Le Docteur Gilbert/Chapitre I
I.
Madame de Ranval, après une nuit de fièvre et d’insomnie, se leva toute grelottante. S’enveloppant d’une chaude pelisse, elle sortit de sa chambre à coucher et alla s’asseoir dans un petit salon qui donnait sur un jardin : elle était fort pâle, et quelques larmes descendaient le long de ses joues, dont les contours amaigris annonçaient la souffrance du corps et de l’âme.
Madame de Ranval achevait sa vingt-troisième année : elle n’était pas régulièrement belle ; on aurait pu même, en analysant les traits de son visage, y découvrir quelques incorrections, quelques défauts plus ou moins saisissables, qui n’auraient pas échappé sans doute à l’œil d’un peintre ou d’un statuaire, mais qui n’altéraient en rien, toutefois, l’ensemble harmonieux d’une physionomie pleine d’innocence et de volupté. Madame de Ranval était petite, frêle, mince, et sa poitrine un peu rentrée trahissait une constitution faible et maladive ; mais cette imperfection, si désagréable chez quelques femmes, semblait donner au contraire plus de poésie à cette rêveuse créature, blonde et pale, dont les yeux bleus se tournaient toujours vers le ciel, comme par instinct.
À la voir ainsi gracieusement inclinée et penchant mollement sa tête, comme sous le poids d’une pensée grave et mélancolique, on eût dit par momens une fleur trop chargée de rosée : et pourtant dans cette poitrine si débile battait un cœur de feu, et cette fragile enveloppe cachait une âme pleine d’énergie, de force et de résolution.
Madame de Ranval était assise dans une bergère en face d’une fenêtre, et son regard voilé de larmes demeurait constamment fixé vers le ciel, tout gris de nuages sales et floconneux, qui semblaient s’accrocher en passant aux angles des toits et des cheminées. Par intervalles, un vent sec et froid, qu’on entendait siffler dans les arbres nus et dépouillés, secouait leurs branches festonnées de givre, et dispersait dans l’air, comme autant de grains de sable, les petits oiseaux affamés, qui volaient ç àa et là en cherchant de la nourriture. Les allées du jardin, les toits des maisons voisines étaient couverts de neige ; et le soleil, entièrement caché dans un épais brouillard, ne laissait tomber qu’une lumière terne et décolorée qui disposait l’âme à la tristesse, C’était une des plus affreuses matinées d’hiver qu’il fût possible de voir à Paris.
Tandis que madame de Ranval, plongée dans une morne rêverie, suivait machinalement de l’œil la course rapide des nuages qui flouaient comme d’immenses lambeaux de crêpe noir, une femme d’environ cinquante ans, grande et maigre, à genoux devant la cheminée, soufflait le feu, et de temps à autre interrompait cette occupation pour tourner la tête vers madame de Ranval, et soupirer profondément.
Cette femme, dont la figure agréable et douce prévenait tout de suite en sa faveur, était depuis trente ans dans la famille de M. de Ranval ; elle l’avait élevé, et n’ayant jamais eu d’enfans, elle chérissait comme une mère Anatole et la femme qu’il avait épousée : aussi Anatole répondait à l’affection de cette excellente créature par une tendresse vraiment filiale et le plus sincère attachement. Mariane était considérée dans la maison d’Anatole moins comme une domestique que comme une amie, une espèce de mère. Son vieux maître, M. de Ranval, qui habitait depuis long-temps une maison de campagne dans les environs de Fontainebleau, avait laissé Mariane libre de rester avec lui ou d’accompagner Anatole dans son nouveau ménage ; et Marianne, quoique très attachée au père, avait préféré suivre le fils.
