Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 55-60).


CHAPITRE XIII

(14)

Comment Dieu se plaint du peuple chrétien et en particulier de ses ministres. Quelques réflexions sur le sacrement du Corps du Christ et sur le bienfait de l’Incarnation.

Alors Dieu tourna le regard de sa miséricorde vers cette âme. Se laissant vaincre par ses larmes et lier par la chaîne de son saint désir, il se plaignait ainsi :

"Ma fille très douce, tes pleurs m’ont vaincu, parce qu’ils sont unis à ma charité et qu’ils sont versés par l’amour que tu as pour moi ; je suis enchaîné par les liens de vos désirs douloureux. Mais regarde et vois comme mon épouse s’est souillé le visage, comme l’impureté et l’amour-propre ont fait d’elle une lépreuse, comme elle est gonflée d’avarice et d’orgueil.

Le Corps universel, à savoir la Religion chrétienne, et même le corps mystique de la sainte Église, c’est-à-dire mes ministres, s’engraissent de son péché.


Ce sont ceux-ci, mes ministres, qui se paissent et qui se tiennent aux mamelles. Ils n’ont pourtant pas seulement à se paître eux-mêmes, mais à paître et à tenir aux mamelles le corps universel du peuple chrétien, et tous ceux qui voudront sortir des ténèbres de l’infidélité, pour se rattacher comme membres à mon Église.

Vois donc avec quelle ignorance, et quelles ténèbres, et quelle ingratitude, et par quelles mains souillées, sont dispensés le lait et le sang glorieux de mon Epouse ! Avec quelle présomption et quelle irrévérence ils sont reçus ! Ce qui donne la vie bien des fois, par leur faute, leur donne la mort ; je veux parler du précieux sang de mon Fils unique, lequel a détruit la mort, dissipé les ténèbres, répandu la lumière de la vérité et confondu le mensonge. Ce sang généreux opère toujours pour le salut et la perfection de l’homme qui se dispose à le recevoir.

Mais comme il donne la vie à l’âme et l’orne de toute grâce, avec plus ou moins d’abondance, suivant les dispositions et les sentiments de celui qui le reçoit, aussi donne-t-il la mort à qui vit dans l’iniquité, par le fait de celui qui le boit indignement dans les ténèbres du péché mortel. A celui-là il donne la mort et non la vie, non par la faute du Sang, ni par la faute du ministre, alors qu’il serait lui-même en état de péché. Car le péché du ministre ne corrompt ni ne souille le Sang, il ne diminue ni pas sa grâce ni sa vertu, pas plus qu’il ne peut nuire à celui à qui le ministre donne le Sang ; mais celui-ci se fait mal à soi-même en péchant à nouveau, et il encourt ainsi un châtiment, auquel il n’échappera que par une véritable contrition et un sincère repentir de sa faute. Je dis donc que ce Sang nuit à celui qui le reçoit indignement, non par la faute du Sang, ou par celle du ministre, comme il a été dit, mais à cause de sa mauvaise disposition, par sa propre faute, qui si malheureusement a souillé son esprit et son corps et a pour lui et pour le prochain des conséquences si cruelles.

Oui, le pécheur en a agi cruellement pour lui-même, en détruisant la grâce dans son âme, en foulant aux pieds dans son cœur le fruit du Sang qui lui avait été donné dans le saint baptême, où par la vertu de ce sang, il avait été purifié de la tache du péché originel qu’il avait contractée, quand il fut conçu de son père et de sa mère. Toute la race humaine dans sa masse était corrompue par le péché d’Adam, ce premier homme, et vous tous, vaisseaux tirés de cette masse, vous étiez corrompus et incapables de posséder la vie éternelle. Voilà pourquoi je vous fis don de mon Verbe, mon Fils unique. J’ai uni ma grandeur à la bassesse de vote humanité pour la rétablir dans la grâce qu’elle avait perdue par le péché. Impassible, je ne pouvais pas endurer la peine et cependant la divine Justice voulait que, pour la faute, il y eût un châtiment. D’autre part, l’homme ne pouvait suffire à cette satisfaction, et quoiqu’il eût satisfait en quelque chose, il n’eût satisfait que pour soi-même et non pour les autres créatures douées de raison. A vrai dire, il ne pouvait satisfaire ni pour lui ni pour autrui, parce que la faute avait été commise contre Moi qui suis la Bonté infinie. Voulant donc restaurer l’homme qui était déchu et qui ne pouvait satisfaire lui-même pour les raisons que j’ai dites, et aussi à cause de son infirmité, j’envoyai le Verbe, mon Fils, revêtu de cette même nature qui est la vôtre et tirée de la masse corrompue d’Adam, afin qu’il subit la peine dans la nature même par laquelle l’homme avait péché, en endurant le châtiment dans son corps jusqu’à la mort honteuse de la croix. De la sorte, en même temps qu’à ma miséricorde divine, il donnait satisfaction à ma justice qui voulait que fût expiée la faute de l’homme, pour le disposer à ce bien, pour lequel il avait été créé.

