Le Diable au XIXe siècle/XVII

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 481-546).

TROISIÈME PARTIE


FABRIQUE DE CRIMES




CHAPITRE XVII

Les ateliers et le laboratoire secrets de Gibraltar.




Tout le monde sait, soit pour l’avoir entendu dire dans des demi-aveux échappés à des sectaires d’arrière-loges, en un instant d’oubli ou de remords, soit pour l’avoir lu dans des fragments de rituels des hauts grades, qu’à Naples existe un laboratoire de pharmacie et de toxicologie occultes maçonniques qui fournit aux ultionnistes du monde entier les poisons dont ils ont besoin pour exécuter les arrêts de mort prononcés par les chefs secrets.

On dit aussi que le poison servant aux vengeances de la secte est unique et qu’il s’expédie dans de minuscules flacons spéciaux, dont le dessin a même été publié. L’étiquette de ces flacons porte imprimée cette mention : Manna di San Nicole di Bari (manne de saint Nicolas, de Bari). Cela ressemble donc à un inoffensif purgatif.

Tandis que j’en parle, je vais tout de suite donner la formule et la préparation de cette manne, telle que le « Codex sacræ pharmacopeæ », manuscrit que toutes les arrière-loges possèdent, la reproduit. Cette formule est donc absolument authentique, et tous les grimoires d’occultisme la contiennent, écrite en latin. Les Kadosch modernes n’ont fait que la recopier.

La voici :

« Prenez un gros crapaud, et enfermez-le dans un bocal avec des vipères et des aspics ; donnez-leur pour toute nourriture, pendant plusieurs jours, des champignons vénéneux, de la digitale, de la ciguë ; puis, irritez-les en secouant le bocal, en y introduisant un bâton avec lequel vous les tourmenterez et les obligerez à se battre les uns contre les autres, jusqu’à ce qu’ils meurent de colère et de faim. Vous les saupoudrerez alors d’écume de cristal pulvérisé et d’euphorbe ; puis, vous les mettrez dans une retorte bien bouchée, et vous en absorberez lentement toute l’humidité par le feu ; vous laisserez ensuite refroidir, et vous séparerez la cendre des cadavres de la poussière incombustible qui sera restée au fond de la retorte. Vous aurez alors deux poisons de même nature et de même activité, identiques par conséquent dans leurs effets, l’un liquide et l’autre en poudre, que vous emploierez suivant le cas. »

Cette formule méritait d’être reproduite. Elle montre que la maçonnerie proprement dite est absolument ignorante et inintelligente, qu’elle est incapable de rien créer par elle-même, ne sachant pas suivre le progrès et se l’assimiler, puisqu’elle en est restée encore, officiellement et rituellement tout au moins, à des formules et à des procédés de l’occultisme le plus antique, et à l’affreuse cuisine, malpropre et écœurante, des Canidie et des Médée.

Il en est tout autrement quand on franchit la maçonnerie vulgaire, quand on passe des arrière-loges dans les triangles, c’est-à-dire lorsqu’on pénètre dans le satanisme, dans les sacrariums et les laboratoires du luciférianisme pur, tel qu’il se pratique depuis vingt-deux ans en vertu de l’initiative de Mazzini et d’Albert Pike.

Ici, en effet, le Maudit est plus près de son adorateur, qui sait, lui, à quoi s’en tenir sur la personnalité du grand architecte ; l’esprit du mal met lui-même la main à la pâte ; il fait du luciférien un chimiste, un microbiologiste, à côté duquel le simple maçon, resté dans les offices, dans la souillarde, à la porte de la cuisine, n’est que le dernier des marmitons, qu’un vulgaire laveur de vaisselle.

Avec le luciférien, nous allons pénétrer dans l’empoisonnement scientifique, qui n’a plus aucun rapport avec les produits du laboratoire napolitain (lequel, soit dit par parenthèse, était établi, en 1878, non à Naples même, mais à Torre-del-Greco, près de Naples, et il se pourrait qu’aujourd’hui il n’existait plus). Ceci me servira d’entrée en matière, maintenant que j’aborde l’analyse de toutes les hautes et basses œuvres de l’occultisme au dix-neuvième siècle.

Il me reste, en effet, à faire connaître au public, d’après le plan que je me suis tracé :

Les ateliers et le laboratoire secrets de la secte, c’est-à-dire le lieu de fabrication des objets du culte luciférien, et celui de la fabrication du poison des triangles palladiques, en fournissant quelques détails.

Le Magnétisme Occulte, partie qui comporte deux subdivisions générales : 1° la question du spiritisme ; 2° les hystériques et les démoniaques. Dans la première subdivision, je montrerai les Pseudo-Spirites, les Vocates Procédants, et les médiums lucifériens ou Vocates Élus. Dans la seconde, j’expliquerai ce que c’est que l’hystérie ; je suivrai la science moderne sur le terrain qui lui est propre, en élucidant ce qui a rapport à l’hypnotisme ou hystérie provoquée (inhibition, catalepsie, somnambulisme, suggestion). Là, le lecteur observera avec moi que le sujet, entièrement soumis à la volonté qui le domine, ne peut cependant exécuter que des actes appartenant au domaine naturel, quelque incompréhensibles que paraissent souvent les faits constatés. Puis, nous aborderons l’examen des démoniaques, qui appartiennent, non à la science humaine, mais au domaine surnaturel ; nous étudierons l’obsession, la possession accidentelle, l’extase diabolique ; je réserverai, pour le chapitre consacré à Sophie Walder, la possession à l’état latent, laquelle est essentiellement particulière à la Théurgie.

La Mancique ou magie divinatoire. On constatera que ceux qui s’y livrent : sont ou des charlatans dupeurs, ou des fanatiques trompés par le démon, puisque Satan n’a pas la science de l’avenir. Nous passerons en rapide revue les charlatans vulgaires (chiromancie, onéirocritie, aéromancie, hydromancie, pyromancie, cartomancie) et les œuvres manciques criminelles (anthropomancie), pour terminer par l’astrologie (l’écriture des étoiles, les horoscopes) ; ce qui me permettra de présenter le cabaliste Lemmi sous son curieux aspect d’astrologue.

La Nécromancie contemporaine. Ici, le lecteur observera que tous ceux qui se livrent à ces œuvres occultes, même les non-lucifériens, sont, sans exception, des fanatiques trompés par leurs sens ou par le démon ; car les trépassés ne peuvent pas apparaître sans la volonté expresse de Dieu, et Dieu ne tient évidemment aucun compte des appels aux âmes des défunts, avec accompagnement de formules superstitieuses, qui sont invariablement ou des prières coupables ou des sommations animées d’un esprit diabolique. Cette partie comporte donc deux subdivisions : 1° les apparitions imaginaires (évocateurs hallucinés ; comment on arrive à cette hallucination particulière qui fait voir de vains fantômes) ; 2° les apparitions réelles (évocateurs satanistes ou lucifériens ; exemples pris en dehors des triangles palladiques).

Sous le titre de « Pratiques diverses de l’occultisme », je montrerai ensuite les principales superstitions et les maléfices les plus usités : talismans, envoûtements, etc.

Le Combat contre l’Église, telle sera une des parties les plus importantes de mon ouvrage. Ici, je ferai toucher du doigt l’action matérielle de la secte, et j’arracherai les masques sans pitié. Huit subdivisions : 1° la déchristianisation des peuples catholiques (particulièrement l’organisation anticlérical en Italie) ; 2° le rôle des sœurs maçonnes, et comment fonctionne le système de la Maçonnerie féminine ; 3° les juifs dans la franc-maçonnerie (juifs cabalistes, juifs sceptiques, juifs athées) ; ce chapitre contiendra des révélations qui causeront bien des étonnements, et les neuf dixièmes des francs-maçons eux-mêmes ne seront pas les moins surpris ; 4° les dessous de l’anarchie et du nihilisme ; 5° le plan des chefs secrets (document d’une importance exceptionnelle) ; 6° les complots contre la Papauté, et, spécialement, histoire d’un complot contre la vie de Léon XIII ; 7° l’état général de la franc-maçonnerie universelle ; 8° les bilans annuels de la secte (extraits des archives du Souverain Directoire Administratif de Berlin).

La Goëtie, ou magie noire. Là, sera très clairement expliquée la différence entre les satanistes et les lucifériens, selon le classement même d’Albert Pike ; je donnerai le texte de l’excommunication prononcée contre les satanistes par le souverain pontife luciférien. Cette partie comporte deux subdivisions : les satanistes non organisés ; et les satanistes organisés.

Les Lucifériens dissidents, tel sera le sujet de la Xe partie de cet ouvrage, partie ayant deux subdivisions. 1° Les croyants en Lucifer réhabilité et nouveau Messie : ce sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, des « lucifériens amateurs », parmi lesquels des gens du monde, de la plus haute société ; ces occultistes bizarres considèrent que Lucifer se réconciliera un jour avec Dieu, sera le Messie de la fusion de toutes les religions en une seule, et que l’humanité adorera dès lors une divinité en trois personnes, se composant de Jéhovah (Dieu le Père), de Jésus-Christ (Dieu le Fils), et de Lucifer (Dieu le Saint-Esprit). 2° Les adoratrices de la Blanche : ce sont des lucifériennes encore plus bizarres que les occultistes dont je viens de parler ; celles-ci féminisent le démon, mais ne lui donnent ni le nom de Satan ni celui de Lucifer ; leur doctrine est qu’à la divinité du Mal, dieu noir ou dieu des prêtres, il faut opposer la divinité du Bien, déesse blanche, dont les prêtres, trompant les peuples, ont fait un archange insexuel, frappé de déchéance et qualifié mensongèrement de diable, prince des démons ; en somme, c’est là un néo-manichéisme, avec un dieu-mâle et un dieu-femelle, pratiqué en secret par grand nombre des adhérentes aux groupes féministes et professé déjà publiquement, mais en termes plus ou moins voilés, par plusieurs cheffesses des diverses chapelles d’émancipées.

L’avant-dernière partie de mon ouvrage sera consacrée à la Théurgie, ou magie blanche. Cinq subdivisions. 1° Le culte organisé de Lucifer Dieu-Bon, c’est-à-dire le Palladisme. 2° Le Feu Éternel, paradis des élus lucifériens ; nous verrons la théorie palladiste du Feu, une des ruses les plus étranges du démon pour supprimer chez ses croyants fanatiques et aveugles la crainte de-l’enfer ; c’est ici que je publierai les prétendues révélations fournies aux adeptes par le prétendu crâne de Jacques Molay. 3° Les prestiges lucifériens, appelés « œuvres de grand rite » ; je traiterai la question des possessions à l’état latent, qui sont, d’après les palladistes, des incarnations des esprits de lumière, et le lecteur étudiera avec moi, de la façon la plus complète possible, le cas extrêmement curieux de Mlle  Walder. En passant, je montrerai, tant à propos des prestiges qu’à propos du culte luciférien des triangles, les apostats qui jouent un grand rôle dans la maçonnerie occulte : Albert Pike recommandait d’attirer au Palladisme ou tout au moins aux aréopages de Kadosch les « prêtres adonaïtes » ; il indiquait comment il fallait s’y prendre pour leur donner à réfléchir et les convaincre de la vérité luciférienne ; il en est, exception des plus rares, qui se sont, hélas ! laissé entraîner dans l’abîme et qui, devenus francs-maçons, n’ont pas tardé à déchirer avec scandale leur soutane ou leur froc monastique ; d’autres ont rompu publiquement d’abord avec l’Église et sont venus ensuite à la haute maçonnerie, se vouant au sacerdoce occulte de Satan ; tel, par exemple, le P. Despilliers, bénédictin de Solesmes, qui s’est conduit si indignement qu’il a dû être expulsé de l’ordre dont il est le vivant déshonneur, qui a osé porter les plus calomnieuses accusations de péculat et de simonie contre l’irréprochable et vertueux dom Guéranger, et que j’ai retrouvé dans les arrière-loges misraïmites avec une religieuse détournée de ses devoirs par lui, apostate qu’il présentait comme sa femme et qui coopérait à ses œuvres diaboliques. Le lecteur peut être certain que je traiterai avec tout le tact nécessaire cette question délicate des Judas du clergé ; leur nombre est d’ailleurs si infime, que ces défections ne tirent pas à conséquence. Dès à présent, je dois dire même que je n’ai jamais rencontré, soit dans les arrière-loges soit dans les triangles, ni jésuite, ni dominicain, ni franciscain, ni carme, ni chartreux, ni trappiste ; il m’apparaît certain, à moi témoin racontant impartialement et laissant aux théologiens le soin de rechercher les causes, il m’apparaît, dis-je, que voilà six ordres religieux ou de pareilles chutes sont chose absolument inconnue. Par contre, les bénédictins n’ont vraiment pas de chance ; j’aurai à en citer plusieurs, dont un franc-maçon militant en même temps que religieux, pourvu d’importantes fonctions, vénéré même, mais cachant habilement son jeu, son infamie. 4° Un chapitre sera consacré aux évocations des palladistes et aux apparitions qui se produisent dans leurs triangles. 5° Le nouveau grand-œuvre, c’est-à-dire la recherche de l’homunculus ; car la maçonnerie occulte de nos jours n’en est plus à la recherche de la pierre philosophale, laissée aux détraqués vulgaires ; les grands triangles ont en tête un souci soi-disant scientifique bien autrement formidable ; ils aspirent ni plus ni moins à créer l’être humain vivant, destiné à vivre et à se développer, et cela en dehors des lois de la formation naturelle, sans gestation ni parturition.

La XIIe et dernière partie portera pour titre : le Combat contre Dieu. Trois grandes subdivisions : 1° le nombre mystérieux 77, ou la Hiérarchie Diabolique ; 2° le diable à l’assaut du Saint-Sépulcre ; 3° le nombre mystérieux 666, ou l’Ante-Christ, d’après le livre Apadno. Je ferai connaître ici comment les occultistes lucifériens classent les démons et démones constituant les chefs des milices infernales ou, selon leur expression, les généraux de l’armée des esprits de lumière ; je donnerai ainsi les noms des 76 principaux diables qui, joints à Lucifer, forment le nombre 77, si en honneur dans la maçonnerie à partir du grade de Rose-Croix, nombre dont aucun initié avec l’anneau ne reçoit l’explication, attendu qu’elle n’est donnée que dans les triangles du Palladium Réformé Nouveau ; je dirai, toujours d’après les occultistes lucifériens et en réservant aux autorités ecclésiastiques compétentes le soin de réfuter les mensonges des sectaires, combien de légions ces chefs infernaux ont sous leurs ordres, quels sont leurs titres respectifs à la cour de Satan, et quelles spécialités ont adoptées les principaux d’entre eux. Je montrerai, d’autre part, les manœuvres déjà commencées en Terre-Sainte par le diable et ses suppôts. Je reproduirai aussi quelques extraits du livre Apadno, le plus secret des livres lucifériens, le recueil des prophéties sataniques, tissu d’impostures, puisque l’avenir reste voilé au Maudit, mais qui n’offre pas moins un grand intérêt au théologien et au catholique observateur, attendu que la se trouve écrite l’histoire de l’Ante-Christ et du combat suprême, comme Satan l’enseigne à ses fidèles dans le mystère des triangles palladiques.

À titre de conclusion, enfin, je raconterai comment on s’y prend, chez les lucifériens, pour se débarrasser d’un gêneur, et comment aussi il arrive que ces peu aimables sectaires n’y réussissent pas quelquefois.


Ayant mis sous les yeux du public le sommaire, bref, mais très explicite, de ce qu’il me reste à dire, j’aborde la fabrication des accessoires du culte luciférien, pour passer ensuite à la toxicologie des palladistes.

Jusqu’ici le lecteur m’a, en quelque sorte, fait crédit sur ce qui a rapport à la liturgie de la religion secrète pratiquée dans les triangles. Je lui ai parlé de sculpture, d’architecture, de peinture lucifériennes ; je lui ai montré quelques instruments de magie ; je lui ai parlé de statues de Baphomet, d’autels, de trépieds, de peintures murales, puis de toute une bimbeloterie, d’étoffes, de vêtements, etc., etc. ; mais la nature de mon récit de première exploration m’obligeait à ne pas entrer dans les détails.

Le moment est venu de préciser sur ces points, de mieux décrire tous ces ustensiles et de dire où et comment on les fabrique.

Ce ne sera pas là un des côtés les moins curieux de mes divulgations.

Il faut bien, en effet, que les matériaux divers qui entrent dans cette fabrication soient pris quelque part, qu’un procédé spécial, des ouvriers spéciaux soient employés à cette besogne, et que, enfin, les expéditions se fassent de la manufacture aux endroits de destination.

Eh bien, si vous le voulez, pour entrer dans le cœur de la question, prenons tout de suite le bois. Le bois sert à la confection des autels, des bancs, des chaises, des balustrades de l’orient, des encadrements de certains panneaux et tableaux, des sphères à serpent enroulé, des maillets, des tables triangulaires ou pentagonales, de bon nombre de statues, notamment celle du Baphomet.

Quel bois emploie-t-on ? et d’où provient-il ?

Tout est réglé avec méthode dans l’occultisme. Ainsi, les bois employés pour les objets du culte au sein des triangles sont au nombre de sept, et l’on doit, rituellement, s’en servir à l’exclusion de tous les autres. Ces bois sont les suivants : lotus (alizier), ulmus (orme), cedrus (cèdre), ilex (yeuse, qui est une espèce de chêne, dite chêne vert), fraxinus (frêne), ebenus (ébène), robur (rouvre, qui est le chêne le plus dur). La réunion des initiales des noms latins de chacun de ces bois forme le mot. Lucifer ; c’est là la principale raison qui les a fait choisir.

Ces sept bois entrent tous à la fois dans la construction des accessoires du culte luciférien : c’est ainsi que, si l’idole est toute en ébène, ce qui est souvent le cas, le bois qui fera partie du grand autel central sera du cèdre, l’autel de la Sagesse sera en rouvre, la sphère au serpent sera en yeuse, les maillets des premiers officiers dignitaires seront en alizier, les bancs seront en orme, les boiseries appliquées aux murs de la salle seront en frêne : et ainsi de suite, en recommençant la série des sept bois pour les trônes du grand-maître et de la grande-maîtresse, pour les tables-bureaux de l’orateur et du secrétaire, pour les sièges des dignitaires, pour la balustrade de l’orient, pour les cadres des peintures, pour le parquet du plancher, pour le Pastos des initiations de Maîtresse Templière, etc. Le temple tout entier signifiera ainsi, épèlera le nom Lucifer. Le lecteur a compris, je n’ai pas besoin d’insister.

D’où proviennent ces bois ?

La réponse est facile et paraîtra même naïve au premier abord. Ils proviennent évidemment des localités diverses qui produisent ces espèces, sous les différents climats et dans les différents pays de la terre, et, naturellement aussi, des localités qui produisent les plus belles de ces espèces.

Je n’ai pas à faire à cet égard un cours complet de botanique, de xylographie luciférienne, qui ferait hors d’œuvre ; il me suffira de citer une particularité typique, qui pourra servir de moyen de contrôle.

Ces bois ne doivent pas être coupés à toute époque de l’année ; pour devenir hiératiques lucifériens, il est nécessaire qu’ils réunissent certaines conditions. D’abord, il faut que l’arbre choisi ait exactement un multiple de sept comme diamètre de largeur en d’épaisseur, et, en outre, qu’il soit coupé à une longueur formant un multiple de onze. Ensuite, l’époque de la coupe rituelle des arbres appartenant aux sept espèces lucifériennes ne coïncide pas du tout avec l’époque habituelle de la coupe agriculturale et exploitative : cette époque est en général, pour tous les bois, l’entrée de l’hiver ; au contraire, pour les bois lucifériens, la coupe doit s’en faire en juillet, août et septembre, le 7, le 9, le 11 et le 13, dans la nuit ; cette dernière condition n’est pourtant pas absolument indispensable, à cause de la difficulté de l’exécution qui éveillerait les soupçons. Mais si, à l’une des dates que je viens d’indiquer, vous voyez quelqu’un en train de couper un arbre de l’une de sept espèces que j’ai dites, vous pouvez être bien certain d’avoir devant vous soit un affilié du palladisme soit au moins un homme exécutant une commande reçue d’un chef de triangle. Se méfier aussi des trains de bois expédiés en juillet, août et septembre, c’est-à-dire hors de saison, soit par terre, soit par eau.

Telles sont les règles en ce qui concerne le bois de sculpture, de mobilier et de construction, employé dans les temples lucifériens.

