Société du Mercure de France (p. 119-140).


vi

NELLY, CHIENNE SAINT-BERNARD


Quelques jours passèrent sans amener d’événement susceptible de contenter mon amour ou ma curiosité. Lerne — avait-il des soupçons ? — manœuvra de sorte que tout mon temps fût employé.

Le matin, il me priait de l’accompagner, un jour à pied, l’autre en automobile. Ces promenades se passaient pour lui à traiter une question scientifique, au hasard, et à m’interroger comme s’il avait voulu réellement juger de mes aptitudes. En automobile, nous accomplissions de longues randonnées. À pied, mon oncle prenait d’habitude le chemin droit menant à Grey : il s’arrêtait sans cesse pour mieux discourir et ne dépassait jamais la lisière des bois. Souvent, au milieu d’une dissertation, au début même d’une marche ou d’un voyage, Lerne décidait un retour impromptu, se méfiant des êtres laissés à Fonval.

Il ordonnait aussi l’usage de mes après-midi. Tantôt chargé d’un mandat pour la ville ou le village, et tantôt forcé de m’en aller, seul, effectuer telle excursion désignée, il me fallait sans barguigner garnir les réservoirs ou chausser les brodequins. Lerne assistait à mon départ, et, le soir, posté sur le pas de la porte, il exigeait la relation de ma journée. Selon le cas, je devais rendre compte du message ou décrire les sites. Or, des sites à décrire, mon oncle ignorait la plupart, c’est vrai, mais je ne pouvais pas deviner lesquels, et, dans ces conditions, tout rapport « de chic » eût été périlleux.

Aussi battais-je en conscience la forêt et la campagne, de l’aube du jour à celle de la nuit.

J’aurais tant voulu, cependant, m’approcher de la chambre d’Emma ! D’après le nombre des fenêtres closes ou non, j’en avais calculé la place dans la topographie du château, que je connaissais en détail. Toute l’aile gauche restait fermée constamment. Pour l’aile droite, la vie quotidienne utilisait son rez-de-chaussée et, des six chambres du haut, trois seulement demeuraient ouvertes : la mienne, dans le corps avançant, et, à l’autre bout, la chambre de ma tante Lidivine confinant au couloir du centre et communiquant avec celle de Lerne. Emma ne pouvait donc que succéder à ma tante dans son propre lit ou partager celui de mon oncle. Cette dernière hypothèse me mettait hors de moi, et j’attendais impatiemment pour la contrôler qu’on m’en laissât l’agrément. Cinq minutes auraient suffi : l’escalier principal à franchir en quelques enjambées, une porte à pousser, j’aurais su à quoi m’en tenir…

Mais le professeur veillait.

Sous son impitoyable tyrannie, je ne vis qu’aux repas Mlle Bourdichet. Nous affections tous deux une allure détachée. L’audace m’était venue de la regarder, mais je n’osais pas lui adresser la parole. Elle persistait dans le mutisme le plus absolu, si bien qu’à défaut de sa conversation, je dus m’efforcer d’estimer son être à son maintien. Et, je l’avoue, si grossière que soit la fonction humaine de s’alimenter au moyen de bêtes mortes et de plantes fanées, il y a soupeuse et soupeuse… Celle-là prenait volontiers à pleins doigts le pilon ou la côtelette, et, toutes les fois qu’elle s’y abandonnait, il me semblait encore l’entendre dire « mon petit loup » de sa voix faubourienne. Mais, je vous prie, en quoi la civilité touche-t-elle au libertinage, et qu’est-ce que la table a de commun avec l’alcôve ?

Entre Emma et moi, Lerne s’agitait. Il émiettait le pain et taquinait la fourchette. Des colères sourdes abattaient son poing sur la nappe, où résonnaient les verres et les porcelaines.

Un jour, par mégarde, mon pied heurta le sien. Le docteur soupçonna d’étourderie ce pied innocent, il lui prêta des intentions télégraphiques, et, persuadé d’avoir enregistré par l’orteil quelque madrigal pédestre et fourvoyé, il arrêta sur-le-champ que Mlle Bourdichet se trouvait souffrante et prendrait à l’avenir ses repas dans sa chambre.

Du coup, deux passions accaparèrent ma pensée sous le double besoin d’engendrer chez autrui la douleur et le plaisir : la haine de Lerne et l’amour d’Emma. Et je me résolus aux pires intrépidités pour les satisfaire toutes deux.

