Le Docteur Lerne, sous-dieu/VIII
VIII
TÉMÉRITÉ
Je repris à toute vitesse le chemin de Grey. La fête y battait son plein, et la foule, mise en liesse, m’agonit d’outrages et de quolibets.
Cinq heures au cadran du quai. Je profitai du répit pour faire un peu de mise en scène, afin que mon oncle donnât mieux dans le panneau qu’il avait tendu sous ses propres pas en exigeant de moi la réparation d’un organe dont je possédais un autre exemplaire, intact. La cotte bleue du mécanicien endossée, les mains et la figure salies, ayant tiré le coffre aux outils et semé le désordre dans ses casiers, je bossuai légèrement, à petits coups de marteau, le carburateur neuf et le maculai de cambouis. Quelques traits de lime, râpés au hasard, achevèrent de lui donner l’aspect bourru et mal dégrossi d’une pièce qu’on vient d’usiner.
Le train stoppait.
Quand Lerne me toucha l’épaule, je m’évertuais en efforts imposteurs à visser un boulon parfaitement bloqué.
— Nicolas !…
Je tournai vers mon oncle une trogne de charbonnier, aussi hargneuse que je pus la faire.
— Je termine tout juste, marmottai-je. C’est joliment malin, ce que vous avez trouvé là !… Faire travailler le monde pour rien !…
— Est-ce que cela remarche ?
— Oui ; je viens d’essayer. Vous voyez bien que le moteur fume…
— Désires-tu rajuster au carburateur les fragments que j’ai enlevés ?
— Gardez-les en souvenir de cette bonne journée, mon oncle !… Allons, en voiture ! J’en ai assez, moi, d’être là !…
Frédéric Lerne était contrarié.
— Sans rancune, eh, Nicolas ?
— Sans rancune, mon oncle…
— J’ai mes raisons, tu sais. Plus tard…
— À votre aise. Si vous me connaissiez, pourtant, vous seriez moins sur vos gardes… Mais votre conduite d’aujourd’hui s’accorde avec nos conventions. Je serais mal venu à m’en plaindre.
Il fit un geste évasif.
— Tu ne m’en veux pas ; c’est l’essentiel. En somme, tu comprends les choses.
Évidemment, Lerne appréhendait de m’avoir froissé et que, résolu au départ à la suite d’une pareille vexation, je ne divulguasse l’existence à Fonval de secrets importants, même sans pouvoir documenter qui de droit sur leur nature. Tout bien pesé, la présence chez lui d’un étranger libre de s’enfuir était pour mon oncle un sujet d’alarmes constantes. Il me semblait qu’à sa place, tenu de recevoir un tiers à cause de sa parenté avec moi, j’eusse préféré, certes, en faire mon complice dans le plus bref délai, pour m’assurer sa discrétion.
« Après tout, me dis-je, pourquoi mon oncle n’y aurait-il pas songé ? Avant la date incertaine — et peut-être illusoire — où Lerne doit m’initier, une longue période tourmentée s’écoulera pour lui à exercer sur moi sa double attention d’analyste et de policier. Si j’allais au devant de ses projets ? Il hâterait sans doute avec joie un enseignement sacré à l’égal d’une confession et qui doit unir le maître et le disciple dans un même complot…
» Je ne vois pas pourquoi il accueillerait mes avances de travers, car, dans les deux occurrences possibles : que Lerne soit ou non de bonne foi lorsqu’il prétend m’initier à son Entreprise, aujourd’hui la situation n’a que deux issues : ou mon départ, gros dès à présent de conséquences révélatrices, ou ma connivence.
» Or, Emma et le mystère me retiennent au château. Je ne partirai donc pas.
» Reste alors la complicité simulée, qui aurait, de plus, l’avantage de me faire pénétrer l’énigme ; — et quel autre que Lerne la percerait à mes yeux, puisqu’Emma ne sait rien, et que, s’il m’arrive de chercher tout seul, chaque problème solutionné en laisse voir un suivant ?
