Le Diable au XIXe siècle/XVI

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 435-480).

CHAPITRE XVI

Le théâtre de la grande lutte.


Pour expliquer le fonctionnement du Suprême Directoire Dogmatique de la franc-maçonnerie universelle, il était indispensable de raconter l’histoire d’Albert Pike, qui se confond avec celle de cette création. Par contre, il n’est nul besoin de publier des biographies, lorsqu’il s’agit de montrer à l’œuvre le Souverain Directoire Exécutif : ici, les hommes se meuvent, sinon dans une pleine obscurité, du moins dans un certain effacement ; quelques-uns même de ces chefs sont presque inconnus.

Du reste, le fondateur du Souverain Directoire Exécutif, l’homme qui le premier a été le haut collaborateur secret de Pike, n’est plus de ce monde ; Giuseppe Mazzini appartient depuis 1872 au royaume du feu éternel, il n’est pas téméraire de le présumer.

Du temps de Mazzini et quelques années encore après sa mort, la maçonnerie italienne était divisée en plusieurs puissances rivales ; mais ces rivalités de Suprêmes Conseils et de Grands-Orients ne causaient aucun souci au Chef d’Action politique, qui se préoccupait avant tout de la direction générale de la secte, et qui évitait d’entrer dans la bagarre des jalousies de rites et d’obédiences.

Au sein du rite gouverné par le Grand-Orient d’Italie, Mazzini avait distingué un petit juif hargneux et haineux, doué d’une remarquable activité : c’était le F∴ Adriano Lemmi, grand tripoteur d’affaires, alors totalement inconnu ; il n’était même pas encore membre du Conseil de l’Ordre. Mais Mazzini l’avait jugé dans l’accomplissement de quelques secrètes missions de confiance ; il l’appréciait au plus haut point en tant que luciférien enragé : aussi n’hésita-t-il pas à le désigner pour être son successeur au Souverain Directoire de Rome.

De ce choix, il résulta ceci, qui prouve une fois de plus la prééminence du Palladisme ignorée même de la majeure partie des francs-maçons : c’est que, depuis 1872, Lemmi est le vrai grand-maître dans la péninsule italienne et en Europe, supérieur aux chefs des Directoires de Naples, Calcutta, etc., et pourtant, dans son rite même, il passa, durant cinq années, presque inaperçu ; c’est, en effet, seulement en juin 1877 que le banquier israélite de la via Nazionale fut élu membre du Conseil de l’Ordre au Grand-Orient d’Italie.

Lorsque je fis sa connaissance (en mai-juin 1882), il exerçait sans titre officiel les fonctions de grand-maitre-adjoint à ce Grand-Orient ; sa nomination avec ce titre ne fut régularisée et définitivement inscrite qu’à la date du 1er  juin 1883. N’importe, lors de mon premier voyage à Rome, le vrai et seul souverain grand-maître, c’était lui, et le grand-maître titulaire, un parfait gâteux du nom de Giuseppe Petroni, qui avait succédé en 1880 au F∴ Giuseppe Mazzoni (ne pas confondre avec Giuseppe Mazzini) et qui n’avait même pas eu encore les honneurs de la cérémonie d’installation solennelle, était un simple polichinelle dont les ficelles étaient tenues par Lemmi.

Quel type, ce Petroni ! on lui fit attendre sa cérémonie pendant deux ans. Je n’oublierai jamais de ma vie ce personnage grotesque, marmottant des phrases incohérentes qui, de sa lèvre inférieure pendante, tombaient et restaient le plus souvent inachevées. On le montrait à cause de sa grande barbe blanche : il servait aux exhibitions dans les loges italiennes, où on le promenait pour exciter les nouveaux initiés contre la Papauté.

Petroni, c’était un martyr vivant. Il avait bien soixante-dix ans, quand je le vis, et il était dans une complète décrépitude. Les événements de 1870 l’avaient tiré des galères ; car il avait été condamné aux travaux forcés à perpétuité, comme complice d’une série d’assassinats censément politiques. Aussi, son ramollissement était mis sur le compte de la persécution à laquelle il avait été en butte de la part des despotes.

Je dus faire de violents efforts pour ne pas pouffer de rire, un soir, lorsqu’on l’amena à une réunion des grades symboliques. À son entrée, Cresponi secoua sa noire crinière bouclée et mit genou en terre ; Achille Maïocchi, agitant son unique bras au-dessus de la foule, s’écria d’une voix retentissante :

— Salut à toi, noble victime de la tyrannie pontificale ! Salut, grand citoyen ! Nos applaudissements sont pour toi le présage des bénédictions que te réserve la postérité !

Au milieu des bravos de l’assemblée, Petroni répondit :

— Ba… ba… ga… ga… pa… pa…

Et, illico, on l’escamota en le faisant prestement filer par une autre porte.

Tel était le grand-maître titulaire du Grand-Orient d’Italie.

Adriano Lemmi, l’homme qui restait dans la coulisse, le Chef d’Action politique correspondant avec Charleston, est vraiment quelqu’un, lui, bien qu’il n’arrive pas à la cheville de Mazzini ni de Pike. Il est, pour la religion, un adversaire sérieux et de la plus dangereuse espèce.

Ce n’était pas au maçon italien que je me présentai, le jour où je vins frapper à sa porte ; c’était au souverain directeur luciférien, connu comme tel des seuls vrais initiés, que j’avais affaire. J’étais porteur d’un message de Gibraltar. Un signe imperceptible, à l’angle de ma carte de visite, me donna l’introduction immédiate auprès du banquier juif, dans son cabinet de travail, à son domicile.

En entrant, en apercevant Lemmi, je demeurai interdit, stupéfait.

Était-ce bien Adriano Lemmi que j’avais devant moi ?… Et quand il se leva de son fauteuil, me saluant en frère palladiste, je ne pouvais en croire mes yeux…

J’assistais à une résurrection, à laquelle j’étais loin de m’attendre. « Les morts sortent-ils donc de leur tombe ? » me demandais-je. L’homme qui était là, debout, en ma présence, c’était le chef communard de Marseille, fusillé au Pharo vers la fin de 1871, c’était Gaston Crémieux.

La ressemblance était frappante : même tête au profil inoubliable, modelé comme celui d’un fin camée ; même barbe noire, soyeuse, coquettement entretenue ; mêmes dents blanches ; même sourire énigmatique plissant le coin des lèvres ; même front ravagé par le souci, mais relevé résolument avec une crânerie audacieuse ; même regard mobile, mais vif comme un éclair d’acier, brillant au fond de la noire prunelle ; même taille moyenne, plutôt un peu petite ; même expression de physionomie ; même port et même attitude de la personne ; mêmes mouvements saccadés, avec le bras droit ramené en avant dans un geste circulaire. Il est vrai, ce Crémieux-là avait légèrement vieilli ; ce n’était plus le fusillé qui venait de passer ses trente ans, c’était Gaston Crémieux arrivant aux approches de la cinquantaine ; des fils d’argent étaient clairsemés dans sa chevelure et dans sa barbe, mais nulle autre différence ; et celle-là n’en était pas une, puisqu’elle concordait avec l’accumulation des années écoulées depuis le drame du Pharo.