Justement, ce même jour-là, mon oncle me dit à brûle-pourpoint qu’il souhaitait m’emmener, le lendemain, à Nanthel, où il avait à faire.

J’entrevis l’occasion de me soustraire à sa surveillance. Ce lendemain, un dimanche, Grey célébrait sa fête patronale : j’en saurais profiter.

— Avec plaisir, mon oncle, répondis-je. Nous partirons de bonne heure, à cause des pannes possibles.

— J’aimerais mieux aller en automobile à Grey, et là, prendre le train de Nanthel… Le transport serait plus sûr…

Cela m’arrangeait admirablement.

— Soit, mon oncle.

— Le train part de Grey à huit heures. Nous reviendrons dans celui de cinq heures quatorze ; il n’y en a pas avant.

*

En arrivant au village, nous entendîmes une rumeur d’où s’échappaient, par intermittence, des mugissements. Un cheval hennit. Plus près, des moutons bêlèrent.

J’eus quelque peine à me frayer passage à travers la place de Grey-l’Abbaye transformée en champ de foire et grouillant déjà d’une foule placide et lente.

Dans les intervalles de tirs à la cible et d’autres boutiques fort pauvres, on avait parqué le bétail à vendre : des mains frustes y soupesaient les mamelles, écartaient les mâchoires où l’âge se lit dans un bâillement, glissaient au long des muscles pour en évaluer la vigueur ; aux yeux de tous, une jeune fille, très naturellement, vérifiait le sexe d’un lapin serré dans ses genoux ; les maquignons hâblaient ; entre deux haies de paysans soumis, des palefreniers trottaient de pesants percherons et de lourds boulonnais : la fusillade des chambrières déclenchait la pétarade des chevaux. Le premier ivrogne de la journée tituba en m’appelant « citoyen ». — Nous avancions. — Sur le demi-silence du marché ardennais, l’auberge chantait déjà et ne braillait pas encore ; les cloches de l’église préludaient à l’office, et, au centre de la place, un petit édicule en bois blanc, garni de feuillages, promettait que la fanfare municipale unirait bientôt son vacarme simpliste au brouhaha de la fête.

Devant la gare. — C’était l’instant que je m’étais assigné pour agir.

— Mon oncle, est-ce que je vous escorterai dans toutes vos pérégrinations, à Nanthel ?

— Assurément non. Pourquoi ?…

— Alors, mon oncle, dans l’aversion des cafés, tavernes et estaminets, je vous prierai de me laisser ici, où je vous attendrai tout aussi bien qu’à la brasserie de Nanthel.

— Mais rien ne t’oblige…

— Premièrement, la fête de Grey me séduit. J’aimerais observer plus longtemps une assemblée de cette sorte : les mœurs d’une race, mon oncle, s’y peignent au vif, et je me sens aujourd’hui l’âme d’un ethnologue…

— Tu te moques, ou c’est une lubie !

— … Deuxièmement, mon oncle, à quel gardien confierons-nous ma voiture ? À l’aubergiste, n’est-ce pas ? au tenancier alcoolique d’un bouge plein de rustres avinés ? Vous ne croyez pas, tout de même, que je vais abandonner pendant neuf heures de pendule un chariot de vingt-cinq mille francs exposé aux facéties d’un village en goguette ! Ah, non ! Je veux pouvoir moi-même surveiller l’automobile !

Mon oncle ne fut pas convaincu de ma sincérité. Il voulut déjouer la petite perfidie que je pouvais avoir tramée de regagner Fonval soit en automobile soit sur une bicyclette empruntée, quitte à m’en revenir à Grey pour cinq heures quatorze. — Et c’était proprement la ruse que j’avais machinée. — Le maudit savant faillit tout renverser.

— Tu as raison, dit-il froidement.

Il mit pied à terre, et, parmi l’affluence des voyageurs endimanchés, souleva le capot et regarda le moteur avec minutie. — Je me sentis mal à l’aise.