Ces règles ont cependant une exception ; en d’autres termes, dans un cas qui est unique, les conditions de diamètre et de longueur, et même d’espèce, ne sont pas obligatoires.

Tout bois qui provient d’un endroit décrié, tel que vieux cimetière abandonné, ou encore vieux bois de justice, guillotine, potence ou billot, anciennes boiseries de prison ou de bague, peuvent et doivent servir aux usages que nous savons. Mais il y a par-dessus tout un bois qui prime les autres, un bois que les lucifériens recherchent et emploient avec une préférence fanatique ; c’est le bois des églises (chaire, maître autel, stalles de chœur) des vieux monastères, des anciens couvents dont les religieux furent expropriés par la Révolution.

Il existe encore des vieilles abbayes occupées autrefois par des ordres monastiques qui ne se sont pas reconstitués, ou des abbayes qui n’ont pas été rachetées par leurs légitimes propriétaires, parce que le domaine qui en dépendait avait été morcelé lors de la vente des biens dits nationaux et parce que, pour une raison ou pour une autre, le rachat n’était plus possible ; les lucifériens recherchent ces couvents, ces abbayes, transformés aujourd’hui en châteaux ou en fermes, et, lorsqu’ils y découvrent de vieux bois, ils les achètent sous n’importe quel prétexte.

Enfin, parmi les bois adonaïtes, selon l’expression des sectaires, le nec plus ultra, c’est celui des calvaires ; rien n’attire la haine satanique comme ces grosses croix en bois que la piété des fidèles élève aux carrefours des grandes routes. Ces croix sont souvent brisées la nuit, parfois même complètement abattues, par des malfaiteurs irréligieux qui demeurent inconnus ; d’importants fragments de ces calvaires disparaissent, sont volés. Voilà l’explication de ces outrages au Divin Sauveur, outrages accompagnés de vol. Ces bois servent aux lucifériens. C’est une manière raffinée de profanation, de sacrilège, et rien, on le sait, ne peut être plus agréable à l’esprit du mal.

Je citerai, en particulier, comme ayant servi à cet abominable emploi, toute la boiserie de l’antique abbaye de Marbach ; cette importante abbaye, fondée à la fin du onzième siècle par des augustins, eut longtemps une prospérité éclatante ; quand la tourmente révolutionnaire eut accompli ses ravages, l’abbaye séculaire était à jamais ruinée ; aujourd’hui il n’en reste qu’une tour, des parties de chœur et quelques colonnes romanes du cloître. On peut voir ces augustes ruines près d’Eguisheim, patrie du saint pape Léon IX, sur la route de Strasbourg à Bâle. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est que, dès les premiers moments, le pillage du monastère fut organisé et que les juifs cabalistes, qui de tout temps ont pullulé dans la Basse Alsace, raflèrent tout ce qu’ils purent. Lorsque Isaac Long établit le Suprême Conseil de Charleston, il possédait à profusion des bois et des métaux provenant de Marbach, boiseries de la chapelle, bronzes, cuivres, argents et ors des crucifix, des statues de saints, des patènes, ciboires, calices, ostensoirs. Le métal fut mis à la fonte, le bois utilisé de diverses façons ; Albert Pike n’est pas le premier à avoir prescrit ces profanations. Tout l’écossisme de Charleston a été approvisionné ainsi, et aujourd’hui encore les juifs cabalistes, dont les aïeux ont pillé l’antique abbaye, prétendent conserver dans leurs familles les derniers restes du vol.

Marbach a donc été, en quelque sorte, une mine inépuisable. Tout ce que contenait le monastère a passé aux lucifériens. Deux triangles palladiques en Espagne, celui de Madrid et celui de Valence, ont divers objets fabriqués avec d’importants fragments ; le reposoir diabolique qui sert d’autel aux ateliers secrets de Gibraltar, dont je vais parler, et tout le mobilier du Sanctum Regnum, de Charleston, proviennent de l’abbaye de Marbach, sans compter d’innombrables « chérubs », de petites dimensions, disséminés dans les principaux temples lucifériens de l’univers.


On voit, par ce que je viens d’expliquer, que la menuiserie du Palladisme n’est pas quelconque, mais qu’elle a des règles, des arcanes, un rituel. Il était bon de le dire une fois pour toutes et de bien fixer les idées à cet égard.

Ces bois, ceux des sept espèces lucifériennes, une fois coupés et achetés, sont expédiés à leur destination, qui est l’endroit même où est établi un triangle de fondation récente. Bien entendu, l’envoi est fait à une maison de commerce, à un négociant que personne ne peut soupçonner appartenir à la religion occulte, et qui, quelquefois, en effet, ne lui appartient pas et est à mille lieues de se douter de l’emploi qui attend ces madriers, ces poutres, ces lattes, ces blocs, reçus ainsi par lui hors de saison.

C’est, cependant, en général, un maçon qui est choisi de préférence comme intermédiaire, et, autant que possible, un bon nigaud, ignorant l’existence des triangles, un naïf dont les palladistes se servent, sans qu’il se méfie du rôle qu’on lui fait jouer. On n’a, d’ailleurs, en cette matière, que l’embarras du choix.

Sauf pour les objets de nature artistique, lesquels présenteraient trop de difficultés, les bois se travaillent sur place, à l’endroit même où l’on va les employer. Et je signale ce fait qui peut paraître banal, mais qui offre néanmoins cet intérêt, qu’il n’en est pas de même pour les métaux ; car les ustensiles en métal ont une usine de fabrication unique, qui a été primitivement à Naples, et qui est maintenant, comme on va le voir, à Gibraltar.

Pour en finir avec la question des bois, je dirai que ceux provenant de vols sacrilèges sont, dès leur arrivée chez l’intermédiaire et sous prétexte de besoin pressant, transportés nuitamment dans la maison qui recèle, en son sous-sol, le temple palladique en voie d’établissement. Là, déposés pêle-mêle, ils subissent une première opération, dite de la « désinfection. »

Vous avez bien lu, de la désinfection ! Elle consiste, non pas, comme on pourrait le croire, en un lavage, en une injection quelconque de matières antiseptiques, en des fumigations ou toute autre opération sanitaire, mais bien en une cérémonie qui équivaut à une sorte d’exorcisme.

« Infecté » pour le palladiste, veut dire : susceptible d’avoir conservé une imprégnation adonaïte, d’avoir gardé quelque chose, d’animé ou de matériel, qui rappelle ou provienne du culte du Dieu adoré par les chrétiens. Ce quelque chose, il faut le chasser, l’exorciser. Le principal acte de cette parodie est une bénédiction satanique d’eau croupie et polluée, dans laquelle on laisse tomber un fragment du bois à désinfecter.

La cérémonie terminée, des ouvriers lucifériens des différentes parties de la menuiserie ou de l’ébénisterie travaillent, sur des établis ou avec des tours, des scies, les différentes pièces de bois. Il existe, dans chacun des principaux pays, un personnel de ces ouvriers spécialistes affiliés à la secte et habitant d’ordinaire la capitale ; lorsqu’un nouveau temple est fondé, ils sont embauchés par la Loge-Mère, qui les indemnise à raison du congé qu’ils sont obligés de prendre à leur atelier profane, et qui les envoie où il faut, très avantageusement payés. Dans la ville du nouveau temple, ils se conduisent le jour avec la plus grande discrétion, n’attirant pas l’attention sur eux, logés chez les frères palladistes, et ils ne travaillent que de nuit.

Le temple en construction et son parvis ressemblent absolument alors à un magasin que l’on installe, avec son arrière-boutique : les ouvriers vont, viennent à la lueur fumeuse des lanternes cadenassées ; les coups de marteau résonnent, les scies hurlent, les rabots raclent, ourlant les unes sur les autres leurs symphonies grinçantes ; et c’est quelquefois une orgie souterraine de bruits qui fait trépider tous les alentours, qui effraie les voisins, car ceux-ci étonnés n’aperçoivent aucune lumière sortant des soupiraux de cave de la maison mystérieuse ; et le passant inoffensif, n’y comprenant goutte, lui aussi, se signe instinctivement, en entendant, au milieu de la nuit, l’éclat sourd, confus, étouffé, de ces clameurs, de ces vociférations bizarres, entremêlées de sonorités de bois et de métal.

Chasses de saint Hubert, courses du diable, magiciennes lavandières des étangs, etc., toutes ces superstitions, en apparence étranges et d’origine inexplicable, ont peut-être comme sources telles ou telles fausses interprétations des bruits nocturnes dont une région fut le théâtre, durant quelques semaines, pendant que des adorateurs du démon procédaient en hâte à la construction souterraine d’un temple à Belzébuth. En effet, le Palladisme n’est que la forme moderne de la démonolâtrie, et au moyen-âge les précurseurs de nos adeptes des triangles recherchaient pour leurs mystères les grottes inaccessibles et les carrières abandonnées.


En ce qui concerne les métaux qui entrent dans la fabrication des objets du culte luciférien, ils sont au nombre de sept : l’or ; l’argent ; l’acier, c’est-à-dire le fer combiné avec du carbone et du silicium ou du manganèse ; le cuivre rouge ; l’étain ; le plomb ; et le mercure, soit à l’état naturel, soit combiné avec du stibium (antimoine).

Le choix de ces sept métaux ne cache aucun jeu d’initiales, comme pour le bois ; mais les adeptes du Palladium ont adopté ces métaux, parce qu’ils sont pour ainsi dire classiques dans la magie et dans la cabale. En effet, les occultistes de tout temps ont placé et placent les sept métaux en question sous l’influence de divers astres, qui leur communiquent, à leur dire, les plus étonnantes vertus ; chez les lucifériens, en outre, ces astres correspondent à Lucifer et à six esprits haut-placés dans la hiérarchie infernale. Ainsi, l’or est considéré comme étant sous l’influence du soleil ; l’argent, sous celle de la lune ; le fer et spécialement l’acier, de la planète Mars ; le cuivre rouge, de la planète Vénus ; l’étain, de la planète Jupiter ; le plomb, de la planète Saturne ; et le mercure, de la planète du même nom. Il n’est pas nécessaire que les sept métaux soient employés dans chaque objet ; mais on ne peut pas, on ne doit pas se servir d’autres que ceux-là.


divers instruments de magie en usage chez les occultistes
1. Trident de Paracelse. — 2. Pentagramme usité pour les petites évocations. — 3. Lampe magique. — 4. Épée magique, nécessaire dans les évocations d’esprits du feu appartenant aux hauts degrés de la hiérarchie infernale. — 5. Baguette magique. — 6. Serpe magique.

J‘ai donné le dessin de divers instruments de magie en usage chez les occultistes. Il n’est peut-être pas inutile de dire quelques mots des principaux de ces ustensiles diaboliques.

Le trident dit de Paracelse est fort à la mode dans les grands triangles ; toute présidente d’un atelier de Maîtresses Templières le porte suspendu à son cordon ; il est aussi le bijou distinctif des Mages Élus. C’est l’instrument de combat contre les maleachs ou esprits adonaïtes. On suppose, par exemple, que les maladies dont un palladiste est affecté sont l’effet de la haine des esprits luttant pour la cause du Dieu-Mauvais, et c’est par le trident de Paracelse que ces maladies seront chassées ou préventivement écartées.

Ce trident est formé de trois dents pyramidales superposées sur un tau. Sur l’une des dents, le fabricant luciférien grave un jod hébreu traversant un croissant d’une part, et, de l’autre, une ligne transversale, figure qui rappelle hiéroglyphiquement le signe zodiacal de l’écrevisse ; sur la dent opposée, il grave un signe mixte rappelant celui des gémeaux et celui du lion. Entre les serres de l’écrevisse, il place le soleil, symbole du royaume du feu, et près du lion, la croix de Saint-André, dont j’ai dit le sens hiératique. Sur la dent du milieu, il grave hiéroglyphiquement la figure du serpent d’Éden, dit serpent céleste, ayant pour tête le signe de Jupiter, planète affectée spécialement à l’esprit Ariel. Du côté de l’écrevisse, on lira le mot obito, ainsi traduit : « Va-t-en, recule ». Du côté du lion, en lira le mot imo, traduit par : « Quand même, persiste ». Au centre et près du serpent céleste, le fabricant luciférien grave le mot cabalistique AP-DO-SAL, composé d’une abréviation, d’un mot talmudique retourné cabalistiquement, et enfin d’un mot entier et vulgaire. Le rituel de l’apostat Constant, dont je possède un exemplaire, explique toutes ces choses étranges ; quand je dis « explique », c’est une façon de parler, car il faut être déjà ferré sur l’occultisme pour comprendre. N’importe, les détails donnés par le docteur en science luciférienne méritent d’être reproduits.

« Pour AP, dit le F∴ Constant, il faut lire AR, parce que ce sont les deux premières lettres grecques du mot Archée ; pour DO, il faut lire OD ; quant à SAL, il n’y a aucune difficulté d’interprétation. Ce sont les trois substances premières, et les noms occultes d’Archée et d’Od expriment les mêmes choses que le soufre et le mercure des philosophes.

« Sur la tige de fer qui doit servir à emmancher le trident de Paracelse, on voit trois fois la lettre P. P. P., hiéroglyphe phalloïde et lingamique, puis les mots VLI DOX FATO, qu’il faut lire en prenant la première lettre pour le nombre (5) du pentagramme, en chiffre romain (V), et compléter ainsi : Pentagrammatica Libertate Doxa Fato. Ceci équivaut aux trois lettres de Cagliostro : L∴ P∴ D∴ »

Ces trois fameuses lettres ont été adoptées par la franc-maçonnerie ordinaire, au 15e degré des principaux rites ; mais leur véritable sens n’est pas révélé aux initiés des chapitres de ce grade. À l’époque de la conspiration générale de la secte contre la royauté et en particulier contre toutes les monarchies ayant pour roi un membre de la famille capétienne à laquelle appartenait Philippe-le-Bel, on traduisait ainsi les trois lettres : Lilia Pedibus Destrue, détruis les lis en les foulant aux pieds ; et c’est encore le sens donné dans les pays gouvernés par les Bourbons (Espagne et Portugal). Partout où les Bourbons ont disparu, là où l’on est en république ou en monarchie avec roi d’une race non particulièrement exécrée, en un mot, partout où la lutte est portée surtout sur le terrain religieux, les trois lettres ont leur ordre changé : L∴ D∴ P∴ ; et l’interprétation donnée dans la maçonnerie ordinaire est : Liberté De Pensée. Quant au sens vrai et immuable, révélé seulement dans les triangles, le F∴ Constant nous l’indique.

« Libertate Doxa Fato forment l’équivalent des trois lettres magiques de Cagliostro : L∴ P∴ D∴, c’est-à-dire : Liberté, Pouvoir, Devoir. D’un côté, la liberté absolue ; de l’autre, la nécessité ou fatalité invincible ; au milieu, la raison, absolu cabalistique qui fait l’équilibre universel et, par conséquent, la puissance du mage.

« Ainsi Paracelse représente le passif par l’écrevisse, l’actif par le lion, l’intelligence ou la raison équilibrante par Jupiter ou l’homme-roi dominant le serpent ; puis, il équilibre les forces en donnant au passif la fécondation de l’actif, figuré par le soleil, et à l’actif l’espace et la nuit à conquérir et à éclairer sous le symbole de la croix astronomique. Il dit au passif : Obéis a l’impulsion de l’actif, et marche avec lui par l’équilibre même de la résistance. Il dit à l’actif : Résiste à l’immobilité de l’obstacle, persiste et avance. Puis, ces forces alternées, il les explique par le grand ternaire central : Liberté, Nécessité, Raison. Raison au centre ; Liberté et Nécessité en contrepoids. Là est la force du trident ; c’en est l’emmanchement et la base ; c’est la loi universelle de la nature ; c’est l’essence même du verbe, réalisée et démontrée par le ternaire de la vie humaine, l’archée ou l’esprit, l’od ou le médiateur plastique et le sel (sal) ou la matière visible. »

Le trident de Paracelse est en métal, formé d’un alliage d’or et d’argent, dans les proportions de sept dixièmes d’or et trois dixièmes d’argent. Quand un occultiste luciférien veut s’en servir pour conjurer les maleachs, il l’emmanche à une baguette d’alizier.

Le pentagramme magique se fabrique de deux façons, ou, pour mieux dire, il y a deux sortes de pentagrammes.

D’abord, les lucifériens ont le pentagramme simple, usité seulement pour les petites évocations. Il est formé de cinq lames de métal (alliage d’or et d’argent dans les proportions ci-dessus), qui s’enchevêtrent et dans lesquelles sont incrustées des petites perles, des fragments d’agathe et des brisures d’émeraudes ; ces pierres précieuses sont consacrées à Astarté, à Hermès Trismégiste et à Ariel.

Vient ensuite le grand pentagramme sacré, dont on se sert dans les circonstances les plus graves, c’est-à-dire pour les grandes évocations. Il se compose des cinq lames de métal enchevêtrées qui représentent la signature de Lucifer, et l’étoile ainsi formée est posée sur une lame circulaire. L’étoile doit se composer des sept métaux combinés, et la lame circulaire doit être en or pur. Divers signes hiéroglyphiques sont gravés sur l’étoile et y représentent, conformément à la cabale moderne des palladistes qui a bouleversé sur plusieurs points le système de l’ancienne cabale, les démons auxquels la superstition luciférienne attribue l’omnipotence sur certains astres. Ainsi, le Z traversé par une barre à sa dernière branche et surmonté d’un petit cercle, signé qui figure à la pointe supérieure de l’étoile, représente Baal-Zéboub ; l’épée terminée par une queue, gravée à la pointe inférieure de gauche, représente Moloch ; la croix surmontée de trois grenades et terminée par une queue, à la pointe inférieure de droite, représente Astaroth ; quant à Astarté. elle est représentée par le croissant de lune gravé au milieu de la lame de droite qui porte en haut le signe de Baal-Zéboub et en bas celui d’Astaroth, la lame horizontale de l’étoile porte à gauche le signe d’Hermès, un carré dans un cercle surmonté d’une flèche, et à droite le signe d’Ariel, autre carré dans un cercle surmonté d’une flèche, mais la flèche ayant à sa base une croix. Un accessoire se distingue encore au centre du pentagramme : d’abord, l’alpha et l’oméga, en or, soudés sur l’étoile ; ensuite, en argent, également soudé, un caducée sortant de l’oméga et supportant la représentation cabalistique du triomphe du Dieu-Bon sur le Dieu-Mauvais ; le signe du soleil couronné par le signe de la lune écrase le signe de la terre chrétienne (petit cercle surmonté d’une croix) ; deux yeux sont gravés auprès de l’alpha, pour indiquer que le roi des esprits de lumière veille toujours, depuis le commencement des siècles ; enfin, des caractères hébreux sont aussi gravés sur l’étoile. Quant à Lucifer, il est représenté à part par la grande lame circulaire en or pur, qui signifie le soleil ; on y grave la formule abréviative ésotérique D∴ O∴ M∴ A∴ G∴, laquelle n’est pas absolument obligatoire, mais doit être remplacée alors par les nombres 19, 610, 161, 5 et 354, dont le total donne le nombre mystérieux 1149 qui résume ésotériquement la même formule sacrée ; l’abréviation DOMAG et les cinq nombres 19, 610, 161, 5 et 354 signifient exactement : Dei Optimi Maximi Ad Gloriam.


Pentagramme des grandes évocations.