Je ne revenais pas de ma surprise. L’homme parla, pour me souhaiter la bienvenue. Cette fois, j’étais fixé ; le timbre de la voix, un peu sourde, au lieu de vibrer claire ; la parole légèrement melliflue, les intonations fades et quelque peu chantonnantes, me confirmèrent que Gaston Crémieux était décidément mort et enterré. C’était bien Adriano Lemmi qui était devant moi.

Nous causâmes. Je lui donnai des nouvelles de l’Amérique et de l’Asie. En effet, après mon congé qui m’avait permis d’aller à Charleston l’année précédente, j’avais repris mon service à bord du courrier de Chine et effectué deux voyages de Marseille à Shang-Haï ; puis, au second retour, en février, j’avais obtenu un nouveau congé de trois mois et demi, lequel, augmenté de la station réglementaire de vingt-huit jours du paquebot entre son arrivée et son départ, me donnait pleine liberté jusqu’au milieu de juillet. J’en avais profité pour voir mes « illustres frères en Lucifer » à Berlin, Leipzig, Genève, Paris, Londres ; et maintenant, j’étais en Italie, à Rome. Lemmi était enchanté de me voir ; j’étais en mesure de lui parler de nos arrière-loges, de nos triangles, absolument comme si j’avais pratiqué le satanisme toute ma vie.

Il n’avait aucune raison de se méfier de moi ; aussi, dans notre conversation, ne prit-il pas la peine d’employer des phrases à double sens, comme celles dont il se sert habituellement dans ses discours en banquet maçonnique, dans ses circulaires et autres élucubrations publiées par la Revista della Massoneria Italiana, en un mot, dans tous ses « morceaux d’architecture » destinés aux initiés incomplets.

Ce jour-là, au cours de la conversation, nous parlâmes de Victor-Emmanuel, choisi (à son insu, peut-être) par la haute maçonnerie pour être le roi de l’Italie unifiée, c’est-à-dire le roi de la Révolution, l’usurpateur du patrimoine de saint Pierre.

Pourquoi ce choix s’était-il arrêté sur le principicule piémontais ? pourquoi les sociétés secrètes lui avaient-elles livré, l’un après l’autre, tous les états italiens ?

Lemmi m’édifia complètement sur ce point.

Il sortit d’un de ses cartonniers un grand papier représentant un arbre généalogique, celui de la maison de Savoie, et me dit, en me le montrant :

— Victor-Emmanuel était le descendant direct de l’antipape Félix V. Il était donc marqué, désigné ; il était le seul prince italien prédestiné à nos yeux, puisque c’est le sang même d’un antipape qui coulait dans ses veines.

Je regardai ce papier avec curiosité. Lemmi promena son doigt sur l’arbre généalogique ; et rien ne me fut plus facile que de reconstituer ensuite chez moi les explications très précises qu’il me donna.

Je les reproduis ici ; chacun pourra vérifier :

« — La maison de Savoie remonte au saxon Berthold, qui, le premier de la famille, prit le titre de comte (1017). Quatre siècles s’écoulèrent entre cette époque et l’année où le dix-neuvième comte de Savoie, Amédée VIII le Pacifique, se proclame duc (1417). Amédée est donc le fondateur de la dynastie ducale, qui devait ensuite devenir maison royale.

« Le premier duc Amédée de Savoie, né en 1383, reçut la vraie lumière ; car tous les Templiers, nos ancêtres dans la sainte religion du Dieu-Bon, ne furent pas martyrisés, et beaucoup d’entre eux échappèrent à leurs infâmes persécuteurs. Mais, en ces temps atroces du moyen-âge, il fallait tenir la pure doctrine plus secrète que jamais. Le duc Amédée de Savoie était un zélé parmi les plus zélés. Pour offrir lui-même à notre Dieu le grand sacrifice de la vengeance mystique, il prit la grande et noble résolution d’obtenir le sacerdoce ennemi, ce sacerdoce institué en vertu du pacte conclu sur le Thabor entre Adonaï et le traître Jésus, ce sacerdoce qui permet à un homme d’incorporer le Dieu-Mauvais et son Christ dans ce que les sectaires adonaïtes appellent l’eucharistie, ce sacerdoce enfin grâce auquel, avec un peu d’habileté, nous tenons le Principe du Mal à notre discrétion. Amédée de Savoie remit donc le pouvoir à son fils aîné, entra dans les ordres, fut consacré prêtre adonaïte, et devint le célèbre abbé de Ripaille.

« Le prieuré de Ripaille a laissé dans l’histoire un nom impérissable. Le vulgaire croit qu’il s’agit tout uniment d’un monastère où les religieux faisaient joyeuse bombance ; nous laissons subsister cette réputation, attendu qu’une telle renommée nous sert en détournant les soupçons. À Ripaille, en effet, on comprenait la vie comme il faut la comprendre, selon les lois de la nature ; mais aussi, Ripaille était un des sanctuaires secrets de notre Dieu, adoré comme il demande à l’être ; chaque jour, Amédée de Savoie y disait la messe blanche.

« Survint la grande rupture de Bâle ; de nombreux indépendants du sacerdoce adonaïte secouèrent le joug d’Eugène IV, pape de Rome ; le feu de la réforme de Martin Luther couvait déjà sous la cendre. Amédée de Savoie, qui ne fuyait pas les graves responsabilités, se mit à la tête des révoltés de Bâle, fut élu pape réformiste sous le nom de Félix V, et, pour employer l’expression même de nos adversaires, fut le grand anti-pape du schisme d’Occident. La doctrine secrète que professait Amédée de Savoie n’est pas inconnue des hommes noirs du Vatican ; ils savent dans quel sens le culte du monde dit catholique eût été progressivement métamorphosé, si cette courageuse tentative avait remporté le triomphe final ; ils n’ignorent pas quel était le Dieu du grand et saint Amédée. Aussi, par haine de lui, jamais plus un pape de Rome n’a pris le nom de Félix, jamais aucun ne le prendra. Ils le considèrent comme déshonoré pour toujours, à leur point de vue, dans l’histoire du pontificat romain.

« Maintenant suivez l’arbre généalogique de la maison de Savoie, dont le premier duc a été notre grand Amédée.

« Amédée a pour successeur son fils Louis Ier, prince de Piémont, duc de Savoie, née en 1402, mort en 1465. Louis Ier engendre Amédée IX, duc de Savoie (1435-1472), qui engendre : 1° Philibert Ier, duc de Savoie (1465-1482), mort sans postérité, et 2° Charles Ier, duc de Savoie et roi de Chypre (1468-1489), dont le fils Charles II, duc de Savoie (1488-1496), termine la ligne aînée issue de Louis Ier. Mais, au moment où l’enfant Charles II s’éteint, un autre fils de Louis Ier, un petit-fils du grand Amédée l’antipape, vit encore, âgé de 58 ans ; c’est Philippe sans Terre, comte de Baugé, seigneur de Bresse (1438-1497), qui devient le duc de Savoie, Philippe II et est la souche de la ligne cadette. Ses deux fils lui succèdent l’un après l’autre : 1° Philibert II le Beau, comte de Bresse et duc de Savoie (1480-1504), mort sans postérité, et 2° Charles III le Bon duc de Savoie (1486-1553), qui fonda l’ordre militaire de Maurice-et-Lazare, mais dont le long règne fut malheureux ; car c’est du temps de ce prince que les Français s’annexèrent pour la première fois la Savoie, qu’ils occupèrent pendant soixante ans.