» Une sagace diplomatie peut certainement décider mon oncle à de prochaines révélations. Il ne demande que cela. Mais comment l’y amener ?…
» Il importe de lui insinuer que ses secrets ne m’effraient pas, si criminels soient-ils. Donc, il sera bon de me poser en homme résolu, que la proximité de forfaits ne scandalise pas, et qui peut en retenir la dénonciation parce qu’au besoin, il les consommerait lui-même. — C’est cela. Parfait. — Mais où prendre un délit tel que Lerne soit capable de le perpétrer et dont je puisse dire qu’il est naturel, anodin, et que je le commettrais à la première occasion ?… Parbleu ! Nicolas, sers-toi de ses propres méfaits ! Avoue-lui que tu connais l’un de ses actes les plus répréhensibles et que tu approuves non seulement cette action, mais aussi toutes les autres de même sorte où tu es prêt à l’aider ! Alors, devant une telle déclaration, il se déboutonnera, et tu sauras tout, quitte à faire bon marché plus tard d’une confidence dictée par le seul intérêt ! — Cependant soyons astucieux, et statuons de ne parler à mon oncle que lorsqu’il sera d’humeur plaisante, et si le vieux soulier ne nous a rien appris. »
Ainsi raisonnais-je en reconduisant Lerne à Fonval. L’épuisement de mon désir appauvrissait mes idées ; je les croyais paisibles et nettes, mais j’étais surtout fatigué… On le voit, sous l’influence dominatrice du milieu, les attentats non prouvés de Lerne me préoccupaient avant toute chose, et je les imaginais détestables et sans nombre. J’oubliais que ses travaux, menés en catimini, à l’abri des contrefaçons, pouvaient réellement avoir un but industriel. Dans l’impatience d’assouvir ma curiosité, et la lassitude d’avoir contenté mon amour, cette stratégie me sembla conçue remarquablement. Je ne mesurais pas l’énormité de l’aveu fictif qu’il me fallait faire avant de rien obtenir en échange.
Plus de réflexion m’aurait indiqué le péril. Mais la fortune adverse voulut que mon oncle, satisfait de ma réponse et de me voir si bien « comprendre les choses », affectât la jovialité la moins prévue. Jamais occasion plus propre à mes desseins ne se représenterait.
Je la saisis étourdiment.
Selon sa coutume, enthousiasmé par la voiture, mon oncle m’avait fait exécuter des manœuvres à travers le labyrinthe, et c’est en décrivant des courbes que j’avais délibéré.
— Colossal ! Nicolas ! je te le répète : prodigieux, cet automobile ! Une bête ! Une véritable bête organisée… la moins imparfaite peut-être !… Et qui sait jusqu’où le progrès la haussera ?… Une étincelle de vie là-dedans, un peu plus de spontanéité… une bribe de cerveau… et voilà la plus belle créature de la terre ! oui, plus belle que nous dans un sens, car, souviens-toi de ce que je t’ai déjà dit : elle est perfectible et immortelle, vertus dont l’être physique de l’homme est piteusement dénué…
» Tout notre corps se renouvelle presque entièrement, Nicolas. Tes cheveux (pourquoi diable parlait-il toujours de cheveux ?) tes cheveux ne sont pas les mêmes que l’an dernier, par exemple. Mais ils repoussent moins bruns, plus vieux, et décimés ! alors que l’automobile, lui, change ses organes à volonté, et se rajeunit, chaque fois, d’un cœur tout neuf, d’un os tout frais, établis avec plus d’ingéniosité ou de résistance que n’étaient les organes primitifs.
» Ainsi, dans mille ans — voiture à Jeannot — un automobile, sans avoir discontinué de s’améliorer, sera jeune autant qu’aujourd’hui, s’il s’est régénéré en temps opportun, morceau par morceau.