Mon oncle tira son couteau, démonta le carburateur et coula dans sa poche quelques-unes de ses pièces. Il m’interpellait cependant :

— Voilà ton véhicule immobilisé, disait-il. Mais, comme tu pourrais t’esquiver d’autre façon, je vais te prescrire une tâche. À mon retour, tu me présenteras le carburateur complet, rafistolé avec des pièces de ta fabrication. Le maréchal n’a pas fermé sa forge ; il te prêtera l’enclume et l’étau ; mais c’est un pauvre d’esprit, impuissant à te seconder. Il y a là de quoi t’amuser jusqu’à cinq heures quatorze…

Voyant que je ne bronchais pas, il poursuivit d’un ton gêné :

» Pardonne-moi, Nicolas, et sois persuadé que tout ceci n’a pour but que d’assurer ton avenir en sauvegardant le secret de nos travaux… Adieu.

Le train l’emporta.

Je l’avais laissé faire sans marquer de dépit et sans en ressentir. Piètre chauffeur, détestant sur mes mains la graisse et les meurtrissures, contraint, de par la volonté de mon oncle, de me priver d’un mécanicien, j’avais emporté dans mon coffre plusieurs pièces de rechange, dont un carburateur entier, tout prêt à être posé. L’ignorance me servait mieux que n’eût fait l’adresse d’un professionnel.

J’entamai le travail sans retard, inquiet de savoir livrés à eux-mêmes les hôtes de Fonval.


Peu de temps après, ayant remisé la voiture au fond d’un bosquet, je franchis la muraille du parc.

Et je serais monté directement à la chambre d’Emma, si un aboiement lugubre n’avait retenti vers les bâtiments gris.

… Le laboratoire… Nelly… Cette singularité d’un chien détenu dans un laboratoire me fit balancer entre l’attirance du mystère et l’attraction d’Emma. Mais, cette fois-là, l’espèce d’instinct de conservation, éveillé par l’Inconnu et le danger qu’on lui attribue toujours, devait l’emporter : je me dirigeai sur les bâtiments gris. Au surplus, les Allemands s’y trouvaient à coup sûr et leur présence m’empêcherait de m’y attarder. Il s’agissait donc de ravir quelques minutes seulement au commerce de la galanterie : la raison ne triomphait que mollement.

En passant contre la chambre jaune, j’écoutai aux persiennes afin de m’assurer que Mac-Bell était seul. Il l’était, ce qui me gonfla le cœur d’une immense et vile satisfaction.

Quelques nuées blanc d’argent couraient dans un ciel cru. Le vent venait de Grey-l’Abbaye et m’apportait, par le défilé, le chant monotone des cloches. Elles répétaient sans relâche les trois mêmes notes, exécutant ainsi le carillon de l’Arlésienne ; j’étais gai ; je sifflotai sur cet accompagnement sacré la mélodie profane de l’orchestre, qui, par le fait même de l’assemblage, ressemble à une statuette moderne sur un socle gothique… Vraiment, l’absence de Lerne soulageait ma contrainte perpétuelle : on pouvait songer à des billevesées et l’esprit se livrait aux digressions les plus irréfléchies…

En face du laboratoire, au delà du chemin, il y avait un bois. Je louvoyai pour l’atteindre, ayant dressé mes batteries. Au milieu de ce bois, je possédais un vieil ami, — un sapin ; ses branches rayonnantes s’échelonnaient en escalier tournant ; il dominait de haut les constructions : nul observatoire mieux situé ni plus accessible. J’y avais joué naguère au « matelot dans les vergues » !…

L’arbre m’offrit son perchoir, un peu raccourci mais encore touffu. Aux branches supérieures, un souvenir m’attendait, fait de cordes et de planches pourries : la hune ! Moi qui, jadis, avais feint d’y découvrir continents et archipels — tant de fantaisies vraisemblables —, qui m’aurait dit qu’un jour, je serais là, en vigie, pour des aperçus aussi fabuleusement réels ?

Mon regard plongea.

Comme je l’ai raconté, le laboratoire se composait d’une cour entre deux pavillons.

Celui de gauche était percé de larges baies à son étage unique et à son rez-de-chaussée. Il me parut n’être que la superposition de deux vastes salles. Je ne voyais que la plus haute, meublée d’un matériel compliqué : armoire d’apothicaire, tables de marbre chargées de ballons, de fioles et de cornues, écrins ouverts sur des jeux d’instruments polis, et deux appareils indescriptibles, de verre et de métal nickelé, dont l’aspect ne rappelait rien d’analogue, sinon peut-être, vaguement, les sphères vissées sur un pied, où les garçons de buvette rangent leur torchon.

L’autre pavillon, trop loin pour que je pusse l’observer, affectait les dehors d’une habitation ordinaire, évidemment celle des trois aides.

