Le Docteur Gilbert/Chapitre VI

Boulé (p. 28-35).

VI.

Quatre heures venaient de sonner, et l’obscurité commençait à se répandre ; il tombait une pluie fine et continue qui assombrissait encore l’atmosphère : le temps devenait de plus en plus horrible.

Depuis une heure environ il se faisait beaucoup de bruit dans la cour, et des lumières passaient et repassaient aux fenêtres de l’appartement situé en face de celui d’Anatole. On apportait à chaque instant des paniers de vins de toute espèce, des provisions de bouche, des plats succulens et variés, sortis des souterrains gastronomiques de Chevet. L’escalier qui menait à l’appartement de madame Villemont était plein de domestiques allant et venant ; les marches de pierres disparaissaient sous un élégant tapis ; des caisses d’orangers, des vases de fleurs décoraient le vestibule inondé de parfums.

L’appartement de madame Villemont se composait de plusieurs vastes pièces à la suite les unes des autres, et magnifiquement ornées, où quelques ouvriers travaillaient encore à poser des glaces et des candélabres. Autour du salon, dessiné en ovale, étaient rangées des banquettes en velours cramoisi à franges d’or ; et, d’espace en espace, s’élevaient de légers piédestaux surmontés de statues et de fleurs.

— Allons, allons, mes amis ! disait madame Villemont aux ouvriers qui semblaient rivaliser de zèle et d’empressement ; dépêchons-nous… vite… songez qu’il est quatre heures passées !… Nous n’en finirons jamais !… Allons, dix francs de plus à chacun de vous, si, dans une heure, la besogne est terminée.

Et les yeux des travailleurs pétillèrent ; les coups des marteaux semblèrent redoubler d’énergie, et Victorine ne cessait de répéter : — Allons, allons, mes braves gens ! du courage ! du courage !

Madame Villemont était une femme de vingt-cinq ans ; mais elle paraissait en avoir un peu davantage, à cause de son embonpoint, qui n’altérait pourtant pas en elle la grâce et l’harmonie des proportions. Sa taille haute et cambrée, ses prunelles noires et pleines de feu, son profil romain, lui donnaient quelque chose de fier et d’impérial ; mais, par momens, sa physionomie sévère devenait douce et calme ; sa voix naturellement un peu métallique prenait des inflexions caressantes, et sa figure mobile une expression de langueur et de volupté, qui troublait l’âme et faisait bondir le cœur dans toute jeune poitrine.

Victorine était belle et régulière comme une statue antique ; et sa manière de se coiffer à la fois simple et coquette, sa mise pleine d’élégance et brillante sans mauvais goût, sa démarche noble et gracieuse, tout, jusqu’aux mouvemens arrondis et moelleux de ses bras, aux ondulations de sa tête, tout révélait en elle ou l’artiste ou la courtisane.

Enfin, après avoir traversé bien des fois toute la longueur de son appartement, faisant des reproches à l’un, des complimens à l’autre, et donnant partout des ordres, elle se laissa tomber sur un sopha en soupirant comme une personne accablée de fatigue ; puis, déployant un éventail, elle l’agita en fermant les yeux.

— Madame, vous êtes servie, dit une jeune fille en entrant dans le salon.

— Je n’ai pas faim, Maria, répondit Victorine avec un léger bâillement qui laissa voir des dents éblouissantes ; je suis d’une lassitude horrible !

— Je le crois bien, madame ; depuis trois ou quatre jours vous ne dormez plus, vous êtes toujours en mouvement !… ce bal vous a coûté bien de la peine ! Quand on pense que la semaine dernière vous ne songiez encore à rien,

— Oui, n’est-ce pas ? dit Victorine avec un sourire de satisfaction, je suis une femme expéditive ; et quand une fois j’ai un projet dans la tête, je ne dors pas qu’il ne soit exécuté.

Et sa jolie bouche s’entr’ouvrit une seconde fois pour bâiller ; ses yeux s’appesantirent et se fermèrent un instant.

