passé, n’ayant plus de souvenirs précis qu’en matière de science.

» Fini le rire ! c’était vrai. Et fini le bonheur avec lui ! Pour une supposition, Lerne m’invectivait ; sur un soupçon, il me battit. — Je ne déteste ni les injures ni les coups, je te l’accorde, mais seulement si les unes me tirent des larmes, et les autres du sang, si la bouche qui insulte est la bien-aimée, si le poing qui frappe est solide, et pourrait d’aventure frapper jusqu’au bout. — Je déclarai à ce vieux magot débile que j’en avais assez de la solitude et de la pauvreté : — « Je veux partir », lui dis-je. Ah ! mon petit, si tu l’avais vu ! Il était à mes genoux et les embrassait : — « Comment ! comment ! Emma ! reste, je t’en conjure ! Attends !… Attends deux années encore ! Après, nous partirons ensemble, et tu auras une existence de reine ; je serai riche, très riche… Patiente ! Je sais bien : tu n’es pas faite pour être toujours ainsi, comme au couvent. Crois-moi ! je te prépare une fortune incalculable… Deux années de petite bourgeoise pour une vie d’impératrice !… »

» Éblouie, je n’ai pas quitté Fonval.

» Mais les ans se succédèrent, le terme échut, et de luxe : point. J’attendis toutefois, confiante dans la confiance même de Lerne et dans son génie. — « Ne te décourage pas, me disait-il, nous approchons. Tout arrivera selon ma prophétie : tu auras des milliards… » Et, pour amuser mon oisiveté, il me fit envoyer de Paris, à chaque saison, des robes, des chapeaux et toute sorte de colifichets : — « Apprends à les porter, repasse ton rôle et répète l’avenir… »

» J’ai vécu trois ans de cette façon, entre Lerne et Mac-Bell : par l’un rudoyée, outragée, puis adorée comme une Madone et comblée de parures inutiles, et par l’autre saisie à la dérobée, par-ci par-là, au hasard des circonstances, d’un sopha ou d’un tapis.

» À cette époque, se place le grand voyage de Lerne. Deux mois, pendant lesquels ton oncle avait expédié Mac-Bell dans sa famille, sous prétexte de vacances.

» Ils revinrent le même jour. Je crois que le professeur et lui s’étaient donné rendez-vous à Dieppe.

» Lerne, sombre, courroucé : — « Il faut que tu attendes encore, Emma. » — « Qu’y a-t-il ? Ça ne va pas ? » — « On est d’avis que mes inventions ne sont pas assez perfectionnées… Mais il n’y a rien à craindre ! Je trouverai ! »

» Il reprit ses recherches dans le laboratoire.


Une fois de plus, j’enrayai la narration d’Emma.

— Pardon, fis-je, est-ce que Mac-Bell travaillait aussi dans le laboratoire, à ce moment ?

— Jamais. Lerne lui confiait des manipulations à exécuter dans la serre, où il l’emprisonnait, mon ami ! Pauvre Doniphan ! Il aurait mieux fait de rester là-bas ! C’est à cause de moi qu’il est revenu d’Écosse. Il me l’a fait comprendre avec son baragouin : « Pour vous ! pour vous ! » Il ne savait pas en dire plus long. Pour moi ! grands Dieux ! qu’était-il devenu, pour moi, quelques semaines plus tard !…

» Écoute, voici la folie, maintenant.

» Cet hiver. Il neige. Après le déjeuner. Lerne sommeille dans un fauteuil du petit salon, près de la salle à manger ; du moins, il fait semblant de dormir. Doniphan m’adresse un coup d’œil. Feignant d’aller, par enfantillage, se promener sous la neige qui tombe, il sort par le vestibule. On l’entend siffler un air, au dehors. Il s’éloigne. Moi, comme pour aider la bonne à desservir la table, je regagne la salle à manger. Doniphan m’y rejoint par la porte opposée à celle du petit salon, laquelle, pour nous permettre d’écouter les mouvements de Lerne, est restée ouverte. Il m’entoure de ses bras ; je l’enlace. Baiser silencieux.