Mais ce que j’avais pris pour une cour de ferme, le jour de mon arrivée, retint toute mon attention.

Triste basse-cour ! Les murs en étaient garnis de compartiments grillagés et inégaux qui s’échafaudaient les uns sur les autres jusqu’à hauteur d’homme. Dans ces loges, surmontées chacune d’un écriteau, des lapins, des cobayes, des rats, des chats, et d’autres animaux que je ne pouvais spécifier à cause de l’éloignement, remuaient dolemment, ou restaient couchés, à demi blottis sous la paille. Une litière, cependant, frétillait ; mais je n’en vis point la cause, — une nichée de souris, je présume.

La dernière cage, à droite, servait de poulailler. Contre la coutume, on y avait coffré la volaille.

Tout cela muet et mélancolique.

Quatre poules et un coq, de race vulgaire, menaient toutefois une vie plus alerte et se pavanaient en caquetant sur le sol de béton, qu’ils s’obstinaient à becqueter en vain pour y découvrir la graine et le ver.

Au milieu de l’enceinte, une grille inscrivait un grand carré. C’était le chenil. Devant le front de leurs niches en bataille, des chiens résignés s’y promenaient de long en large, comme ces philosophes savent si bien le faire : affreux barbets roturiers, corneau du braconnier, cabots des concierges et clebs de souteneur, caniches dégénérés et bâtards de limiers, bref toute une meute de roquets propres à rien, qu’à la fidélité. — Ils se promenaient donc, et achevaient ainsi de donner à cette cour l’apparence d’un préau d’hôpital vétérinaire.

C’est ici que la chose s’assombrit.

De toutes ces bêtes, en effet, bien peu semblaient valides. La plupart portaient des bandages, qui sur le dos, qui autour du col, contre la nuque, et surtout à la tête. On n’en voyait guère, à travers les mailles des cellules, qui n’eussent point de linges blancs roulés en bonnets, béguins ou turbans. Et la procession des chiens tristes, burlesquement coiffés de toile, ainsi que des touaregs ou des abbesses, et traînant une pancarte attachée à leur cou, formait la mascarade la plus funèbre. D’autant que les malheureux étaient à peu près tous frappés d’une perclusion. L’un tombait sur le museau à chaque pas ; l’autre boitait ; le troisième branlait du chef avec un tremblement sénile ; un mâtin trébuchant geignait sans qu’on sût pourquoi, et soudain il poussait un long hurlement, — à la mort, comme disent les gens…

Nelly n’était pas là.

J’aperçus, dans un coin d’ombre, une volière silencieuse et sans essors. Autant que je pus l’apprécier, les oiseaux en appartenaient aux familles les plus communes et les moineaux y pullulaient. Néanmoins, la majeure partie était d’une variété à tête blanche, que mes notions d’ornithologie ne me permettaient pas de reconnaître d’une telle altitude.

L’odeur du phénol montait jusqu’à moi.

Ah ! belles cours de métairies embaumant le fumier ! roucoulements des pigeons sur la pente des tuiles moussues, cocoricos, jappements du chien qui hale sur sa chaîne, escadrons des oies qui chargent sans but, sans motif, les ailes déployées ! je pensais à vous devant cette infirmerie… Triste basse-cour, en effet, avec sa discipline et ses malades étiquetés comme les plantes de la serre !

Subitement, il y eut une bousculade ; les chiens rentrèrent dans leur niche et la poulaille se réfugia sous une auge de pierre. Plus rien ne bougea ; la volière et les cages paraissaient contenir des bêtes empaillées. Karl, l’Allemand aux moustaches kaisériennes, était sorti du pavillon de gauche.

Il ouvrit l’une des cases, tendit la main vers la boule de poils qui s’y recroquevillait, la saisit, et retira un singe. L’animal, un chimpanzé, se débattait. L’aide l’entraîna et disparut avec lui par où il était venu.

Le mâtin hurla longuement.

Il se fit alors un remue-ménage dans la salle aux appareils, et je vis que les trois aides venaient d’y pénétrer. On étendit le singe, garrotté, sur une table étroite, on l’y arrima solidement, et Wilhelm lui fourra quelque chose sous le nez. Karl, avec une seringue à morphine, piqua le flanc du chimpanzé. Ensuite, le grand vieillard, Johann, s’approcha. Il assujettit ses lunettes d’or d’une main qui tenait une lame et se courba sur le patient. Je ne puis expliquer la rapidité de l’opération, mais, en un rien de temps, la face du chimpanzé ne présentait plus qu’un objet informe et rouge.