Je dirai plus loin comment les lucifériens se servent du grand pentagramme magique, et je m’empresse d’ajouter qu’il n’y a aucun inconvénient à publier ces formules, même celles des évocations ; car une personne excitée par la curiosité n’obtiendrait aucun résultat. Il est, en effet, indispensable que les instruments employés dans ces séances aient été fabriqués, selon les règles fixées, par des adeptes du Rite Spœléïque, qui est une forme du Palladisme spéciale aux ouvriers lucifériens, et qu’ils aient été, en outre, consacrés par un Mage Élu. D’autre part, les démons ne tolèrent pas, lorsqu’un ou trois initiés (jamais deux) les évoquent en dehors des triangles, que la plus insignifiante des formalités prescrites soit omise, et il y a, pour chaque esprit, une complication inouïe de particularités rituelles, telles que couronnes, colliers ou bracelets, fruits et fleurs à offrir, guirlandes d’ornement de la pièce où l’on opère, robe à revêtir, pierreries à porter sur soi, parfums à faire brûler, sans compter les préparations souvent fort longues et fort ennuyeuses auxquelles il faut se soumettre. Dans les triangles, c’est-à-dire en une réunion relativement nombreuse d’initiés opérant dans un temple aimé et béni du diable, les « vertus » de la majorité présente font pardonner une faute isolée, et les démons évoqués se bornent à ne pas apparaître en cas d’omission d’une des formalités. Mais, hors triangle, toute omission devient dangereuse. Les rituels de magie sont unanimes à le déclarer : « une seule négligence, l’oubli d’un mot dans une formule, le moindre doute, fût-il d’un quart de seconde, suffisent pour frapper toute l’opération d’impuissance et retourner contre l’opérateur toutes les forces dépensées en vain. » Cette dernière phrase signifie, à mots couverts, que le démon mécontent, traitant ses fidèles en vrais esclaves, inflige à l’évocateur négligent une correction de nature à le laisser plusieurs jours malade. On m’a cité le cas d’un Hiérarque d’Alexandrie, qui, évoquant Ariel chez lui, avait jeté, dans la cassolette où brûlent les parfums, de l’ambre jaune au lieu d’ambre gris : Ariel partit, tenant à la main un nerf de bœuf, avec lequel il battit à tour de bras le maladroit évocateur, jusqu’à ce que celui-ci, étendu par terre, fût sans connaissance ; il en eût pour plus de deux mois à rester au lit.


Ariel battit à tour de bras le maladroit évocateur, jusqu’à ce que celui-ci, étendu par terre, fût sans connaissance.

Les grands pentagrammes sacrés ne se fabriquent qu’à Gibraltar. La consécration s’y fait par un Mage Élu, de la façon suivante : il prend l’ustensile magique de la main gauche, et de l’autre main il l’asperge avec de l’eau consacrée, dans laquelle il trempe l’index et le médius seuls ; puis, il sèche l’objet, en même temps que ses doigts, à la fumée d’une cassolette où brûlent ensemble de l’encens, de l’aloès, du soufre, de la myrrhe et du benjoin ; après quoi, il souffle sept fois sur le pentacle, en prononçant, dans cet ordre, les noms de Hermès, Ariel, Moloch, Astarté, Astaroth, Baal-Zéboub et Lucifer ; enfin, il dit trois fois en lui-même le nom humain de l’Ante-Christ, et il baise le pentagramme sur l’alpha et l’oméga. L’objet est désormais consacré.

Le nom humain de l’Ante-Christ est également dit trois fois en soi-même par chaque assistant ou assistante, au commencement de toute séance de grande évocation, sur un signal donné par le grand-maître et la grande-maîtresse. Aucun rituel n’indique ce nom, pas même en hiéroglyphes. Il est dit seulement ceci : « C’est le nom sous lequel l’Ante-Christ s’incarnera, au moment de la naissance de l’enfant mâle prédestiné ; c’est le nom par lequel il sera connu des hommes, en vertu des lois civiles établies ; c’est le nom humain qui sera la gloire de l’humanité. » Il faut donc absolument être initié, avoir fréquenté les triangles palladiques, pour connaître ce nom tenu caché avec tant de mystère. Ayant entrepris une œuvre de divulgation des secrets lucifériens, je dois, par conséquent, dire le nom de l’Ante-Christ, tel que la secte prétend le savoir par révélation de Lucifer lui-même ; ce nom, c’est « Apollonius Zabah. »

La lampe magique doit être faite de quatre métaux : l’or, l’argent, le cuivre rouge et l’acier. Le triangle du sommet est en or ; l’urne contenant l’huile ou l’essence, en argent ; le pied, en acier ; et la partie moyenne, entre l’urne et le pied, en cuivre rouge, ainsi que les divers ornements, c’est-à-dire les deux sphinx, l’Adam et l’Ève et le serpent qui ornent le pied ; les bras sont aussi en cuivre, formés de trois conduits tordus amenant l’huile aux mèches latérales. Sur l’urne, sont gravés divers signes cabalistiques empruntés à l’ancienne magie. Les mèches sont au nombre de neuf.

Les occultistes lucifériens ont encore d’autres flambeaux, mais ceux-ci se garnissent de bougies : flambeaux simples, candélabres à 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 branches. Sauf certains candélabres à 7 branches, qui sont en or et argent et qui ont un sens hiératique, les autres, en cuivre doré, signifient uniquement les chiffres dont l’ensemble forme un nombre rituel, pour telle ou telle séance.

Ainsi, par exemple, dans une séance dont l’ordre du jour sera surtout consacré à élaborer un complot quelconque contre la papauté et où des imprécations seront particulièrement formulées contre N. T. S. P. Léon XIII, on dispose les lumières symboliques de la façon suivante : à l’orient, sur une petite colonne à plateau, le candélabre d’or et d’argent à 7 branches à quelque distance et à gauche du Baphomet ; au midi, un candélabre en cuivre doré à 6 branches ; à l’occident, un chandelier en cuivre doré avec un cierge unique ; au nord, enfin, un candélabre en cuivre doré à 5 branches. Le candélabre or et argent de l’orient est le flambeau sacré qui symbolise Lucifer ; les trois autres candélabres, en cuivre doré, donnent le nombre 615, qui est celui que les palladistes emploient pour désigner ésotériquement le pape actuel.

À leurs yeux, Léon XIII reste Gioacchino-Vincenzo Pecci, et ils calculent ainsi son nombre mystique : G équivaut à 3 ; I, à 10 ; O, à 70 ; A, à 1 ; C, à 20 ; C, à 20 ; H, à 8 ; I, à 10 ; N, à 50 ; O, à 70 ; V, à 6 ; I, à 10 ; N, à 50 ; C, à 20 ; E, à 5 ; N, à 50 ; Z, à 7 ; O, à 70 ; P, à 80 ; E, à 5 ; C, à 20 ; C, à 20 ; I, à 10. Le total est 615. Même dans la correspondance entre chefs, le Saint-Père n’est pas, le plus souvent, désigné autrement que par ce nombre ignoré des profanes. « Profitez de votre voyage pour prendre des nouvelles de 615 », écrira un chef de directoire à un palladiste haut gradé en partance pour l’Italie ; si le billet contenant ces mots est égaré, il sera bien difficile de savoir de qui il est question.

Des lampes à essence se fabriquent encore, pour l’éclairage des triangles, dans la plupart des séances ; elles sont en alliage de cuivre, étain et quelques parties d’argent, affectent la forme antique et ont onze branches ; elles se suspendent à la voûte ; leur quantité de branches constitue le nombre sacré de la cabale, mais sans aucun but spécial au point de vue des évocations.

L’épée de l’occultisme palladique est assez semblable à celle de la magie des groupes dissidents ; sa différence la plus importante consiste dans les ornements de la poignée et dans les inscriptions gravées. La lame doit être d’acier de la meilleure trempe ; la poignée, de cuivre doré ; la garde est faite de deux croissants en argent posés dos à dos, ainsi que deux autres croissants, mais ceux-ci très petits, placés au sommet de la poignée. À l’endroit où la lame est emmanchée dans la poignée, il y a de chaque côté un triangle en or, où le fabricant luciférien grave le pentagramme ordinaire, comme signe de Lucifer, sur un des deux triangles, et le signe de Belzébuth sur l’autre. Sur un côté de la lame, on grave la phrase : Igne Natura Renovatur Integra, mais en lettres de l’alphabet secret des mages d’Alexandrie, lesquels prétendaient tenir cet alphabet des derniers initiés de l’Égypte ancienne. Sur l’autre côté de la lame, on grave, également en lettres du même alphabet ésotérique, la phrase : Maledicti sint scelestus Adonaï excelsus universi terrarum orbis vexator et Christus Bethlemitus sanctæ veræque fidei proditor ; maudits soient le scélérat Adonaï, très haut tyran de l’orbe universel des mondes, et le Christ de Bethléem, traître à la sainte et vraie foi.

Cette épée, qu’il ne faut pas confondre avec les épées dont sont armés tous les frères dans la maçonnerie ordinaire, n’est tenue en triangle que par le médium (grand-maître, grande-maitresse ou autre) qui préside et dirige la cérémonie d’évocation, et elle est usitée uniquement dans les appels aux esprits du feu qui appartiennent aux hauts degrés de la hiérarchie infernale.

Comme la lampe magique à neuf mèches, l’épée des grandes évocations doit avoir été consacrée par un Mage Élu, formalité qui ne peut être remplie que le dimanche, à midi, et qui est assez compliquée. Il faut notamment humecter l’épée avec du sang de corbeau, l’essuyer ensuite avec de la laine de mouton noir ; et, en outre, le dimanche suivant, à la même heure, on doit brûler la laine et le cadavre du corbeau, dans un brasier autour duquel on fait la chaîne en prononçant des paroles d’exécration.

La baguette magique des triangles sert dans les petites évocations, avec le pentagramme simple, comme l’épée avec le grand pentagramme sacré dans les solennités les plus importantes. Ce n’est point là la baguette qui s’emmanche au trident de Paracelse pour repousser les maleachs ; ce n’est pas non plus la baguette divinatoire. Elle est en chêne dur, traversée dans toute sa longueur par une tige d’acier, à laquelle on adapte une lance en or à un bout et une lance en argent à l’autre bout. La branche de chêne dont on a fait cette baguette doit avoir été coupée par un Mage Élu, qui certifie avoir opéré conformément au rituel, c’est-à-dire l’avoir coupée la nuit, avec la serpe magique, et en prononçant certaine formule ésotérique. La baguette est peinte en rouge pourpre pour la moitié et en vert-pré pour l’autre moitié.

Quant à la serpe, elle est en forme de croissant et d’acier bien tranchant ; la poignée est en cuivre doré.

C’est à Gibraltar que se fabriquent, je l’ai dit, la plupart des objets employés dans les évocations ; les trépieds, néanmoins, se fabriquent aussi partout où se trouve un directoire : ils sont en fer, dans la forme antique des trépieds sur lesquels s’asseyaient les pythonisses ; ceux qui supportent des brasiers à parfums sont en cuivre doré ; la fabrication des uns et des autres n’est nullement compliquée, et les premiers seuls reçoivent une consécration.

Quant aux bois, ne l’oublions pas, ils sont travaillés sur place, grâce à des personnels d’ouvriers spéciaux, envoyés des capitales aux villes où se fondent des triangles ; et Gibraltar ne prend à sa charge que les ouvrages comportant un travail artistique, une sculpture plus ou moins soignée du bois.

Maintenant les ateliers de Gibraltar ne fournissent pas toujours les triangles directement. Il est des commerçants qui s’approvisionnent de ces accessoires du culte maudit et qui les tiennent en cachette. Ces intermédiaires sont affiliés secrètement au Palladisme ou à des sociétés dissidentes de magie. Ils sont assez difficiles à découvrir ; car fort souvent, cela est triste à dire, ces fournisseurs de l’occultisme moderne sont des marchands catholiques, des marchands d’objets de piété, d’ornements ou de matériel d’église.

N’ayant jamais eu à faire de commandes, puisque j’appartenais au Lotus de Charleston et que je me suis bien gardé de fonder n’importe où un triangle, c’est là à peu près le seul point sur lequel je manque de renseignements précis. Et, d’autre part, la question est trop délicate pour que je cite des maisons qui ont pu me paraître suspectes, mais contre lesquelles je n’ai recueilli aucune preuve décisive.

Cependant, il est une maison anglaise dont il n’est pas inutile de parler ; c’est MM. Hardman, Powell et Cie, de Birmingham, extérieurement zélés catholiques, vendant aux églises tout ce dont elles peuvent avoir besoin, et en secret fournisseurs de tous les occultistes des divers rites dans le royaume britannique.

Je me suis procuré le prospectus de ces négociants à double face, et je le reproduis ci-contre considérablement réduit, soit une page découpée dans un annuaire distribué à la clientèle catholique. Ce prospectus n’éveillera aucun soupçon chez vous, ami lecteur ; mais un initié au Palladisme ne s’y trompe pas. La marque commerciale de la maison (trade mark), qui est au milieu, est caractéristique. En la considérant avec un peu d’attention, on remarque que l’ornement de l’espèce de blason mis sous nos yeux, est une rose épanouie, et que cette rose est posée sur une série de points blancs formant un tracé. Évidemment, c’est là la représentation déguisée de la rose-croix ; mais, comme la rose-croix est très connue, on a dissimulé la croix en ajoutant aux points qui la forment quatre points angulaires dépourvus de tout sens et créant une confusion. Par contre, le Palladisme n’ayant pas encore été complétement divulgué et son existence même étant ignorée de tous les profanes et des neuf dixièmes des francs-maçons, le secret ayant toujours été bien gardé en Angleterre, MM. Hardman, Powell et Cie n’ont pas hésité à mettre très clairement deux des principaux symboles des triangles lucifériens. Le blason est à cinq pointes ; c’est le blason même des Mages Élus, carré avec cinq pointes inférieures, qui sont par le fait cinq triangles ajoutés au carré ; le nombre 5, rappelant les cinq grades des ré-théurgistes Optimates (deux grades féminins et trois grades masculins), est le nombre du Rite Palladique, comme 33 est le nombre du Rite Écossais. Pour entourer le blason, les commerçants dont il s’agit ont mis une chaîne brisée, et chaque fragment de chaine montre sept anneaux bien nettement présentés de face (nous savons que 7 est le nombre de Lucifer) et six autres

anneaux aperçus de profil, c’est-à-dire assez peu visibles. N’importe, chaque fragment de chaîne est de 13 anneaux ; or, 13 est le nombre de la haute magie luciférienne, comme 11 est le nombre spécial de la cabale ancienne et moderne. Enfin, la chaîne ainsi brisée est l’emblème satanique de l’humanité affranchie de la superstition catholique par le Palladium sacro-saint ; les grandes-maîtresses des triangles et toute Maîtresse Templière portent, comme insigne distinctif, à chaque poignet, un bracelet d’or, large et massif, et à chaque bracelet pend une chaîne de treize anneaux. La chaîne brisée qui décore le blason commercial de MM. Hardman, Powell et Cie, est donc très exactement la chaîne brisée du Palladisme.

Lorsque j’eus bien considéré ce prospectus, j’étais fixé. Néanmoins, je voulus en avoir le cœur net. Je priai une personne sûre de s’informer à Birmingham même. Cette enquête particulière amena la confirmation de ce que l’examen du prospectus m’avait fait comprendre : les catholiques MM. Hardman, Powell et Cie se livraient en secret au commerce des objets d’occultisme, ils vendaient des Baphomets et toutes sortes d’idoles diaboliques. Bien mieux, le cardinal Manning, ayant eu vent de la chose, vérifia les faits, en acquit la preuve, et défendit dès lors au clergé catholique anglais de se servir dans cette maison.

Voilà donc mes lecteurs prévenus. En étudiant dans cet ouvrage les pratiques occultistes, que je fais minutieusement connaître, ils seront bientôt à même de découvrir les brebis galeuses. Ils découvriront des lucifériens en constatant les coupes et expéditions des sept bois hors saison, en recherchant pour le compte de qui ces bois se coupent et s’expédient ; voilà un renseignement important dont on fera bien de tenir compte. Quant aux marchands de matériel et d’ornements d’église, ceux qui sont les complices de l’occultisme se trahissent fatalement par une de ces particularités qui n’échappent pas à l’observateur initié ; or, le lecteur qui lira jusqu’au bout cet ouvrage en saura autant que s’il avait fréquenté pendant plusieurs années les triangles.

On doit comprendre à présent combien l’œuvre de divulgation que j’ai entreprise excite contre moi des colères sourdes. Les sectaires sont dans la rage ; mais ils sont obligés d’avaler leur bile, car ils sentent que mes mesures sont prises et bien prises contre eux. Les plus furieux, ce sont les faux catholiques, ceux qui jouent un rôle et qui croyaient pouvoir le tenir jusqu’au bout. Ceux-ci sont littéralement épouvantés par cette publication ; ils se demandent avec anxiété s’ils sont au nombre de ceux dont j’ai pu constater la duplicité ; et, pour peu qu’ils se soient mis en avant comme catholiques, pour peu qu’ils se soient montrés chrétiens militants afin de mieux masquer leur jeu, tandis qu’ils fraternisent en secret avec les gros bonnets de la maçonnerie des divers rites, ils frémissent à la pensée que leurs masques seront peut-être arrachés bientôt. Les plus hardis prennent les devants, cherchent à créer la confusion dans les esprits, répandent à demi-mot des insinuations de nature à discréditer ma campagne efficacement antimaçonnique, essaient d’en diminuer la portée, s’oublient dans leur désarroi jusqu’à nier le surnaturel, les apparitions de mauvais esprits, les possessions, tant ils ont à cœur, ces prétendus catholiques, de jeter à l’avance le doute sur la véracité de cet ouvrage, qui dévoilera leurs accointances maçonniques, ils le sentent bien. Mais ces tristes individus, dont la rage de dénigrement est l’indice dénonciateur de la honteuse culpabilité, perdent leur temps et leur peine ; les catholiques vrais, ceux qui croient de toute leur âme au surnaturel, d’après la doctrine de l’Église, ceux-là voient clairement le jeu intéressé des dénigreurs, me prodiguent leurs félicitations, m’avisent des manœuvres ourdies contre moi par ces traitres maladroits, et déclarent compter que rien ne me découragera ; ceux-là sont la masse, leur nombre s’accroît chaque jour. Après Dieu, ils sont ma force. Je les assure donc que, lorsque le moment sera venu, l’exécution des indignes ne laissera rien à désirer.


Toutes explications données sur les principaux objets accessoires du culte luciférien, il me reste à conduire le lecteur aux grands ateliers de fabrication secrète, à lui faire visiter les autres souterrains de Gibraltar.

L’Anglais maudit vraiment tout ce qu’il touche ; il semble que ce soit une infirmité dont Dieu ait frappé ce peuple hérétique, comme une marque visible de sa malédiction. Depuis qu’il possède Gibraltar, arraché par lui à la catholique Espagne, un vent de désolation souffle sur ce pays.

Je ne veux pas faire ici un cours de géographie sur Gibraltar. Il me faut cependant, comme je l’ai déjà fait pour Galle, Calcutta, Singapore, Shang-Haï et Charleston, donner un aperçu sur ce coin de terre si à nos portes, si moderne dans son antiquité, et si curieux au point de vue qui nous préoccupe.

Si le lecteur veut bien se rappeler ce que je lui ai dit à propos du littoral de la mer des Indes, de ces archipels qui la bordent, de ces accidents de côtes qui la distinguent, depuis le pôle sud jusqu’au Kamtchatka, en passant par Madagascar, Ceylan, les Célèbes, les Moluques, les Philippines, l’Océanie, le Japon et son gigantesque chapelet d’îles, il se souviendra en même temps de l’hypothèse d’Hoëckel, ce savant que l’impiété a égaré, au point de lui faire appliquer à sa démonstration matérialiste de la formation de notre planète (en dehors, dit-il, du concours d’une main surnaturelle) précisément ce qui prouve l’intervention de Dieu tout puissant dans l’univers, par la création, d’abord, et ensuite par le châtiment formidable des nations l’ayant renié pour adorer les démons.

Il y eut donc là une catastrophe qui engloutit tout un monde, dont les sommets seuls maintenant surnagent, comme les débris d’une assiette qu’un choc aurait rompue en son milieu ; cette catastrophe eut son contrecoup, d’un autre côté, cela est évident. Tandis que l’Afrique, jadis sous les flots, se soulevait avec son immense fond sablonneux pour devenir un continent, à son côté ouest, entre elle et l’Amérique, un autre continent, qu’Hoëckel appelle l’Atlantide, s’affaissait pour jamais au fond des mers.

Que le fait ait eu lieu, que la catastrophe se soit produite à un moment donné de l’époque primitive, cela n’est point douteux. La cause, ou plutôt l’explication de la cause, crée seule une discussion.

Pour les matérialistes, la cause est dans le hasard, dans le jeu des forces naturelles uniquement, dans le fait d’un refroidissement local et partiel d’une zone encore mal solidifiée de l’écorce terrestre ; pour les vrais savants, qui sont en même temps vrais croyants, — et ce sont les plus nombreux, — les origines de ce formidable bouleversement doivent être recherchées plus loin et plus haut.

Du côté de l’Asie, des vestiges d’une civilisation gigantesque, hors de toute proportion avec ce que peut concevoir quelqu’un n’ayant jamais voyagé par là, existent : il y avait donc la, comme indigènes, une race gigantesque aussi, dont les débris monumentaux laissent bien loin derrière eux ceux des peuples du nord de l’Afrique, qui cependant nous étonnent avec leur sphinx, leurs pyramides, et qui n’étaient que des pygmées auprès des Khmers.