— Vous tombez de sommeil et de lassitude, madame, reprit la femme de chambre, et, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de dormir une heure ou deux sur ce canapé ; vous avez encore le temps ; les ouvriers ont presque fini, et vous ne serez pas dérangée.

— Non, Maria, non, je dormirai un autre jour, répondit Victorine en s’efforçant de tenir ses yeux ouverts ; je suis un peu fatiguée, mais la valse et le galop me remettront. Tu sais bien que je resterais une semaine de suite au bal sans éprouver le besoin du sommeil… Néanmoins, comme je ne danse pas encore maintenant, et que j’ai les yeux un peu lourds, viens t’asseoir à côté de moi et bavarder, pour m’empêcher de m’endormir ; car, vois-tu, j’attends quelqu’un.

Maria, qui trouvait la proposition fort de son goût, se hâta d’obéir ; die prit une chaise et s’assit en face de sa maîtresse.

Les ouvriers venaient de quitter la chambre où se trouvait madame Villemont : elle était seule avec Maria.

— Eh bien ! qu’en dis-tu, Maria ? dit madame Villemont avec une expression de joie et d’orgueil dans le regard, trouves-tu mon appartement bien décoré ?

— Admirable ! madame, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau ! c’est au point que je suis tout éblouie. Mais je suis effrayée, quand je pense à tout l’argent que vous allez dépenser ce soir.

— Eh ! que m’importe, répondit Victorine avec indifférence, M. Villemont n’a-t-il pas le moyen de payer tout cela ?

— Oh ! sans doute, madame, c’est un véritable Crésus ! mais vous savez que les plus riches ne sont pas toujours les plus généreux… et ce pauvre M. Dubreuil, qui est pauvre maintenant comme Job…

— Bon, bon, bon, interrompit Victorine avec un geste d’impatience, ne me parle plus de lui ; son nom me bourdonne sans cesse à l’oreille comme une mouche taquine !… tâche de ne plus le prononcer. Que veux-tu que j’y fasse, il est ruiné, et je ne peux pas vivre de l’air du temps !

— C’est la vérité pure, madame ; aussi je ne vous blâme pas, répartit la jeune fille en soupirant ; je sais très bien qu’il faut qu’un homme soit riche !… Mais avouez que c’est dommage ; car ce pauvre monsieur était si doux !… si joli homme !…

— Bah ! je ne l’ai jamais aimé ! répondit Victorine en agitant son éventail autour de sa tête… D’ailleurs, il n’avait pas le moyen de me rendre heureuse ; j’étais toujours aux expédiens avec lui, et mon petit appartement de la rue du Helder me faisait honte. Avoue que messieurs mes créanciers m’ont rendu un grand service en me débarrassant d’un mauvais mobilier d’acajou que j’aurais eu la peine de vendre moi-même, ce qui m’a toujours paru ignoble. Au moins je suis logée maintenant et meublée d’une manière assez décente ; et, jusqu’à présent, M. Villemont fait convenablement les choses.

— Oui, madame ; mais j’ai remarqué, moi, qu’il commence à parler d’économie : je le soupçonne d’être un vieil avare et, qui plus est, un vieux jaloux.

— C’est un receveur-général, dit Victorine, voilà tout ce que je sais ; et pourvu qu’il ne laisse jamais protester mes billets, et qu’il ne vienne pas trop souvent à Paris, je me sens capable de lui passer beaucoup de choses… Je suis très indulgente de ma nature.

— En revanche, il ne l’est guère, madame ; et je suis bien sûre que, s’il avait pu se douter que vous donniez un bal en son absence, il aurait pris la poste, et serait déjà ici à vous quereller.

— C’est possible, répondit Victorine ; mais comme il n’en sait rien, je suis parfaitement tranquille, et je m’embarrasse fort peu qu’il apprenne dans huit ou quinze jours que j’ai donné un bal masqué. Alors, qu’il fulmine, qu’il s’emporte, je n’y ferai pas attention, ou je me fâcherai plus fort que lui ! Je le connais, c’est le moyen de l’apaiser.