» Et ne va pas dire : « Ce ne sera plus le même puisque ses parties seront toutes remplacées ». Si tu m’objectais cela, Nicolas, que penserais-tu donc de l’homme, qui, durant cette course à la mort qu’il appelle sa vie, est soumis à des transformations aussi radicales, mais dans le sens décadent ?…
» Il te faudrait alors conclure étrangement : « Celui qui meurt âgé n’est plus celui qui est né. Celui qui vient de naître, et doit succomber sur le tard, ne mourra pas. Du moins, il ne mourra pas d’un seul coup, mais progressivement, éparpillé aux quatre vents du ciel en poussière organique, tout au long d’une phase pendant laquelle un autre se formera lentement au même endroit, qui est le lieu du corps. Cet autre, dont la naissance est imperceptible, se développe en chacun de nous, sans qu’on le devine, à mesure que le premier s’effondre. Il le supplante de jour en jour, et, modifié lui-même incessamment au gré des myriades de cellules sans cesse mortes et recréées dont il est l’assemblage, c’est lui qu’on verra trépasser. »
» Telle serait ta conclusion, que d’aucuns jugeraient exactes ; et ceux-ci d’ajouter : « Il est vrai que l’esprit semble bien persister, immuable au milieu de toutes ces évolutions ; néanmoins cela n’est pas prouvé, car si les traits de l’enfant s’attardent en général dans ceux du vieillard, l’âme parfois s’altère au point que nous-mêmes nous ne reconnaissons pas la nôtre. Et puis, pourquoi les éléments du cerveau ne se pourraient-ils rénover, molécule à molécule, sans que la pensée en soit interrompue, de même qu’on peut changer, un par un, les éléments d’une pile, sans que l’électricité s’arrête pour cela d’en être engendrée ? »
Mais, en définitive, qu’importe à l’homme[1] cette question de personnalité in extremis ? et que servirait aux automobiles impérissables, dont il oriente, comme un démiurge, le développement de l’individu et l’évolution de l’espèce, de garder une identité fastidieuse à travers les phases de leur réforme ? Voilà bien des sornettes ! En seraient-ils plus admirables, ces colosses de fer déjà presque vivants ?
» Je te le dis, Nicolas, si l’automobile, par un miracle, devenait indépendant, l’homme pourrait boucler ses malles. Son ère toucherait à sa fin. Après lui, l’automobile serait roi du monde, comme avant lui régna le mammouth.
— Oui, mais ce souverain dépendrait toujours de l’homme-constructeur, — fis-je distraitement, absorbé par mes propres spéculations.
— Le bel argument ! Est-ce que nous ne sommes pas les esclaves des animaux et même des plantes, qui soutiennent notre construction de leur viande et de leur parenchyme !…
Mon oncle était si content de ses paradoxes, qu’il les vociférait, ruait à grands coups de reins dans son baquet, et brassait l’air avec frénésie, semblant y saisir à pleines mains ses idées.
— En vérité, mon neveu, la riche décision que tu as prise d’amener cette voiture ! Elle me fait faire un bon sang de tous les bons sangs !… Il faudra m’apprendre à conduire l’animal. Je serai le cornac du mammouth à venir ! Eh ! eh !… Ha ! ha ! ha !…
Sur cet accès d’hilarité, j’achevais justement de raisonner, et ce fut lui qui décida l’attaque immédiate, — et l’imprudence.
— Que vous êtes amusant, mon oncle ! votre gaieté me réjouit. Je vous retrouve. Pourquoi n’êtes-vous pas toujours ainsi et vous méfiez-vous de moi, qui mérite au contraire toute votre confiance ?
— Mais, dit Lerne, tu ne l’ignores pas : je te la donnerai quand le temps sera venu, j’y suis bien décidé.
— Pourquoi pas tout de suite, mon oncle ? — Et je me lançai dans mon impair à corps perdu. — Allez ! nous sommes de la même pâte, vous et moi. Vous ne me connaissez nullement. Rien ne peut m’étonner. J’en sais plus que vous ne le croyez. Eh bien ! mon oncle, apprenez-le : je partage vos opinions, j’admire vos actes !
Lerne, un peu surpris, se mit à rire.
— Et qu’est-ce que tu sais, gamin ?
— Je sais qu’on ne peut se reposer sur la justice actuelle du soin de ses propres affaires. Quelqu’un vient-il à fauter ? il est plus sûr de s’en débarrasser soi-même, et la séquestration, dans un tel cas, si elle reste illégale, devient légitime… Un incident fortuit m’a fixé… Bref, mon oncle, si je m’appelais Frédéric Lerne, M. Mac-Bell ne se porterait pas aussi grassement. Vous ne me connaissez pas, vous dis-je.
Au ton du professeur, je pris conscience de ma gaffe. Il se défendit d’une voix que j’estimai cauteleuse.