Il y avait trois ans qu’Anatole et Mathilde étaient mariés. Jeunes tous deux, l’âme pleine d’espérance et de fraîcheur, ils s’aimaient comme si Dieu les eût créés tout exprès l’un pour l’autre. Élevés ensemble, et de la même famille, ils avaient passé leur première jeunesse à Fontainebleau, chez M. de Ranval : leur amour était né pour ainsi dire en même temps qu’eux et n’avait fait que se développer avec l’âge. Anatole avait trois ans de plus que sa cousine Mathilde : étant enfant, comme un autre Paul, il grimpait aux plus hauts arbres du jardin pour aller chercher des nids d’oiseaux qu’il apportait d’un air triomphant à sa petite bien-année ; découvrait-il au milieu des feuilles une belle pêche mûre, que M. de Ranval avait déjà couvée des yeux et destinait au dessert, vite Anatole courait la cueillir pour Mathilde, au risque d’être sévèrement grondé : et les larmes de Mathilde désarmaient toujours la colère du vieillard, qui pardonnait sans peine à l’espiègle Anatole. Plusieurs fois M. de Ranval et le père de Mathilde, qu’unissait une vieille et tendre amitié, regrettèrent de n’avoir pas nommé Paul et Virginie ces deux enfans que Bernardin de Saint-Pierre eût pris pour modèle.
Le père de Mathilde avait une maison de campagne voisine de celle qui appartenait à M. de Ranval, mais il était beaucoup moins riche que son ami, et ne pouvait laisser à Mathilde qu’une fortune médiocre. Il mourut quand sa fille n’avait encore que seize ans ; mais, avant de rendre le dernier soupir, il exigea de M. de Ranval la promesse d’unir un jour Anatole et Mathilde.
Et quelques années plus tard, Anatole, mûri par de fortes études et par une éducation intelligente, n’était plus un enfant joueur et frivole, qui courait au grand soleil avec Mathilde après les beaux papillons, mais un jeune homme grave et pensif, qui n’embrassait plus qu’en tremblant sa timide et jolie cousine, et dont le cœur battait d’étrange sorte, quand son œil doux et noir rencontrait l’œil bleu de la rêveuse Mathilde.
Anatole, que son père avait toujours élevé dans des sentimens religieux, n’était pas, comme la plupart des jeunes gens de son âge, un libertin sans illusions et sans croyance : l’amour, au lieu d’étouffer dans son cœur les germes de piété qui s’y trouvaient naturellement, les avait au contraire échauffés, développés, et jamais les mauvais conseils n’avaient rien pu sur lui.
Un soir qu’avec Mathilde il contemplait, dans un grave et saint recueillement, le ciel tout parsemé d’étoiles, et qu’une brise douce et printanière soufflait dans ses cheveux, la poésie tout à coup s’éveilla dans son cœur : et les plus intimes, les plus suaves émotions s’en échappèrent en délicieuses mélodies, en vers brûlans d’inspiration.
Puis il dit à sa bien-aimée qui l’écoutait comme en extase : — « À toi, Mathilde, à toi mes premiers vers !… Tu m’as fait poète !… Tu m’as donné une lyre !… Elle ne chantera que pour toi ! »
Et il avait tenu parole : depuis cette bienheureuse soirée où il était devenu poète, chaque jour des strophes magnifiques, où résonnait le nom de Mathilde, jaillissaient de son âme exaltée ; et presque enfant encore, il avait acquis déjà une grande et solide réputation. L’amour d’Anatole pour Mathilde était pur comme un culte ; jamais il n’avait eu dans son cœur l’image ou la pensée d’une autre femme ; et lorsqu’il avait épousé à vingt-trois ans Mathilde, l’âme d’Anatole était vierge comme son corps.
Tous ces doux souvenirs de bonheur et d’amour, cette vie patriarcale et simple auprès d’un mari qu’elle adorait, ces délicieux épanchemens, ces rêveries à deux, toutes ces choses revenaient en foule à l’esprit désolé de Mathilde.