Je me détournai, pris d’un malaise écœurant : le vertige du sang.

Ainsi j’avais là, derrière moi, un laboratoire de vivisection, cette institution terrifiante où la philanthropie torture de braves animaux, sains et bien portants, pour risquer de guérir quelques grabataires de plus. La science s’arroge ici un droit fort contestable, qui, devant le drame du sang versé, paraît même impossible à soutenir. Car, si le bourreau d’un cochon d’Inde est assuré de supplicier toujours l’innocence et souvent la félicité, le sauveur d’un homme, lui, dix fois sur douze, ne fait que retarder la fin d’un polisson ou d’un malheureux. Aussi bien, devoir son existence à la vivisection, cela équivaut presque à l’entretenir en se nourrissant de bêtes vivantes. On peut se prononcer d’autre sorte quand on devise au coin du feu, mais non dans une position critique pareille à la mienne, en présence même de la chose horrible et au milieu de périls ténébreux qui, peut-être, en participaient.

Cette chose, malgré tout ce qu’elle m’aurait probablement enseigné, je ne parvenais pas à reporter sur elle mes yeux révoltés. Mon regard ne voulait pas quitter le tronc du sapin, ni la punaise rouge ponctuée de noir, dont le dos plat, en forme de bouclier, blasonnant l’écorce résineuse, l’armoriait d’un petit écu incorrect, aux quinze points de sable semés sur champ de pourpre.

Enfin je me retournai. Trop tard. Le soleil frappait les vitres, et leur incendie obstruait la vision.

Mais dans la cour, les chiens avaient quitté leurs niches, et parmi eux déambulait maintenant la chienne de Doniphan Mac-Bell, Nelly. Elle toussait. Son poil pelé n’évoquait plus en rien la belle toison des Saint-Bernard. La superbe lice n’était plus qu’une grande carcasse, dont la maigreur contrastait avec l’embonpoint relatif de ses compagnons. Nelly, elle aussi, portait un bandage, sur la nuque. — Qu’est-ce que Lerne avait pu mijoter pour la faire souffrir, depuis la nuit de leur algarade ? quelle invention diabolique avait-il éprouvée sur elle ?

La chienne semblait y réfléchir, tant son allure était consternée. Elle se tenait à l’écart des autres chiens, et, comme certain bouledogue assez fringant l’accostait, l’œil aux gaillardises et la queue en déclaration, la chienne eut un sursaut accompagné d’un regard d’une telle férocité et d’un cri rauque si terrible, que l’autre déguerpit jusqu’au fond de sa niche, cependant que la meute, décontenancée, dressait toutes ses têtes de carnaval.

La pudibonde Nelly poursuivit sa marche.

Qu’avais-je donc à rester ici ? Malgré ma hâte d’abréger cette reconnaissance et de courir à d’autres passe-temps, quelque chose me retenait…, quelque chose d’inexplicable, et que je ne pouvais pas dégager, dans les façons de la chienne.

À ce moment, un pas redoublé, que jouait la fanfare de Grey-l’Abbaye, parvint à Fonval sur l’aile du vent. Mes doigts, spontanément, tapotèrent en mesure les branches de mon mirador, et je m’aperçus que Nelly avait accéléré son train et marchait en cadence, au pas, suivant le rythme de la musique.

Je me souvins qu’à propos de la chienne, Emma avait fait allusion à des tours de chien savant. Était-ce là un exercice de cirque, seriné par Mac-Bell à son Saint-Bernard ?… Il ne me parut pas qu’en l’absence du dresseur, un pareil « numéro » fût exécutable, et qu’une sensation auditive pût provoquer, chez un animal, de ces mouvements machinaux qui ont toujours été notre apanage et résultent d’habitudes plus complexes que celles de l’instinct.