— Eh bien, voilà du nouveau ! fit-il. Quelle imagination ! Es-tu vraiment le vaurien que tu prétends ? alors tant pis. Quant à moi, je ne mange pas de ce pain-là, mon neveu ! Mac-Bell est fou, mais je n’y suis pour rien !… Il est regrettable que tu l’aies aperçu ; c’est un vilain spectacle… L’infortuné ! moi, le séquestrer ! Quelle fantaisie, Nicolas ! Que vas-tu donc inventer ?… Il est fort heureux cependant que tu m’en aies parlé : ceci m’ouvre les yeux. Les apparences sont en effet contre moi. J’attendais une amélioration dans l’état du malade pour avertir les siens, afin qu’ils soient moins affectés d’un malheur plus dissimulé… mais non ! tergiverser encore est trop dangereux ; ma sécurité l’exige ; au risque de les chagriner davantage, il faut les prévenir ! Je vais leur écrire dès ce soir qu’ils viennent le chercher. Pauvre Doniphan !… Son départ, j’espère, dissipera tes honteuses présomptions. Elles m’attristent beaucoup, Nicolas…
J’éprouvais une grande confusion. M’étais-je trompé ? Emma avait-elle menti ? Ou bien Lerne voulait-il endormir ma suspicion ?… Quoi qu’il en fût, j’avais commis une lourde maladresse, et Lerne, probe ou scélérat, me tiendrait rigueur de l’avoir accusé, soit à faux, soit à bon escient. C’était la défaite, et je n’avais pour tout butin qu’un nouveau doute : à l’égard d’Emma.
— … En tout cas, mon oncle, je vous jure que le hasard seul m’a fait découvrir Mac-Bell…
— Si le hasard te fait découvrir d’autres raisons de me calomnier, répondit Lerne durement, ne manque pas de m’en informer ; je me disculperai sur-le-champ. Toutefois la stricte observation de tes engagements t’empêchera d’aider certain hasard qui favoriserait la rencontre de fous… et de folles.
Nous étions arrivés à Fonval.
— Nicolas, fit Lerne plus doucement, je me sens beaucoup d’inclination pour toi. Je désire ton bien. Obéis-moi donc, mon enfant !
« Il veut m’amadouer, pensai-je, il me fait la cour. Attention ! »
— Obéis-moi, reprit-il avec une douceur mielleuse, et, par ta réserve, sois déjà mon auxiliaire. Intelligent comme tu l’es, tu devrais saisir cette nuance, pourtant ! Le jour n’est pas loin, si je ne m’abuse, où je pourrai te mettre au courant de tout. Tu verras la belle grande chose que j’ai rêvée, mon neveu, et dont je te réserve une part…
» En attendant, puisque tu es renseigné sur l’affaire Mac-Bell — tiens ! voilà un témoignage de la foi réclamée ! — viens avec moi le visiter ; nous déciderons s’il est assez valide pour supporter le voyage et la traversée.
Après une courte hésitation, je le suivis dans la chambre jaune.
Le fou, à son aspect, fit le gros dos, et, tout en maugréant, recula dans un coin, la pose craintive et l’œil rancunier.
Lerne me poussa devant lui. — Je tremblais qu’il ne m’enfermât.
— Prends-lui les mains. Tire-le au milieu de la chambre.
Doniphan se laissait manier. Le docteur l’examina sous toutes les faces, mais je reconnus que la cicatrice attirait davantage sa sollicitude. À mon avis, le reste de l’inspection n’était que simagrées à me donner le change.
La cicatrice ! diadème coupé, à demi disparu sous les cheveux plus longs, blessure enserrant la tête, quelle chute sur n’importe quel parquet l’aurait produite ?…
— Excellente santé, prononça mon oncle. Vois-tu, Nicolas, il a été furibond dans le début, et s’est grièvement éraflé… hum…, de toutes parts. Dans une quinzaine il n’y paraîtra plus. On peut l’emmener.
La consultation était finie.
— C’est ton sentiment que je m’en débarrasse au plus tôt, Nicolas ? Dis-moi ton opinion ; j’y attache son prix.
Je le félicitai de sa résolution, cependant que tant de gentillesse me tenait sur le qui-vive. Lerne soupirait :
— Tu as raison. Le monde est si méchant ! Je vais écrire de ce pas. Voudras-tu porter ma lettre à la poste de Grey ? dans dix minutes elle sera prête.