— Mais croyez-vous, madame… pardon, si je vous adresse une question qui peut vous paraître indiscrète…

— Va, va, dis toujours, répartit Victorine avec un air de franchise et de bonté ; j’aime qu’on me dise tout ce qu’on pense.

— Eh bien ! madame, reprit la femme de chambre avec un reste d’hésitation, je vous demande si vous ne craignez pas que M. Villemont ne se mette en colère, lorsqu’il saura que vous porte son nom depuis quelques jours, et…

— Au fait, interrompit Victorine dont la physionomie devint sérieuse, je ne sais pas trop de quelle manière il prendra la chose… mais qu’il la prenne au surplus comme il voudra !… M. Dubreuil trouvait cela tout naturel, que je partageasse son nom.

M. Dubreuil, oui, madame ; mais un receveur-général…

— J’ai bien porté pendant six mois le nom d’un pair de France ! interrompit Victorine en souriant ; je ne ferai pas tort, je crois, à la noblesse d’un financier. Mais, pour te parler franchement ; ma chère Maria, je suis lasse de forger des noms ; et comme différens motifs, qu’il est inutile de t’expliquer, m’empêchent de conserver mon nom de famille, je trouve beaucoup plus simple d’emprunter celui d’un homme qui, à la rigueur, peut très bien passer pour un mari… Mais quelle est donc l’heure qui sonne ? demanda-t-elle avec agitation en regardant à la pendule. Ah ! mon Dieu ! déjà cinq heures !… et il ne vient pas !…

— Qui donc, madame ? ajouta vivement la femme de chambre, étonnée du changement subit qui venait de s’opérer dans la physionomie et la voix de sa maîtresse.

Victorine s’était levée avec précipitation du canapé : et, courant à une fenêtre, elle écarta le rideau, mais la cour était plongée dans une obscurité profonde.

— Personne ! murmura-t-elle d’une voix étouffée. Il me dédaigne !… il ne veut pas de moi !… Aussi, je l’ai trop supplié !… il a trop vu que je l’aimais !… Et ce Gilbert qui ne vient pas !…

Au même instant un coup de sonnette se fit entendre, Victorine se retourna en tressaillant, et presque aussitôt la porte s’ouvrit et le docteur Gilbert entra.

Il marchait sur la pointe du pied et caressait le poil de son chapeau avec sa manche ; son œil étincelait encore plus qu’à l’ordinaire, et le sourire qui relevait les coins de sa bouche exprimait une joie maligne. Il s’approcha de Victorine en se dandinant, et lui prit une main qu’il porta galamment à ses lèvres.

— Eh bien ? demanda Victorine en pâlissant.

— Tout va le mieux du monde, répondit le médecin à voix basse ; mais dites à cette fille de s’en aller.

Victorine fit signe à Maria de sortir ; et, quand elle fut seule avec Gilbert, ils s’assirent l’un et l’autre sur le canapé.

— Il viendra ?… dit Victorine, dont la voix haletante et saccadée trahissait de violentes palpitations.

— Il viendra, répondit le docteur en se frottant les mains.

— Quand ?…

— Tout à l’heure.

— Vous avez donc obtenu de lui qu’il n’irait pas à Fontainebleau ? continua Victorine, dont la figure devint rayonnante.

— Non, pas tout à fait, ma chère amie ; au contraire, il est plus que jamais décidé à partir, et dans une heure il monte en voiture.

— Ah ! mon Dieu ! il ne viendra pas à mon bal ! s’écria Victorine avec l’accent du désespoir. Que me disiez-vous donc tout à l’heure ?

— Que diantre ! aussi, ma belle, vous ne me laissez pas achever, reprit le docteur en lui baisant de nouveau la main. En effet, c’est un original ; il ne veut pas entendre raison, et veut à toute force partir !… Mais, ma chère Victorine, il n’est pas encore parti… il fait maintenant ses adieux à sa femme, et, dans un quart d’heure, il va monter ici pour vous faire ses excuses de ne pouvoir se rendre à votre bal… C’est à vous de le retenir !… Vous êtes jolie, spirituelle… et vous devez employer dans cette occasion toutes les ressources de votre esprit et de vos charmes !… Une femme qui veut, peut tout, tout, ma chère, tout absolument !… Je ne connais que le bon Dieu qui puisse davantage !…

— Mais que faire pour l’empêcher de partir ?… dit Victorine d’une voix pleine d’angoisse.

