Le Docteur Gilbert/Chapitre V

Boulé (p. 20-28).


V.


Le docteur Gilbert demeura quelque temps comme étourdi : il connaissait fort bien le caractère mâle et décidé de Mathilde, mais il ne l’avait jamais vue aussi ferme dans une résolution ; et c’était la première fois qu’elle se montrait rebelle a l’autorité du médecin.

— Patience ! patience ! pensait Gilbert en regardant la porte qui venait de se refermer ; elle n’est pas encore partie !

— Sois tranquille, Gilbert, dit Anatole en lui prenant une main qu’il serra affectueusement dans les siennes ; elle entendra raison tout à l’heure… Tu connais Mathilde, elle est très vive, mais elle se laisse facilement persuader. Je t’assure qu’elle restera.

— Je l’espère, Anatole ! répondit Gilbert d’un ton soucieux : maintenant que nous sommes seuls, je puis te parler sans réserve, sans périphrase, Je ne réponds plus de ta femme, si elle persiste à vouloir faire ce voyage !

Anatole devint pâle comme un mort :

— Grand Dieu ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, que dis-tu, Gilbert ?… sa vie est donc toujours en danger ?

— Toujours, mon pauvre ami !… Je n’ai pas dit devant elle ce que je pense… mais je suis loin encore d’être sans inquiétudes !… Ta pauvre femme a la poitrine faible, bien faible… et son accouchement a pensé lui être fatal !… L’hiver est très vif, très humide ; et c’est du froid surtout qu’elle doit chercher à se garantir.

— Et tu crois Gilbert, qu’un aussi court voyage pourrait avoir de funestes conséquences pour Mathilde ?

— Il serait mortel ! répartit le médecin d’une voix sombre. Mais encore une fois, Anatole, il y lui est absolument inutile d’aller à Fontainebleau ; son enfant n’a qu’une légère indisposition. Je t’engage même à ne pas te déranger : le temps est effroyable, et c’est te fatiguer, te rendre malade, sans aucune nécessité ! D’ailleurs, Anatole, poursuivit-il d’un air mystérieux, je compte sur toi ce soir… je veux te mener quelque part… il faut absolument que tu m’accompagnes.

— Où donc, Gilbert ? demanda M. de Ranval qui frémit involontairement.

— Je vais te conter cela, mon cher, dit le médecin ; mais asseyons-nous un peu sur ce canapé : nous serons beaucoup plus à l’aise pour causer.

Quand ils furent assis l’un à côté de l’autre, Gilbert se pencha, en souriant, à l’oreille d’Anatole, dont la physionomie s’altéra visiblement.

— Non, Gilbert, non, répliqua celui-ci d’un accent profondément ému, je n’irai pas, tu sais que j’ai pour le bal une espèce d’antipathie… tous ces plaisirs-là ne sont pas de mon goût. J’aime le coin du feu, moi, les causeries de famille, le calme et le silence… Toutes ces folles joies me fatiguent, m’attristent…

— Mais je te répète que c’est chez une femme charmante, continua le docteur, chez une femme plus belle, plus élégante et voluptueuse que Cléopâtre ! Toi qui n’as jamais vu de bal masqué, l’occasion est excellente ! celui-ci n’aura pas son pareil en magnificence. Toutes les notabilités artistiques et littéraires de l’époque, tout ce qu’il y a de plus fameux à Paris, peintres, actrices, musiciens, se trouveront réunis comme par enchantement sous la baguette d’une adorable magicienne que je puis te nommer…

— Non, Gilbert, interrompit Anatole avec feu, ne me la nomme pas !… c’est inutile… je ne veux pas aller à ce bal !

— Que diable ! Anatole, tu es comme un sauvage de l’Amérique du sud… on a toutes les peines du monde à te faire sortir de ta hutte !… Il te faut cependant, par-ci par-là, quelques distractions ! depuis trois ans que tu es marié, mon pauvre garçon, tu es enterré tout vif dans ton ménage, et je voudrais t’arracher du sépulcre, pendant que ton cœur n’a pas encore entièrement cessé de battre ! Tu sens bien qu’on ne peut pas toujours rester au coin du feu, en tête-à-tête avec sa femme, fût-elle plus jolie que Vénus. Un homme, un poète surtout, a besoin de connaître le monde, et pour le connaître il faut le voir. Tu as du génie, je le veux bien ; j’admire autant que personne tes vers et ta prose : tout ce qui sort de ta plume est brûlant et passionné ; mais je suis obligé d’avouer avec la critique, mon cher Anatole, qu’il y a dans tes ouvrages une ignorance complète de la société.