Mes nerfs se détendirent. — Je m’étais demandé, en rentrant au château, si j’en ressortirais, et parfois encore, le démon des songes malsains me donne pour cachot le cabinet du fou. — L’ogre, décidément, se montrait paterne et bénin. Disposant de ma liberté, pouvant m’incarcérer, il m’envoyait de par les champs faire une course qu’il ne tenait qu’à moi de terminer en fuite. Une licence octroyée de si bon cœur valait-elle qu’on en profitât ? — Pas si bête. Je n’en userais point.
Pendant que Lerne rédigeait l’épître aux Mac-Bell, j’allai flâner à travers le parc.
Et j’y assistai à l’incident le plus étrange, au moins dans l’impression qu’il me causa.
La fortune, on l’a vu, se jouait de moi sans relâche ; elle me faisait volter comme un pantin vers la quiétude ou vers le trouble. Cette fois, elle se servit pour me bouleverser du moindre prétexte. L’âme tranquille, je n’aurais pas revêtu d’un caractère mystérieux ce qui pouvait bien n’être qu’une bizarrerie de la nature ; mais le vent soufflait au merveilleux, j’en flairais partout, et la phrase de Lerne me cornait toujours aux oreilles que, depuis la nuit de mon arrivée, il y avait dehors certaines choses qui n’auraient pas dû s’y trouver.
Au surplus, celles que je vis dans le parc ce jour-là — et qui, j’insiste, n’auraient pas ébahi comme moi le premier venu — me semblèrent combler une lacune de mes documents sur la question Lerne : le cycle de ses études s’en fermait, pour ainsi dire. Cela était fort indistinct. J’entrevis bien, sur ces données inconsistantes, une solution de tous les problèmes — une solution abominable ! — mais, tumultueuses et extravagantes, mes idées n’étaient pas assez précises pour s’exprimer à soi-même. La durée d’une seconde, pourtant, elles acquirent une violence inimaginable, et si je haussai les épaules après la petite scène qui les enfanta, il faut avouer qu’elle m’avait mis à l’agonie. — Je la retrace.
Ayant projeté d’employer mes dix minutes à reconnaître le vieux soulier, je descendais une allée dont la rosée vespérale mouillait déjà l’herbe haute. L’avant-garde de la nuit commençait d’investir les sous-bois. On entendait s’espacer le chant des passereaux. Je crois qu’il était six heures et demie. Le taureau mugit. En bordant la pâture, j’y comptai seulement quatre animaux : Pasiphaé n’y promenait plus le demi-deuil de sa robe pie. Mais cela n’était d’aucun intérêt.
Je marchais délibérément lorsqu’une chamaillerie de coups de sifflets mêlés de petits cris, une touffe de piaulements aigus, si j’ose écrire, m’arrêta.
L’herbe ondulait.
J’approchai sans bruit, le cou tendu.
Il y avait là un duel, un de ces combats innombrables qui font de chaque ornière un abîme d’iniquités, une lutte criminelle où l’un des adversaires est condamné à périr afin que l’autre s’en repaisse : le duel d’un petit oiseau et d’un serpent.
Le serpent était une vipère assez imposante dont le crâne en triangle se marquait d’un large stigmate blanc, de même figure.
L’oiseau… Qu’on se représente une fauvette à tête noire, avec cette différence — plutôt capitale ! — que sa tête, au rebours, était blanche : une variété, sans doute celle de la volière, et que je désignerais moins gauchement si j’étais plus versé dans l’histoire naturelle.
Les deux champions face à face, l’un marchant sur l’autre. Mais, — conçoit-on ma perplexité ? — c’est la fauvette qui faisait reculer le serpent !… Elle avançait par saccades, à petits sauts brusques et rares, sans un battement d’ailes, d’une allure hypnotique ; son œil fixe avait l’éclat magnétiseur dont brille celui des chiens en arrêt, et la vipère, maladroite, rétrogradait devant elle, fascinée par les regards implacables, tandis que l’effroi lui arrachait des sifflements suffoqués…
« Diable ! me dis-je, le monde est-il renversé ou si c’est que j’ai l’esprit à l’envers ? »
Je commis alors cette faute, pour être témoin du dénouement, de trop me rapprocher, ce qui le modifia. La fauvette m’aperçut, s’envola, et son ennemie s’étant faufilée dans les herbes, le sillage de sa déroute les parcourut en zigzag.