— Eh ! ma chère, est-ce à moi à vous apprendre votre rôle !… songez donc que vous êtes cent fois plus habile que moi, et qu’auprès de vous je ne suis qu’un écolier. Depuis ce matin, j’épuise inutilement toute ma logique, toute mon éloquence auprès d’un homme plus entiché de ses devoirs conjugaux qu’une nouvelle mariée. Il est vrai que je ne suis pas une jolie femme, et qu’avec un regard, un soupir, mesdames, vous opérez plus vite que nous avec les meilleures raisons du monde. Enfin, ma charmante, vous ferez ce que vous jugerez à propos : tâchez seulement de le retenir jusqu’à six heures ; et, ne trouvant plus de voiture pour partir, il sera bien forcé de rester. Je vais toujours régler votre pendule à ma façon : Anatole, comme vous savez, est fort distrait, et ne songera pas à consulter sa montre.

Le docteur ôta le verre qui recouvrait le cadran de la pendule, et fit tourner avec un doigt l’aiguille, qui recula d’une demi-heure ; puis il revint s’asseoir auprès de Victorine, dont la figure soucieuse annonçait le trouble et l’anxiété.

— Eh bien ! mon ange, qu’est-ce que vous avez donc ? demanda le docteur d’un ton mielleux. Comme vous semblez pensive !… Pourquoi cette jolie tête qui penche ?… ce front rêveur ?… cette poitrine toute gonflée de soupirs ?… Quoi ! des larmes ?… vous pleurez ?… Oh ! Victorine, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je songe que je suis une misérable ! murmura Victorine d’une voix entrecoupée de sanglots ; je me fais honte à moi-même !… et si vous pouviez lire dans le fond de ma pensée, vous auriez pour moi le plus profond mépris !…

— Moi, du mépris pour vous ! répondit chaleureusement Gilbert en entourant d’un bras la taille élégante de Victorine, et lui couvrant les mains de baisers. Au contraire, je vous aime, je vous estime ! Vous avez du cœur, des sens… une nature riche et forte, des passions vives… et je ne méprise que les femmes dont le corps et l’âme sont glacés, et que le monde a l’ineptie de nommer vertueuses !

— Oh ! reprit Victorine avec amertume, ces femmes-là, je les hais ! elles ne valent peut-être pas mieux que nous dans le fond de leur cœur !… peut-être sont-elles plus corrompues… mais elles se cachent… et l’hypocrisie leur tient lieu de vertu !… Mais que veut dire ce mot vertu ?… rien, absolument rien !… Quoi ! parce qu’une femme est dépourvue de passion… parce que le sang qui coule dans ses veines est pauvre et sans chaleur… parce que cette fièvre d’amour et de désirs qui nous brûle n’a jamais enflammé son cerveau et fait battre plus fort ses artères… quoi ! parce qu’une femme est si misérablement organisée, on l’appellera vertueuse… Et quand je passerai auprès d’elle, cette femme détournera la tête et craindra de toucher mes vêtemens !… Pour elle, estime, bonheur, considération !… pour mot, opprobre et misère !… Ah ! peut-être à ma place serait-elle descendue encore plus bas, si, toute jeune, on l’avait empoisonnée de mauvais conseils, si elle avait toujours eu devant les yeux la dépravation d’une mère !… Le beau mérite d’être vertueuse, quand on est mariée à l’homme qu’on aime… lorsqu’on n’est pas environnée de pièges et de séductions !…

— De qui veut-elle parler ? pensa Gilbert qui cherchait à comprendre les paroles mystérieuses de Victorine, et la regardait avec étonnement.