« Le fils unique et successeur de Charles III est Emmanuel-Philibert, dit Tête-de-Fer, duc de Savoie (1528-1580), père de Charles-Emmanuel Ier le Grand, son successeur, duc de Savoie (1562-1630), lequel a quatre fils, dont l’aîné, Victor-Amédée Ier, duc de Savoie (1587-1637), règne après lui, et dont le troisième (le second étant mort sans postérité) est le prince de Carignan, Thomas-François, tige de la branche de Savoie-Carignan aujourd’hui régnante à Rome.

« Victor-Amédée Ier a pour successeurs ses deux fils, l’un après l’autre : 1° François-Hyacinthe, duc de Savoie (1632-1638), mort à six ans, et 2° Charles-Emmanuel II, duc de Savoie (1634-1675) fondateur de l’Académie des belles-lettres et de celle des arts, de Turin. Le fils de ce prince, Victor-Amédée II, prince de Piémont, duc de Savoie, roi de Sicile, puis roi de Sardaigne (1666-1732), a pour fils et successeur Charles-Emmanuel III, prince de Piémont, duc de Savoie, roi de Sardaigne (1701-1773). Viennent ensuite, comme princes de Piémont, ducs de Savoie et rois de Sardaigne : Victor-Amédée III (1726-1796), fils du précédent ; Charles-Emmanuel IV (1751-1819), ayant abdiqué en 1802, fils aîné du précédent ; Victor-Emmanuel Ier (1759-1824), ayant abdiqué en 1821, frère du précédent ; et Charles-Felix Ier (1765-1831), frère des deux précédents. Des trois frères, le second seul eut des enfants, qui furent des filles ; et ainsi Charles-Félix est le dernier descendant mâle de la grande branche aînée de la maison de Savoie.

« Jusque-là, depuis le premier duc de Savoie, le vaillant antipape Amédée, vingt princes avaient régné successivement avec ce titre ducal, dont six avaient en en outre la couronne royale de Sardaigne. Maintenant, apparaît la branche cadette de Savoie-Carignan. Thomas-François de Savoie, prince de Carignan (1596-1656), avait en pour fils aîné Emmanuel-Philibert-Amédée, prince de Carignan (1630-1709) ; qui eut pour fils Victor-Amédée, prince de Carignan (1690-1741) ; qui eut pour fils Louis-Victor-Amédée-Joseph, prince de Carignan (1721-1778) ; qui eut pour fils aîné Victor-Amédée, prince de Carignan (1743-1780) ; qui eut pour fils Charles-Emmanuel-Ferdinand, prince de Carignan (1770-1800) ; qui eut pour fils Charles-Albert (1798-1849), d’abord prince de Carignan, puis duc de Savoie, et roi de Sardaigne, à la mort de Charles-Félix (1831) ; lequel roi Charles-Albert est le père de notre cher Victor-Emmanuel II, vingt-deuxième duc de Savoie, roi de Piémont et de Sardaigne, roi de l’Italie unifiée (1820-1878).

« Victor-Emmanuel II, que la maçonnerie a guidé et protégé, que nous avons conduit en vainqueur dans toute l’Italie, et dont nous avons, pour couronnement de notre œuvre, établi définitivement le trône à Rome même sur les ruines du pouvoir temporel des papes, est donc bien vraiment et très réellement le descendant direct, et uniquement par les mâles, du grand Amédée de Savoie, l’antipape, le saint initié »[1].

Nous avons longuement causé en tête à tête, Lemmi et moi, non seulement cette fois-là, mais à plusieurs autres de mes voyages. On était à l’aise, dans son cabinet encombré de bibelots de toutes sortes, choisis avec un caprice de parvenu imprégné de goûts artistiques ; de jolies plantes, entretenues par une main attentive, soigneuse, contribuent encore à égayer cette pièce où ne pénètrent que les intimes. Il y a, en Lemmi, un bohème complété par un raffiné ; le collectionneur de futilités se dénonce dans les moindres riens. Mais, au milieu de cet amoncellement de brimborions et d’objets d’art, l’observateur découvre aussi, fort aisément, par un rapide coup d’œil d’examen, le défaut capital, le vice indéniable, éclatant, du maître du logis. Rien, chez lui, ne sent la chose achetée, acquise des deniers du propriétaire ; c’est brutal. Lemmi est, par excellence, l’homme qui ne paie pas, et qui sait se faire offrir ce qu’il désire. Le plus menu service qu’il rend appelle un cadeau. S’il était d’un autre sexe, le grand-maître italien serait à coup sûr une courtisane, experte en la science des sourires qui rapportent gros. Il a de tout à profusion et ne dépense pas son argent ; son avarice n’a pas les dehors répugnants de l’amasseur de trésors, se privant du nécessaire, vivant dans la crasse, se renfermant pour compter ses écus et les cachant jalousement ; non, c’est un cupide coquet, qui sait extorquer et accumuler, mais qui étale gaiement sa richesse, et dont les griffes rapaces ont des faux airs d’ongles de gandin.

Sa cupidité, universellement connue, lui a joué un vilain tour, au point de vue de la réputation. Il y a deux ou trois ans, le colonel Achille Bizzoni l’accusa publiquement, par la voie de la presse italienne, d’être un simple voleur et d’avoir été condamné à la prison comme tel, à Marseille ; il citait la date de ce jugement infamant, qui, si j’ai bonne mémoire, serait de 1862. Lemmi proteste de toutes ses forces, affirma que le Lemmi condamné pour vol en France ne pouvait être qu’un homonyme, et invoquant un alibi, déclara qu’en 1862 il n’était pas à Marseille ; il envoya, à ce sujet, une circulaire à toutes les loges italiennes. À vrai dire, les raisons que donna Adriano Lemmi pour se disculper ne parurent pas concluantes à tout le monde. On observa que, s’il était visé à tort par la déshonorante divulgation du colonel Bizzoni, il avait le droit de poursuivre celui-ci comme diffamateur et calomniateur devant les tribunaux italiens, et le colonel Bizzoni ne reçut jamais la moindre assignation. Mais, d’autre part, comme je me suis fait une règle d’être impartial avant tout, je dois dire que j’incline peu à croire à cette condamnation, comme s’appliquant réellement au grand-maître Lemmi. Certes, ce ne sont pas les dénégations du personnage qui me touchent. En fait de mensonge, Lemmi a les audaces les plus impudentes, à plus forte raison lorsqu’il est intéressé à nier ; lui qui est un des chefs du Palladisme, il est capable de nier l’existence même du Palladisme, s’il juge utile de mentir sur ce point ainsi que sur tant d’autres. Ce qui me fait croire à un quiproquo, c’est que je connais mon Adriano Lemmi comme peu de personnes au monde le connaissent : ce n’est pas le filou qui se laisse aller à commettre un vol bête, conduisant son auteur en correctionnelle, et, dans l’espèce, il s’agit précisément d’un vol maladroit, stupide ; Lemmi, c’est le vrai juif fin-de-siècle, qui pille ses contemporains en se tenant toujours, avec une habilité merveilleuse, dans les marges du code ; s’il convoite la montre de son voisin, il saura réussir à l’avoir, sans la prendre, sans employer la soustraction grossière. Et lorsqu’il s’aventure sur le chemin qui conduit aux tribunaux de droit commun, s’il a, par exemple, un grand coup à organiser, ce n’est pas comme voleur, mais comme assassin, qu’il opère, et cela encore en s’arrangeant adroitement pour ne pas être compromis. En tout cas, l’incident de la condamnation de 1862 n’a pas été tiré au clair, et il peut l’être. Les dossiers du greffe correctionnel de Marseille n’ont été la proie d’aucun incendie ; une copie du jugement en question peut être obtenue ; le jugement doit porter le nom et les prénoms du condamné, son domicile, sa profession, sa date et son lieu de naissance ; les noms des père et mère sont demandés aussi par le juge d’instruction, pour la formation du casier judiciaire ; avec ces éléments, il sera facile de procéder à une enquête et de savoir si le Lemmi condamné pour vol est bien la même personne que le F∴ Adriano Lemmi, grand-maître italien et chef d’action politique de la franc-maçonnerie universelle.