C’est au Cambodge et dans le royaume de Siam que subsistent les derniers restes de cette civilisation étrange et d’un diabolisme incontestable. Enthipat (la cité d’Indra) attire, plus que toute autre ville ruinée, les explorateurs archéologues ; elle est située dans la province de Siem-Réap, au royaume de Siam, à un kilomètre et demi de la rivière Angkor ; d’où elle est appelée aussi Angkor-Thom. L’enceinte extérieure d’Enthipat est de forme exactement carrée et parfaitement orientée aux quatre points cardinaux ; il en est, du reste, ainsi de tous les édifices khmers ; cette muraille d’enceinte a 14 kilomètres et demi de tour, et elle est entourée d’un fossé large de 120 mètres. On y entrait par cinq portes ornées de tours et de nombreux motifs de sculptures, et précédées chacune d’un pont avec parapets formés de géants accroupis qui soutiennent la longue croupe d’Aminta, le roi-serpent, terminé antérieurement par sept têtes rayonnant en éventail. Une de ces portes est assez bien conservée ; c’est la porte des Morts qui conduit au temple de Baïon, disposé en une croix exactement de la forme qui a été de tout temps adoptée par les lucifériens ; au centre de la croix est le sanctuaire, surmonté de plusieurs tours, dont huit encadrent la tour centrale, œuvre capitale, autrefois complètement dorée ; cette tour porte à 50 mètres au-dessus du sol une énorme fleur de lotus qui la termine et qui semble ainsi avoir poussé du centre de la croix satanique ; le nombre total des tours qui surmontaient le temple de Baïon est de cinquante, elles avaient en élévation la forme d’ogives très aiguës, et leur caractère particulier consistait principalement dans une sorte de masque dit de Brahma, lequel comporte les quatre têtes de l’occultisme luciférien, mais ces têtes sont de proportions colossales à Enthipat. Parmi les ruines de l’antique ville, des Khmers, on remarque encore quelques débris du palais royal, muni de fossés immenses, de terrasses d’une grandeur invraisemblable supportées par des éléphants, des géants et des monstres, tous merveilleusement énormes autant que fantastiques, et défendues par des lions et les têtes en éventail du roi-serpent ; enfin, il faut citer ce qui reste du sanctuaire dit de Baphoum, avec ses trois enceintes sacrées, surmontées de tours de hauteur variée, et dont l’ensemble, d’un aspect original au possible, forme une pyramide d’aiguilles, c’est-à-dire de pointes ogivales très aiguës, ayant à la base 120 mètres de chaque côté. Je n’en finirais pas si je voulais décrire encore la pyramide de Ta-Kéo et ses cinq tours colossales, le sanctuaire d’Eckdey, celui de Ta-Prohm, la citadelle du même nom, le temple de Préa-Khan, la montagne pyramidale de Bakeng, couverte de tours prodigieuses, de terrasses et d’escaliers garnis de lions monstrueux, et le célèbre temple d’Angkor-Wat, situé à trois kilomètres d’Enthipat.

Voilà ce que tout explorateur peut voir dans le royaume de Siam ; et ce n’est rien encore auprès de ce qui se découvre tous les jours au Cambodge ; là, l’immensité architecturale se joint au diabolisme.

Ce qui ressort de ces restes étonnants, c’est, je le répète, la preuve de la démonolâtrie de ce peuple extraordinaire. Monstrueux par son industrie, ce peuple l’était aussi par son intelligence et son nombre ; sa civilisation raffinée a eu comme une répercussion en Chine, où le feu grégeois, la boussole, la poudre, l’imprimerie ont été connus bien avant de l’être des nations européennes. Et, vice inséparable de l’éloignement du vrai Dieu, l’orgueil devait dévorer les anciens Khmers et les peuples du monde d’Hoëckel : statues colossales, divinisation de l’homme d’abord, puis de la bête, architectures de proportions qui semblent surhumaines, et tant d’autres nombreux témoignages gravés et sculptés dans ces pierres immenses qui ont résisté à l’usure et au temps, tout l’atteste bien haut, tout le démontre victorieusement.

Qui peut dès lors, devant cet incommensurable orgueil constaté par les traces qu’il a laissées, s’inscrire en faux contre cette hypothèse si plausible, que l’homme de ces régions en était arrivé rapidement à la méconnaissance de Dieu, puis, de chute en chute, à l’adoration de l’archange des ténèbres et de ses démons, et que de la sortit cette abominable contre-religion qui s’est transmise de génération en génération, et que j’ai pu voir de si près, entièrement restaurée à notre époque ?

Quel crime inouï, exécrable parmi les plus exécrables, a été commis, qui a lassé la patience divine et appelé le châtiment ? Personne au monde ne le sait, et l’on en est réduit à des conjectures. Pour ma part, en considérant la faune et la flore diaboliques des sommets qui surnagent de ce continent disparu, j’incline à penser que Satan, régnant en souverain maître dans cette région, a voulu dénaturer l’œuvre du Créateur, la refaire à sa manière ignoble, grotesque et horrible, et que Dieu alors a appuyé sa toute-puissante main sur ce monde dénaturé et l’a enfoncé ainsi au fond des abîmes, n’en laissant émerger que quelques spécimens, afin que l’observateur croyant et fidèle puisse constater le cataclysme, en étudier les résultats et en comprendre la cause.

Mais si, en ce qui concerne le côté Est, les restes échappés à la catastrophe sont suffisants pour accueillir favorablement l’hypothèse que je viens de dire, par contre il n’en est plus de même pour le côté Ouest ; de l’Atlantide, il ne reste plus rien qu’un vague souvenir. Qu’était ce continent ? quelle race l’habitait ? Autant d’inconnues difficiles ou même impossibles à dégager.

Quelques îles éparses, apparent rari nantes dans le vaste Océan, quelques débris, tels que les Antilles, ramassés comme des râclures dans le golfe du Mexique, indiquant, par leur chapelet dénonciateur, l’existence de hauts sommets de cet autre monde englouti, sont les seuls témoignages du second cataclysme, ainsi que les fonds presque insondables de ces parages ; car ces profondeurs de 5,000, 4,000 et jusqu’à 7,000 mètres, disent aussi qu’un engloutissement, qu’une dispersion, qu’un trou s’est brusquement effectué là.

Des recherches toutes récentes, des coups de drague hardis, pratiqués dans ces abîmes, en ont fait sortir et ont mis au jour des monstres inattendus : ce sont des protozoaires, des cœlentérés, des entéropneustes, des bryozoaires, des mollusques et des crustacés de formes compliquées et bizarres, enfin des poissons, dont le dessin de la page 497 donne une idée. Tel est le malacostens niger, dont la couleur est noir velouté, dont la bouche énorme est armée de longues dents acérées, et dont la tête et le corps portent des plaques électriques émettant, les supérieures une lumière jaune, les inférieures une lumière verte ; tels sont d’autres poissons du fond des abîmes, également lumineux, comme les eustomias, parmi lesquels l’eustomias-boa, les astronechtes et les chauliodes, animaux jusqu’à présent ignorés et qui se servent à eux-mêmes de falot pour se guider dans l’épaisse obscurité des dernières profondeurs océaniques. Que dire enfin de l’eurypharynx ou du mélanocetus, monstres aux formes fantastiques, effrayantes ? que dire aussi de tous ces microscopiques géants, biscornus, ayant parfois à peine quelques millimètres d’envergure et qui supportent sur leurs corps grêles des pressions évaluées au poids de cent à cent cinquante locomotives avec leurs tenders ?


Des recherches toutes récentes, des coups de drague hardis, pratiqués dans ces abîmes, en ont fait sortir et ont mis au jour des monstres inattendus.

Voilà des choses, certes, dont on ne soupçonnait pas l’existence ; que ne trouvera-t-on pas encore en explorant ces fonds ? Quant au bathybius, dont la nature animale a fait l’objet de tant de discussions, et qui forme une masse de matière gélatineuse parfaitement vivante, — cela est aujourd’hui démontré et acquis, — j’en reparlerai à l’occasion de cette autre monstruosité, appelée l’homunculus, autour de laquelle travaille en ce moment la science luciférienne, stimulée par le fol orgueil de créer un être vivent, un homme créé par l’homme sans le concours de la femme, c’est-à-dire entièrement et absolument fabriqué, marchant, mangeant, respirant et pensant comme vous et moi. Tristes fous que ces savants égarés qui se sont posé de pareils problèmes et qui espèrent arriver à les résoudre !

Pour en revenir au gouffre dans lequel le continent de l’Atlantide a sombré comme l’autre, sous la main toute-puissante de Dieu, de même, sa providence a voulu que, sur les bords de l’abîme, des témoignages restassent pour perpétuer le souvenir de la terrible leçon donnée à l’humanité. Gibraltar est un de ces témoignages-là, comme Singapore en Asie atteste l’autre effondrement.

Par le même coup qui a entraîné l’Atlantide au fond de l’Océan, l’Europe, qui devait devenir le pays blanc et être peuplée par la race caucasique, a été séparée violemment de l’Afrique, qui devait devenir le pays noir et être peuplée par la race éthiopienne ou chamite.

De l’Atlantide, il ne restait plus rien ou à peu près ; pourtant, il est présumable que ce monde était habité ; mais aucun être humain n’échappe au cataclysme. Quelques singes, dont l’espèce s’est conservée jusqu’à nos jours à Gibraltar, les macaques sans queue (macacus innuus), se sauvèrent seuls, la face contractée dans un rictus animal, apeurés, regardant, stupides, cramponnés au roc, l’eau qui tourbillonnait à la place où naguère ils prenaient leurs ébats.

Ah ! qui nous dira jamais quels furent et quels seront les impénétrables desseins de Dieu ? Pauvres hommes, inclinons-nous, et récitons humblement notre Credo.

Oui, Gibraltar est resté là, roc pyramidal, masse énorme, comme pour dire à l’humanité : « Tout un monde solide existait ici, en apparence indestructible ; un souffle de Dieu a suffi à le pulvériser. »

Et maintenant, de Gibraltar à l’Amérique, l’océan roule ses formidables vagues sur le continent à jamais enseveli ; et, d’autre part, quelques mètres de mer à peine, un petit détroit, une sorte de canal d’eau salée, voilà la mince barrière qui a été mise entre l’Europe et l’Afrique, entre le pays blanc et le pays noir.

Le lecteur, je l’espère, ne m’en voudra pas d’avoir un instant philosophé devant lui. Mais c’est que, lorsqu’on réfléchit à toutes ces choses, il semble vraiment que l’on entre dans le domaine de la fiction, du rêve, et l’on reste confondu, quand on reporte alors sa pensée vers Dieu, de l’apercevoir si infiniment grand à travers le temps et l’espace, et de se sentir, soi, si insignifiant et si petit !

Qu’est-ce que l’univers, qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce même que le diable dans sa puissance orgueilleuse ? Rien, moins que rien, des grains de sable, de la poussière d’atomes dans la main de Dieu !

Et dire que c’est sur ce rocher même de Gibraltar, épargné par Dieu, que le diable et l’Anglais, — les deux font la paire, — se sont installés pour protestantiser et maléficier de nos jours !…


Avez-vous été quelquefois à Gibraltar ? Non ?… Eh bien, allez-y, je vous assure que cela vaut la peine d’être vu. Pendant que le diable y matagrabolise, l’Anglais s’y fortifie démesurément, hors de toute proportion, ridiculement, comme l’odieux usurpateur vivant dans la crainte perpétuelle d’un brusque retour de la fortune, et comme le traître sans cesse aux aguets et ne dormant que d’un œil.

Échappé des flots, Gibraltar a eu, dans l’histoire, cette singulière destinée, d’être toujours submergé par l’homme, par le conquérant.

Phéniciens, Carthaginois, Romains, Goths, Maures, Espagnols, et, en dernier ressort, Anglais, les races et les castes les plus diverses, les plus opposées, ont tour à tour défilé sur ce rocher ; flots humains sans cesse changeants, renouvelés, mobiles, instables, devant la même espèce de singes, seuls immuables, qui ricanaient et ricanent encore, esquissant toujours la même grimace hébétée, par atavisme séculaire, comme s’ils avaient toujours peur d’une nouvelle catastrophe.

Et tous ces passants, d’un siècle ou d’un jour, ont laissé leurs traces dans le granit atlantidien : « Et nous aussi, disent-ils, nous avons passé là. » Encore maintenant, ce n’est pas une des moindres curiosités offerte par ce coin d’Europe qui n’a rien d’européen, que le méli-mélo, la confusion, le tohu-bohu des gens qui y vivent : l’étrange mélange des peuples de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, dont chacun porte son costume, garde ses mœurs, sa langue, son idiome, fait de Gibraltar une tour de Babel en raccourci, entre les jointures de pierre de laquelle l’Anglais apparaît, d’espace en espace, rouge de costume et de peau ; sa couleur est celle du feu, comme un démon échappé de l’enfer. On dirait, en effet, le diable qui, à travers les lucarnes armées de canons, guette et surveille l’Europe et l’Afrique, le continent blanc et le continent noir.

Gibraltar est, on peut le dire, une sorte de phare, de belvédère, une lanterne, un observatoire pour le diable ; c’est ce que les faits vont d’ailleurs surabondamment nous démontrer.

Un mot d’abord sur la ville elle-même. Elle est bâtie à flanc de rocher, circulairement, en amphithéâtre sur le côté ouest du massif granitique. Une rue la traverse de bout en bout ; les autres rues sont des ruelles, des cloaques, au bord desquels des maisons petites s’élèvent, des mesures de plâtres, aux façades lézardées, d’aspect minable, hiéroglyphes faciles à déchiffrer qui racontent de tristes et lugubres histoires vécues, puis disparues. Là, souffle en permanence le vent de la fièvre, qui passe cueillant ses victimes au hasard ; là, les articulations se gonflent, et l’eau tend à jaillir chez l’homme sous la peau. Ce rocher aride suinte la misère et la mort sèche, tandis que le malade suinte l’eau. Pas un monument, pas un édifice, rien de saillant : des tavernes seulement, envahies par les soldats et les matelots, pullulent ; avec l’Anglais, l’ivresse ignoble a pénétré partout. Ceux que la fièvre épargne, le gin et le wisky les emportent, saoûlés, abrutis ; aussi la mortalité est-elle énorme, dans ce coin où grouillent 18,000 gens de toutes races et 6,000 garnisaires au moins.

Quant au rocher lui-même, il forme une masse de quatre kilomètres et demi de longueur sur deux kilomètres de large, qui serait complétement isolée du continent si la mer n’apportait constamment du sable formant une plage reliant Gibraltar à l’Espagne. La forme du rocher est oblongue ; les extrémités nord et sud sont plus élevées que le centre. Gibraltar se compose, en réalité, de trois massifs, dont le plus haut est celui qu’on appelle le « Pain-de-Sucre » et dont l’altitude atteint 489 mètres au dessus du niveau de la mer.

Le rocher, disposé ainsi, se profile, tournant le dos à la Méditerranée, complètement escarpé et recouvert, aux deux tiers, de sables que le veut y accumule. Cette face sur la Méditerranée est une véritable muraille cyclopéenne, au bas de laquelle s’ouvrent plusieurs grottes, qui sont pour les touristes une des plus puissantes attractions de Gibraltar ; il est une de ces grottes qui va bientôt intéresser tout particulièrement le lecteur. Sur un autre côté, se trouve la ville, décrite plus haut. La face du rocher qui regarde l’Espagne est tout à fait à pic et absolument inaccessible. Quant à la pointe, vers le détroit, elle dégringole en pente très rapide depuis le sommet du Pain-de-Sucre jusqu’à un premier plateau, dit du « Moulin-à-Vent », haut de 122 mètres, lequel forme une demi-ovale bordée de précipices et domine un deuxième plateau, dit « Terrasse-d’Europe », dont le pied est baigné par la mer.

Mais la particularité caractéristique de Gibraltar est d’être comme une gigantesque éponge de pierre, comme une ruche d’abeilles humaines, aux mille pertuis, percée de part en part, de haut en bas, de tous côtés, de trous, de cavités, de grottes ; de gouffres, et tout cela communiquant par un lacis échevelé d’inextricables corridors.

Les trous des sommets ont été creusés, taillés, agrandis, façonnés et maçonnés par la main de l’homme ; dans leurs embrasures, l’acier des fusils et le bronze de cinq mille canons brillent, et le rouge soldat anglais y apparaît. Des corridors relient entre elles ces chambres, ces casemates ; mais ces corridors, vrais chemins de ronde, sont assez larges pour que partout on y puisse circuler à cheval, et au galop.

Quant aux gouffres de la base, ils offrent aux touristes un sujet d’excursion des plus pittoresques. Les habitants se préoccupent peu des beautés merveilleuses que renferment les grottes, où cependant des masses de stalactites d’une incomparable splendeur sont suspendues à profusion ; seuls les guides s’y rendent, accompagnant les étrangers, désireux de visiter ces autres et d’admirer ces curiosités de la nature. En dehors des touristes et des guidés, il y a des hommes qui vont dans ces grottes, qui y vivent même, du moins pendant le jour ; ce sont les ouvriers lucifériens. Je vais donner, dans un instant, l’itinéraire à suivre pour trouver facilement l’accès de celle de ces cavernes qui conduit aux ateliers et au laboratoire souterrains.

C’est par ces diverses cavernes que les Maures tentèrent une fois l’assaut. Sauf une seule, elles sont désertes et abandonnées depuis des siècles déjà ; mais de nombreux vestiges montrent qu’elles ont été occupées et habitées en leur temps. Là, en effet, tour à tour, se sont réfugiées des créatures humaines ; là, a passé l’homme et son compagnon, l’ours des cavernes, aux premiers âges du monde, aux rudiments de la civilisation. Elles ont vu briller, tour à tour, le feu de la cuisine dans le rocher, et, dans le même bloc, le feu sacré diabolique, qui était la loi principale du culte rendu aux démons, sous les noms de Baal-Zéboub, Moloch, Bélial et autres esprits de la religion luciférienne primitive, la même que le dix-neuvième siècle voit renaître. Puis, l’homme des cavernes les a abandonnées et a en pour successeur l’homme plus civilisé, mais d’une impiété plus raffinée aussi. Phéniciens et Carthaginois y ont adoré le roi du feu éternel. Puis ; sont venus en conquérants les Maures, gens à la peau noire, qui, le cimeterre éclatant en main, se sont rués en hordes furieuses, faisant retentir les voûtes séculaires de leurs horribles imprécations de musulmans. Ils ont soufflé sur le feu des premières époques, ils l’ont éteint ; ils ont renversé l’idole phénicienne et carthaginoise, décapité le Jupiter romain, et, à sa place, ont élevé l’étendard de Maho met, le faux prophète. Nid de pirates, Gibraltar est alors devenu aussi le nid des forbans de la religion. À l’impiété, l’obscénité est venue se joindre ; les plâtres étaient secs à présent, et Lucifer en personne, s’il en avait la fantaisie, pouvait venir s’y installer.

En résumé, dans ces cavernes de Gibraltar, tous les cultes mauvais, toutes les religions impies, tous les faux dieux se sont succédé les uns aux autres ; tous, sauf le culte catholique. Jamais un chant pieux n’y a retenti. Aujourd’hui, c’est l’Anglais qui y a établi sa domination ; l’Anglais, c’est-à-dire le protestant haineux, l’hérétique hypocrite. Triste destinée, en vérité, que celle de Gibraltar, lieu unique peut-être en Europe comme malédiction !

Et c’est l’Anglais qui abrite sous son pavillon la fabrication des objets en usage dans le culte mystérieux des triangles ; le gouvernement britannique non seulement n’ignore pas, mais encore protégé ce commerce infernal et le garantit contre les investigations. Ce n’est donc pas à un soldat ni à un matelot anglais que le touriste, curieux de voir ou tout au moins d’apercevoir les ateliers sataniques, devra s’adresser pour avoir des renseignements.