— La société, Gilbert ?… eh ! qu’ai-je besoin de la connaître ? le peu que j’en ai vu m’a dégoûté ; c’est un ignoble chaos de préjugés mesquins et de vices ridicules qui font hausser les épaules à tout homme qui pense ! Qu’ai-je besoin, dis-moi, d’aller étudier le monde dans les salons ?… Et d’ailleurs est-ce là qu’on peut le connaître ? on n’en voit que l’épiderme ! Là tout est faux ! tous les sourires, tous les regards sont composés !… Crois-moi, Gilbert, il connaîtrait bien peu le monde, celui qui ne l’aurait appris que dans les bals ; il jugerait du visage par le masque, de l’acteur par le rôle !… Le monde, comme tu l’entends, n’est qu’un théâtre subalterne où d’insipides comédiens, plus ou moins mal déguisés, viennent mentir un instant et jouer leurs personnages !… Mais, théâtre pour théâtre, j’aime mieux les autres… Ils sont moins faux, moins ennuyeux, moins uniformes. Va, ce n’est pas dans les bals, dans les cercles frivoles que je veux étudier le cœur humain ; c’est dans la vie commune, c’est dans l’intimité !…

— Je suis parfaitement de ton avis, Anatole ; mais pour arriver à cette intimité, il faut d’abord se produire dans les salons, montrer qu’on existe, prendre enfin dans le monde une espèce d’extrait de naissance. Moi, mon cher, qui, Dieu merci ! connais à fond le cœur humain, voilà pourtant comme j’ai commencé toutes mes intrigues, toutes mes liaisons avec les femmes les plus inexpugnables de la capitale !… et voilà comme je voudrais te faire débuter… d’abord par ces conversations vagues et presque insignifiantes qu’on engage avec les femmes pour les étudier, pour faire sur elles quelques expériences préliminaires ; et petit à petit les idées prennent une forme plus nette, plus intelligible… On risque adroitement quelques mots… Enfin les yeux parlent… on est compris, et bientôt la divinité vous admet dans son sanctuaire, loin des profanes… en secret, et…

— Mais tu sais qu’une vie d’intrigues et de débauches me répugne ! interrompit Anatole avec vivacité. Je ne suis point de ces jeunes gens qui se font un jeu de l’adultère !… Le mariage est une chose sainte que je respecte !… et je ne tromperai jamais personne… car si on me trompait !… Gilbert, qu’irais-je faire dans le monde ?… où trouverais-je une femme que je pourrais aimer autant que Mathilde ?

Gilbert regarda son ami avec un sourire inexplicable ; et se frottant les mains comme d’habitude, remuant la tête d’une étrange manière, il lui dit :

— Mon pauvre Anatole, il faut avouer que tu ressembles furieusement à un Parisien qui ne serait jamais sorti de son faubourg, et qui soutiendrait que Paris est la plus belle ville du monde. En conscience, mon garçon, tu me permettras de te dire que c’est parler un peu comme un aveugle des couleurs. Certes, tu as une femme ravissante, pleine d’esprit et de grâces !… Je conviendrai même avec toi que c’est une femme supérieure, d’une beauté peu commune ; mais enfin c’est ta femme, mon cher !… Il faut que jeunesse se passe, comme dit le plus sensé des proverbes : songe que tu n’as guères plus de vingt-six ans !… Qu’elle soit toujours ta meilleure amie, je l’approuve ! mais que diantre aussi, tu t’es marié trop jeune ; beaucoup trop jeune !… Tu ne connais pas le monde, mon pauvre Anatole, je te le répète pour la centième fois ; tu ne sais pas même ce que c’est qu’une femme !… Chose qu’un écolier de troisième doit savoir comme son Virgile… Non, non, tu as beau secouer la tête et hausser les épaules tu ne connais pas les femmes, ou, si tu aimes mieux, tu n’en connais qu’une seule !… ta femme, ta femme légitime !… Et comme tu sais, tout aussi bien que moi, le lit conjugal est le tombeau de l’amour !