Pour montrer l’adresse de Lemmi, je dois exposer en quelques lignes comment il sut manœuvrer dans la maçonnerie italienne et arriver à grouper en un seul Grand Orient et Suprême Conseil de Rome toutes les loges et arrière-loges de l’écossisme et celles dites nationales (à l’exception des ateliers misraïmites qui se sont toujours tenus et qui se tiennent à l’écart, ceux-ci sous la direction actuelle du grand-maître Giambattista Pessina, de Naples).

Sans remonter jusqu’à la construction du temple de Salomon, il n’est pas inutile d’exposer la situation des forces maçonniques dans la péninsule, au moins à une période récente ; cette situation a été, du reste, si confusément expliquée, si embrouillée et obscurcie même, par les initiés avec l’anneau, qu’il est bon d’apporter un peu de lumière dans le chaos des renseignements absurdes publiés jusqu’à présent.

Je prendrai l’année 1880, à son début. À cette époque, il y avait, en Italie, quatre hauts pouvoirs de la maçonnerie ordinaire :

Grand Orient d’Italie, ayant siège central à Rome. Rite dit Italien ; loges dites nationales. Cette fédération pratiquait les trois grades symboliques (Apprenti, Compagnon, Maître) ; mais, au sein de la fédération, un certain nombre de membres affiliés au Palladisme étaient seuls reconnus par Charleston, cela secrètement.

Grand-maître (en titre honoraire) : général Garibaldi. Grand-maître (en titre d’exercice) : Giuseppe Mazzoni. Grand-maître adjoint : Giuseppe Petroni. — Bien qu’inspirant souvent les résolutions du dit Grand Orient qui le consultait dans les circonstances importantes, le général Garibaldi s’occupait peu de ce rite, dont il avait seulement la grande maîtrise honoraire. Le vrai chef était Adriano Lemmi, alors simple membre du conseil de l’ordre depuis trois ans.

Suprême Conseil d’Italie, ayant siège central à Turin. Rite Écossais. Cette fédération pratiquait les 33 degrés connus. Ce Suprême Conseil avait lui-même, en tant que corps régulièrement constitué, la correspondance directe avec Charleston ; tous les membres des hauts grades étaient en même temps palladistes.

Souverain commandeur grand-maître (en titre effectif) : docteur Timoteo Riboli. — Dans ce Suprême Conseil, Riboli était le vrai chef.

Auteur Suprême Conseil d’Italie, (dissident), ayant siège central à Rome. Rite Écossais. Cette fédération pratiquait les 33 degrés, comme la précédente ; mais les palladistes y étaient en infime minorité ; aussi, Charleston ne reconnaissait pas officiellement ce groupe de loges et arrière-loges, si important qu’il fût.

Souverain commandeur grand-maître (en titre d’exercice) : Giorgio Tamajo. Lieutenant grand commandeur : Mauro Macchi. Président du Grand Consistoire : Ulisso Bacci. Président de la Grande Loge Symbolique : Bonnicelli. — Ici, le vrai chef était Luigi Castellazzo, un compère de Lemmi : Castellazzo était le grand-maître des triangles palladiques dissimulés au sein de cette fédération.

Notons, en passant, une section sicilienne, établie à Palerme, et dépendant de ce Suprême Conseil ; elle avait pour grand-maître l’avocat Messineo.

Souverain Conseil Général du Rite de Memphis et Misraïm, ayant siège central à Naples. Rite dit oriental, en 92 degrés d’abord, puis en 97, et ayant enfin opéré une nouvelle réforme dont je parlerai plus loin.

Grand-maître général (en titre effectif) du rite, pour tous les pays du globe : général Garibaldi. Souverain grand commandeur, spécial pour l’Italie : Giambattista Pessina. — Ici, le général Garibaldi était le vrai chef ; le rite de Memphis et Misraim était son rite préféré ; de son îlot de Caprera, il inspirait les ateliers misraïmites établis en Italie, en Angleterre, en France, en Égypte et même en Amérique ; il laissait à Pessina le soin des affaires administratives, et s’occupait, lui, de la haute direction et de la correspondance avec Charleston. Garibaldi, qui était avant tout homme d’action et qui avait été, avec Mazzini, le chef des conspirations contre la Papauté, avait une grande confiance en Lemmi ; le sachant à la tête du directoire secret de Rome, il associait sa haine à celle du banquier juif et secondait les manœuvres de celui-ci en mettant à son service toutes les influences personnelles qu’il exerçait.


diplôme de 33e (prince de l’ordre) du rite de memphis et misraïm

Notons, en passant, une section sicilienne ou Grand Consistoire du rite de Memphis, ayant son siège à Catane, avec Francesco Imberti pour grand-maître président.

On le voit, le chef suprême Albert Pike était admirablement servi en Italie. À défaut de Mazzini mort, il avait, pour organiser et stimuler les attaques de la maçonnerie italienne contre l’Église catholique : au premier rang, Garibaldi et Lemmi ; au second rang, Riboli et Castellazzo. Néanmoins, il souhaitait de voir une fusion s’opérer entre le Grand Orient et les deux Suprêmes Conseils rivaux ; ce fut Lemmi qui réalisa son vœu.

En attendant, l’Italie comptait quatre puissances maçonniques en état d’hostilité sourde. Et à ce propos, je ne puis m’empêcher de relever ici une des innombrables erreurs de M. Paul Rosen, écrivant ses livres en initié par trop incomplet. Dans son volume l’Ennemie Sociale (p. 329), cet auteur ne cite et ne connaît, comme puissances maçonniques italiennes de 1877 à 1887, que le Grand Orient de Rome, le Suprême Conseil de Rome et le Suprême Conseil de Turin. Il oublie tout simplement, il ignore le Souverain Conseil Général de Naples, dont Garibaldi était le souverain grand-maître, non pas à titre honorifique, mais bien à titre réel et effectif. Pour un oubli, en voilà un qui peut compter ; et, après une omission de ce calibre, fiez-vous donc aux renseignements d’un 33e reçu avec l’anneau ![2]

De 1872 à 1877, Lemmi était resté totalement dans l’ombre. De 1877 à 1880, il dirigeait effectivement le Grand Orient d’Italie, quoique n’ayant pas le titre officiel de grand-maître ; Giuseppe Mazzoni, le grand-maître en exercice, était, du reste, plus souvent chez lui, a Prato (en Toscane), qu’à Rome ; quant au grand-maître adjoint, Petroni, son degré de ramollissement était tel, qu’il n’y a même pas lieu de tenir compte du personnage, lorsqu’il est question de l’action réelle de la secte ; Lemmi avait alors ses coudées franches, au sein du grand centre romain.