Je m’y suis rendu, moi, sans grande difficulté ; mais, en palladiste haut-gradé, je ne pouvais avoir d’obstacles à surmonter. Suivant la règle, j’envoyai une lettre à l’adresse qui m’avait été donnée, celle d’un Mage Élu, le F∴ David Sandeman, en séjour à Gibraltar pour trois mois ; seuls, les membres du personnel des ateliers ont domicile fixe dans la ville maudite. Le lendemain, au rendez-vous que j’avais indiqué, je vis, non pas mon Sandeman, mais un des contre-maîtres, qui vint à moi et me demanda mes pièces, diplômes et autres documents authentiques, ainsi que ma carte d’identité ; il examina tout avec soin, puis, s’offrit à me conduire, du moins pour une partie de la route ; il m’engagea à prendre en outre un guide, le premier venu, à la condition de ne pas lui laisser soupçonner le vrai but de mon excursion. Un guide est absolument nécessaire, comme on va le voir.

Quand j’eus fait mon prix avec un guide, solide gaillard incapable d’avoir le moindre vertige même en descendant les plus affreux précipices, je me mis en route avec lui ; le frère palladiste devait nous rejoindre à un endroit convenu.

Je fais grâce au lecteur de la première partie de cette pérégrination, laquelle n’a rien d’intéressant.

Le guide ne savait qu’une chose : c’est que je désirais visiter une des grottes, comme tant de touristes. Il n’avait de préférence pour aucune et était absolument à mes ordres. Je lui avais annoncé qu’un de mes amis se rencontrerait avec nous, à tel endroit, à la partie inférieure du rocher, du côté faisant face à la Méditerranée.

Je prends donc mon récit au moment où nous étions arrivés là et où le frère palladiste nous rejoignit à son tour.

— Eh bien, demanda le guide, puisque c’est monsieur qui dirige l’excursion, à quelle grotte allons-nous ?

— À la grotte San-Miguel, répondit l’autre.

Cette grotte est connue de tous les guides, à Gibraltar ; mais son immensité et son énorme quantité de chambres communiquant entre elles, et rééditant à peu près partout les mêmes curiosités, font que les touristes ne visitent que quelques-unes de ces chambres et que personne ne songe à explorer en détail toutes ces profondeurs.

Je dis ceci pour que mon lecteur, du moins celui qui ira à Gibraltar, voie combien il lui sera facile de faire le même chemin que moi, sans avoir besoin d’être accompagné par un palladiste, ce qui, du reste, serait pour lui une très dangereuse compagnie ; je ne conseille pas d’essayer de tromper un de ces sectaires ; il faut, pour réussir en cela, des circonstances exceptionnelles et une fréquentation réelle des triangles. Il suffira donc à mon lecteur de s’adresser au premier guide venu, en lui désignant la grotte San-Miguel comme but de l’excursion.

Tout à fait à la base de la muraille méditerranéenne, en un endroit où le rocher est en partie enseveli sous le sable accumulé, se trouve l’ouverture de la grotte San-Miguel. Son accès n’offre pas, comme on voit, de grandes difficultés. En réalité, n’oublions pas ce détail, la grotte a deux ouvertures.

Le guide préparait ses crampons, une échelle de corde, des torches. Pendant qu’il apprêtait tout ce qui était nécessaire pour l’exploration, le frère palladiste, dont je n’ai jamais su le nom, par parenthèse, m’invitait à entrer dans la grotte.

— Venez, me dit-il, l’entrée de la grotte est accessible.

Nous entrâmes. La première partie, en effet, a son sol en terrain plat. Nous pénétrâmes à la lumière du jour.

— N’allez pas plus loin, fit mon compagnon au bout de quelques pas ; attendez le guide… Il y a, à quelque distance, un gouffre béant…

Croyant à quelque épreuve maçonnique, c’est-à-dire à une fumisterie à la mode des loges et arrière-loges, je lui répondis :

— Oh ! n’ayez crainte, je tâterai le terrain avec mon bâton.

Et je m’avançai d’un pas résolu ; mais lui :

— Puisque vous ne voulez pas attendre le guide, je vous accompagne.

Il vint avec moi, en effet, me tenant par le bras, tandis que je marchais en tâtant le sol à la façon des aveugles, au fur et à mesure que le jour diminuait. On n’y voyait plus guère, lorsque je sentis que mon bâton rencontrait le vide : le gouffre existait bien ; mon compagnon m’avait parlé sérieusement. Je jetai une pierre. J’entendis quelque temps après le bruit de son choc au fond du précipice ; le gouffre était d’une belle profondeur.

Je me couchai à plat ventre, pour tâcher, en fixant mes yeux avec persistance, de distinguer quelque chose dans l’obscurité de l’abîme ; mais je ne réussis à rien voir. En revanche, j’entendis très nettement le bruit d’une foule lointaine, une sorte de bruyant murmure souterrain, un mélange de clameurs, proférées à n’en pas douter par des créatures humaines, et de coups de marteau qui dénonçaient d’une façon indiscutable la présence des ateliers lucifériens à quelque distance de là.

— Ce sont nos frères que vous entendez, me dit mon compagnon.

— Oh ! je l’avais fort bien compris, répliquai-je.

— Maintenant, continua-t-il, j’ai encore un mot à vous dire ; après quoi, je vous laisserai avec votre guide…

— Comment ! vous nous quittez, vous ne descendez pas avec nous ?

— Non.

— Mais alors, vous n’aviez pas besoin de venir ici. Il vous suffisait de me dire, lorsque nous étions à la ville, que l’entrée des ateliers était par la grotte San-Miguel ; je l’aurais bien trouvée ; vous avez vu que mon guide la connaissait. Le nom seul de la grotte m’était nécessaire.

— Oui, pour venir jusqu’ici ; mais il y a certaines explications que je dois vous donner sur place.

— Dans ce cas, c’est une autre affaire ; je vous écoute.

— Eh bien, quand vous serez descendu par l’échelle de corde dans ce précipice, qui n’a rien de dangereux, au surplus, et qui vous vaudra seulement la désagréable obligation de faire un peu de gymnastique, vous n’écouterez pas les conseils du guide qui vous engagera à aller voir les plus belles chambres de la grotte ; vous le prierez de vous attendre, et vous vous engagerez de ce côté, c’est-à-dire à gauche (en même temps, il lança une pierre à gauche, dans une direction à peu près aux deux tiers de l’arc de cercle que l’on tirerait de l’extrémité gauche de l’entrée jusqu’à un rocher en deçà du précipice et en face de l’entrée)… C’est bien compris ?…

— Parfaitement. Je saisis à merveille, par la projection de votre pierre, quelle est la direction à prendre.

— Vous trouverez une première chambre, immense. Vous en ferez le tour. Vous constaterez ainsi que cette chambre donne entrée sur six autres. Vous passerez dans la troisième à droite de l’entrée de la première. Cette chambre du second rang est relativement petite et ne fournit l’accès que dans deux autres du troisième rang ; vous prendrez l’entrée qui est obstruée par une flaque d’eau provenant des suintements du rocher. J’ai vu avec plaisir que vous aviez pris la précaution de mettre de bonnes bottes de cuir ; par conséquent, vous traverserez la petite mare sans désagrément ; toutefois, je vous recommande de ne marcher que vers les bords de la flaque, et au surplus de toujours sonder le fond avec votre bâton…

— Diable ! c’est une mine à rhumatismes, votre grotte !…

— Nous sommes au troisième rang, continua-t-il sans prendre garde à mon interruption. Cette chambre-ci est vaste et donne accès sur cinq autres ; vous prendrez la troisième entrée, presque au milieu, entrée très basse qui vous obligera à vous courber littéralement en deux ou à marcher à genoux, à votre choix. Vous voilà alors dans une chambre du quatrième rang à gauche ; je dis quatrième rang d’après notre point de départ, remarquez bien ; car en tenant compte des montées et des descentes et de l’irrégularité de la superficie des chambres, il en est, soit au-dessus, soit au-dessous de celle-ci qui sont au sixième ou même au septième rang en partant d’autres chambres de la première zone… Donc, la chambre en question vous sera très reconnaissable, et vous verrez vite si vous vous êtes trompé par hasard dans une partie de l’itinéraire pour y arriver. Elle est extrêmement vaste, de forme circulaire, très haute de plafond, et, contrairement à la presque unanimité des autres chambres, elle ne comporte aucunes stalactites suspendues en grappes au milieu du plafond ; vous n’y remarquerez de cristallisations que sur les rochers formant les murs latéraux. En outre, vous y apercevrez un grand passage, large pour six hommes de front, lequel conduit à une autre salle magnifique de stalactites, et cette superbe salle, qui attire aussitôt les touristes qui s’aventurent jusque par là, possède une seconde issue, également large, ramenant le visiteur à l’une des chambres précédentes du troisième rang. Il résulte de ceci qu’aucun touriste, égaré par sa curiosité dans ces profondeurs, n’est retenu dans la chambre sans stalactites, très lamentable d’aspect et peu intéressante pour le vulgaire ; le profane ne fait que la traverser rapidement, dès qu’il a constaté, au premier coup d’œil, sa nudité, son dénuement absolu en fait de merveilles qui sont l’ornement des grottes. Le frère palladiste, au contraire, sait que cette salle, que nous appelons la Chambre du Milieu, dissimule l’entrée de nos ateliers et de notre laboratoire.

— Et comment trouverai-je cette entrée ?

— Rien n’est plus simple. Dès votre arrivée dans la chambre sans stalactites, et en suivant la paroi de gauche depuis l’étroit et bas tunnel qui vous aura donné passage, vous ferez le long de cette paroi quarante cinq bons pas ordinaires. Vous remarquerez que là le rocher est taillé net comme un mur coupé, mais que cependant il reprend à quatre-vingts centimètres plus loin en profondeur, comme si une seconde muraille de roc succédait à la première, interrompue, pour continuer à entourer la salle. Habituellement, la première chose que fait un touriste en pénétrant dans une chambre de grotte, c’est de s’avancer vers le centre et d’élever bien haut sa torche, afin de juger de l’aspect de l’ensemble. Dans la très vaste salle dont il s’agit, cet accident de la muraille ne s’aperçoit aucunement ; la paroi circulaire ne paraît avoir aucune irrégularité, tellement elle est uniforme, et comme la Chambre du Milieu est sans intérêt et que la salle voisine attire au contraire immédiatement, personne ne songe à inspecter de près le mur de rocher. Mais vous qui êtes prévenu, vous serez frappé, et la muraille vous fera l’effet d’une gigantesque porte de placard entr’ouverte d’un quart. En étendant votre bras de toute sa longueur, vous sentirez avec la main qu’il y a là un espace libre ; c’est un couloir très étroit, large d’un peu moins de quarante centimètres, et de hauteur d’homme seulement. Vous vous y glisserez ; mais forcément vous marcherez avec lenteur, puisqu’il vous sera impossible de cheminer de face. Vous aurez soin d’éteindre votre torche, attendu que, le trajet étant assez long en même temps qu’incommode, vous risqueriez d’être asphyxié par la fumée. Du reste, il n’y a dans cet étroit couloir aucun accident de terrain. Quand votre marche d’écrevisse entre les deux murailles sera terminée et que vous vous sentirez déboucher dans une nouvelle salle, vous rallumerez votre torche… Cette cinquième chambre de votre parcours est moins vaste que la précédente ; par contre, elle est assez belle. Elle est quadrangulaire, mais à côtés inégaux. Une grande masse de stalactites est suspendue au milieu, comme un lustre colossal…

— Dans tout cela, interrompis-je, vous ne me parlez pas encore de l’entrée des ateliers…

— Pardon, nous y arrivons, nous y sommes cette fois.

— Ce n’est pas trop tôt, vraiment.

— Vous pensez bien qu’on ne peut pas pénétrer chez nous comme dans la première maison venue. Supposez que l’entrée des ateliers soit dans cette première chambre sur le bord de laquelle nous nous trouvons en ce moment et qu’il n’y ait qu’à pousser une porte, nous serions envahis par les excursionnistes curieux. Vous n’admettez pas qu’il puisse en être ainsi, n’est-ce pas ?… Non ? Eh bien, nous sommes obligés de prendre des précautions contre les profanes indiscrets, et nous les avons prises…

Il reprit :

— Dans la salle quadrangulaire, dont le seul accès, admirablement dissimulé, est par la Chambre du Milieu, vous ferez le tour du lustre. Vous remarquerez, sur les quatre côtés de la paroi latérale de la salle, un certain nombre d’excavations creusées dans le roc, à diverses hauteurs. Vous pourrez souder les plus basses, celles qui sont à hauteur d’homme ; vous constaterez que ce sont de simples creux, comme des niches, et non des ouvertures de couloirs… Quand vous aurez fait le tour du lustre central jusqu’à moitié chemin, c’est-à-dire lorsque vous vous trouverez dans la partie opposée à l’entrée, vous élèverez haut votre torche, et vous crierez par trois fois le mot sacré de votre grade palladique… Alors, une voix vous répondra, et vous posera des questions d’ordre particulières, que vous devez connaître, ainsi que les réponses, puisque votre grade vous confère le droit de visiter nos ateliers et notre laboratoire. Aussitôt après ce tuilage, une des niches, à quatre mètres au-dessus du sol, s’éclairera, et l’entrée vous sera donnée…

— C’est parfait, mon très cher frère ; j’ai fort bien compris, dis-je à mon compagnon. Néanmoins, pour m’éviter toute erreur, nous allons récapituler, et vous me permettrez de noter cet itinéraire, qui est un peu compliqué.

— Évidemment, puisqu’il s’agit de dérouter les profanes… Récapitulons.

À la clarté d’une mèche-bougie que j’allumai et que je lui passai, j’écrivis sur un feuillet de mon calepin le résumé de l’itinéraire, en ces termes :

« 1° Aux deux tiers d’arc de cercle, à gauche, entrée de la première chambre ; 2° là, sur six passages, le troisième à droite est l’entrée de la deuxième chambre ; 3° dans ladite, sur deux passages, prendre celui de la flaque d’eau, entrée de la troisième chambre ; 4° la, sur cinq passages, choisir le troisième, très bas, où il faut se plier en deux, pour pénétrer dans la Chambre du Milieu, quatrième chambre ; 5° quarante-cinq pas à gauche, le long de la paroi circulaire, mur formant comme porte de placard entr’ouverte, couloir étroit, s’y glisser pour atteindre l’entrée de la cinquième et dernière chambre, quadrangulaire. »

Quand j’eus fini d’écrire :

— Ah ! ça, dis-je à mon palladiste, est-ce que les contre-maîtres et ouvriers ont à faire chaque jour un trajet aussi accidenté, pour se rendre aux ateliers et au laboratoire ?

Il ne me répondit pas, mais eut un sourire énigmatique.

— Je vous quitte, fit-il ; voici votre guide qui arrive.

Nous nous serrâmes la main, et il s’en alla.

Le guide se mit en devoir de disposer tout son attirail de cordages et de crampons. Il allume deux torches, m’en donna une, planta l’autre dans une anfractuosité ; puis, il eut bientôt fait de fixer solidement l’extrémité d’une longue échelle de corde, et il la laissa tomber doucement le long du précipice au bord duquel nous nous trouvions.

La lueur des torches me permit de voir, en face de moi, de l’autre côté du gouffre, une masse imposante, majestueuse, de stalactites de toute beauté, formant en quelque sorte une butte renversée et suspendue dans l’espace. Pour pénétrer plus avant dans la grotte, il était indispensable de descendre le long de la paroi à pic.

Le guide s’engagea le premier sur l’échelle en corde, tenant d’une main sa torche qu’il avait retirée de l’encoignure de rocaille ; et je le suivis, muni de ma torche, moi aussi. Cette gymnastique ne présente pas la difficulté que j’avais supposée ; ce fut même une descente très commode, surtout pour un marin.

Arrivés en bas, nous marchâmes quelque temps, franchissant de menus obstacles, aspérités du terrain granitique, faisant le tour de divers trous profonds, où il fallait prendre garde de ne pas glisser ; et nous arrivâmes au-dessous de la masse de stalactites qui m’avait émerveillé au premier coup d’œil.

Mon guide, homme avisé, avait transporté sur son dos une foule de choses, notamment une provision de torches supplémentaires et deux ou trois immenses rouleaux de grosse ficelle. Il me fit alors l’agréable surprise d’allumer successivement quelques feux de bengale rouges, jaunes d’or, verts, et la vaste salle de départ dont les diverses issues indiquent au touriste qu’une exploration souterraine des plus variées lui est offerte, fut illuminée d’une façon superbe. C’était un spectacle vraiment admirable, grandiose, inoubliable.

Quand j’eus contemplé un moment ces merveilles de la nature, je dis à mon guide :

— Maintenant, mon ami, je vais aller seul : je me charge de trouver les chambres qui m’intéressent. Donnez-moi une autre torche, pour le cas où celle-ci ne me suffirait pas, et attendez-moi ici.

Il me regarda, fort étonné ; puis, il me vanta diverses salles, d’une splendeur incomparable, disait-il, où l’on parvenait en prenant à droite. Je lui dis que j’avais mon projet d’exploration dans la tête et que je ne m’égarerais pas. Il m’offrit un de ses rouleaux de ficelle, que je refusai ; car c’eût été fournir à un profane le tracé, le plus facile à suivre, de l’itinéraire secret ; il lui eût été alors par trop commode de s’engager après moi dans cette route mystérieuse. Mon refus ne fit qu’augmenter sa surprise. Mais, quand il me vit examiner avec soin la gauche de la salle et m’éloigner dans cette direction :

— Ah ! monsieur, s’écria-t-il en se précipitant sur mes pas, vous allez à la Chambre du Milieu, n’est-ce pas ?

— Pourquoi m’adressez-vous cette question ? lui répondis-je.

— Oh ! je ne sais pas, monsieur, quel désir vous pousse à vous rendre là ; mais, si vous persistez à y aller, il vous arrivera peut-être malheur… J’ai, il faut que je vous le dise, je ne sais quel sinistre pressentiment !…

Je me retournai vers le guide :

— Voyons, voyons, fis-je, qu’est-ce que cette histoire-là que vous me racontez, mon bonhomme ?

— Monsieur, sachez que j’ai conduit, il y a quatre ans, ici, un étranger comme vous, et il se comporta exactement comme vous le faites. Il prit à gauche, en me donnant ordre de l’attendre. Je lui demandai combien de temps il resterait à explorer la grotte par là. Il me répondit : deux heures.

— Parfaitement, c’est aussi environ deux heures que je prends pour mon excursion…

— C’était un jeune homme, plein de gaité ; c’est la différence qu’il avait avec vous, qui me paraissez bien grave…

— Et après ?

— En me quittant, il me dit : « C’est bien entendu, dans deux heures, je serai de retour. » Puis, il éclata de rire, en ajoutant : « Je vais voir la Chambre du Milieu. » Je n’avais jamais entendu parler de cette chambre, ou du moins je n’en connaissais aucune de ce nom, et je sais à peu près tous les noms des diverses salles de la grotte… Deux heures, trois heures se passèrent, monsieur… Mon touriste ne revenait pas… Je m’inquiétai ; j’allai à sa recherche ; je visitai toutes les chambres possibles ; je l’appelai vainement, me penchant sur tous les trous, sur tous les gouffres que je rencontrai… Peine perdue !… Je l’attendis encore jusqu’à la nuit… En m’en allant, je laissai l’échelle, à tout hasard, et une torche allumée, auprès… Le lendemain, je revins dès la première heure, avec des cordes à nœuds, des grappins, et je me fis accompagner d’un camarade. À nous deux, nous recommençâmes les recherches… Enfin, dans un des gouffres où nous descendîmes, un spectacle affreux s’offrit à notre vue… Mon jeune homme gisait au fond, brisé par la chute, étendu mort sur un rocher ; nous descendîmes encore et nous mîmes pied à terre… Il n’était pas tombé là par accident, monsieur. Sa poitrine était transpercée d’au moins vingt coups d’épée ou de baïonnette, je ne sais au juste. Il avait été assassiné, et on l’avait jeté ensuite dans le précipice… Assassiné, mais par qui, puisqu’il n’y avait pas eu d’autres touristes dans les grottes ce jour-là ?… Mon camarade me dit : « Il doit y avoir quelque part une communication secrète entre les grottes et la forteresse ; ces bruits que l’on entend semblent indiquer un arsenal, où ces maudits anglais doivent fabriquer leurs armes, leurs fusils, leurs munitions. Ce garçon a dû s’aventurer par là ; il aura été pris pour un espion et massacré, séance tenante. Crois-moi, ne disons mot de cette affaire ; sans quoi, l’on nous retirerait notre permis de résidence, et peut être même nous massacrerait-on à notre tour… » Je suivis son conseil, et jamais je n’ai parlé de l’aventure. Personne, à Gibraltar, ne s’inquiète de la disparition de ce touriste, qui n’était pas descendu dans un hôtel, mais qui avait simplement quitté son bateau faisant escale, pour venir faire sa malheureuse exploration des grottes… C’est aujourd’hui la première fois, monsieur, que j’ouvre la bouche à ce sujet, et je vous ai raconté l’histoire de ce meurtre, parce que, d’après la route que je vous vois prendre et l’ordre d’attendre que vous me donnez, j’ai grand’peur qu’un malheur semblable ne vous arrive…


Dans un des gouffres où nous descendîmes, un spectacle affreux s’offrit à notre vue. Le jeune homme gisait au fond, brisé par la chute, étendu mort sur un rocher ; sa poitrine était traversée d’au moins vingt coups d’épée. Il avait été assassiné, et on l’avait jeté ensuite dans le précipice.