La musique s’éteignit dans le vent apaisé. La chienne s’assit, leva les yeux et me vit… Sacrebleu ! elle allait aboyer, donner l’alarme !… Pas du tout. Elle me regardait sans crainte ni colère, avec des yeux… dont je ne perdrai jamais le souvenir. Puis, hochant sa grosse tête embroussaillée, elle se prit à gémir doucement, doucement, sa patte décrivant des manières de gestes. Ensuite elle reprit sa ronde, toujours en murmurant et en coulant vers moi des regards furtifs, comme si elle avait désiré se faire comprendre sans attirer l’attention des Allemands. (Il va de soi que ceci est une simple tournure descriptive, mais on aurait pu, tout de même, s’imaginer que la chienne voulait parler, tellement sa plainte modulée variait ses inflexions, émettant presque le rudiment d’une longue phrase gutturale, uniforme et confuse, où revenait sans cesse : « aicboual, aicboual ». Le tout faisait un gros gargouillis… un peu comme des mots anglais mal articulés.)

L’entrée en scène des trois aides interrompit le phénomène. Ils traversèrent la cour, et tous les chiens, Nelly en tête, se mirent à l’abri. Wilhelm, en passant, lança par-dessus la grille du chenil un morceau de viande écorchée, velue, auquel tenait le corps du singe. Cela retomba lourdement ; cela était mort. Les Allemands s’introduisirent dans le pavillon de droite, dont la cheminée fuma bientôt.

Alors, un par un, les chiens vinrent flairer le chimpanzé. Le bouledogue y donna le premier coup de dents, et ce fut aussitôt la curée, pleine de grognements injurieux et voraces. Le museau des estropiés se rougit, et leurs crocs hargneux déchiquetèrent cette lamentable caricature d’un cadavre d’enfant. Seule, Nelly, les pattes croisées au rebord de sa niche, dédaignait le festin et me regardait de ses beaux yeux profonds. Je crus avoir découvert la raison de sa maigreur.

Sur ce, une fenêtre s’ouvrit, par laquelle j’aperçus, toute mise, une table de trois couverts. Les aides se disposaient à déjeuner en face de mon bois. Il était grand temps de se retirer.

Ici, je commis une bévue impardonnable. J’aurais dû partir en campagne contre le vieux soulier, c’est élémentaire. Il m’apparut faussement que j’avais fait à la prudence les suprêmes concessions ; qu’une bottine à élastiques possède beaucoup de titres à n’être qu’une bottine à élastiques et non pas un enseveli, ni même une jambe enterrée ; enfin, que dans un cœur généreux, une belle fille doit certainement l’emporter sur tous les godillots de l’univers.

Et, fort de ces raisons par lesquelles je me dupais moi-même, ce fut vers le château que j’allai.


La chambre de ma tante Lidivine servait de débarras. On aurait dit le vestiaire d’une courtisane. Plusieurs mannequins d’osier, revêtus de toilettes extrêmement élégantes, y groupaient une réunion de coquettes manchotes et décapitées. La cheminée, les guéridons étaient des étalages de modiste, où les plumes et les rubans confectionnaient ces embrouillages minuscules ou démesurés qui ne deviennent chapeaux jolis qu’une fois sur la tête. Un bataillon d’escarpins se chaussait d’embauchoirs. Et mille babioles féminines s’entassaient partout, dans une senteur fine et perverse qui était celle d’Emma.

Ma pauvre chère tante, j’eusse préféré que votre chambre fût davantage profanée et que Mlle Bourdichet en eût fait la sienne, plutôt que de l’entendre rire à côté, dans celle-là même de votre mari ; car ceci ne me laissait guère d’illusions…


À mon apparition, Emma et Barbe furent stupéfaites. La jeune femme comprit aussitôt et se mit à rire.

Elle était au lit et déjeunait. D’un tour de poignet, elle tordit la flamme de ses cheveux pour une coiffure de Bacchante. Je vis, dans ce mouvement, l’ombre de tout son bras au travers d’une manche, et sa chemise s’ouvrit qu’elle ne chercha point à refermer.

On avait poussé contre le lit une table chargée de carafes et de plats. Barbe, qui servait sa maîtresse, coupait dans un jambon des tranches marmoréennes. Ma première pensée fut que la table et Barbe allaient me gêner considérablement.

Je regardais la gorge blanche, — modelée, semblait-il, d’une double caresse, — où, près de la dentelle, un peu de rose commençait.

— Et Lerne ? dit Emma.

Je la rassurai. « Il ne reviendrait qu’à cinq heures ; j’en répondais. »

Elle fit ce petit gloussement allègre qui est le sanglot de la joie, et Barbe, décidément toute dévouée, s’égaya d’une telle jubilation que sa personne y prit part tout entière, chacun de ses appâts s’esclaffant pour son compte dans la réjouissance générale.