À la mort de Mazzoni (11 mai 1880), dont la succession officielle échut au vieux martyr gâteux, on voit Lemmi sortir peu à peu de l’ombre. Dès le mois de mars 1881, il met en œuvre une commission ayant le mandat d’organiser, pour le second semestre de l’année, un congrès maçonnique dit national, devant se tenir à ; Milan, et dont je parlerai plus loin.

À partir de cette époque, il emploie ses efforts à obtenir la fusion du Suprême Conseil de Rome et du Supréme Conseil de Turin dans le Grand Orient, lequel devait finalement absorber ces deux pouvoirs. Or, à ce moment même, le dit Grand Orient d’Italie n’était officiellement reconnu que par un nombre très restreint de fédérations maçonniques d’Amérique et d’Europe.

Les premiers efforts de Lemmi se portèrent du côté du Suprême Conseil de Rome ; là, il fut secondé en secret par Castellazzo et aussi par le comte Luigi Pianciani, lequel, au courant de 1880, avait succédé à Mauro Macchi comme lieutenant grand commandeur. Mais, pendant longtemps, Giorgio Tamajo, le souverain commandeur grand-maître de ce Suprême Conseil du Rite Écossais, colonel et sénateur, tint bon, ne voulant pas abdiquer ses droits de chef d’un nombre important de loges ; car ces fameux droits lui valaient une bonne petite rente annuelle, sous forme de prélèvements à son profit sur les finances des ateliers de la fédération. Lemmi, qui sait trouver de l’argent pour les autres, quand il ne peut pas faire autrement et surtout quand ce n’est pas sa bourse personnelle qui paie, réalisa, par les fonds disponibles de la caisse du Grand Orient, la somme nécessaire à désintéresser Tamajo ; cette somme fut, du reste, immédiatement remboursée à Lemmi par Charleston. 50,000 francs triomphèrent des dernières résistances du souverain commandeur, et le Suprême Conseil de Rome fusionne avec le Grand Orient d’Italie, le 21 janvier 1885 (date réelle, mais qui n’est pas celle indiquée dans les bulletins destinés aux initiés incomplets, ni dans certains annuaires officiels).

À cette même époque, le ramolli Petroni fut l’objet d’une distinction spéciale. Comme il s’obstinait à vivre, on ne pouvait pas lui décerner les honneurs de la canonisation maçonnique ; et, d’autre part, Lemmi avait maintenant l’ambition d’exercer le pouvoir à titre effectif. On créa donc une dignité nouvelle en faveur de l’ex-galérien : Pétroni fut proclamé très puissant et très sublime prince souverain grand-maître émérite de la Maçonnerie Italienne, et Lemmi, prenant officiellement sa place, fut désigné dès lors, dans les bulletins et annuaires, sous le titre de grand-maître du Grand Orient d’Italie. L’avocat Pirro Aporti devint grand-maître adjoint ; Luigi Castellazzo, grand secrétaire ; et Ulisso Bacci, secrétaire du grand-maître et du conseil de l’ordre.

Il restait à absorber le Suprême Conseil Général de Turin. Quant au Souverain Conseil Général de Naples, il n’y fallait pas songer ; sa situation de grand centre directeur du rite de Memphis et Misraïm pour tous les pays du globe était un obstacle irréductible ; si Pessina, contre une somme quelconque, avait accepté la fusion avec le Grand Orient d’Italie, il eût été aussitôt désavoué par les autres grands-maitres misraïmites de France, d’Égypte, d’Angleterre et d’Amérique, et un nouveau Souverain Sanctuaire de Memphis eût été immédiatement constitué à Naples avec d’autres éléments. Du reste, Albert Pike tenait à ce que le rite tout spécial de Memphis et Misraïm, qui est un des principaux agents du recrutement luciférien direct, demeurât intact.

Le Suprême Conseil de Turin n’était pas commode à amener à composition. Au point de vue des relations extérieures, il avait plus d’autorité que le Suprême Conseil de Rome ; Tamajo n’était qu’un dissident du centre écossais de Turin, tandis que Riboli avait été le premier représentant de la maçonnerie italienne au convent dit universel de l’Écossisme tenu en 1875 à Lausanne. En outre, Riboli gardait rancune à Lemmi d’un fameux tour que celui-ci lui avait joué à l’occasion de ce convent.

Riboli, dès les premières séances, avait pris part au convent de Lausanne comme seul représentant de la maçonnerie italienne (rite écossais). Tout à coup, à sa septième séance, celle du 16 septembre, débarque le F∴ David Lèvi, député au Parlement, bon juif cabaliste, ami de Lemmi et de Tamajo. Le docteur Riboli n’avait aucun motif de se méfier de David Lévi, qui était alors un des gros bonnets de son Suprême Conseil de Turin ; il lui fit donc un excellent accueil, et ce jour-là la maçonnerie italienne fut représentée par eux deux au convent ; ils marchaient si bien d’accord, que Riboli, rappelé par ses affaires en Italie avant la clôture des travaux de l’assemblée souveraine, partit en laissant Lévi pour le remplacer. Mais Lévi, qui était venu en vertu d’un ordre secret de Lemmi, profita de l’absence du docteur pour faire inscrire comme Suprême Conseil faisant partie de la confédération écossaise universelle celui qui était en train de se constituer à Rome sous la bannière de Tamajo et autres dissidents reniant l’autorité de Riboli. Il usa pour cela d’un artifice, auquel les membres du convent se laissèrent prendre. Il se garda bien de dire qu’une dislocation du Suprême Conseil d’Italie s’opérait à ce moment même ; il déclara, comme si c’était une chose parfaitement convenue entre tous les chefs de l’écossisme italien, que, par une décision toute récente, le Suprême Conseil transférait son siège de Turin à Rome ; il eut soin de faire cette déclaration juste au moment où le couvent dressait le tableau des puissances maçonniques écossaises confédérées, et de cette façon ce fut le Suprême Conseil dissident qui fut inscrit par supercherie sur le tableau envoyé par le convent à toutes les loges et arrière-loges écossaises du globe, et non le véritable Suprême Conseil, celui de Turin.

On voit d’ici la grimace qu’esquissa Timoteo Riboli, quand il reçut ce tableau, arrêté à titre définitif par les nombreuses puissances maçonniques représentées au convent de Lausanne ; il faillit en faire une maladie ; mais il se rebiffa cependant, et avec énergie. Après le convent, lequel avait chargé le Suprême Conseil de Suisse des impressions et des communications générales entre les puissances confédérées, Tamajo obtint du dit Suprême Conseil un décret (18 mars 1879) qui maintenait au tableau l’inscription telle qu’elle avait été faite. Riboli eut ainsi à lutter longtemps ; Lemmi soutenait en sous-main le Suprême Conseil de Rome, où son influence s’exerçait par Castellazzo. Néanmoins, Riboli persévéra dans ses revendications. Loin de se soumettre à une décision qu’il savait bien avoir été prise grâce à un subterfuge, il créa des loges et arrière-loges nouvelles en opposition avec le Suprême Conseil de Rome ; telle fut, par exemple, la Loge-Modèle, fondée à Florence par le colonel d’artillerie Eduardo de Bartoloméis, le docteur Teofilo Gay et le professeur Domenico Margiotta. Le sénateur Tamajo, sentant sa situation ébranlée, dut venir en personne à Lausanne, accompagné de Mauro Macchi et d’Antonio de Facci, ses lieutenants, pour s’expliquer ; et finalement gain de cause fut donné à Riboli, par un décret ainsi conçu :