— Ah ! Gilbert… Gilbert… continua Victorine, il y a une femme que je déteste.

— Eh ! ma chère Victorine, ne vous donnez pas la peine de haïr… c’est une folie !… La haine est un poison mortel pour la beauté des femmes ; elle leur jaunit le teint, leur creuse dans le front des rides prématurées, et dessèche le sourire sur leurs lèvres. Franchement, vous auriez grand tort d’accorder à la haine une place dans votre cœur ; l’amour doit le remplir tout entier. Allons, de grâce, ma chère belle, essuyez ces larmes qui ne servent qu’à ternir l’éclat de ces beaux yeux… Souriez !… et tâchez de paraître aux regards d’Anatole dans toute votre splendeur !… Songez qu’il va venir d’un moment à l’autre.

— Eh ! qu’importe !… il ne m’aime pas !…

— Il ne vous aime pas !… répliqua vivement Gilbert, que dites-vous ? mais il vous adore !… La nuit et le jour, il n’est occupé que de vous ; votre image le poursuit jusque dans ses rêves !… Je vous l’ai déjà dit ce matin, et je vous le répète : — jamais vous n’avez allumé dans un cœur une plus dévorante passion !…

— Oh ! s’il était vrai ! dit Victorine dont les grands yeux noirs étincelaient d’une joie sombre.

— Vous l’aimez donc bien, Victorine ?

— Oh ! oui ! répondit-elle.

— Au fait, c’est une âme brûlante et neuve qui doit contenir des trésors d’amour.

— Et madame de Ranval sera bien malheureuse, n’est-ce pas, poursuivit-elle avec un âcre sourire, bien malheureuse, quand elle saura qu’elle n’est plus aimée ?…

— Hum ! fit Gilbert en attachant sur Victorine un regard vif et perçant où se confondaient la surprise et la curiosité. Vous en voulez donc bien à madame de Ranval ?…

— Je la hais !

— Est-ce parce qu’elle est la femme de l’homme que vous aimez ?

— Oui, d’abord !… ajouta sourdement Victorine ; mais il est une autre cause à ma haine !…

— Que vous a donc fait madame de Ranval ? demanda le médecin.

— Vous ne savez rien encore, Gilbert ! Je ne vous ai pas dit mon secret… L’amour n’est pas la seule passion qui bouillonne dans mon cœur… une autre, plus forte et plus ardente, me possède… la vengeance ! …

— Quoi ! dit Gilbert en tressaillant, vous n’aimez donc pas Anatole ?

— Je hais Mathilde !… murmura Victorine en secouant la tête.

— Et pourquoi ?… reprit le médecin d’un ton confidentiel.

— Parce qu’elle me méprise…

— Mais elle ne vous connaît pas, dit Gilbert.

— Elle me connaît, répliqua Victorine, et ce n’est pas d’aujourd’hui !… Vous allez tout savoir, Gilbert !… Nous avons été élevées l’une et l’autre dans la même pension… Une amitié de sœur nous unissait, et pendant dix années rien n’altéra notre innocente et mutuelle affection… Nous avions les mêmes goûts, les mêmes répugnances… Quand elle souffrait, je souffrais aussi, et nos larmes se mêlaient toujours. L’une enfin ne pouvait pas vivre sans l’autre, et nous jurâmes, en nous embrassant, que nous serions deux amies inséparables !… Cependant nous sortîmes de pension, et chacune de nous rentra dans sa famille… elle auprès d’un père sage et vertueux qui l’environnait de sa tendresse vigilante et de sa vieille expérience… moi, près d’une mère avide de plaisirs, et qui jeta sa malheureuse fille, sans conseils et sans guide, au milieu d’une société perfide et corrompue !… Que pouvais-je faire ?… Il fallait succomber ! l’exemple d’une mère est si puissant !… Je fus bientôt ce qu’on appelle une femme perdue… Eh bien ! plus tard, il me vint comme un repentir… J’eus horreur de ma vie passée, et je sentis dans mon âme une grande soif de bonnes et indulgentes paroles. J’osai donc me présenter chez Mathilde : c’était la première fois depuis ma sortie de pension. Elle venait de se marier… Quand je parus devant elle, je compris tout de suite, à sa réception froide et cérémonieuse, à son air dédaigneux et sévère… je compris qu’elle savait tout, et qu’elle ne voyait plus en moi qu’une femme déshonorée !… La voix de Victorine allait toujours s’affaiblissant ; sa poitrine était haletante, oppressée. Enfin elle fut contrainte de s’arrêter un moment ; elle suffoquait de sanglots.