— Hélas ! pensait-elle avec douleur, comme il m’aimait !… je n’aurais pas donné ma vie pour celle des anges !… mais cet ineffable bonheur a duré deux ans à peine !… Voilà près d’un an qu’il est évanoui !… Ah ! je n’ai été la plus heureuse des créatures que pour mieux sentir aujourd’hui combien je suis à plaindre !
Et, toujours immobile devant la fenêtre, Mathilde s’abandonnait aux plus tristes réflexions, pendant que la vieille Mariane, assise à quelque distance de sa maîtresse, la contemplait douloureusement sans oser lui faire de questions.
Tout à coup madame de Ranval relève sa tête qu’elle avait laissé tomber sur sa poitrine ; elle écoute… Mariane imite le mouvement de sa maîtresse : elle prête aussi l’oreille.
Un bruit sourd et régulier, comme le pas d’un homme qui se promène en long et en large dans une chambre, se faisait entendre à travers le plafond.
Mathilde écoute toujours avec attention quelques momens encore : le bruit continuait toujours.
— Ah ! Mariane, tu l’entends ! dit Mathilde avec des sanglots dans la voix. On dirait qu’il est dans un transport de fièvre chaude !… Voilà qu’il recommence à marcher !…
— Mais huit heures viennent de sonner, madame, répondit Mariane, d’une voix tremblante qu’elle essayait d’affermir. Il n’est pas étonnant que M. Anatole soit déjà au travail : il se lève ordinairement de bonne heure.
— Ma chère Mariane, tu fais tout ce que tu peux pour me tranquilliser, et je t’en remercie, bonne fille ; mais je te répète qu’il a veillé toute la nuit !… Oui, toute la nuit j’ai entendu son pas au dessus de ma tête !… Je l’ai même entendu parler haut comme un homme qui rêve !… mais il n’a pas dormi un instant, j’en suis sûre, puisqu’il n’a pas cessé de marcher !…
— Ah ! madame, quelle nuit effroyable vous avez dû passer ! dit Mariane en secouant tristement la tête.
— Oh ! oui, Mariane, effroyable !… j’étais assaillie de mille inquiétudes ! je n’ai pas fermé l’œil un moment. J’avais le frisson.
— Et pourquoi ne m’avez-vous pas appelée, ma chère maîtresse ? J’aurais bassiné votre lit. Je vous aurais donné quelque chose à boire.
— Non, ma bonne fille, répondit Mathilde, en lui pressant une main avec affection, je ne voulais pas t’éveiller !… à ton âge on a besoin de repos ! D’ailleurs, tes soins ne m’auraient pas été bien utiles. C’est de l’âme principalement que je souffrais !
— Eh bien ! madame, je vous aurais tenu compagnie ! nous aurions causé !… Car c’est une chose si désolante que de passer une longue nuit sans dormir… et toute seule !
— J’ai été plusieurs fois au moment de me lever, Mariane, pour aller voir si Anatole était malade !… mais je n’ai pas osé !… Il m’aurait dit que j’étais cruelle de le troubler ainsi au milieu de ses travaux ! Oui, Mariane, il m’aurait dit avec un soupir : « Mathilde, je composais et tu m’as fait perdre le fil de mes idées !… Folle ! pourquoi toujours t’inquiéter ? tu vois bien que je ne suis pas malade !… mais je le deviendrai si je ne puis travailler à mon aise et tranquille ! » Voilà, Mariane, ce qu’il n’aurait pas manqué de me dire avec douceur toutefois, avec tendresse ; mais au fond de l’âme je lui aurais fait de la peine ; car tu sais que depuis quelque temps Anatole est bien changé pour moi ? ce n’est plus le même homme !… et son caractère autrefois si égal et si doux s’altère chaque jour presque autant que son visage… Mais toi, sa vieille bonne, toi qui l’as élevé, tes prières ont encore sur lui quelque pouvoir… Va, monte à sa chambre, et tâche de savoir s’il n’est pas indisposé !…
Depuis huit mois environ que madame de Ranval était accouchée d’un fils, dont la naissance avait pensé lui coûter la vie, Anatole et Mathilde ne couchaient plus dans la même chambre et faisaient, comme on dit, lit à part.