« Le Suprême Conseil de Suisse, pouvoir exécutif de la confédération (écossaise),

« 1° Considérant les observations qui lui ont été présentées par le Suprême Conseil d’Italie, siégeant à Turin ;

« 2° Vu les articles 8,10 et 11 du Traité d’Union ;

« Déclare abrogé le Décret du 18 mars 1879, émanant dudit Suprême Conseil de Suisse, pouvoir exécutif de la confédération des Suprêmes Conseils du Rite Écossais fonctionnant dans les conditions stipulées par le Convent universel de Lausanne, de 1875. »


Donc, Riboli défendit longtemps son Suprême Conseil de Turin contre les projets d’absorption du Grand Orient d’Italie, où, depuis 1885, Tamajo siégea, en vertu de la fusion du 21 janvier, mais en gardant toujours son titre de souverain grand-commandeur ; en d’autres termes, les loges et arrière-loges travaillant sous l’obédience du Suprême Conseil dissident de Rome s’étaient réunies au Grand-Orient, et là Tamajo était censé diriger les hauts grades, avec l’assistance du comte Pianciani, successeur de Mauro Macchi.

Pour venir à bout du docteur Riboli, il fallut que Lemmi appelât à son aide le chef suprême de Charleston ; il lui fit ressortir que lui seul pourrait obliger le Suprême Conseil de Turin à se fondre dans le Grand-Orient et Suprême Conseil de Rome, et que, l’Italie étant le théâtre de la grande lutte, il fallait l’union définitive de tous les adeptes de la maçonnerie ordinaire non secrète, sauf à réserver l’action spéciale des misraïmites s’occupant surtout de maçonnerie hermétique et cabalistique.

Albert Pike intervint alors, en novembre 1886, et le docteur Timoteo Riboli n’eut plus qu’à désarmer et à s’incliner devant l’autorité du Suprême Directoire Dogmatique ; sa démission le privant du droit fructueux de délivrer Patentes, Brefs, Diplômes et Constitutions, on le consola, au surplus, en lui versant une indemnité de 30,000 francs, fournis par la caisse centrale de l’ordre. Dans le bilan annuel de 1887, dressé par le Souverain Directoire Administratif de Berlin, ce versement figure, au budget des dépenses, chapitre des « frais exceptionnels », en un article ainsi libellé : « Suppression du Sup∴ Cons∴ d’Italie siégeant à Turin, indemnité extraordinaire attribuée au F∴ T. R. sur la proposition du F∴ A. L. et approuvée en comité secret du 28 février : 30,000 francs. »

L’arrangement définitif fut coloré de la façon suivante, pour éviter aux initiés incomplets la connaissance de ces tripotages : Adriano Lemmi, déjà grand-maitre au Grand Orient d’Italie, prit en outre le titre de souverain grand commandeur titulaire ; la fusion irrévocable des deux Suprêmes Conseils de Rome et de Turin devint officielle ; Tamajo et Riboli furent transformés en souverains grands commandeurs honoraires ad vitam. Riboli, qui venait de palper les 30,000 francs, mais qui ignorait que, deux ans auparavant, Tamajo en avait reçu 50,000, fit l’homme désintéressé, n’ayant en vue que l’unification de la maçonnerie italienne, et il notifia les faits accomplis à tous les Suprêmes Conseils du globe, en leur adressant une circulaire, reproduisant diverses pièces relatives à cette opération, dont deux signées par Tamajo et lui, et une signée par Lemmi[3]. La plus grande partie des maçons écossais jusqu’alors de l’obédience de Turin, notamment le colonel de Bartoloméis et le docteur Teofilo Gay passèrent avec armes et bagages au Grand-- Orient qu’ils avaient toujours combattu ; quelques-uns, parmi lesquels le professeur Margiotta, au lieu d’aller au centre romain, s’affilièrent au rite de Memphis et Misraïm.

Ainsi fut réalisé le vœu d’Albert Pike. L’Italie étant le théâtre de la grande lutte contre l’Église catholique, il s’agissait de mettre officielle- ment toute la maçonnerie ordinaire italienne dans la main de Lemmi. Il ne suffisait pas que celui-ci fût en secret le Chef d’Action politique pour les vrais initiés ; il fallait lui donner une raison d’agir et de diriger, aux yeux des membres des simples loges, aux yeux des membres des hauts-grades initiés avec l’anneau. En effet, si pour les adeptes incomplètement éclairés Lemmi fût resté un président quelconque de Grand Orient, ils n’eussent pas manqué de le trouver par trop encombrant, dans ses actes directifs ; si d’autres pouvoirs de l’Écossisme italien fussent restés debout en face de lui, on eût pensé forcément, au sein des loges symboliques, qu’il marchait dans les plates-bandes des autres obédiences, qu’il se mêlait de ce qui ne le regardait pas, qu’il donnait à tort des ordres à qui n’avait pas à en recevoir de lui, et la discipline se fût ressentie de cette fausse situation. Il était donc indispensable de lui créer une position prééminente, qui lui permit de se mouvoir à sa guise dans la maçonnerie italienne, sans laisser soupçonner aux initiés incomplets sa véritable et secrète qualité de grand-maître du Souverain Directoire Exécutif universel. Mais aussi, il y avait à ménager Riboli ; il ne fallait pas lui retirer brutalement sa grande commanderie de Turin ; la manœuvre habile consistait à amener la fusion de ce Suprême Conseil par la force des choses. C’est pourquoi, on commença par disloquer le groupe Riboli au moyen du schisme Tamajo ; puis, on mit les deux groupes aux prises, en versant adroitement de l’huile sur le feu de leurs querelles intestines ; enfin, lorsque la rivalité des deux Suprêmes Conseils les eut épuisés l’un et l’autre, on acheta en monnaie sonnante l’abdication des chefs, et on leur fit faire la paix en les flanquant ensemble à la porte, avec un superbe titre honoraire.

Ce curieux aperçu des intrigues de Lemmi n’était pas inutile pour montrer la diplomatie maçonnique du personnage. Notez que, si des francs-maçons italiens me lisent, ils ouvriront dans leur surprise un large bec en apprenant ces choses. Mais, après avoir réfléchi et vérifié l’exactitude de toutes mes indications, ils seront obligés de dire : « Ma foi, c’est vrai ; seulement, le coup a été si habilement exécuté, que nous n’en avions pas eu le moindre soupçon. »

Que dire encore de Lemmi ? faut-il rappeler l’affaire des tabacs ? — C’est archi-connu. Le gouvernement d’Humbert, qui ne vit que par la protection secrète de la franc-maçonnerie (car, si la secte voulait, l’Italie serait bientôt en république), a accordé au Grand Orient, sous le nom de Lemmi, le monopole des tabacs importés d’Amérique. Cet acte d’illégalité et de favoritisme a été dénoncé, le 3 mai 1890, à la tribune du parlement italien, par le député Imbriani, radical, mais indépendant. C’est là l’occasion de jolis bénéfices qui alimentent la caisse de la maçonnerie péninsulaire et aussi la caisse du banquier israélite de la via Nazionale.