Le docteur Gilbert se frottait les mains. Il avait comme un éclair dans les yeux, et sa bouche contractée gardait l’empreinte immobile d’un sourire.

— En vérité, dit-il, je n’aurais jamais cru cela de madame de Ranval !… recevoir aussi mal une ancienne amie !… Mais en réfléchissant un peu, je suis moins étonné ; car, en fait de morale et de religion, c’est la plus intolérante des femmes.

— Oh ! quelle humiliation ! reprit Victorine avec une inflexion déchirante. Comme je sentis alors toute ma honte !… comme je me trouvais misérable et vile, dégradée, en face de cette femme orgueilleuse de sa vertu, qui détourna la tête quand je courus à elle pour l’embrasser !… Moi, j’étais pâle et tremblante comme un coupable devant son juge ! Elle, sa physionomie n’était pas même altérée… sa voix était ferme… Elle semblait jouir de ma confusion, de ma douleur, de mon abaissement !… Depuis ce jour je ne la revis plus… Mais elle m’écrivit… et chacune de ses lettres fut pour moi un coup de poignard… La cruelle ! si vous saviez, elle m’accablait, m’outrageait de son bonheur ; et pour me faire mieux sentir encore toute la profondeur de ma misère, elle me disait qu’elle était heureuse, et qu’on ne pouvait l’être que dans l’innocence et la vertu… Puis elle me reprochait de n’avoir pas fait comme elle, et d’avoir préféré les infâmes plaisirs du monde aux délices pures et calmes du ménage… comme si j’avais pu choisir !… Elle me répétait dans toutes ses lettres que sa vie s’écoulait paisible et fortunée près d’un époux chéri… et que je ne serais véritablement heureuse que dans le mariage et l’accomplissement de mes devoirs !… De semblables conseils à moi !… n’était-ce pas autant de railleries amères, autant d’affreuses blessures qui pénétraient bien avant dans ce cœur ulcéré ?… moi que la société repousse ! moi qui n’aurai jamais de famille, et qui jamais ne connaîtrai les douceurs d’une vertueuse union !… Mais je troublerai la sienne… poursuivit-elle d’une voix menaçante. Ce mari, dont elle est si fière, je l’arracherai d’entre ses bras, je la priverai de son amour… et je lui rendrai, à cette femme hautaine, je lui rendrai avec usure tous les tourmens qu’elle m’a fait souffrir !…

— Très bien, Victorine ! admirablement bien ! répondit Gilbert, qui lui serra la main en signe d’approbation. Voilà comme une femme doit se venger !… C’est de bonne guerre ! Mais à mon tour maintenant à vous faire une confidence… un secret en vaut un autre ! Victorine, je veux être de moitié dans votre vengeance… je veux contribuer à la rendre encore plus éclatante ! Agissons de concert, mon amie ! aidons-nous mutuellement, et je vous jure qu’avant peu de jours, avant demain peut-être, l’orgueil de Mathilde sera humilié.

— Que voulez-vous dire, Gilbert ? répartit Victorine, les yeux brûlans d’un feu sinistre ; expliquez-vous.

— J’ai mon projet, Victorine.

— Quel est-il ?

— Dès aujourd’hui peut-être, si vous me secondez, Mathilde sera ma maîtresse.

— Ah ! s’il était vrai, s’écria Victorine en levant les mains au ciel. Vous l’aimez donc ?