Ainsi la nature humaine unie à la nature divine fut capable de satisfaire pour toute la race humaine, non pas, il est vrai, seulement par la peine qu’elle endura dans la nature finie, issue de la masse d’Adam, mais par la vertu de la Divinité éternelle, nature divine infinie. A cause de l’union de ces deux natures, je reçus et j’agréai le sacrifice du sang de mon Fils unique, pétri et comme mêlé avec la nature divine par le feu de la divine charité qui fut le lien qui le tînt attaché et cloué à la croix. Voilà comment la nature humaine fut capable de satisfaire à la faute, par la seule vertu de la nature divine. C’est ainsi que fut effacée la souillure du péché d’Adam ; mais une trace en demeura qui est l’inclination au péché et la disposition à toutes les infirmités corporelles, comme il reste une cicatrice après que la plaie est guérie.

La faute d’Adam vous avait donc causé une blessure mortelle, mais le grand Médecin, mon Fils unique est venu, et il a guéri le malade en buvant la blessure amère que l’homme ne pouvait boire, parce qu’il était trop affaibli. Il a fait comme la nourrice qui prend la médecine à l’intention de l’enfant, parce qu’elle est grande et forte, et que l’enfant n’en pourrait pas supporter l’amertume. Lui aussi fut nourrice, en buvant avec la grandeur et la force de la Divinité unie à votre nature, l’amère médecine de la mort cruelle de la croix, pour vous guérir et vous rendre la vie, à vous, petits enfants tout débilités par la faute.

Il ne demeure, ai-je dit, que la trace du péché originel que vous contractez du père et de la mère lors de votre conception. Cette trace même est effacée, bien qu’incomplètement, par le saint baptême qui est efficace pour donner la vie de la grâce, par le vertu de ce glorieux et précieux sang. Aussitôt donc que l’âme a reçu le saint baptême, le péché originel est enlevé et la grâce lui est communiquée. Quant à cette inclination au mal, qui est la cicatrice qui reste du péché originel, comme il a été dit, elle est bien amoindrie, et il est au pouvoir de l’âme de la réfréner si elle le veut. L’âme est ainsi disposée à recevoir et à accroître en soi la grâce, peu ou beaucoup, selon qu’il lui plaira de vouloir s’y préparer elle-même, par le sentiment et le désir de m’aimer et de me servir.

Mais elle peut pareillement se disposer au mal comme au bien, nonobstant la grâce qu’elle a reçue dans le saint baptême. Arrivée à l’âge de discrétion, elle peut par le libre arbitre se décider pour le bien ou pour le mal, suivant qu’il plaît à sa volonté. Et si grande est la liberté de l’homme, si grande la force qu’il a reçue par la vertu de ce glorieux sang, que ni démon ni créature ne le peuvent contraindre au plus petit péché, à moins qu’il ne le veuille. Il a été arraché à la servitude, et la liberté lui a été rendue, pour gouverner sa sensualité propre et obtenir la fin pour laquelle il a été créé.

O homme misérable, qui, comme l’animal, fais tes délices de la fange, sans reconnaître l’immense bienfait que tu as reçu de moi ! Pouvait-il en être accordé un plus grand à la malheureuse créature pleine de tant d’ignorance !