Il y a là un échange de bons procédés. La maçonnerie italienne ne tient nullement, pour le quart d’heure, à renverser une monarchie qu’elle a conduite au Quirinal et qui la sert beaucoup mieux qu’une révolution brusque ; car le plan de campagne de la secte a toujours été l’envahissement graduel. Par conséquent, le Grand Orient et Suprême Conseil de Rome contient les républicains impatients. En reconnaissance de cette tolérance protectrice, le descendant d’Amédée l’antipape accorde à Lemmi tout ce qu’il désire ; le Sénat est peuplé de chefs francs-maçons ; les administrations civiles, la magistrature, l’armée même, sont mises à la disposition de la secte, qui en use et glisse partout ses créatures : l’état italien est infesté de maçonnerie. D’autre part, le Grand Orient et Suprême Conseil de Rome est en Italie le foyer de la propagande en faveur de la Triple-Alliance, et sur ce point encore maçonnerie et monarchie usurpatrice sont d’accord.

En Italie, il y a deux éléments (mais ce sont les seuls) partisans de la France ; et ce qui est curieux, ce sont les deux partis extrêmes. Les vrais catholiques, ceux fermement attachés au Saint-Siège, aiment cordialement la France, en qui ils voient malgré tout la fille aînée de l’Église ; ils espèrent en notre pays, dont ils souhaitent le relèvement ; ils applaudissent à toutes les victoires de la religion, chez nous plus encore que partout ailleurs. Tout à l’opposé, ce sont les socialistes révolutionnaires, les égarés turbulents et sauvages, qui s’entêtent à ne voir dans l’histoire de France que l’époque de Marat et le règne éphémère de la Commune ; ceux-ci rêvent de Spartacus et des Gracques ; le partage, le communisme collectiviste, voilà leur utopie, et, antibourgeois plus qu’anticléricaux, ils sont convaincus que la France donnera au monde, ou tout au moins à l’Europe, le triomphe général du prolétariat, supprimant toutes les autres classes ; dans l’Allemagne alliée, ils ne voient que le militarisme qu’ils exècrent ; aussi, très sincèrement, mais à leur point de vue spécial, sont-ils adversaires résolus de la Triplice et partisans enthousiastes de la France, c’est-à-dire de la révolution française.

Ce que j’écris là étonnera, sans doute, grand nombre de mes lecteurs. C’est pourtant l’exacte vérité. Mais qui pourrait se douter de cette situation des esprits en Italie ? Les catholiques français qui vont dans la péninsule ne fréquentent que les catholiques italiens ; ils ne vont pas se perdre dans les bouges de la révolution sociale, cela se conçoit. De même, les Amilcare Cipriani et autres socialistes exaltés, quand ils se rendent en France, ne font pas visite aux évêchés et ne cherchent nullement à se convertir ; c’est dans les pires clubs collectivistes et anarchistes qu’ils ont affaire. Moi, au contraire, poursuivant mon enquête en chrétien observateur et méprisant les dangers, j’ai été partout ; à Rome, j’ai pénétré, non seulement dans les réunions maçonniques lucifériennes, mais même au sein des repaires d’énergumènes révolutionnaires où jamais la police d’Humbert n’a osé s’aventurer ; j’ai mangé, en compagnie des fanatiques d’Alberto Mario, de Cipriani et d’Andréa Costa, les anchois traditionnels, arrosés de vinaigre, servis par des prolétariennes enragées, qui seraient les émules de nos pétroleuses, si la Commune éclatait demain en Italie ; ayant tout vu de près, je sais tout. Et c’est pour cela que je puis dire ce qui se passe, autrement que le premier venu donnant des renseignements à coups de ciseaux à travers des bulletins maçonniques, où les chefs de la secte ne laissent publier que ce qu’ils veulent, où ils se plaisent même à glisser, à côté de quelques vérités sans importance, des faussetés ingénieusement combinées pour dérouter les recherches.

Le Grand Orient d’Italie contient donc, par ses émissaires, les colères grondantes des socialistes contre la monarchie de la maison de Savoie. Lorsque Cipriani se mit en œuvre pour la Ligue Latine, lorsqu’il agita la démocratie italienne contre la Triplice, le grand-maître Adriano Lemmi envoya à toutes les loges maçonniques une circulaire défendant aux affiliés de participer au mouvement francophile ; et à ce propos Lemmi se servait d’insinuations basses et misérables. La main dans la main de Crispi, son collègue 33e et palladiste, il rendait au gouvernement d’Humbert service pour service ; en échange du monopole des tabacs et d’autres actes de favoritisme scandaleux, il poussait autant qu’il le pouvait la bourgeoisie voltairienne et la populace stupide à la haine contre la France ; si bien que l’on a le droit de dire que c’est la maçonnerie de Lemmi qui est la seule fomentatrice de l’inimitié entre les deux nations.


Dans ce chapitre, je me borne à mettre sous les yeux du lecteur la situation de la secte en Italie, qui est le théâtre de la grande lutte. Je suis donc obligé de laisser inachevé le portrait d’Adriano Lemmi. Il me reste à le peindre comme juif cabaliste, comme luciférien pratiquant, et ce n’est pas là son aspect le moins curieux. Mais je suis obligé de m’interrompre, sous peine de négliger d’autres acteurs de la tragi-comédie qui ont joué ou jouent leur rôle dans la guerre, tantôt sourde, tantôt ouverte, contre la Papauté. Que le lecteur se rassure néanmoins ; ce n’est qu’une interruption ; il ne perdra rien pour attendre. Nous retrouverons Lemmi, quand nous aborderons l’étude de la magie divinatoire.

D’abord, je parlerai brièvement des disparus.

Mazzoni, l’avant-dernier grand-maître au Grand Orient d’Italie, était originaire de Prato. Son diplôme portait comme date de naissance : 16 décembre 1808 ; mais il ne faut jamais se fier aveuglément aux dates d’état-civil qui figurent sur les diplômes maçonniques. Ce qui est certain, c’est qu’il mourut dans la même ville, le 11 mai 1880.

Maçon et carbonaro, il fit partie de la Jeune Italie ; Mazzini le comptait au nombre de ses enthousiastes. Dans la vie civile, il était avocat, ayant fait ses études de droit à Pise. D’une hypocrisie achevée, il réussit à se faire nommer ministre de la justice à Florence, lorsque le grand-duc de Florence eut la faiblesse de faire des concessions au parti libéral ; il conspira plus efficacement que jamais contre son prince, et opéra de telle façon que le grand-duc dut abandonner ses états devant la révolution criminelle déchaînée par son ministre infidèle (1848).

Mazzoni se substitue au gouvernement légitime, en formant un triumvirat avec les FF∴ Guerrazzi et Montanelli. Mais le régime révolutionnaire ne dura qu’une année, et Mazzoni, lors de la rentrée du grand-duc dans ses états, quitta l’Italie et se réfugia en France. Il se rendit d’abord à Marseille et s’affilia à une loge de cette ville. Il correspondit toujours avec cette loge, dont j’ai pu consulter les archives, où j’ai vu de nombreuses lettres de lui. Je puis dire ainsi, d’après mes notes, et d’une façon certaine, que ses amis et protecteurs en France furent Lamennais, Proudhon et Hippolyte Carnot, père du président actuel ; il était ami intime de la famille Carnot, au moment où il vivait à Paris en donnant des leçons de langues italienne, latine et grecque.

Au cours de son exil, il accueillit Adriano Lemmi, alors tout jeune, ainsi que le poète Giannone, autre franc-maçon compromis.