— Moi, Gilbert, je ne partage pas ton horrible opinion !… elle est désespérante, et flétrit l’âme !… Dieu merci ! je ne suis pas encore désenchanté et vieux de cœur comme toi !… Pourquoi veux-tu détruire ce qui me reste encore de consolantes illusions ?… Mathilde m’est chère comme au premier jour… Elle me paraît plus belle, plus adorable encore peut-être… Je l’aime, et je me sens capable de l’aimer jusque mon dernier soupir !

— Eh ! qui l’empêche de l’aimer, Anatole ? répliqua froidement le docteur ; seulement, il faut que ton amour change un peu de nature et se transforme en un sentiment plus doux et moins périssable… Je te l’ai déjà dit, Anatole, si tu aimes véritablement ta femme, et si tu veux la conserver, ajouta-t-il avec une inflexion de voix significative, elle ne doit plus être désormais pour toi qu’une amie, qu’une sœur !… Et pourtant, lorsqu’on a ton âge, Anatole, il faut quelque chose de plus a un cœur de feu comme celui qui bat dans ta poitrine !… Je te connais, tu as des passions brûlantes !… le sang qui bout dans tes veines n’a pas été appauvri comme le mien par l’excès des voluptés ; tu es un homme exubérant de jeunesse et de sève !… et je sais combien tu souffres quand une femme élégante et belle te regarde, et quels frissons étranges parcourent tes os quand sa robe t’effleure en passant !… Anatole, c’est dans ton intérêt que je parle… c’est uniquement par amitié… car, dis-moi, qu’est-ce qu’il m’en reviendrait, je te prie, quand tu aurais une maîtresse… Mais tu souffres et j’ai pitié de toi !… Franchement, tu me fais de la peine !… Beau, jeune, aimé, recherché partout, quand tu pourrais avoir de si glorieux succès dans le monde, parmi les plus délicieuses femmes de Paris, n’est-ce pas une honte de t’ensevelir, comme un vieillard, dans ton ménage, et de laisser faner misérablement ton cœur, ta jeunesse et ta poésie ?…

— Oh ! laisse-moi, laisse-moi, Gilbert ! s’écria Anatole en se levant, tout hors de lui, du canapé où le médecin voulait le retenir ; laisse-moi ! tu n’as déjà que trop abusé de ma faiblesse !… Je n’aurais jamais dû suivre tes pernicieux conseils !… mais, grâce à Dieu, je ne sais pas encore !… il est toujours temps de ne pas commettre un crime !… Pauvre Mathilde elle doute à présent de mon amour… elle ne sait pas à quoi attribuer ma froideur !… Elle ne sait pas que tu m’as défendu de l’aimer !

— Je ne t’ai rien défendu, Anatole !… je t’ai parlé en ami, en médecin. Je n’ai pas cru devoir te cacher la vérité, quoiqu’elle fût triste ! Je t’ai dit que si Mathilde devenait une seconde fois mère, sa nature faible et souffrante ne pourrait jamais supporter les fatigues et les douleurs de l’enfantement. Ta femme est d’une complexion très délicate : son âme seule est forte et disproportionnée avec une enveloppe aussi frêle, aussi débile… L’esprit chez elle tue le corps ! — Voilà tout ce que je t’ai dit, Anatole ; et, je le répète… la moindre imprudence ; le moindre écart du régime, et c’est une femme perdue ! Réponds, que devais-je faire ?… ai-je eu tort de t’ouvrir les yeux sur les dangers qui menaçaient Mathilde ?… Devais-je donc la laisser mourir ?…

— Non, cher ami, non, je suis injuste ! répondit Anatole avec un profond soupir, en serrant Gilbert contre la poitrine ; tu as fait ce que tu devais faire… tu as rempli dignement ta double mission de médecin et d’ami !… Mais, je l’en conjure, permets-moi de tout dire à Mathilde !… qu’elle sache au moins que je l’aime toujours, que je l’ai jamais plus aimée !… et que cette froideur, cette indifférence affectée qu’elle me reproche, n’est qu’un dévoûment, un effort sublime de tendresse et d’amour !…

— Eh ! mon cher Anatole, interrompit le docteur avec une exclamation d’impatience, es-tu fou ?… où diable as-tu la tête ?… Quoi ! tu voudrais faire une pareille confidence à ta femme, quand au contraire son genre de maladie, qui est tout nerveux, exige la plus grande tranquillité d’esprit. Tu sais comme la moindre chose fait travailler son imagination ! elle se croirait tout de suite perdue sans ressource, poitrinaire, atteinte d’un anévrisme au cœur !… et que sais-je ?… peut-être alors, mon pauvre ami, l’inquiétude et la préoccupation développeraient en elle une maladie grave… dont elle a le germe, et que je parviendrai, j’espère, à détruire… Alors, Anatole, continua-t-il d’un air morne, il n’y aurait plus de guérison possible !