— Merci du renseignement, mon ami, répliquai-je, et merci surtout pour l’intérêt que vous me portez… Mais soyez sans crainte ni souci ; dans deux heures environ, mettons trois heures au maximum, je serai de retour à cette même place.

Et, reprenant ma marche en avant, je le laissai ; le pauvre bonhomme de guide n’était nullement rassuré sur mon sort.


Grâce à mes notes précises, je n’eus pas à procéder à beaucoup d’investigations, et j’arrivai rapidement au terme de mon excursion, c’est-à-dire à la salle quadrangulaire où l’on ne pénètre qu’en connaissant le secret de la Chambre du Milieu. Le confrère palladiste m’avait donné l’itinéraire fort exact ; n’importe qui pourra le suivre, parmi ceux de mes lecteurs qui auraient l’occasion en la curiosité d’aller à Gibraltar.

Lorsque je fus dans la dernière salle, je constatai les excavations latérales qui m’avaient été annoncées ; on aurait vraiment dit des niches, de différentes grandeurs, attendant leurs statues. Je tâtai avec mon bâton celles qui étaient à ma portée ; au bout de mon bâton, frappant dans tous les sens, je sentis la pierre, nulle part le vide. Alors, je suivis les instructions que j’avais reçues ; je me plaçai entre le lustre central et la muraille du fond de la salle, et je criai à trois reprises le mot sacré des Hiérarques :

Baph !… Baph !… Baph !…

Une voix, sortant de la muraille, me répondit :

— Qui es-tu ?

C’était le tuilage à distance. Je répliquai, et ce dialogue s’engagea, sans que je pusse distinguer où se tenait mon interrogateur :

— Je suis, répondis-je, un visiteur envoyé par le suprême grand-maître.

— Ou vas-tu, frère ?

— Aux cavernes du feu sacré.

— D’où viens-tu ?

— Des temples du feu sacré.

— Quel est ton but, en pénétrant jusqu’ici ?

— M’instruire, m’édifier, et fraterniser avec les bons ouvriers spœléïques.

— À qui crois-tu ?

— Au Bon Principe de toutes bonnes créatures et de toutes bonnes choses.

— Que sais-tu ?

— Tout ce que doit savoir un visiteur des cavernes du feu sacré.

— Quel âge as-tu ?

— Je suis né il y a onze ans sous le signe de l’étoile du matin.

— Fils de mon maître, tu es mon maître ; ordonne, et j’obéirai.

Vulcain !

Caïn !

Baal-Zéboub !

— Frère, gloire au Très-Haut, plus haut dans l’infini que le Principe du Mal !

Excelsus exceleior !

Je venais à peine de prononcer ces deux derniers mots, que l’une des niches, située à quatre mètres au-dessus du sol, s’éclaira subitement ; mon interlocuteur avait allumé tout à coup une torche, qui était sans doute faite de la meilleure résine, car elle répandait autour d’elle une brillante lumière.

Le tuileur était un anglais, grand et robuste, à grosse barbe rouge. Il me regarda un moment ; puis, je le vis dérouler une échelle de corde, dont l’extrémité supérieure était fixée à deux crochets de fer scellés dans le roc, à ses pieds.

— Monte, me dit-il.


L’homme qui m’apparaissait ainsi était un anglais, grand et robuste, à grosse barbe rouge. Il me regarda un moment ; puis, je le vis dérouler une échelle de corde, dont l’extrémité supérieure était fixée à deux crochets de fer scellés dans le roc, à ses pieds.
    — Monte, me dit-il.

Je ne me fis pas répéter deux fois l’invitation, et je grimpai lestement. Quand je fus arrivé dans l’excavation, auprès de l’inconnu, celui-ci retira l’échelle, la roula de façon à ce qu’elle ne pût être aperçue d’en bas ; je constatai qu’elle était là en permanence, bien fixée et toujours prête à se déployer pour un visiteur palladiste. Cette remarque mérite d’être reproduite ici.

Je n’étais pas dans une niche, mais dans un véritable couloir, dont il était impossible de sonder du regard la profondeur. L’inconnu m’entraîna vivement.

Au bout d’une cinquantaine de pas, nous fûmes arrêtés par une porte massive de fer, qui n’avait ni serrure ni verrous ; c’était plutôt une formidable plaque de fer, obstruant entièrement le passage ; elle avait une poignée en forme d’anse, que l’anglais saisit et poussa de toutes ses forces de gauche à droite. Sous cette vigoureuse impulsion, la porte roula dans une rainure étroite, mais profonde, pratiquée à droite dans le rocher.

Un courant d’air, fort violent, s’établit aussitôt, éteignant nos torches ; en même temps, tandis que j’apercevais dans le lointain des lueurs rouges, aux murmures perçus jusqu’alors succéda un vacarme cacophonique à déchirer le tympan ; les clameurs se répercutaient le long des murs, symphonie rauque, épouvantable, du fer et du feu.

Cependant, sans perdre une minute, mon conducteur avait refermé la porte de fer, en la tirant, cette fois à gauche, par une seconde poignée placée du côté intérieur. La précaution était bonne : je ne me place pas en ce moment au point de vue de l’utilité de cette fermeture vis-à-vis des profanes qui auraient pu, par un hasard invraisemblable, venir jusqu’à la salle quadrangulaire ; mais le courant d’air n’était pas tenable.

L’anglais ralluma nos torches, et nous voilà de nouveau en marche, le couloir s’élargissant au fur et à mesure que nous avancions.

Bientôt, nous nous trouvâmes sur une sorte de plate-forme, où nous n’avions plus besoin de lumière ; nous étions arrivés aux ateliers, dont on apercevait une première entrée, ouverte, immense, et le feu de cet enfer nous éclairait d’une lueur des plus vives.

Du haut de la plate-forme, je distinguais à merveille le va-et-vient des ouvriers, leurs forges, leur travail de fabrication. Là, se confectionne toute cette zinguerie du diable, qui, au sortir de l’usine souterraine, s’en va orner les temples et les triangles palladiques du monde entier.

Un large escalier, taillé dans le granit, permet de descendre avec commodité de la plate-forme aux ateliers de Satan.

Au pied de cet escalier, se tenait un homme, la main droite sur le cœur, la gauche levée en l’air faisant les cornes, c’est-à-dire en posture d’ordre au Rite Spœléïque. Je regarde l’individu, et je m’écrie :

— Tiens, Crocksonn, le révérend Alcool, de Singapore !… Ah ça ! mais, comment diable pouvez-vous être ici ?… Vous avez donc renoncé à vos voyages, à vos tournées, où vous vous montriez infatigable, cher ami ?…

— Je ne suis pas le révérend Crocksonn, me répond mon homme ; mais je suis son frère, pour vous servir… Joë Crocksonn, ajoute-t-il en se présentant… Puis : vous le connaissez alors, mon frère le ministre ?…

— Je crois bien, je ne connais que lui !

En deux mots, je le mets au courant.

— Mais, vous, lui dis-je en terminant mon récit, comment se fait-il que vous soyez à Gibraltar ?

— Ah ! c’est toute une histoire, murmure-t-il.

Après quoi, tandis que mon introducteur s’éloigne sur un signe, Joë commence d’un ton mielleux et avec une larme hypocrite :

— Mon frère a eu dans sa carrière un gros malheur…

Ici un soupir de crocodile. Puis, il s’arrête, il hésite, et enfin il reprend :

— Oui, au fait, je puis bien vous le dire, à vous… Un peu d’argent, qu’il avait trouvé par hasard…

— Un portefeuille perdu dans la rue ?

— Non, des métaux dans un tiroir de meuble fermé à clef… Ensuite, vous savez, la loi est si mal faite chez tant de peuples, même chez nous, Anglais… Alors, les galères… à perpétuité…

— Comment ! à perpétuité ?

— Hélas ! oui… Je ne le sais que trop, puisque c’est moi qui ai été condamné…

— Vous ?

— Oui, moi ; j’ai obtenu de subir la peine à Gibraltar, où beaucoup d’autres condamnés comme moi sont internés… Nous jouissons d’une liberté relative ; mais nous ne pouvons sortir de ce territoire anglais, et nous sommes sous la haute surveillance…

— Je ne comprends pas ce que votre condamnation vient faire à propos de… de l’accident de votre frère, ni pourquoi les galères à perpétuité…

— C’est vrai ; j’oubliais de vous expliquer qu’au moment même où mon frère Toby venait de trouver les métaux dans ce tiroir, le propriétaire du meuble était survenu, et que mon frère, n’ayant pu se mettre d’accord avec lui, l’avait un peu bousculé…

— Ah !

— Oui, une plaie au cou… cinq ou six centimètres tout au plus… là, sur le côté… Il paraît qu’il y a là une malheureuse artère, comme disent les médecins que le Dieu-Bon confonde !… la carotide… Bref, le propriétaire du meuble est, paraît-il, mort de saisissement… ou de colère… C’est un détail que je ne me rappelle plus au juste ; l’histoire est déjà si vieille !… Alors, moi qui avais déjà eu quelques petits malheurs… oh ! des riens… tandis que Toby édifiait déjà tous ceux qui le connaissaient… eh bien, j’ai pris sa mésaventure à mon propre compte… Entre frères, surtout entre frères jumeaux, on se doit bien cela, n’est-ce pas ?… Je me suis dévoué, quoi !… Et voilà la raison pour laquelle j’ai été condamné à sa place… Un révérend ? pensez donc, il ne fallait pas qu’un membre si vénéré de notre famille… de notre famille qui a toujours été honorable… fût exposé à subir une peine infamante… Non, cela ne se pouvait pas… Aussi, Toby m’a-t-il fait adoucir ma captivité autant que possible : sauf le désagrément de ne pas pouvoir quitter le territoire, je ne m’ennuie pas trop ici ; je m’occupe comme je veux, et mon frère me sert une petite rente, qui me permet d’apporter quelques adoucissements à mon triste sort… Ah ! l’on aura beau faire et beau dire, la famille, il n’y a que ça !…

Et mon homme roulait des yeux blancs, en prononçant ces paroles.

J’avoue que je ne compris pas grand’chose à cette histoire ; elle me sembla, d’abord, un conte imaginé par Joë pour se disculper, les coupables ayant presque toujours la manie de transformer plus ou moins ingénieusement leur affaire, afin de se poser en innocents. Ensuite, je me dis que le révérend Toby Crocksonn était bien capable, ma foi, d’avoir fait le coup, et que l’autre déjà compromis — qui sait à quel point ! — était peut-être assez roué pour avoir endossé réellement la responsabilité du crime ; il avait dû, sans doute, avoir quelque accident personnel du même genre, à la même époque, et deux condamnations s’étaient alors confondues en une seule ; il y gagnait une reconnaissance pécuniaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, et une protection qui lui valait des faveurs, qui lui vaudrait peut-être un jour la grâce, la libération définitive. Tel est le raisonnement que je me tins ; sans conclure, toutefois.

Au fond, ce qu’il y a de plus clair en tout ceci, c’est que la population anglaise de Gibraltar forme, comme on voit, un joli monde. Le gouvernement envoie là, ainsi que dans les colonies, les plus affreux chenapans, condamnés au bagne ; leur peine est commuèe en internement, avec une certaine liberté mitigée par la surveillance constante de la police. C’est là ce que John Bull appelle « coloniser. » Je n’insiste pas, cette façon de procéder étant archi-connue.

Mais, comme tous les contre-maîtres et ouvriers des ateliers lucifériens sont dans le même cas que Joë Crocksonn, comptable en chef de l’établissement secret, j’en conclus que le gouvernement anglais est parfaitement au courant de cette fabrication et de ce commerce et qu’il l’abrite sciemment sous son pavillon.

Cette confidence faite, sa conscience étant soulagée, maître Joë Crocksonn prit tout à coup son air le plus gracieux, et, souriant d’un gros sourire bon enfant, me dit :

— Si vous le permettez, mon très cher frère, je vais vous servir de cicerone ; ce sera un grand honneur pour moi.

Et il me montrait le chemin.

Je l’accompagnai ; il y avait longtemps déjà que j’avais mis le pied sur tous les dégoûts, sur toutes les répugnances.

Les ateliers sont installés dans d’immenses chambres creusées en plein rocher par la nature, mais qui ont été dépouillées de leurs stalactites et appropriées à l’usage auquel elles servent aujourd’hui. Dans le trajet parcouru depuis l’entrée de la grotte San-Miguel, on s’est, en passant d’une salle à l’autre, élevé en réalité beaucoup plus qu’on ne s’en aperçoit, et le niveau du sol de l’usine occulte est fort au-dessus du niveau des diverses entrées des grottes ; en d’autres termes, les ateliers et le laboratoire sont situés entre les grottes où pénètrent les touristes avec leurs guides et la partie supérieure du rocher, creusée à main d’homme et où se tient la garnison.

L’aération est parfaite ; partout, des trous donnant sur l’extérieur, principalement du côté de la Méditerranée, et à une hauteur absolument inaccessible : du reste, ces trous, s’ils sont nombreux, sont petits, et, en outre, ils sont percés dans les endroits où les inégalités, les fantaisies du roc permettent de les masquer ; de la mer, il est bien difficile de les apercevoir ou de ne pas les confondre avec d’autres cavités naturelles.

Une galerie est disposée dans chaque chambre, tout autour de sa muraille naturelle ; c’est-à-dire qu’une seconde muraille, celle-ci intérieure, a été construite et contient les locaux où les ouvriers spœléïques travaillent ; cette seconde muraille est aussi percée d’ouvertures pour la ventilation. Quant aux cheminées, le gouvernement anglais, — et c’est là encore une preuve matérielle de sa complicité, — les a laissé construire de telle façon que, traversant la partie supérieure du rocher, elles viennent mêler leur fumée à celle des cheminées, de l’immense emplacement occupé par la garnison. Il en résulte aussi que, de la hauteur à laquelle leurs extrémités atteignent, ces cheminées possèdent un très fort tirant.

Maître Joë me fit d’abord faire le tour d’une des galeries ; c’est là que je remarquai les petites ouvertures apportant l’air extérieur ; sur le bord de ces trous, à la légère brise, une fleurette mignonne pousse et frissonne doucement. Sur le sol, çà et là, gisant, dans des coins, des objets informes, lames de fer et d’acier tordues, plaques de cuivre rouge, barres d’étain, râclures des divers métaux (sauf l’or et l’argent) employés dans la fabrication des instruments de la haute magie, le tout parmi un léger relent particulier qui surprend désagréablement, mais auquel, l’odorat finit par s’habituer ; le pied heurte des rebuts, des brisures, des vieux moules cassés, hors d’usage, de tout un musée horrible et mastodontal d’animaux, de monstres, innommables et innommés. Puis, ce sont des outils étranges, fixés au mur ou entassés dans des cavités du roc, avec des étiquettes. Nous sommes bien ici au royaume des sept métaux lucifériens.

Nous faisons le tour des premiers ateliers ; nous revenons à la grande porte, que domine la plate-forme d’où je suis descendu ; nous entrons, après que j’ai mis mes insignes palladiques, sur l’avis de mon conducteur.

Personne ne semble m’apercevoir ; chacun est à sa besogne.

— Combien avez-vous d’ouvriers, d’employés, en tout ? demandai-je à Joë.

— Pour les divers ateliers et le laboratoire, le personnel s’élève aujourd’hui à près de deux cents personnes.

— C’est beaucoup.

— Vous trouvez ?… Oh ! nous sommes, au contraire, fort à l’aise dans cette partie du rocher… Pensez donc aux milliers de soldats qui sont au-dessus de nous !…

Je regarde, tandis que les ouvriers chantent à tue-tête, confusément, tout en faisant leur travail.

À première vue, cela n’a pas l’air bien démoniaque. C’est une forge, comme on en voit partout. Des soufflets fonctionnent, actionnant des petits brasiers qui lancent des étincelles, pendant qu’une brusque lueur rouge soudain illumine l’immensité pour s’éteindre aussitôt. Là, le plomb fondu brille, blanc nacré, et coule en épais filon, gros comme le bras, dans un moule ; ici, la pince et le ciseau entaillent une feuille de cuivre qui se découpe, dont le fragment se tord en copeau dur, que des ouvriers

appliquent ensuite sur un modèle, et qu’ils battent, frappant dessus en cadence, de leurs marteaux de bois aux chocs clairs.

Tout cela est banal, au demeurant. Mais ce qui ne l’est pas, ce sont les produits de cette industrie ; ce sont tous ces objets du culte infernal, ces ustensiles magiques à formes extravagantes, déjà connus du lecteur par les descriptions que j’en ai faites ; c’est toute cette orfèvrerie plus ou moins quincaillère, qui s’expédiera demain à Charleston, à Calcutta, à Berlin, à Montevideo, à Naples, ailleurs encore, partout où se pratique l’odieuse contre-religion.

Et j’ai vu ces expéditions ; j’ai vu préparer ces colis, assez petits, peu pesants, étiquetés : Bibelots et articles de Paris, dans des caisses blanches avec des raies rouges, ayant un grand L majuscule, surmonté d’une étoile verte, au centre d’un triangle renversé ; c’est là la marque commerciale de reconnaissance, que bien des manifestes de marchandises ont portée, à bord des bateaux allant en Amérique ou sur la ligne des Indes et de Chine.

Joë Crocksonn me fait traverser rapidement plusieurs salles de travail. Dans la seconde, je trouve comme contre-maître le frère qui m’avait quitté à l’entrée de la grotte, après m’avoir indiqué l’itinéraire ; il est donc certain qu’il y a quelque part, pour le personnel, une deuxième ou plusieurs entrées des ateliers, connues d’eux seuls. Sont-ce des trous de renard pratiqués à l’extérieur dans le roc, dissimulés par des herbes sauvages ou des buissons, et où les hommes se glissent en rampant ? Cela, je l’ignore. J’incline plutôt à croire qu’il s’agit tout simplement d’une communication entre l’étage supérieur et l’endroit où je me trouve ; je pense, mais c’est la une opinion ayant pour base unique mon raisonnement, que les ouvriers de Satan arrivent par la partie de la citadelle occupée par les soldats ; si cette opinion est ferme chez moi, c’est parce que je considère comme indéniable la complicité du gouvernement anglais, et, du moment qu’il a autorisé la secte à percer ses cheminées, ainsi que cela saute aux yeux de l’observateur prévenu, visitant le sommet de la citadelle, rien n’est plus admissible que l’installation d’un escalier dans un endroit secret, d’accès facile.

Au cours de ma tournée, je fais connaissance avec le F∴ David Sandeman, de Londres, un haut-gradé du Rite Écossais en même temps que du Palladium Réformé Nouveau. C’est un homme âgé, mais se tenant bien droit, portant la moustache et les favoris qui sont entièrement blancs, ayant le type juif très accentué. Nous causons quelques instants. Puis, je le vois procéder, en sa qualité de Mage Élu, à la consécration rituelle de divers instruments magiques, qui viennent d’être terminés tout à l’heure.

Et je continue ma promenade avec maître Joë.

L’atelier le plus étrange est celui dit des Ouvriers Choisis, choisis ou désignés par le dieu de l’endroit ; en réalité, il s’agit d’un choix monstrueux : difformités invraisemblables ou aspect diabolique, comme les objets qu’ils fabriquent. Dans cet atelier, on travaille surtout aux grosses pièces.

Voici les « chérubs », d’abord, au corps de lion, à la tête de taureau, tenant une épée flamboyante dans la gueule ; ce sont d’assez gros morceaux décoratifs, on le voit, dont le sens est plutôt symbolique et qui servent, somme toute, d’ornements.

On fait aussi des chérubs en bois, mais par séries spéciales ; en général, ces objets, lorsqu’ils sont en bois sculpté, comportent des hiéroglyphes en acier, vissés dans le socle.