— Va, ma chère Mariane, continua madame de Ranval d’un air suppliant, il te recevra bien, toi, j’en suis sûre ! car il t’aime !…
— J’irai, madame, si vous l’exigez, répondit Mariane d’un ton résigné et triste ; mais je ne vous cache pas que cette démarche me coûte. Ma présence va contrarier Anatole, et je crois déjà entendre, en signe d’impatience, ce léger claquement de langue qui est habituel à monsieur, lorsqu’on le dérange au milieu de ses occupations littéraires !… Ce bon maître ! c’est bien le meilleur et le plus doux des hommes ; mais vous savez qu’il n’est plus le même quand il travaille ; alors un rien l’importune et l’aigrit !… Hier encore, madame, quand vous m’avez envoyé l’avertir pour dîner, il s’est presque mis en colère.
— Va, Mariane, va, te dis-je… tu trouveras bien quelque prétexte pour entrer dans son cabinet : fais comme si tu avais cru l’entendre sonner. Ah ! j’y pense, Mariane, les journaux sont probablement arrivés, apporte-les à Anatole. Mais, je t’en prie, ne dis pas que je t’envoie.
— Soyez tranquille, madame, dit Mariane. Puis elle sortit du salon, en poussant un profond soupir.
Quand Mathilde fut seule, elle retomba dans ses pensées mélancoliques, et ses joues furent de nouveau inondées de larmes : puis tout à coup elle devint plus pâle, et, sentant des frissons glacés dans tous ses membres, elle se leva languissamment de sa bergère et alla s’asseoir près de la cheminée. Elle approcha de la flamme ses mains, tremblantes de froid : et, pour soulager son esprit torturé de chagrins et d’inquiétudes, elle tâcha de perdre un instant la mémoire, mais elle ne put oublier ; et ces mots : Il ne m’aime plus ! retentirent plus douloureusement dans son âme, et ne firent qu’accroître la violence de son désespoir.
Et voilà ce qu’elle se mit à dire dans le fond de son cœur :
— Si jeune, si jeune !… et déjà tant souffrir !… Moi qui croyais au bonheur !… Il y a moins d’une année, que j’étais si heureuse !… Non, Anatole est perdu pour moi… c’en est fait… il ne m’aime plus… Il a beau me répéter encore de temps à autre qu’il m’aime comme au premier jour, que je lui suis peut-être encore plus chère… c’est par un reste de compassion qu’il dit cela… Mais ce n’est pas une femme qu’on peut abuser… D’ailleurs, ne m’aperçois-je pas que depuis quelque temps ma présence le gêne ?… Par momens, il a l’air de vouloir me fuir… et puis, quand nous sommes seuls, il est distrait, préoccupé… quand je lui parle et que je le conjure de me confier ses chagrins, c’est à peine s’il me répond… Il me cache un secret… Oui, souvent, quand je me plains de sa froideur, il me prend dans ses bras et m’arrose de larmes, en me suppliant de lui pardonner… Puis je crois un instant qu’il va tout me dire… Au moins si l’on m’avait laissé mon enfant, mon pauvre enfant !… il m’aurait donné du courage pour supporter l’indifférence d’Anatole !… mais ils me l’ont enlevé… ils m’ont refusé la triste consolation de le nourrir !… Anatole, Anatole… maintenant quand je te regarde, je doute si c’est toi… Hélas ! et moi-même, je suis donc bien changée ?… la souffrance a donc bien décoloré, vieilli mon visage ?… Oui, malheureuse, je ne puis me faire illusion… il me trouve laide à présent !… Ah ! pourquoi l’amour des hommes est-il si fragile et si court ?… ou plutôt, pauvres femmes, pourquoi ne sommes-nous pas toujours belles ?…