— Eh bien ! j’y consens, Gilbert !… elle ignorera tout !… Puisqu’il y va de sa vie peut-être, j’aime mieux qu’elle me croie ingrat, infidèle… j’aurai pour moi ma conscience !… Oui, Gilbert, au lieu de trahir Mathilde, je vais redoubler au contraire de soins, d’affection, de tendresse pour cette divine créature !… Mon amour dépouillera tout ce qu’il peut avoir encore de terrestre ! Ce ne sera plus qu’une flamme subtile et pure, émanée de l’âme ; un feu céleste, immatériel comme l’amour des anges !…

Et le regard d’Anatole rayonnait d’une étrange lumière ; une expression de joie ineffable éclairait doucement son visage ; et son front large et haut, dont ses cheveux noirs faisaient mieux ressortir l’éclatante blancheur, était plein de religion, d’innocence et de poésie. Mais Anatole fut soudain interrompu dans son extase par un éclat de rire sardonique et forcé.

— Hé ! Hé ! mon cher poète, dit le médecin en lui frappant sur l’épaule, tout cela est bel et bon dans tes odes, mais, en réalité, c’est tout autre chose !… Que diable me parles-tu de l’amour des anges ?… Rien n’est plus fade !… et toi qui as lu Thomas Mobre, je ne te conçois pas, de vouloir aimer de cette manière-là. Crois-moi, cher Anatole, tu n’es pas un ange, et je t’en fais mon compliment ! Si tu n’étais qu’une substance éthérée, impalpable, ne mangeant pas, ne buvant pas, de la nature enfin des brouillards ou de la fumée, je concevrais parfaitement qu’un amour angélique pût te suffire ! mais tu es un homme, Anatole, un homme de génie, j’en conviens, mais pétri du même limon que nous ; ta nature ne diffère pas de la nôtre !… l’âme n’est pas tout chez toi… il ne faut pas oublier le corps. Et comment feras-tu pour étouffer sans cesse cette voix de la chair et du sang, ce vautour qui a faim et qu’il faut apaiser ?… Crois-tu donc qu’à ton âge on puisse vivre sans amour ?… sans répandre au dehors cette luxuriance de jeunesse et d’âme qui s’amasse et fermente en nous ? Non, tu livreras inutilement de longs et cruels combats à tes passions, et tu finiras toujours par être vaincu !… tu ne réussiras, malheureux jeune homme, après tant de luttes, qu’à étouffer ton génie, glacer ta verve, décolorer ton imagination, et devenir peut-être un Boileau Despréaux ! Crois-moi, j’ai de l’expérience. Anatole… l’abstinence et la mortification sont mortelles au poète ! Racine doit la moitié de son génie à la Champmeslé. Et tu parles de renoncer à l’amour, toi jeune homme au tempérament volcanique !… Au moins, si tu allais t’enfermer dans cloître, à la Trappe, les austérités du jeûne et la glace du nénuphar attiédiraient un peu le sang qui brûle dans tes veines ! mais dans le monde, à Paris, tu ne peux faire un pas, tu ne peux lever les yeux sans voir partout la volupté qui t’appelle, sans voir sourire un visage de femme qui porte le trouble et le délire dans tes sens vierges !…

— Tu as raison, Gilbert, dit Anatole avec force ; aussi je veux quitter Paris !… il faut pour mes yeux des images plus douces, moins enivrantes !… J’ai résolu d’aller vivre à Fontainebleau avec Mathilde, auprès de mon père et de mon enfant.