Il était midi et demi. Nous disposions de quatre heures. J’insinuai que cela était bien court… Mais Emma :

— Déjeunons, veux-tu, mon rat ?

Je n’avais rien de mieux à faire pour le moment, à cause de la table et de Barbe, et je m’assis en face de la demoiselle.

— À votre aise, mais vite, alors ! lui dis-je avec un accent de prière.

Elle buvait. Son vague murmure d’acquiescement s’étouffa dans le verre en un grondement comique, et ses yeux, par-dessus le cercle de cristal, devinrent narquois.

Elle me servit de ses mains pâles aux ongles fardés.

L’esprit et l’appétit me manquaient à la fois. Rien ne pouvait sortir de ma bouche non plus qu’y pénétrer. Éros m’étranglait.

Emma !… Nous nous mesurions du regard. Il y avait dans le sien beaucoup de promesses et pas mal d’ironie. — Elle mangeait des asperges avec un bruit de baisers goulus. — Parfois, quand elle se penchait vers moi, la chemise s’ouvrait davantage, et la vision d’alors était si prodigieusement émouvante, qu’elle envahissait tout mon être par mes prunelles et me donnait aux mains une impression de douceur…

— Emma !…

Mais déjà elle s’était redressée, presque nue, riant de sa beauté comme d’un grand bonheur, et jamais, certes, l’art infaillible de l’instinct ne fit valoir, avec tant de génie, plénitude si juste et fraîcheur plus à point.

Décidément je n’avais guère faim, rien ne passait : je pris le parti de contempler Emma sans plus insister. Elle, ne se hâtait pas, moqueuse et, je suppose, à dessein, pour que l’impatience exaltât mon désir jusqu’au paroxysme.

Elle goûtait la dînette en gourmande. Je ne l’avais pas encore vue aussi commodément. Ce qu’elle livrait à la tiédeur parfumée de la chambre était, selon mes idées, singulièrement accompli, et la parade en faisait naître l’irrésistible envie du spectacle intégral. Aux relations secrètes par quoi, dit-on, les charmes que l’on publie s’apparentent à ceux que l’on réserve, je me divertis à supputer l’invisible d’après le visible. Le nez d’Emma était un petit luron fort expressif, et sa bouche étroite avait des lèvres charnues et rouges, dont le silence même — un silence de frémissements, de sourires et de moues — en disait de lestes…

Elle s’étira. La batiste moula des rondeurs, sveltes à bon escient ou rebondies fort à propos, et aussi deux pointes, dont l’une s’échappa comme s’allumerait tout à coup, dans un ciel d’éblouissement, une étoile de pourpre, étonnée d’être telle.

J’ébranlai la table d’un à-coup involontaire. Une fraise roula dans la jatte de lait.

— Retire tout cela et va-t’en, Barbe ! fit Emma.

La servante partie, elle se pelotonna frileusement sous les draps. Elle avait le visage de ceux qui viennent d’apprendre une bonne nouvelle.

Et la seconde qui suivit, un dieu sexué me l’aurait payée de son éternité.

Cependant Emma demeurait inerte plus longtemps qu’il n’est d’usage. Son corps raidi s’embellissait d’une pâleur inquiétante, et je ne pouvais décontracter sa bouche afin de lui faire boire un peu d’eau.

J’allais appeler, quand une brève convulsion la malmena. Elle poussa un soupir, à la fois doux et rauque, ouvrit les yeux, et râla de nouveau, mais avec plus de grâce câline… Son entendement semblait resté très loin ; elle me regardait encore de là-bas, des rives perdues et cythéréennes d’où elle revenait lentement.

Soudain pudique, je ramenai les draps sur la nudité parfaite, — plus nue et plus parfaite que d’autres, car, échos fatidiques et fastidieux des chevelures qui déterminent avec eux l’inévitable losange, les trois reflets prévus — et prévus trois lueurs sombres — n’y flambaient pas.

Emma tortillait en papillote une flammèche de son front. Elle se ranimait… elle voulait parler… la statue de neige et de feu allait revivre, et clore d’un adorable mot l’acte adorable, l’Acte des actes…

Et elle dit :

— Dès l’instant que l’vieux ne l’sait pas, c’est tout c’qu’i’faut, s’pas, chéri ?…