Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 50-54).


CHAPITRE XII

(13)

Comment cette âme par la réponse divine sent, tout à la fois, croître et diminuer sa souffrance, et comment elle prie Dieu pour la sainte Église et pour son peuple.

Alors cette âme tourmentée et brûlée par l’immense désir qu’elle avait formé au-dedans d’elle-même, éprouvait un ineffable amour pour la grande bonté de Dieu ; elle contemplait l’étendue de cette charité qui, avec tant de douceur, avait daigné lui répondre et satisfaire à sa demande. N’avait-elle pas ouvert une espérance à la douleur qu’elle avait conçue des offenses faites à Dieu, des maux de la sainte Église en même temps que de sa propre misère que lui révélait la connaissance d’elle-même ? Cette espérance adoucissait une souffrance qui cependant ne faisait que s’accroître : car le Père éternel et souverain, après lui avoir montré la voie de la perfection, lui découvrait encore son offense et la perte des âmes, comme il sera expliqué plus au long.

Dans cette connaissance que l’âme prend d’elle-même, elle connaît mieux Dieu, par l’expérience de la bonté de Dieu en elle, et dans ce doux miroir de Dieu, elle contemple tout à la fois sa dignité et sa propre bassesse.

Sa dignité, elle la tient de la création. Elle se voit faite à l’image de Dieu, et recevant ce don par pure grâce, sans aucun mérite de sa part. Dans ce miroir de la bonté de Dieu, l’âme connaît aussi son indignité à laquelle elle est arrivée par sa propre faute. De même qu’en se regardant dans un miroir l’homme voit mieux les taches de son visage, ainsi quand l’âme, en possession de la vraie connaissance d’elle-même, s’élève, par le désir, jusqu’à se regarder par l’œil de l’intelligence dans le doux miroir de Dieu, elle prend mieux conscience, par la pureté qu’elle découvre en lui, de la souillure de sa propre face. Puis donc que la lumière et la connaissance s’étaient agrandies dans cette âme, de la manière qui a été dite, du même coup elle avait senti croître en elle une douce amertume, une amertume tempérée par l’espérance que lui avait donnée la Vérité première. Comme le feu augmente quand on y jette du bois, ainsi grandissait l’ardeur de cette âme qu point qu’il n’était plus possible au corps humain de la supporter sans que l’âme se détachât de lui. Si elle n’avait été encerclée de force, par Celui qui est la force souveraine, elle n’aurait pu éviter de mourir.

Ainsi purifiée par le feu de la divine charité qu’elle a trouvée dans la connaissance d’elle-même et de Dieu, son désir accru par l’espérance du salut du monde entier et de la réforme de la sainte Église, l’âme se leva avec assurance devant le Père très grand, et après lui avoir montré la lèpre de la sainte Église et la misère du monde, elle lui dit en se servant presque des mêmes paroles que Moïse :

"Mon Seigneur, abaissez les yeux de votre miséricorde sur ce peuple qui est vôtre, et sur le corps mystique de la sainte Église. A pardonner et à communiquer la lumière de la connaissance à tant de créatures, qui ensuite chanteront vos louanges en voyant que c’est votre infinie bonté qui les aura retirées des ténèbres du péché mortel et de l’éternelle damnation, vous serez plus glorifié que vous ne pourriez l’être par moi, misérable qui vous ai tant offensé et qui suis l’occasion et l’instrument de tout mal. Aussi, vous prié-je, divine et éternelle Charité, d’exercer sur moi votre vengeance et de faire miséricorde à votre peuple. Je ne sortirai point de votre présence que je ne vous aie vu lui faire miséricorde. Et que me servirait de voir que j’ai la vie, si votre peuple est dans la mort, si les ténèbres enveloppent votre épouse, et cela principalement à cause de mes crimes, les miens et non ceux des autres créatures. Je veux donc et je vous demande en grâce, que vous ayez pitié de votre peuple ! Faites-lui miséricorde, je vous en prie par cette charité incréée qui vous a porté vous-même à créer l’homme à votre image et ressemblance quand vous avez dit :

Faisons l’homme à notre image et ressemblance.

— Et vous avez fait cela, vous, Trinité éternelle, en voulant que l’homme vous participât tout entier Vous, haute et éternelle Trinité. Vous lui avez donné la mémoire pour qu’il reçût vos bienfaits et par elle il participe à la puissance du Père. Vous lui avez donné l’intelligence pour qu’en la voyant il connût votre bonté, et qu’il participât ainsi à la sagesse de votre Fils unique. Enfin vous lui avez donné la volonté pour qu’il pût aimer ce que l’intelligence voit et connaît de votre Vérité, et participer par là même à l’amour de l’Esprit-Saint.

Quelle raison vous a fait constituer en si grande dignité ? L’amour inestimable par lequel vous avez regardé en vous-même votre créature, et vous êtes épris d’elle ; car c’est par amour que vous l’avez créée, c’est par amour que vous lui avez donné un être capable de goûter votre Bien éternel.

Je vois bien que le péché qu’il a commis a fait perdre à l’homme la dignité dans laquelle vous l’aviez établi. Par sa révolte, il s’est mis en guerre contre votre clémence, il s’est fait votre ennemi. Mais, par le même amour qui vous avait porté à le créer, vous avez voulu offrir un moyen de réconciliation à l’âme entraînée dans la grande guerre, afin qu’après la grande guerre, fût faite la grande paix. C’est alors que vous lui donnâtes le Verbe, votre Fils unique, qui fut le Médiateur entre vous et nous. Il fut notre justice, parce qu’il se chargea de nos offenses et de nos injustices, et accomplit, ô Père éternel, l’obéissance que vous lui aviez imposée, quand il revêtit notre humanité et prit ainsi notre image. O abîme de charité ! Quel cœur n’éclaterait à contempler la grandeur descendue à tant de bassesse, jusqu’à notre humanité ! Nous sommes votre image et vous êtes devenu notre image par l’union que vous avez contractée avec l’homme en voilant la Divinité éternelle sous la nuée misérable de la chair corrompue d’Adam. Quelle en fut la raison ? L’Amour. Ainsi Dieu s’est fait homme, l’homme est devenu Dieu. C’est par cet amour ineffable que je vous presse, que je vous supplie de faire miséricorde à vos créatures.