— À Fontainebleau ?… répartit Gilbert avec un ricanement plein d’amertume et de sarcasme ; ah ! ah ! ah ! beau projet, ma foi ! je t’en fais mon compliment !… c’est ta femme qui t’a donné cette admirable idée-là ?… Eh ! que diantre iras-tu faire en province, mon ami !… la province et toi, vous êtes les deux antipodes !… Mon pauvre Anatole, je ne te donne pas deux mois pour être un homme mort et enterré ! Mais, au nom du ciel ! parlons un peu raison… Tu connais parfaitement ton père : c’est le plus excellent des mortels, la crème du genre humain… il a toutes sortes de qualités que j’estime singulièrement… mais nous pouvons avouer que la société d’un homme de son âge n’est pas trop récréative ; il ne voit absolument que M. le curé et une vielle dévote, qui viennent tous les soirs faire sa partie de piquet !… Dis, Anatole, où trouveras-tu des idées neuves à Fontainebleau ?… à quoi te servira d’avoir du génie et d’être poète ?… tu sécheras sur pied, comme ces pauvres fleurs qui ne voient pas le soleil !…

— Au contraire ! interrompit Anatole avec exaltation ; je verrai le soleil dans toute sa magnificence, la nature dans toute sa grandeur et sa beauté ! Dieu rayonnera sans voile autour de moi !… et j’entendrai plus distinctement la voix de mon âme, quand le roulis de cette ville immense et discordante ne t’étouffera plus !

— À merveille, dit gravement le docteur ; mais, mon cher, un poète n’a pas toujours à décrire des levers et des couchers de soleil, des arbres, des paysages !… tout cela était bon sous le règne de l’abbé Delille. Mais aujourd’hui, il faut peindre, avant tout, le cœur humain, qui n’est pas moins riche en nuances que le monde extérieur, et qui a ses effets de lumière et d’ombre comme les forêts, les montagnes et les nuages. Et ce qu’il faut mettre sur le premier rang du tableau, c’est la femme !… la femme, ce mot délicieux qui résume toutes les voluptés !… cette perle de la création ! ce chef-d’œuvre où le grand ouvrir s’est surpassé lui-même ! Mais la femme comme je l’entends, Anatole, n’existe que dans les grandes villes : en province, la nature humaine est effroyablement rabougrie au physique et au moral. Toi, surtout, qui as le sentiment des formes, de l’élégance et de la beauté artistiques, tu n’auras devant les yeux, à Fontainebleau, que des femmes laides, communes, disgracieuses, qui te sembleront des caricatures, lorsque tu les compareras dans ta pensée à cette Victorine…

— Arrête ! arrête ! s’écrie impétueusement Anatole, qui frissonnait de tout son corps. Au nom de Dieu, ne me parle pas d’elle !… Je veux l’oublier !… je veux la fuir !…

— Et pourquoi donc, Anatole ?… N’est-ce pas une femme attrayante ? Où trouver de plus beaux yeux, de plus belles dents, une taille plus fine et plus voluptueuse ? C’est une sylphide pour la grâce et l’élégance ! il y a dans tous ses mouvemens, dans toutes ses poses, dans toutes ses manières, un charme, une poésie indéfinissables !… La délicieuse créature ! Voilà une femme comme les aimait lord Bryon, une beauté chaude et méridionale !… un magnifique sujet d’étude !…

— Par pitié, par pitié ! Gilbert, tais-toi… Ah ! pourquoi l’ai-je vue !… son image à présent me poursuit partout !… son regard de feu brûle encore mon sang !… le jour, elle occupe mes pensées, la nuit, mes rêves !… Ah ! Gilbert, tu n’es pas mon véritable ami !… Pourquoi es-tu venu troubler ma vie tranquille et pure ?… pourquoi as-tu glissé dans mon cœur cette exécrable idée qu’on pouvait sans crime aimer autre que sa femme ?… Ah ! Gilbert ! pourquoi m’as-tu fait voir cette belle et dangereuse créature ?…

— Ne t’en défends plus, Anatole ! dit le docteur en le serrant dans ses bras affectueusement : tu aimes Victorine… et tu n’oses pas m’ouvrir ton âme, à moi, ton plus ancien, ton plus fidèle ami !…

Anatole, épuisé d’émotion, se laissa tomber sur un fauteuil ; il demeura quelques momens taciturne et rêveur, puis, tendant la main à Gilbert avec tendresse, il lui dit d’une voix émue :

— Oui, tu as droit à ma confiance !… tu es mon meilleur ami, et je vais le parler franchement. J’ai peur que cette femme ne me devienne fatale !…

— Ainsi tu l’aimes ?… demanda le docteur avec un éclair de joie dans le regard.