Voici encore des Molochs, des Astaroths, des Mammons ; l’obscénité des derniers montre, sans qu’il soit besoin de les décrire, quelle bestialité humaine ils représentent.

Puis, ce sont des monstres, des bêtes, comme apocalyptiques, tous les hiéroglyphiques symboles, en un mot, de ce culte unicornu ou biscornu. Toute cette quincaillerie de carcasses ressemble à un ossuaire gigantesque d’animaux supernaturels, ankylosés ; c’est le tortu dans l’horrible, le malpropre dans le ridicule aussi.

Je passe devant des appliques de fer tordu (pas forgé), des candélabres, des tuyaux d’orgue, des copeaux de toute nature, que sais-je encore ? des reproductions bossuées de diables de moyen ordre, sires de peu d’importance, pauvres hères, mesquins légionnaires du plus bas de gré, sans doute, de la hiérarchie infernale, et dont le Palladisme a fait le menu fretin de ses esprits vénérés, des contrefaçons de saints pour les niches de ceux de ses temples montés à peu de frais pour des triangles borgnes. Quel musée ! quelle fabrique ! quelle usine, où tout se manipule par le feu, la fumée et comme un relent âcre et asphyxiant de carbone et d’acide sulfureux !

Évidemment, Lucifer est là, sinon en personne, du moins en esprit. Il n’est pas besoin, d’ailleurs, d’aller bien loin pour apercevoir une de ses images, celle qui est la plus répandue dans la haute maçonnerie. Là, à côté de ce fourneau, un peu caché par le soufflet énorme, dans une sorte de retrait, une manière de reposoir s’élève, formé de morceaux de bois différents, cloués et comme appareillés entre eux. Sur ce reposoir, j’aperçois la figure, la statue, que je connais si bien depuis longtemps : le Baphomet. Seulement, ici, elle est difficile à reconnaître sous l’épaisse couche de crasse et de suie qui la recouvre.

Exposée depuis de longues années aux éclats des escarbilles, à la fumée épaisse et charbonneuse du lieu, la tête, qui tient à la fois du taureau et du bouc, surtout du bouc, est crépie à la suie, d’un noir fangeux ; le mufle est flou, et l’œil apparaît veule et avachi. Quel démon marmiteux, quelle triste figure, mon prince ! et que vous ressemblez ainsi à un pauvre diable, non plus flamboyant, mais presque carbonisé !…

Et, pendant que j’y suis, après un coup d’œil jeté sur l’idole grimaçante et sale, je regarde les ouvriers dont je suis entouré.

Vraiment, si jusqu’à présent j’ai rencontré des déserteurs, des contrebandiers, des assassins, mais en définitive des faces humaines, ici, dès que mon attention se porte sur ces étranges travailleurs, je me sens frissonner.

Il est certain, je le savais d’avance en franchissant le premier seuil des ateliers spœléïques, que j’avais affaire au dessus du panier des épluchures, à la crème des sacripants ; car enfin il faut être tout au moins cela pour s’embaucher dans l’équipe du diable ; mais, je dois l’avouer, rien ne peut donner une idée de ce que je vois.

Est-ce que je rêve ? Non, je me tâte ; je suis bien éveillé. Pas un de ces gredins ne semble appartenir à l’humanité. On dirait qu’on a réuni dans cette salle toute une collection de ces phénomènes vivants, épouvantables à voir, dont l’exhibition d’un seul suffit souvent à faire la fortune d’un Barnum de foire. Sous la suie et le charbon, c’est un vrai masque de démon qui se dessine. Et qui sait, après tout, si nous n’avons pas, en réalité, affaire à des démons ?…


Pas un de ces gredins ne semble appartenir à l’humanité. On dirait qu’on a réuni dans cette salle toute une collection de ces phénomènes vivants, épouvantables à voir, dont l’exhibition d’un seul suffit souvent à faire la fortune d’un Barnum de foire.

Voici, là, un grand pendard, à la mine patibulaire, musclé et maigre, qui tord une barre de fer ; ses yeux louchent et étincellent, à la fois ; ses cheveux sont hérissés aux côtés de la tête, en forme de petites cornes ; il porte une barbe de bouc, ondulée, laineuse, rêche, essayant de cacher une bouche énorme, sardonique, enlaidie de dents espacées en crocs. Les camarades l’appellent Tubalcaïn. N’est-ce pas Tubalcaïn le maudit, l’ancêtre d’Hiram, d’après la légende maçonnique, le patriarche diabolique du fer et des forges, le frère aîné du Vulcain de la mythologie païenne ?

Et cet autre, tout bancal et tors comme un cep de vigne, à la tête d’hydrocéphale sur un corps gourd, n’est-il pas vraiment Dagron, — ainsi qu’on le nomme familièrement dans l’atelier, — Dagron, le diable des poussières métalliques, celui qui aveugle les mineurs en se roulant et en jetant au vent les molécules des minerais ?

Puis, ce troisième encore, énorme, une outre, sur des jambes dont on n’aperçoit que les pieds, avec sa tête ridiculement microscopique, avec ses yeux comme ceux d’un cochon, ne justifie-t-il pas, lui aussi, le nom diabolique qu’ici tous lui donnent ? n’est-il pas Sulph incarné, Sulph, le démon des hauts fourneaux, le mauvais esprit qui se glisse dans les coulées des cloches d’église pour y faire méchamment des pailles et des soufflés et les faire fêter, afin qu’elles chantent Dieu sur un vilain ton ?

Et bien d’autres encore.

À la monstruosité morale, ils ajoutent la monstruosité physique. Évidemment, on est ici en plein centre de l’enfer industriel. Il n’y a pas jusqu’à ce feu, que je vois briller dans les différents fourneaux, qui n’en témoigne ; car, ici, à ma vive surprise, je constate qu’au-dessus de lui les grands soufflets de forge s’agitent, mais silencieux et sans produire de vent, inutiles à coup sûr. Et cependant, les foyers pétillent ; ils ne semblent pas dus à la combustion du charbon ordinaire, allumé dans une grille naturellement, mais bien à des coulées de la lave du feu central, qui, par des fissures, amènerait à fleur du sol les flammes de l’enfer.

Oui, Gibraltar, coin de terre maudit, soupirail de l’infernal royaume, tu étais prédestiné, aux portes de l’Europe et aux portes de l’Afrique, à devenir l’antichambre de Satan.

Mais j’ai assez vu les ouvriers des ateliers spœléïques. Ce soir, d’ailleurs, je retrouverai sur le rocher, en haut, dans la ville, à peu près tous ces hommes, — car les trop difformes seuls demeurent aux cavernes ; — je les retrouverai, en jetant un coup d’œil à travers l’entrebâillement des portes des débits les plus infects, où, dans la baie de lumière crue, on les aperçoit étendus, saoûls, ivres de gin et de wisky, sur le parquet des bouges. Ils ne s’endorment jamais autrement.

J’ai hâte de sortir de cette atmosphère lourde et suffocante ; d’autant plus qu’il me reste à visiter le laboratoire de toxicologie.

Sous la conduite de maître Joë, je quitte donc la dernière salle des ateliers ; mais quelle n’est pas ma surprise, en voyant tous ces monstres abandonner leur travail et nous suivre. Joë Crocksonn me glisse à l’oreille que nous nous rendons à la salle d’honneur. Je comprends : j’ai été reconnu, et il va me falloir, à titre de visiteur haut-gradé, subir quelque ignoble cérémonie. Subissons-la donc, et, mentalement, pendant ce temps-là, prions Dieu.

La salle d’honneur est grande ; elle occupe, à elle seule, toute une des plus vastes chambres de la grotte ; elle est brillamment éclairée à l’électricité ; par exception, les stalactites et les stalagmites y ont été conservées ; aussi, le coup d’œil est féerique. Mais, d’autre part, quel contraste offre ce personnel de malandrins au milieu de ce merveilleux décor ! En effet, tous les mécréants employés aux autres forges et ateliers sont là, rangés ; ils nous ont précédés, pendant ma visite à la dernière salle ; ils n’attendent plus que nous et les « ouvriers choisis ».

À mon entrée, une longue clameur éclate, assourdissante et incompréhensible ; maître Joë m’explique que c’est une acclamation en volapuk, la langue nouvellement inventée et qui a été adoptée par le Rite Spœléïque. Puis, tout à coup, les voix se taisent ; dans le grand silence subit, on n’entend plus que les respirations, haletantes encore, siffler.

Alors, Tubalcaïn sort du groupe des « ouvriers choisis » et s’avance vers moi, tenant quelque chose dans la main.

— Frère, me dit-il en excellent français, nous t’attendions, nous t’avons reconnu. Les insignes que tu portes avec autorité et gloire, et devant lesquels, en quelque pays que ce soit, les Vrais Élus et Parfaits Initiés s’inclinent avec respect, te rendent sacré parmi nous, humbles ouvriers du feu, serviteurs dévoués à l’œuvre de notre Dieu… Honneur au chef qui daigne visiter les soldats !… Fils de notre maître, tu es notre maître ; parle, ordonne, nous t’écouterons, nous t’obéirons… À moi, mes frères, fit-il en terminant (car j’abrège) ; unissez-vous à moi par les sept cris de gloire et par le signe de notre rite ; en l’honneur de notre frère, représentant légitime du Dieu-Bon, confondons nos cœurs et nos voix.

Il dit les dernières phrases en volapuk, en se retournant vers l’assemblée. Aussitôt, tous les bras s’agitent traçant le signe spœléïque, tandis que, en une vocifération véritablement infernale, sept mots incompréhensibles, poussés par ces poitrines de démons humains, ébranlent un instant les voûtes de la caverne, la faisant vibrer et frissonner[1].

Ce vacarme est suivi d’un grand silence, comme avant la harangue ; et pendant que tout reste morne, Tubalcaïn s’approche de moi et me remet ce qu’il avait dans la main.

C’était un bouquet en métal forgé, aux fleurs monstrueuses, ne ressemblant en rien à ce que produit la nature. Ce bouquet se composait, cela se voyait à première inspection, des sept métaux de la haute magie, du satanisme. Je regardais ces fleurs aux pétales biscornues, hirsutes, aux étamines et aux feuilles étranges comme disposition et comme structure ; ces feuilles n’étaient ni alternés ni opposées, mais en échelle spiraloïde, par sept, par quatorze, par vingt-et-un, formant une hélice satanique qui répétait, d’une façon muette, mais expressive, le nom maudit. Puis, de tous côtés, se dressaient des piquants métalliques, hérissant le bouquet. Ici, c’était une rose mousseuse en fer noirci qui ressemblait à une araignée velue ; là, un souci en cuivre rouge ; plus bas, le taraxacum dens leonis (pissenlit), en acier. Pourquoi ces trois fleurs, et pas d’autres ? parce qu’elles sont cabalistiques. Ce ne sont pas des fleurs, en vérité ; on croirait voir des serpents, des crapauds, des scorpions ; et immédiatement ma pensée se reportait à Singapore, à la faune et à la flore à rebours que j’y avais vues. Quel rapprochement !

J’approche, sans savoir pourquoi, machinalement, le bouquet de mes narines. Il pue l’acide sulfureux. Ce sont là, en effet, les fleurs qui ornent l’autel du diable aux grandes fêtes lucifériennes, fleurs du mal, fleurs du roi des réprouvés.

Je regarde encore : elles sont toutes unies par une tige commune, qui est comme la queue, le support du bouquet ; des fleurs de trois espèces différentes, sur un même tronc ! Un coup d’œil sur la forme de la tige m’en fait de suite comprendre le sens mystérieux, sens qui peut se traduire ainsi : Sicut semen efflorescit. Cela n’a pas besoin de commentaire. Bestial et ordurier, jusqu’à salir les pures et belles fleurs créées par Dieu, jusqu’à en faire un emblème obscène, tel est bien Lucifer, toujours le même partout. Pouah !

Mais ce n’est pas le moment de manifester mon dégoût. Il faut répondre quelque chose à ce discours de Tubalcaïn. À Charleston, on m’avait enseigné quelle était la réponse à faire en cette exceptionnelle occurrence.

Je prends donc mon air le plus méprisant (c’est de règle, et je vous réponds que je n’avais nul besoin de me contraindre), et, m’adressant à cette tourbe de sacripants, je dis la phrase qui m’avait été apprise :

— C’est bien (avec hauteur et mépris). Maintenant, quelqu’un a-t-il une augmentation de salaire à demander ?

(La phrase se dit en anglais : Very well. Will some body now have some augmentation of salary ?)

À peine ces mots sont-ils tombés de ma bouche, dans le grand silence, qu’une scène indescriptible a lieu.

Tous ces misérables, en apparence calmes et disciplinés jusque-là, entrent tout à coup dans une sorte de folie épileptique. Ils se précipitent vers le comptable et moi, comme s’ils voulaient nous dévorer. Ce sont des clameurs épouvantables : « Moi, maître ! moi, maître ! moi ! » poussées sur tous les tons d’une gamme déchirante et rauque.

Mais ce n’est encore rien. Il faut entendre les fragments de plaidoyers qui s’entrecroisent dans Pair, plaidoyers qui sont autant d’aveux cyniques :

— Moi, maître ! je mérite une augmentation de salaire… Avant d’entrer au service du Dieu-Bon, j’avais déjà, depuis mon enfance, bien mérité de lui !…

— Moi, j’ai tué mon père…

— Moi, j’ai mis le feu à trois églises catholiques…

— Moi, sur une grande route, j’ai coupé la gorge à un moine qui venait de faire sa quête, et qui rentrait à son couvent…

— Moi, j’ai massacré dans un champ deux petits enfants de chrétiens…

Tout cela, hurlé en anglais.

Ah ! l’on est bien là en présence d’un ramassis de mécréants, d’ignobles criminels, que la secte recrute dans les bagnes ou en faveur desquels ses influences interviennent pour leur éviter le dernier supplice, et dont, au moyen d’un internement à Gibraltar, elle fait les ouvriers de ses usines occultes. Gibraltar est ainsi devenu la sentine immonde du crime anglais et sataniste.

Dans ces cavernes mystérieuses, les forfaits de ces scélérats constituent leurs mérites. Augmentation de salaire ne veut pas dire « monter en grade », comme dans la maçonnerie ordinaire ; ici, cela signifie : « augmentation des rations d’alcool ». C’est dans l’orgie, en effet, dans la crapuleuse orgie, qu’ils recherchent le bien-être et la volupté.

Tous ceux dont le salaire est augmenté (l’augmentation est valable pour trois septaines) ont, en outre, au cours de l’année qui suit la troisième semaine, une nuit libre pour aller au sabbat ; un sabbat spécial, que maître Joë m’a décrit et qui est épouvantable à raconter. Comme à Dappah, près de Calcutta, par une nuit d’ouragan, une de ces nuits où ciel, terre et mer se confondent au milieu des éclairs, où Gibraltar tremble sur sa base, où des paquets de la mer monstrueuse montent en grondent et inondant de leur écume les premières cavernes des grottes San-Miguel et autres, par une de ces nuits où tout est chaos et abomination, les forbans sortent et se déchaînent. À la lueur des éclats de la foudre, on les aperçoit bondissant de roche en roche, traversant les embruns, le bidon d’alcool en main. Ils chantent, crient, vocifèrent et boivent, puis se réunissent en un lieu, dit « le cimetière des Maures », où reposent les corps des infidèles tués dans différents assauts. Alors, ils les appellent, les évoquent, les incantent, bavant l’alcool, suant le crime, et une sarabande infernale a lieu, au cours de laquelle ils semblent ne pas toucher terre ; on dirait des guirlandes humaines, des cercles d’individus se tenant par les mains, tournoyant au milieu des nuages, à travers les trombes de pluie et les éclairs.

Et la sentinelle anglaise, du sommet du Pain-de-Sucre, assiste, épouvantée, à cette scène d’orage et de diabolisme, à ce débordement de la nature et de l’enfer, croyant à une hallucination de ses sens, ne pouvant croire à la réalité de ce qu’elle voit, tant cela est effroyable, et n’osant même en faire le lendemain le récit à ses chefs ni à ses camarades, de crainte qu’on ne se moque d’elle ou qu’on ne la punisse sévèrement.

Puis, au jour, tout s’arrête, à travers les derniers grondements du tonnerre, les dernières averses de pluie, ces hommes-démons rentrent dans leurs repaires, pour s’endormir d’un sommeil lourd et pénible d’alcool, peuplé de rêves sataniques.

Telles sont les voluptés terrestres que Lucifer accorde à ses élus de la plus basse classe ; et, pour qu’ils y tiennent tant, pour qu’ils soient si enragés à demander l’augmentation de salaire, il faut bien que ce soient les dernières des brutes, des hommes sur le seuil de l’animalité et de l’enfer.

Tandis que je les regarde encore, deux ouvriers apportent une grande urne en bronze, de forme antique, mais avec des emblèmes lucifériens ; on la pose devant moi. Cette urne contient, inscrits sur des jetons en ivoire, les noms de tous les ouvriers des ateliers secrets. Crocksonn m’apprend qu’il s’agit de tirer au sort onze noms, et que l’honneur de ce tirage me revient, à moi, exclusivement, en ma qualité de palladiste haut-gradé. Impossible de ne pas s’exécuter. Je plonge ma main dans l’urne, et j’en retire, l’un après l’autre, onze jetons ; maître Joë proclame les noms des favorisés.

Nouvelle scène inimaginable. Onze de ces malandrins se précipitent à genoux, en poussant de sauvages cris d’allégresse, levant les bras vers moi, me remerciant en leur maudite langue anglaise, baisant l’urne avec fanatisme. Les autres, au contraire, ceux dont les noms ne sont pas sortis sont pris d’un accès de fureur, et ils sont la masse ; murmurant d’abord, puis éclatant soudain en hurlements sinistres, bramant leur rage à tue-tête dans un crescendo féroce, ils s’avancent vers moi qu’ils accusent d’être la cause de leur déconvenue, les yeux hors de l’orbite et injectés de sang, le poing tendu, prêts à m’assommer, à me massacrer.

Devant leur phalange tumultueuse, je fais un pas en arrière. Une pensée, rapide comme l’éclair, traverse mon cerveau : tout cela n’est-il pas une comédie ? n’a-t-on pas surpris ou deviné mon secret ? n’a-t-on pas résolu de se débarrasser de moi, de me supprimer, dans cet antre qui restera à jamais muet sur le crime ?… L’histoire du jeune touriste assassiné et jeté dans le gouffre me revient à la mémoire. Il me semble que ma dernière heure a sonné. Du fond de mon cœur, je recommande mon âme à Dieu, et, décidé à vendre du moins chèrement ma vie, je saisis mon revolver et je le braque sur les bandits les plus menaçants et les plus près de moi.

Je vais faire feu. Joë Crocksonn détourne mon bras. Le coup part en l’air. En même temps, Tubalcaïn et les autres contre-maîtres, qui avaient un moment quitté la salle, sachant évidemment ce qui allait se passer, reviennent armés de tiges de fer rougies au feu, prises dans les forges. Sans mot dire, sans même prévenir, les voilà qui se mettent à frapper au hasard parmi la tourbe déchaînée contre moi, tapant dans le tas, selon l’expression vulgaire. Les chairs grésillent, de longues traînées rouges, puis noires, zèbrent les épaules, les torses, les bras nus, partout où le feu a passé ; l’odeur de corne brûlée se dégage déjà en épais flocons de fumée tenace et suffocante, pendant que les braillements continuent.


Je vais faire feu ; Joë détourne mon bras ; le coup part en l’air. En même temps, Tubalcaïn et les autres contre-maîtres reviennent, armés de tiges de fer rougies au feu, et se mettent à frapper au hasard parmi la tourbe déchaînée contre moi.

Bientôt, les tringles ont produit leur effet : un à un, les ouvriers du diable s’enfuient, cinglés et hurlant comme des chiens voraces qu’on écarte de la curée. Maintenant, il n’en reste plus. Aucune comédie n’avait été jouée ; c’est ainsi que, chez ces brutes immondes et féroces, les choses se passent d’ordinaire, à chaque visite des chefs.

Me voici libre, et pendant que Tubalcaïn et ses acolytes abaissent devant moi leurs tiges encore rouges, maître Joë m’entraîne, pour me conduire au laboratoire.