Mais déjà se dissipait l’angoisse ridicule et démesurée qui m’avait glacé. Je me tançai moi-même d’importance : « J’ai la berlue… c’est un exploit de l’amour maternel, et rien d’autre. La petite bête héroïque défend son nid et ses œufs. On ne sait pas la force des mères… voilà, morbleu ! Voilà !… Que serait-ce ?… Non, mais suis-je assez godiche ! Que serait-ce ?…
— Hooouup !
Mon oncle me hélait.
Je revins sur mes pas. Mais cet incident me tracassait. En dépit de mon assurance à me convaincre qu’il fût très ordinaire, je ne m’en ouvris pas à Lerne.
Le professeur avait pourtant la mine engageante, l’aspect riant d’un homme qui vient de prendre un grand parti et s’en trouve fort aise. Il se tenait debout devant la porte principale du château, sa missive à la main, et contemplait le décrottoir avec intérêt.
Ma présence n’ayant point suspendu son extase, je crus civil de contempler aussi le décrottoir. C’était une lame coupante, scellée à la muraille, et que des dynasties de semelles avaient creusée, incurvée en serpe, en faucille presque, à force de la racler. Je présumai que Lerne, méditatif, la regardait, cette lame, sans la voir.
En effet, il parut se réveiller brusquement :
— Tiens, Nicolas, voici la lettre. Pardonne-moi la peine que je te donne.
— Oh ! mon oncle, j’y suis aguerri. Les chauffeurs sont des messagers, quoi qu’ils en aient. Arguant du plaisir qu’on leur prête à rouler pour rien, mainte dame, souventes fois, les prie de rouler pour quelque chose… et de véhiculer quantité de colis bien pressés… et bien pesants. C’est un impôt dont le sport est gravé…
— Allons, allons, tu es un bon garçon ! Va ; la nuit tombe.
Je pris la lettre, la lettre désolante qui allait annoncer en Écosse la folie de Doniphan, la lettre bénie qui allait éloigner d’Emma son amant dégradé.
Sir George Mac-Bell,
L’écriture de l’adresse me fit songer. Seuls, quelques vestiges de l’ancienne cursive la rendaient reconnaissable et accusaient encore la plume de Lerne. Mais la plupart des caractères, les accents, la ponctuation et l’apparence générale dénotaient un « esprit graphique » diamétralement opposé à celui d’autrefois.
La graphologie n’est jamais en défaut, ses arrêts sont infaillibles : l’auteur de cette suscription avait changé du tout au tout.
Or, dans sa jeunesse, mon oncle avait prouvé tous les mérites. À présent, quels vices n’étaient donc pas les siens ? — Et comme il devait me haïr, lui qui m’avait tant aimé !…
- ↑ M. Vermont rapporte avec plus de grandiloquence que de fidélité les paroles du Dr Lerne. Ce dernier, si méticuleux dans l’exposé de ses pires divagations, a certainement aperçu et mentionné l’importance que présenterait, en matière de responsabilité, la vérification d’une aussi folle théorie. On l’entend se demander : « Les adultes sont-ils tenus de réparer leurs fautes de jeunesse ? Ont-ils le droit de s’y refuser sous prétexte que c’est un autre qui les a commises ?… Autrement dit : Le roi de France peut-il valablement éconduire les créanciers du duc d’Orléans ?… Les vieilles rancunes sont-elles légitimes ?… La reconnaissance doit-elle s’user avec le temps ?… » Etc… etc… — M. Vermont nous dit qu’il était distrait. Nous le voyons sans peine. Car il est trop coquebin dans l’art d’écrire pour que nous le soupçonnions d’avoir coupé volontairement ce paragraphe, en vue d’alléger un chapitre déjà trop anarchique, où il a bonnement reproduit la confusion réelle de la vie, au lieu de distribuer les choses en cette belle ordonnance dont l’artifice est la gloire de l’historien.
(Note du transcripteur.)