» Tout à coup, Doniphan verdit. Je suis la direction de ses regards… La porte du petit salon est munie d’une lame de verre — ce qu’on appelle une plaque de propreté, tu sais bien — et, au fond de ce miroir obscur, je vois les yeux de Lerne qui nous guettent

» Le voilà sur nous !… Mes jarrets fléchissent… Mac-Bell est tout petit, Lerne l’a terrassé. Ils se débattent. Le sang coule. Ton oncle s’acharne, des pieds, des ongles, des dents !… Je crie, j’arrache ses habits… Soudain il se relève. Mac-Bell est évanoui. Et voilà que Lerne pouffe d’un rire désordonné, charge Doniphan sur son épaule et l’emporte vers le laboratoire. Je crie toujours, et alors j’ai l’idée d’appeler : « Nelly ! Nelly !… » La chienne accourt. Je lui désigne le groupe, et elle se précipite au moment où Lerne disparaît derrière les arbres avec son fardeau. Elle disparaît aussi. J’écoute. Elle aboie. Et subitement je ne distingue plus que le frisselis de la neige.

» Lerne m’a traînée par les cheveux. Il a fallu tout le crédit de sa parole, toute mon assurance d’un lendemain fastueux pour m’empêcher de fuir, ce jour-là.

» Aussi bien, m’ayant vue infidèle, ne m’aima-t-il que plus ardemment.


» Des jours……………


» À peine osais-je espérer que Mac-Bell avait subi la destinée de Klotz : le renvoi. Ni lui ni sa chienne ne reparaissaient. Enfin le professeur me pria de faire préparer la chambre jaune pour l’Écossais. — « Il est donc vivant ? » demandai-je sans réfléchir. — « À moitié, répondit Lerne, il est fou. Triste épilogue de votre faute, Emma ! D’abord, il s’est cru le Père Éternel, puis la Tour de Londres ; il s’imagine à présent qu’il est chien. Demain, il souffrira de quelque autre illusion, sans doute. » — « Que lui avez-vous fait ? » dis-je en balbutiant. — « Ma petite ! s’écria le professeur, on ne lui a rien fait ! Tiens-le-toi pour dit, et mords ta langue si tu n’as que des bêtises à rabâcher. Lorsque j’ai emporté Mac-Bell, après notre lutte dans la salle à manger, c’était afin de le soigner — tu as bien vu qu’il s’est trouvé mal. En tombant, il s’est gravement blessé à la tête, de là : lésion, de là : folie. Et c’est tout ; entends-tu ? »

» Je n’ajoutai rien, convaincue que si ton oncle n’avait pas supprimé Doniphan, la crainte de sa famille et des suites judiciaires en était le seul motif.

» Le soir même, ils l’ont ramené au château, la tête emmaillotée de linges. Il ne m’a pas reconnue…

» Je l’aimais encore et je l’ai visité en cachette.

» Sa guérison fut rapide, mais l’internement l’a fait engraisser. Le Mac-Bell de la photographie et le Mac-Bell de la chambre jaune sont devenus très dissemblables, tellement que tu t’y es trompé, Nicolas…

— Emma, murmurai-je, se peut-il que tu aies caressé ce détraqué ?…

— L’amour n’a pas besoin d’esprit, au contraire, et j’ai lu dans un roman que Messaline, qui était une reine très passionnée, dédaignait le service des poètes. Mac-Bell…

— Ah ! tais-toi donc !

— Bête ! dit-elle, puisque c’est toi mon petit homme, toi tout seul !…

— Voire, pensais-je. — Mais, dis-moi, tu ne sais rien à propos de Klotz ? Quel lot mon oncle a-t-il pu lui réserver ? Tu parlais de renvoi, tout à l’heure…

— J’ai toujours été certaine qu’on l’avait chassé. Son attitude à son départ, et celle de Lerne, retour d’Allemagne, m’en ont persuadée.