— Oui, je l’aime, Victorine !… Je l’aime depuis trois ans… depuis qu’elle est la femme d’Anatole !… Et c’est une passion fiévreuse et dévorante, inextinguible, qui circule avec mon sang dans mes veines, qui brûle et tenaille mon cerveau, qui me dessèche… Oh ! Victorine, c’est un amour comme je n’en ai jamais ressenti !… C’est un amour qui bouleversera ma raison, si je ne parviens pas à étancher dans les bras de Mathilde cette ardente soif de bonheur, que toutes les jouissances de la terre ne sauraient apaiser !…

Victorine écoutait d’une oreille avide ; il était facile de voir à l’agitation de sa poitrine, au tressaillement des muscles de son visage, à l’animation de ses joues brûlantes, que cette confidence produisait sur elle une impression vive et profonde.

— Et vous ne lui avez donc pas dit que vous l’aimiez ?… demanda-t-elle,

— Je n’ai jamais osé ! reprit le docteur ; et pourtant je ne suis pas à mon début. Vous savez que je ne suis pas un écolier trembleur et timide auprès d’une femme que je désire, et que le courage ne m’a jamais manqué. Mais cette Mathilde n’est pas une femme, je crois !… Quand je suis près d’elle, j’ai le frisson, je suis muet !… et c’est à peine si j’ose faire parler mes yeux !… Vingt fois j’ai été sur le point de tomber à ses genoux, de lui révéler mon amour, d’employer les prières, les larmes, les menaces, au besoin même la violence !… mais je n’en ai jamais eu la force : quand j’ai voulu parler, ma langue s’est collée à mon palais, j’ai perdu la mémoire des mots !… quand j’ai voulu me jeter à ses pieds, je n’ai pu me détacher du fauteuil où j’étais assis !… Cependant plusieurs fois elle a vu mon trouble, elle a dû me comprendre !… Un jour même il m’a semblé qu’une rougeur de honte et d’indignation enflammait son visage, toujours tranquille et pâle… que ses yeux brillaient de colère !… mais ce ne fut qu’un instant. Elle m’adressa quelques paroles froides et insignifiantes, et sa physionomie, un moment irritée, redevînt bientôt sérieuse et douce…

— Oh ! Gilbert !… mon ami… s’écria Victorine dans un transport indéfinissable, je vous en conjure… ne vous découragez pas !… redoublez d’amour et d’opiniâtreté !… Ruses, artifices, mettez tout en usage pour la séduire !… Vous à qui si peu de femmes ont résisté !… Qu’elle vous aime ou non, tâchez de la vaincre !… Tout moyen sera bon, pourvu qu’elle vous cède !… Oh ! comme je serai joyeuse alors de la voir à son tour humiliée, flétrie, courbant la tête !…

— Parlez moins haut, Victorine ! dit le médecin en montrant la porte, on pourrait vous entendre. Le succès dépend de vous entièrement… Si vous avez de l’adresse, je vous jure que Mathilde est à moi ce soir !… Mais je vous répète qu’il faut pour cela que vous reteniez chez vous Anatole… car si vous le laissez partir, c’en est fait… mon entreprise échoue… Écoutez, Victorine, c’est un projet hardi !… Mais je me sens capable de l’exécuter… Je ne veux pas en calculer les dangereuses conséquences… J’aime, et pour un seul baiser de Mathilde, je suis prêt à sacrifier mon sang, ma vie !… C’est une fièvre, cet amour !… c’est un délire !… une rage ! Oui, je suis fou d’exhaler d’inutiles soupirs aux genoux d’une orgueilleuse qui ne m’aime pas… et qui, certes, est moins belle que tant d’autres femmes dont je n’ai pas voulu !… Mais enfin c’est un caprice auquel j’ai attaché mon existence, et, pour le satisfaire, j’emploierai, s’il le faut… On sonne !… C’est probablement Anatole… Victorine, qu’il ne se doute de rien !… tout à l’heure je vous laisserai seuls… et, plus tard, je trouverai bien un moment, Victorine, pour vous dire ce que vous avez à faire…

Il parlait encore, lorsqu’un domestique annonça M. Anatole.