— Ce n’est pas encore de l’amour peut-être, Gilbert !… mais il faut que je m’éloigne !… il faut, si tu es vraiment mon ami, que tu ne prononces jamais son nom devant moi !

— Soit, mon cher, répartit le médecin d’un air indifférent ; mais tu me permettras au moins de te dire, en qualité de vieil ami, que tu es un original, un vrai sauvage, et que tu n’es pas un modèle de galanterie avec les femmes qui veulent bien te montrer quelques préférences. Comment ! après avoir été si bien reçu par Victorine Dubreuil, après lui avoir fait la cour, ou, si tu aimes mieux, un cours de morale, qu’elle écoutait, l’adorable femme, avec une patience angélique, voilà que tout à coup sans raison, sans prétexte, tu disparais de chez elle pour ne plus revenir. Passe encore, si tu avais été dans la situation critique de Joseph chez madame Putiphar ; mais tu n’avais rien à craindre de pareil… Victorine n’aime que les gens de bonne volonté. Mais parlons sérieusement, Anatole, Victorine est une femme pleine de noblesse et d’élévation dans les sentimens, malgré sa conduite un peu légère ; et ton brusque abandon l’a bien douloureusement affectée. Elle méritait plus d’égards, Anatole ! Quoi ! depuis trois mois tu n’as pas été la voir ? pas la moindre visite, pas une carte, rien ! Que veux-tu qu’elle pense de toi ?… elle ne peut comprendre un si étrange procédé. La pauvre Victorine, si tu savais comme elle est à plaindre, tu aurais certainement pitié d’elle… À chaque instant elle parle de toi ; elle est d’une tristesse à fendre le cœur, Anatole !… car enfin tu lui plaisais ! c’est une âme si impressionnable, si aimante !… elle t’avait pris en affection. Oh ! c’est mal, c’est mal ! Puisque tu voulais cesser de la voir, tu devrais au moins lui dire adieu, colorer ta fuite d’une excuse… enfin, tu lui devais une dernière visite de convenance, de politesse.

— Ah ! que dis-tu, Gilbert ? toi qui me connais, peux-tu croire qu’il me soit possible de rester calme et froid, cérémonieux, à côté d’une femme aussi belle, aussi pleine de séductions ?… Rien que de la voir, sais-tu qu’un nuage passe sur mes yeux, que mon corps tremble, que mes genoux plient ?… et si par hasard je viens à toucher sa robe, sais-tu que mon cœur bondit à briser mes côtes ?… Gilbert, n’est-ce point là un commencement d’amour ? et quand peut-être il en est encore temps, ne dois-je pas fuir ?… Elle au moins ne m’aime pas !… Je ne suis à ses yeux qu’un étranger, une personne indifférente… elle ne sait pas seulement mon nom.

— Elle le sait, Anatole.

— Quoi ! Gilbert tu lui aurais appris…

— Tout ! continua le docteur d’un air calme et grave. Ne m’en veuille pas, Anatole : longtemps j’ai gardé ton secret ; j’ai résisté long-temps à toutes ses questions, j’ai déjoué toutes ses ruses de femme ; il y a trois semaines encore, elle ignorait ton véritable nom. Mais enfin ne le voyant plus revenir, sûre d’être abandonnée, elle m’a fait de sanglans reproches ; elle m’a dit avec amertume que je t’avais sans doute écarté de chez elle par jalousie !… Et puis elle a voulu savoir absolument ta demeure, disant qu’elle allait t’écrire, te rappeler… Alors seulement elle a vu que je la trompais et qu’elle ne connaissait pas même ton nom !… Pauvre femme ! elle est tombée dans mes bras ; toute pâle et sans mouvement… j’ai cru un instant qu’elle était morte !… Et quand elle eut repris connaissance, ah ! si tu avais pu voir ses larmes, son désespoir, sa colère, son amour…

— Son amour ! interrompit Anatole avec une joie sombre.

— Elle t’aime ! poursuivit Gilbert à demi-voix.

— Qui te l’a dit ?