— A-t-il une famille, lui ?

— Je crois qu’il est orphelin et célibataire.

— Combien de temps Mac-Bell est-il resté au laboratoire ?

— Environ trois semaines… un mois.

— Ses cheveux étaient-ils aussi blonds avant cette vicissitude ? — demandai-je, emballé par mon ancien dada.

— Bien sûr, voyons, quelle idée !…

— Et Nelly, qu’en a-t-on fait ?

— Le lendemain de la rixe, je l’entendis pousser des cris déchirants, parce qu’on l’avait séparée de son maître, évidemment. Au dire de ton oncle, que j’ai questionné, elle était avec d’autres chiens, dans un chenil : « à sa vraie place », ajoutait Lerne. Elle n’est sortie de là que l’autre soir. Peut-être l’as-tu entendue ? Pauvre Nelly ! comme elle a vite retrouvé Mac-Bell !… Il lui arrive très souvent de hurler, la nuit. Sa vie n’est pas gaie…

— Enfin, dis-je, la conclusion ? Qu’y a-t-il au fond de tout cela ? La vérité, où est-elle ? Admets-tu la folie conséquence de la chute ?

— Que sais-je ? C’est possible. Mais je devine que le laboratoire contient des choses hideuses dont le spectacle doit suffire à vous rendre fou. Doniphan n’y était jamais entré. Il a dû assister à quelque abomination…

Je me souvins du chimpanzé et de l’impression véhémente dont sa mort m’avait fait tressaillir. Emma pouvait avoir raison. L’histoire du singe venait à l’appui de son hypothèse. — Mais, au lieu de chercher le mot de chaque énigme en particulier, ne fallait-il pas plutôt remonter en arrière de quatre ans, jusqu’à cette phase critique où tant de problèmes s’étaient amorcés ? ne fallait-il pas scruter l’ère mystérieuse où tant de portes s’étaient fermées, pour y trouver la clef qui les ouvrirait toutes ?


Un petit pied s’échappa de la courte-pointe, blanc et rose sur la soie jonquille, tel qu’un bijou saugrenu dans son écrin :

— Jarnidieu, mademoiselle ! est-ce que vous marchez vraiment avec cette petite chose douce, aux ongles maquillés et polis comme des coraux japonais ? ce joyau vivant et chatouilleux qu’une moustache met en fuite ?… Quelle imprudence magnifique !…

Le petit pied rentra dans son grand sachet. Mais, si preste et mignon, si tendre, il m’en rappelait un autre, par antithèse : celui de la clairière, l’embauchoir macabre qui — j’en étais sûr maintenant — chaussait d’une charogne le vieux soulier.

Et tout à coup, il me sembla que j’étais seul dans une nuit d’embuscades.

— Emma ! si nous partions ?

Elle secoua ses boucles de Ménade, et refusa.

— Doniphan me l’avait proposé… Non. Lerne m’a promis l’opulence. Outre cela, le jour de ton arrivée, il m’a juré de me tuer en cas de tromperie ou d’évasion. Depuis longtemps, je le sais à même de remplir son premier engagement, et je sens depuis peu qu’il tiendrait le second…

— C’est vrai, quand il nous a présentés l’un à l’autre, Emma, tu avais la mort dans les yeux !

— … Et, poursuivit-elle, nous pouvons cacher notre amour et non dissimuler notre fuite. Non, non. Demeurons ici et veillons. Soyons prudents, mais sachons aussi profiter du temps.

Et comme celui-ci s’avançait, nous en profitâmes.

La demie de quatre heures sonnait à la pendule quand je quittai mon insatiable maîtresse pour reprendre le chemin de Grey-l’Abbaye. Emma n’était point en situation de me dire adieu : avec les soupirs et les étirements d’une chatte, elle revenait de l’île amoureuse, nonchalamment.