Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 105-108).


2° LE DON DE LA CONFORMITE

AU CHRIST

CHAPITRE I

(31)

De l’indignité de ceux qui passent par le fleuve en dessous du pont ; et comment l’âme qui suit cette voie, Dieu l’appelle arbre de mort, qui plonge ses racines en quatre vices capitaux.

Après que cette âme, par ces paroles, eût un peu mis son cœur au large dans la miséricorde de Dieu, elle attendait humblement l’accomplissement de la promesse qui lui avait été faite, et Dieu reprenant son discours lui disait : Fille très chère, tu as parlé devant moi de ma miséricorde, parce que je te l’ai fait goûter, et voir dans la parole que je t’ai dite : "Ce sont ces pécheurs, pour lesquels je vous conjure de me prier !"

Mais sache bien que, sans aucune comparaison possible, ma miséricorde envers vous, est bien plus grande que tu ne le vois. Ta vue est imparfaite, et ma miséricorde est parfaite et infinie, de sorte qu’aucune comparaison ne se peut établir entre l’une et l’autre, sinon celle du fini à l’infini.

Mais j’ai voulu te la faire goûter, cette miséricorde, et aussi la dignité de l’homme telle que je te l’ai exposée plus haut, pour que tu comprennes mieux la cruauté et la bassesse des hommes pervers, qui prennent par le chemin d’en dessous. Ouvre donc l’œil de ton intelligence, regarde ceux qui volontairement se noient, et vois en quelle indignité ils sont tombés par leurs fautes.

Premièrement ils sont devenus infirmes, par le fait qu’ils ont conçu le péché mortel dans leur esprit ; puis ils l’ont enfanté et ont perdu du même coup la vie de la grâce. De même qu’un mort est incapable d’aucun sentiment, et de lui-même ne se peut mouvoir qu’autant qu’il est soulevé et porté par autrui, ainsi ceux qui se sont noyés dans le fleuve de l’amour désordonné du monde, sont morts à la grâce ; et parce qu’ils sont morts, leur mémoire n’évoque plus le souvenir de ma miséricorde. L’œil de leur intelligence ne voit plus, ne connaît plus ma vérité, parce que le sentiment est mort, c’est-à-dire parce que l’intelligence n’a plus en face d’elle, qu’elle-même, avec l’amour mort de la sensualité propre. Leur volonté aussi est morte à ma volonté : car elle n’aime plus que choses mortes. Ces trois puissances étant mortes, toutes leurs opérations soit extérieures soit intérieures sont donc mortes aussi quant à la grâce. En conséquence, il leur est impossible de se défendre contre leurs ennemis ni de s’aider elles-mêmes, sinon pour autant que je les secoure moi-même. Il est bien vrai que ce mort a conservé encore son libre arbitre, et que, tant qu’il demeure en son corps mortel, chaque fois qu’il demande mon aide, il le peut obtenir ; mais il ne pourra jamais rien par lui-même. Il est devenu insupportable à lui-même, et en voulant dominer le monde, il a été dominé par cette chose qui n’est pas, par le péché. Le péché est un non être, et ils sont devenus serviteurs et esclaves du péché. J’avais fait d’eux des arbres d’amour par la vie de la grâce qu’ils reçurent au saint Baptême, et ils sont devenus des arbres de mort, parce qu’ils sont morts comme je te l’ai dit plus haut.

Sais-tu où pousse le racine de cet arbre ? Dans l’élévation de la superbe que nourrit l’amour égoïste de la propre sensualité. Sa moëlle est l’impatience, la fuite de toute souffrance, et il a un rejeton, qui est l’aveuglement. Tels sont les quatre vices qui tuent l’âme de celui que j’ai appelé un arbre de mort, parce quc’il ne puise pas la vie dans la grâce. A l’intérieur de l’arbre se nourrit le ver de la conscience, mais l’homme le sent peu, tant qu’il vit en péché mortel, aveuglé qu’il est par l’amour-propre. Les fruits de cet arbre sont des fruits de mort, parce qu’ils ont tiré leur sève de la racine de la superbe, et la pauvre âme pleine d’ingratitude. C’est de là que vient tout le mal. Si elle gardait quelque souvenir des bienfaits reçus de moi, elle me connaîtrait moi, et en me connaissant, elle se connaîtrait elle-même et ainsi elle demeurerait dans mon amour ; mais elle, aveugle qu’elle est, prend par en bas et s’en va à tâtons par le fleuve, sans s’apercevoir que l’eau fuit et ne l’attend pas.