— Ses yeux, son cœur, ses lèvres, Anatole !… Je n’en puis plus douter. Et quand elle a su ton nom, son amour est devenu de la frénésie. — Quoi ! c’est lui que j’aimais sans le savoir, s’est-elle écriée radieuse, Anatole de Ranval !… Lui ! Mon poète !… l’auteur que j’idolâtre ! — Enfin, mon cher, elle était comme folle ; elle voulait courir chez toi immédiatement ; et ce n’est qu’avec beaucoup de peine que je suis parvenu à l’en dissuader. Je lui ai dit qu’une pareille démarche de sa part te compromettrait, que tu étais marié… Aussitôt elle s’est mise à fondre en pleurs, à sangloter, à pousser des cris lamentables. Il est marié !… Ah je suis perdue ! il ne voudra pas m’aimer ! Puis, croirais-tu qu’elle s’est jetée à mes genoux, me suppliant d’avoir pitié de son amour, et de te ramener ? Tu conçois que je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu ; je ne pouvais pas faire autrement : et depuis une quinzaine de jours, chaque fois que je parle d’elle, tu te bouches les oreilles, tu me fuis comme un pestiféré. Mais j’espère enfin que tu seras moins farouche et plus traitable aujourd’hui. Allons, réfléchis un peu, Anatole : vois ce que tu dois faire, j’en appelle à la délicatesse. Après avoir allumé dans le cœur de cette malheureuse femme un amour dévorant, inextinguible, n’auras-tu donc pour elle aucune pitié ? Seras-tu donc toujours inexorable et froid comme le superbe Hippolyte ?… Franchement, c’est un rôle qui ne te convient pas ! Anatole, je te parle en ami : sur mon honneur, tu ne peux, sans te couvrir d’un ridicule ineffaçable, laisser échapper une occasion qui ne se représentera peut-être jamais dans ta vie. Tout autre à ta place serait le plus heureux des hommes ! Être aimé de Victorine !… Oh ! je donnerais dix ans d’existence pour une seule nuit de volupté dans ses bras !… Anatole, il faut te décider !… Elle t’aime, mais elle est fière… si tu hésites plus long-temps, elle est perdue pour toi.

Anatole marchait d’un air agité dans le salon ; des mois inarticulés s’élançaient de ses lèvres, sa poitrine était soulevée par les battemens de son cœur, et le sang bourdonnait dans ses tempes avec une violence extraordinaire.

— Allons, viens, dit Gilbert en lui prenant le bras, je vais te mener chez Victorine.

— Non, murmure Anatole en faisant un pas en arrière, je ne serai pas un infâme ! je saurai bien étouffer cet amour adultère qui brûle mes sens !… Non, lâche-moi, je ne veux pas te suivre !…

— Il faut que tu viennes, Anatole !

— Fuis, fuis ! ne me tente pas ! Jamais, jamais je ne retournerai dans cette maison, où pour mon malheur tu m’as conduit !

— Aussi n’est-ce point là que je veux te conduire, Anatole, dit Gilbert en remuant la tête avec un mélange de flegme et d’ironie : sois tranquille, tu n’auras absolument que la cour à traverser : Victorine demeure ici… dans la même maison que toi.

Anatole jeta un cri.

— Se pourrait-il ?… Quoi ! Victorine…

— Occupe depuis quelques jours l’appartement qui est en face de celui-ci. Sa chambre à coucher se trouve justement vis-à-vis ton cabinet.

— Plus de doute ! interrompit Anatole d’une voix sourde ; ah ! c’est elle que j’ai vue tout à l’heure !

— Dans l’appartement de M. de Ronzoff ?

— Oui !…

— C’est elle-même, répondit le médecin. Vois un peu ce que l’amour est capable de faire : son joli boudoir, ses jolis meubles, elle a tout sacrifié pour se rapprocher de toi. Elle a loué un appartement magnifique, d’un prix exorbitant, rien que pour te voir quelquefois par hasard à une fenêtre !… Ingrat, et tu ne cours pas à l’instant lui demander pardon, te jeter à ses genoux et la remercier de tout ce qu’elle a fait pour toi !… Mais tu ne bouges pas ?… tu ne dis rien ?… quand tu devrais bondir de joie !… quand les cris d’amour devraient jaillir de ton âme ! Quoi ! tu n’es pas fier d’un pareil triomphe ? Une femme si brillante, si courtisée, qui ne peut faire un pas sans être environnée d’hommages, sans désespérer toutes les femmes, sans traîner après elle mille adorateurs !