Nous prenons une longue galerie, d’une montée douce, débouchant sur un trou large, en forme d’entonnoir, ou, pour être plus exact, d’un entonnoir qui aurait été coupé en long par le milieu et dont une moitié aurait été appliquée contre la masse granitique de Gibraltar, à une hauteur inaccessible ; l’entrée (la sortie, si vous préférez) de la galerie en question est au fond de cette cuvette.

Au-dessus de nous, le ciel ; nous sommes au grand air. Du dehors, il est matériellement impossible d’escalader jusque-là ; non seulement le rocher est presque perpendiculaire en cet endroit ; mais encore cette saillie, relativement légère dans l’ensemble, ne peut, à la distance où elle se trouve, se distinguer à l’œil nu, attendu que, rocaille naturelle elle-même, elle se confond avec le reste, vue de la mer.

Un escalier est taillé à vif dans la pierre ; nous le montons. Le haut de l’entonnoir est une sorte de plateau demi-circulaire, avec une bordure de marbre gris brut, habilement disposée ; nos têtes seules la dépassent. Plongeant nos regards dans l’immensité, nous voyons et ne sommes pas vus ; pour les yeux des gens qui passent au large dans les barques, une tête humaine, là où nous nous trouvons, équivaut à un millième de tête d’épingle.

Enfin, je puis respirer à pleins poumons, et le coup d’œil est splendide.

Supposons, un instant, que j’ai un de mes lecteurs avec moi, quelqu’un à qui je puisse parler, en laissant déborder toute mon âme de croyant.

Penchons-nous, lui dirai-je, sondons l’espace qui est au-dessous de nous. Regardez ici, sur ce rocher pelé, aride et nu, ce maigre filet qui serpente et coule ; est-ce de l’eau d’une source vive ? Non, car cela fume ; c’est de l’acide ou des acides, de l’eau régale, résidus du laboratoire où nous allons nous rendre… Ce maigre filet n’a l’air de rien ; mais notons en bien ici la place, à gauche du contrefort de la Méditerranée. Peu à peu, il accomplit silencieusement son œuvre lente de dissolution et de dissociation. C’est le diable qui, de sa propre main, détruit son œuvre. Ce ruisseau infime est l’image de l’enfer dans notre société moderne. Imperceptible filet, il ne parait rien être à ceux qui le voient par hasard ; personne n’y fait attention aujourd’hui. Dans cent ans, moins peut-être, il aura limé, taillé, coupé la roche, séparé le contrefort de la terrasse, du reste de l’immense bloc, et toute une énorme partie de la masse granitique s’éboulera, tout à coup, en un formidable cataclysme, dont la cause restera probablement inconnue à jamais. Je me trompe ; si, dans un siècle, quelqu’un par aventure dit : « Mais c’est le démon ou son œuvre, c’est le travail de ses suppôts qui a fait cela », tout le monde lui rira au nez, les incrédules certes et bien des catholiques plus fort encore.

Voyez, tout un gros pâté de roches est dissocié déjà, et, par intervalles, des éboulis et des tassements légers se font, auxquels nul ne prend garde.

Les habitants de Gibraltar ont trouvé une explication à cette grêle subite de pierres, qui pleut de temps en temps : l’explication est plausible ou parait plausible ; en tout cas, elle témoigne, par sa naïveté, l’ignorance des véritables faits, et elle est admise sans contrôle. Les bonnes gens disent que ce sont les singes, dont ce coin de rocher est infesté, qui se battent entre eux à coups de pierres. Et les macaques rient toujours, comme s’ils étaient complices du diable en leur qualité d’animaux, mais bien trop malins au fond, et pas assez bêtes ou pas assez hommes pour se battre ainsi entre eux.

Remarquons encore autre chose ; et ceci est un fait de notoriété universelle, que du reste tous les écrivains naturalistes ont constaté et signalé. Aussi loin que la vue s’étend, dans tous les coins et recoins, dans toutes les anfractuosités du rocher, des plantes sourdent et poussent. Et quelles sont ces plantes ? des plantes médicales vireuses et toxiques, des solanées, des renonculacées, des papavéracées principalement. Il y a là rassemblées, sur ce point, minuscule eu égard à la surface du globe, des milliers et des milliers d’espèces diverses, d’infinies variétés ; au dessous d’elles, dans le peu de sable ou d’humus sur lequel elles poussent, jusqu’au milieu même des fentes obscures et noires du roc, se rencontrent des lichens, des conferves et des champignons vénéneux ; toute une cryptogamie et une phanérogamie diabolique, en un mot.

Et, dans cette oasis vraiment luciférienne, la vie animale pullule, représentée par des scorpions blancs et noirs et des centipèdes plus venimeux encore. De ci, delà, un vautour, un pigeon sauvage, un épervier, quelque aigle, fatigués, se posent ; mais ils se sauvent aussi et, apeurés, dans un grand coup d’aile, poussant à travers l’espace un long cri rauque d’effroi, dont frémissent un instant les échos.

C’est un autre coin de Gibraltar, et d’une autre physionomie, on le voit.

D’où vient toute cette florescence inattendue en cet endroit, et dont on ne retrouve l’exemple, en de telles conditions, en aucun autre lieu du monde ?… N’est-ce pas, bien évidemment, de la proximité des suppôts de Satan, des graines toxiques qui se sont envolées de cet antre à poisons, inconnu jusqu’à ce jour, mais qui se révèle a qui sait comprendre et expliquer ?

Antre inconnu, ai-je dit ?… Oh ! pas tant que cela, certes. Le mot exact est : volontairement inaperçu… Car nous sommes ici à deux pas des sentinelles anglaises, sous les premières galeries de défense creusées dans le roc, et, sur notre tête même, surplombe la gueule d’un canon.

On le voit, si l’Anglais partout ouvre la gueule et montre les dents, ici il ferme du moins les yeux !…

Mais Joë Crocksonn m’invite à rentrer dans le rocher, par une étroite ouverture ménagée a l’autre bout de la bordure supérieure du semi-entonnoir. C’est une nouvelle galerie dans laquelle nous nous engageons, celle-ci en escalier rapide, taillée dans la pierre, à l’intérieur ; il est, néanmoins, assez bien éclairé, par de nombreuses et étroites meurtrières, invisibles du dehors.

Nous montons, nous montons toujours.

Allons, encore un effort, nous allons arriver. Nous voici près de la tour, commencée par le général O-Hara, censément pour surveiller et porter la vue jusqu’à Cadix même, mais qui était bien plutôt — sa forme et son architecture l’attestent — un monument maçonnique, une vaste pierre cubique du culte de Lucifer, marquant que tôt ou tard celui-ci tenterait de nouveau d’escalader le ciel. Cette tour, à cette hauteur vertigineuse, était la marque, la preuve de pierre d’une étape, tout au moins le symbolisme évident de l’orgueil du Maudit.

Deux fois foudroyée, pendant qu’on la construisait, elle n’a jamais pu être achevée. En ruines informes maintenant, pierre à pierre, brique à brique, elle s’écroule lentement et s’effrite en poussière au vent de la mer.

Les habitants lui ont donné le nom de « tour Saint-Georges », peut être à dessein, puisqu’elle enseigne que finalement le démon, dans ses révoltes, est toujours terrassé. Aujourd’hui, — ce que les gens de la ville ignorent, — c’est une simple cheminée du laboratoire à crimes, un vasistas de Lucifer, au travers duquel il me semble qu’il doit parfois, mélancolique et rêveur, laisser errer son œil glauque et trouble dans les profondeurs limpides du bleu firmament de Dieu.


Je parviens enfin, avec Crocksonn, aux salles du laboratoire. L’ensemble est bien petit, si on le compare à la masse formée par la réunion des ateliers. Le laboratoire est situé fort au-dessus des forges, et, comme j’ai bien observé, sans en avoir l’air, le chemin parcouru, comme je me rends assez exactement compte des montées, des coudes de galerie, des divers changements de direction, j’estime que l’emplacement affecté aux œuvres de toxicologie doit être, mais à une énorme distance, superposé à la partie du bas où se trouvent la Chambre du Milieu, la salle quadrangulaire et le couloir d’entrée des locaux secrets. C’est là ce que je me dis, en pénétrant dans le laboratoire.

Ici, nous n’avons plus affaire à des brutes. Les employés de la fabrique de poisons sont tous gens intelligents ; des criminels, cela va sans dire, mais choisis parmi l’élite ; hommes dévoyés, dont la science s’est portée vers le mal. Maître Joé me montre, entre autres, un notaire coupable d’innombrables faux, qui s’est maintenant adonné avec passion à la chimie.

Ici, ces travailleurs scélérats ne sont plus désignés par des noms de démons. Ils sont en tout au nombre de vingt-et-un. Le directeur de laboratoire porte le nom de deux des lettres de l’alphabet sacré du Ma gisme : il est le frère Athoïm-Olélath ; ce qui équivaut à « Alpha-Oméga ». Les autres portent les noms des vingt autres lettres du même alphabet ésotérique ; ils sont le frère Beïnthin, le frère Gomor, le frère Dinaïn, le frère Eni, le frère Ur, le frère Zaïn, le frère Hélétha, etc. En d’autres termes, ils n’ont plus de personnalité ; ils sont enregistrés jusqu’à leur mort et ne vivent que sous une lettre-matricule ; à leur décès, on leur trouve un remplaçant, qui est immatriculé sous la lettre du défunt et qui la porte à son tour, au lieu de son nom, au lieu même d’un sobriquet.

Ces toxicologues impersonnels sont, comme les ouvriers des forges et ateliers, assujettis à l’internement dans Gibraltar ; mais leurs cavernes particulières ont des annexes pour le logement, avec tout le confortable moderne. Ils constituent une sorte de communauté de criminels savants, si l’on peut s’exprimer ainsi, une congrégation diabolique à demi-cloîtrée. Tantôt l’un, tantôt l’autre vont se promener en ville, pour se donner l’illusion d’un simulacre de liberté, ou pour acheter des menus objets à leur caprice, des bagatelles, des fantaisies, linge et vêtement. Chacun a sa cellule, chambre coquette, d’un certain luxe, installée de façon à assurer à l’occupant toutes les aises, toutes les commodités.

On comprendra qu’au sujet des produits de ce laboratoire infernal je demeure très réservé. Athoïm-Olélath m’a montré un manuel, dont les formules ne peuvent être reproduites dans un ouvrage s’adressant à la masse du public.

Ah ! les empoisonneurs palladistes n’en sont plus, ainsi que je le disais en commençant ce chapitre, à la Manna di San Nicola di Bari. Ils obtiennent des poisons par des procédés d’une simplicité extrême ; telle chose qui est de l’usage le plus courant, et que je me garderai bien de nommer, mêlée à tel mets pendant sa cuisson, engendre un toxique terrible, qui foudroie la personne ayant absorbé quelques bouchées du plat, et cette personne succombe avec tous les symptômes d’une mort subite naturelle ; le médecin, appelé pour constater et pour faire sa déclaration, constatera et déclarera, par exemple, une hémorrhagie cérébrale, de la meilleure foi du monde : aucun soupçon ne sera possible, attendu que l’assassin, ayant avalé auparavant tel contre-poison du laboratoire palladique, se sera assis à la même table que sa victime et aura mangé du même plat impunément.

Ce que je dis là est uniquement pour donner un aperçu de la science abominable des mystérieux toxicologues de Gibraltar.

Il n’y a pas à en douter, la main de Satan est là, dans ces travaux exécrables, inspirant ces études d’une perversité sans nom. Toutes les découvertes de la vraie science sont examinées, fouillées, puis utilisées pour des recherches et des découvertes nouvelles, dans un but exclusivement criminel.

Souvent même, c’est le laboratoire de Gibraltar qui arrive bon premier dans le concours des chimistes chercheurs, en ce siècle : mais cela, personne ne le sait ; le Palladisme ne proclame pas ses découvertes scientifiques, il les garde pour lui, c’est-à-dire il les réserve pour ses crimes inconnus, défiant toute constatation des causes.

Ainsi, il y a beau temps que la microbiologie n’a plus de secrets pour Athoïm-Olélath et ses sous-ordres. Pasteur isole, étudie, cultive les microbes dans des milieux stérilisés, et, par ce procédé de culture, il a pu atténuer leur action morbide ; c’est ainsi que ce véritable et honnête savant, profondément chrétien, explique son système. Les chimistes du Palladium, eux, font tout le contraire depuis leur installation à Gibraltar : ils cultivent les microbes pour avoir constamment sous la main de quoi répandre à volonté tel ou tel fléau dans telle ou telle contrée, sur un ordre venu de Charleston.

Quand je pris congé de lui, le directeur du laboratoire occultiste m’offrit, comme cadeau que je ne pus refuser, une simple petite fiole, de la contenance de quelques centilitres à peine ; il y avait là-dedans de quoi provoquer, dans une ville de deux millions d’habitants, comme Paris, un choléra plus meurtrier que celui qui a sévi à Hambourg en 1892. De mon bord, j’ai jeté le lendemain la fiole maudite, avec un plomb, au fond de la mer.

Tenez, voici la salle où opèrent les frères Sichen, Caïtha et Rasith. Que voyez-vous ? des cornues, des alambics, des appareils à cristallisation ou à distillation ? Non, rien de tout cela ; mais uniquement des râteliers supportant des milliers et des milliers de tubes, pleins de bouillons de culture microbiens. Sichen, Calïha et Rasith sont les conservateurs de la peste, du choléra et de toutes les épidémies.

Le diable maintenant s’est fait bactériologiste ; quelques études suffisent à ses suppôts pour mener à bien leurs opérations. Grâce à des médecins, indignes et coupables, ses auxiliaires et ses affidés, la Ré-Théurgie Optimate, qui constitue le satanisme maçonnique, fera avaler, quand elle voudra, à ceux et celles qu’une condamnation des chefs occultes aura désignés, des cultures de microbes, pour leur donner la fièvre typhoïde, par exemple, ou toute autre maladie contagieuse ; la secte infernale s’en débarrassera ainsi sans trace et sans que, par conséquent, on puisse l’accuser.

Je dois dire, à la vérité, qu’elle n’est pas encore entrée carrément et d’une façon absolument générale dans cette voie. Oh ! ce qui la retient, détrompez-vous, ce n’est pas la peur du crime, mais la crainte de donner à nombre de ses adeptes, ayant des tendances à exagérer leur zèle diabolique, un trop facile moyen de s’amuser bêtement, si l’on peut dire, et de donner l’éveil par la multiplicité des épidémies qu’elle provoquerait ainsi.

Et puis, il est bon de l’ajouter, elle sait que ce procédé est aléatoire, dans bien des cas particuliers. Les empoisonneurs, dont Gibraltar abrite le repaire, sont loin d’ignorer qu’il ne suffirait pas à un homme d’avaler une culture (même pure) de microbes de telle ou telle maladie, pour la contracter sûrement, et, en tout cas, l’ayant contractée, pour en mourir : ils savent qu’une première atteinte vaccine, donne l’immunité ; on a exceptionnellement deux fois la fièvre typhoïde ou le choléra ; l’homme, dès lors, leur échappe et s’en rit. Il suffit aussi d’un léger degré d’acidité digestive, de quelques gouttes d’acide chlorhydrique dans un verre d’eau, pour annihiler du coup l’action de la culture, la stériliser, la rendre parfaitement inoffensive.

En réalité, la maçonnerie du crime tâtonne encore dans la mise à exécution de ses projets scélérats. Satan a beau, fanfaron infernal, prophétiser dans les triangles, par les esprits qui y apparaissent ou par l’intermédiaire de ses Vocates Élus ; il trompe audacieusement ses fidèles, et ses hésitations dans la voie où il a engagé la toxicologie sectaire le prouvent ; il sait fort bien, au fond, malgré son orgueil de révolté, que l’avenir appartient à Dieu et à Dieu seul.

À ma sortie du laboratoire, je fus accompagné, non seulement par maître Joë, mais aussi par Athoïm-Olélath, personnage indéchiffrable, énigme vivante ; Crocksonn lui-même n’a pas su me dire quelle individualité existe sous ce pseudonyme formé de deux noms de lettres magiques.

L’Athoïm-Oléleth actuel a le type oriental mâtiné d’européen ; il parle toutes les langues ; il est d’une intelligence hors ligne ; il ne sort jamais des cavernes mystérieuses, où il circule dans un accoutrement qui participe à la fois du costume turc et du costume indien ; ses sous-ordres ne l’ont jamais eu parmi eux au réfectoire, et Crocksonn m’a affirmé qu’on n’a jamais vu un servant quelconque lui monter à manger dans son appartement réservé : enfin, toujours jeune, gardant l’apparence du même âge (entre trente et trente-cinq ans), ne vieillissant pas, ne prenant pas une ride, il est là cependant depuis la fondation du laboratoire ; tous passent, sont libérés ou meurent ; lui seul reste, réfractaire aux plus légères maladies. Est-ce un homme ? est-ce un démon ? C’est là un problème qu’il me fut alors impossible de résoudre.


Athoïm-Olélath, dans son officine de bactériologie, au grand laboratoire occultiste de Gibraltar.

Je rencontrai encore le frère Sandeman, entre les mains de qui je fus enchanté de me débarrasser de mon bouquet diabolique. Il en avait reçu un pareil, quelques semaines auparavant, le jour de son arrivée ; il fut on ne peut plus heureux de ce que je lui offris le mien, pour faire pendant. Aujourd’hui, les deux bouquets ornent l’autel du Baphomet, au siège du Suprême Conseil du 33e degré écossais de Londres (salle des initiés sans l’anneau).

En prenant congé d’Athoïm-Olélath, je pensais à mon guide, qui m’attendait dans la première chambre de la grotte et qui devait commencer à se demander s’il aurait à revenir le lendemain pour rechercher mon cadavre ; il y avait, en effet, un peu plus de deux heures que je l’avais quitté, en m’efforçant de le rassurer. Il me paraissait bien difficile d’effectuer mon retour vers lui en moins d’une heure et quart ; car, sauf la station obligatoire à la salle d’honneur, je n’avais pas perdu de temps.

Heureusement, Crocksonn m’avait réservé une surprise, agréable celle-ci. Un ascenseur établit une communication des plus rapides entre la sortie du laboratoire et l’entrée des forges, côté de la salle quadrangulaire ; on n’a donc pas à refaire tout le chemin parcouru depuis la salle d’honneur, située à l’extrémité des ateliers, jusqu’aux officines de toxicologie. L’ascenseur nous descendit à la comptabilité, placée à deux pas des premières forges, sur la gauche ; maître Joë, me disant adieu, me montra tout auprès la plate-forme du couloir d’arrivée.

Un contre-maître me raccompagna, ouvrit la glissante porte de fer, qui est la uniquement pour supprimer le courant d’air, lequel, s’il était permanent, trahirait le secret de l’étroite communication existant entre la Chambre du Milieu et la salle quadrangulaire ; et finalement, je redescendis par l’échelle de corde, que le frère spœléïque retira aussitôt que j’eus mis pied à terre.

En peu de temps, je regagnai la première chambre ; mon bonhomme de guide, en me revoyant vivant, ne pouvait en croire ses yeux.

Le lendemain, à pareille heure, j’étais déjà bien loin de Gibraltar.

Et maintenant, si cette excursion tente quelqu’un de mes lecteurs, il lui sera facile de la faire. Je recommande, avant tout, la prudence : ne pas flâner dans la ville, ne pas s’y faire remarquer ; se mettre immédiatement en rapport avec un guide et demander à visiter les grottes San-Miguel, que tous connaissent ; une fois dans les grottes, bien se conformer à mon itinéraire, qui est d’une exactitude absolue ; se munir d’une canne à rallonge, pourvue d’un crochet, pour faire tomber l’échelle de corde, qui est au bord de la niche, entrée du couloir secret ; éteindre sa torche, quand on sera à la porte de fer, et ne pas la rallumer, bien entendu, une fois la porte refermée ; se glisser lentement et à plat ventre dans le couloir, dès que l’on apercevra le feu des forges ; on pourra arriver ainsi jusqu’à la plate-forme, et de là on distinguera très bien les premiers ateliers et leurs ouvriers au travail ; mais il ne faudra pas songer à aller plus loin, même en étant armé de plusieurs revolvers chargés.

  1. Il m’est impossible, ici, de préciser. Le Rite Spœléïque étant une branche du Palladisme, spéciale à Gibraltar, il n’en existe qu’un rituel unique, manuscrit, entre les mains du chef du laboratoire, le frère Athoïm-Olélath. N’ayant plus rien à faire désormais avec les spœléïques, j’aurais fait naître des soupçons, si j’avais demandé à copier ce rituel volapuk.