— Elle a changé de nom, ce me semble ?… dit Anatole d’un accent voilé, en regardant fixement le docteur.

— Ah ! oui… balbutia Gilbert avec un certain embarras ; j’oubliais de te le dire ; au surplus, ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, c’est une espèce de manie. Elle s’appelle maintenant madame Villemont. Mais tout cela t’est parfaitement égal, n’est-ce pas ?… le nom ne fait rien à l’affaire. Eh ! que t’importe, dis-moi, qu’elle change de nom toutes les semaines, pourvu qu’elle te soit fidèle et ne change pas d’amour ?

Et tout en parlant, Gilbert attirait doucement vers la porte Anatole qui se laissait machinalement conduire.

— Anatole, reprit le médecin en baissant la voix d’un air mystérieux, je t’ai parlé tout à l’heure d’un grand bal masqué où je veux te mener ce soir… Eh bien ! c’est chez Victorine…

Anatole sentit ses jambes fléchir.

— Toutes les plus jolies femmes de Paris seront là ce soir en costumes magnifiques, poursuivit le docteur avec emphase ; oh ! ce sera, je te jure, un éblouissant coup d’œil ! Et toi, poète, tu serais un profane, un sacrilége, de manquer un pareil spectacle !

— Je n’irai pas, je n’irai pas ! dit Anatole dont les yeux flamboyaient.

— Mais tu sais bien que c’est exprès pour toi qu’elle donne ce bal, Anatole ? Vraiment, tu ne peux te dispenser de venir, sans impolitesse, sans cruauté.

Puis, tirant de sa poche une lettre, il la remit à Anatole, et lui dit :

— Tiens, voici ton billet d’invitation qu’elle m’a prié de t’apporter moi-même, de peur qu’il ne tombât entre les mains de ta femme, qui est un peu jalouse, comme tu sais… qui se travaille la tête pour une bagatelle.

Anatole ouvrit la lettre qu’il parcourut des yeux avec un frémissement involontaire.

Il parut hésiter un moment, et regarda Gilbert avec un mélange d’incertitude et d’anxiété.

— Ainsi, tu viendras, Anatole ? demanda le médecin.

— Non, décidément je ne puis, Gilbert… balbutia M. de Ranval en lui rendant la lettre ; moi, qui ai la réputation d’homme grave et studieux, me siérait-il de paraître, comme un jeune homme affamé de plaisirs, au milieu de ces folles joies ?

— Mais qui pourra te reconnaître ? répliqua le médecin ; tu seras déguisé, masqué, si bon te semble. Non, tu ne peux refuser cela à une pauvre femme qui t’aime !… Il faut que tu viennes.

— Gilbert, cesse de me presser, je t’en supplie !… il m’est impossible de t’accompagner, tu le sais bien ; je pars aujourd’hui pour Fontainebleau. Tous mes préparatifs sont faits, mon père m’attend…

— Eh ! de grâce, Anatole, interrompit Gilbert d’un ton de mauvaise humeur, si tu ne veux pas venir à ce bal, cherche au moins une excuse plus honnête, plus raisonnable !… Je t’ai déjà dit que ta présence à Fontainebleau est parfaitement inutile : que tu m’accompagnes ou non ce soir chez Victorine, je t’engage en ami à t’épargner une fatigue sans but, sans résultat… Écoute, mon cher Anatole, voilà ce que je ferais si j’étais à ta place, c’est la chose la plus simple du monde : d’abord je défendrais tout net à ma femme de se mettre en route par un aussi mauvais temps ; je lui laisserais croire que je vais à Fontainebleau, et je passerais la nuit au bal sans qu’elle en sût rien.

— Laisse-moi ! laisse-moi, Gilbert ! s’écria Anatole en se précipitant vers la porte ; je fuis pour me dérober à tes funestes conseils !… Je ne veux consulter que la voix de ma conscience !… Non, je ne descendrai jamais au mensonge, à l’hypocrisie, pour satisfaire de mauvaises passions !… Je ne veux plus voir cette femme… je ne veux plus la voir !

Et sans que Gilbert pût le retenir, Anatole s’échappa du salon.

— Il a beau faire, pensa le médecin, il l’aime !… Que je parvienne seulement à le conduire chez Victorine, ne fût-ce qu’un instant, et je réponds du reste… Suivons-le.

Il eut bientôt rejoint Anatole.