Il rentra en Italie vers 1859. N’ayant pas d’autres moyens d’existence que l’exploitation de la politique, il réussit à se faire élire député de Toscane au parlement italien. Un des premiers soins de Mazzini, en établissant à Rome la direction politique de la maçonnerie universelle, après la sacrilège usurpation piémontaise, fut d’instituer Mazzoni grand-maître au Grand Orient d’Otalie. Un des premiers actes du roi Humbert, lorsqu’il succéda à son père Victor-Emmanuel, fut de nommer sénateur le grand-maître Mazzoni. La complicité d’Humbert avec la secte peut-elle être niée ? je le demande après la dénonciation de ce simple fait.

Humbert n’ignorait pas, certes, l’autorité de Mazzoni dans la franc-maçonnerie. Le grotesque moustachu du Quirinal, le valet des loges qui aime tant à rouler des yeux blancs et à prendre des airs de croquemitaine en public, et qui sait bien ne devoir son trône qu’à la tolérance des frères trois-points, est d’une platitude invraisemblable devant les Lemmi et consorts.

C’est Garibaldi, grand-maitre du rite de Memphis et Misraïm, qui lui recommanda le frère Mazzoni :

— Mazzoni est au Grand Orient de Rome ce que je suis au Souverain Sanctuaire de Naples. Votre père, Humbert, m’a donné une pension nationale ; il faut faire quelque chose pour Mazzoni. Vous allez donc le nommer sénateur.

Humbert prit une plume et signa la nomination. Lemmi, ce jour-là, avait accompagné Garibaldi et Mazzoni chez le roi. C’est de Lemmi que je tiens ce détail ; et, en me narrant l’anecdote, il ajoutait d’un air de triomphe :

— Humbert n’a rien à nous refuser.

Longtemps, même après l’usurpation de Rome, la maçonnerie italienne hésitait à avoir dans la Ville Éternelle un temple au grand soleil. Il y avait à craindre une explosion d’indignation de la population romaine, qui, en énorme majorité, est religieuse et fidèle au souvenir des temps prospères du Pontife-Roi bienfaisant. Cependant, les sectaires finirent par se décider ; d’où l’installation du Grand Orient au palais Poli, à la place de ce nom. Mais ferait-on une inauguration solennelle ? C’était un défi, c’était la glorification de Lucifer en face de Dieu, dans la cité sainte.

Mazzoni et Lemmi allèrent au Quirinal et exposèrent à Humbert leurs inquiétudes.

Le roi leur prit les mains :

— Soyez sans crainte, bons et chers amis, fit-il ; ma police vous protégera contre tout désordre de la lie cléricale. Je suis avec vous, vous le savez. Les exigences de ma diplomatie m’obligent à des démonstrations de respect envers Pecci dans mes discours (il riait en disant cela) ; mais vous n’ignorez pas mes vrais sentiments. Allez toujours en avant, et comptez sur moi.

Mazzoni lut alors au roi le discours qu’il devait prononcer à l’inauguration du grand temple maçonnique. Il était question de l’ère de l’énergie dans laquelle il fallait entrer ; les paroles ne suffisaient plus, les actes étaient nécessaires. C’était un speech virulent ; mais la violence du langage ne se traduisait que par des généralités. « Le moment était venu où l’étoile maçonnique devait resplendir dans tout son éclat. » Mazzoni ne sortait pas des plus banales figures de rhétorique.

— Ajoutez donc quelques mots, lui dit Humbert quand il eut fini sa lecture, pour réclamer l’abrogation de la loi des garanties.

L’ex-triumvir de Florence, devenu sénateur du royaume d’Italie, laissa dans la maçonnerie italienne un nom vénéré. Lors de sa mort, une loge fut créée à Naples, sous le vocable : « Loge Giuseppe Mazzoni. »

Une fois trépassé, les frères et amis ne respectèrent pas la paix de sa tombe. Cinq ans après son décès, ils réclamèrent et obtinrent l’exhumation de son cadavre. Il ne leur suffisait pas que son âme brûlât dans le feu éternel ; ils voulurent, en outre, incinérer sa dépouille mortelle. Le rôtissage du squelette eut donc lieu, et ce fut une grande et magnifique crémation. Après quoi, les cendres de Mazzoni furent déposées au Campo-Vérano, où la maçonnerie italienne a construit un monument destiné à recevoir les restes des grands dignitaires de l’ordre.

Relativement à Pétroni, il n’y a pas grand’chose à ajouter à ce que j’ai déjà dit. Il était tellement nul, que j’eusse éveillé des soupçons si j’avais cherché à recueillir des informations sur son compte. Je sais qu’il avait quatre ou cinq ans de moins que Mazzoni ; qu’il était né à Bologne ; que sa famille a donné à l’Église un cardinal, ce qui montre à quel point il était dégénéré ; qu’il s’intitulait avocat, lui, le bafouilleur incapable de dire deux mots ; qu’il fut membre de la loge Roma e Constituente, puis du chapitre rose-croix Perseveranza ; qu’enfin il présida le triangle Universo. Un point, c’est tout.

Cresponi, qui dans les loges fléchissait le genou devant lui, mais qui, entre un verre de Chianti et un morceau de gorgonzola, a toujours son franc-parler, l’appelait : « Le grand-maître Nabuchodonosor. »

Je lui demandai le pourquoi de ce sobriquet.

— Parbleu ! me répondit-il ; Petroni, bête à manger du foin…

Mauro Macchi était un Milanais. Quand il mourut, le 24 décembre 1880, il avait soixante-deux ans. Il avait été séminariste. Il fut recruté par Mazzini vers 1845. Mêlé à des conspirations, il dut quitter la chaire de rhétorique où il professait. Il vint alors dans le Piémont ; mais en 1849, il en fut chassé et se réfugia en Suisse ; de là encore il fut expulsé. Cavour, arrivant au pouvoir, lui rouvrit les portes de l’Italie. En 1861, il fut élu député de Crémone, qu’il représenta à la Chambre, jusqu’en 1879, tout en collaborant à un journal des plus irréligieux, le Libero Pensiero. Mais Humbert se délectait à la lecture de ses articles ; l’hypocrite roi nomma sénateur le lieutenant grand commandeur du Suprême Conseil de Rome.

Pianciani, successeur de Macchi, appartenait à une noble famille des états pontificaux. Ses parents étaient intimement liés aux Mastaï, et lui-même fut un ami d’enfance de Pie IX. Comment dégringola-t-il dans la maçonnerie ? La funeste occasion de cette déchéance est inconnue. J’ai fréquenté Pianciani, et, chaque fois que j’ai abordé la question des premières initiations, il se taisait ou détournait la conversation. Évidemment, il y a là-dessous un mystère.

Quoi qu’il en soit, il ne tarda pas à se brouiller avec ses amis d’enfance. Plus il voyait Jean-Marie Mastaï s’élever dans les honneurs de l’Église, plus la haine de Pianciani grandissait. Cette haine devint forcenée, furieuse, exaspérée, implacable. Il se mêla activement à la révolution romaine, prit part à tous les événements de 1848 et 1849, et, la Papauté ayant finalement repris le dessus, il fut, comme les autres chefs révolutionnaires vaincus et justement punis, classé par les sociétés secrètes au nombre des martyrs. Une auréole luciférienne à Petroni, une auréole semblable à Pianciani, et voilà deux saints de la secte dont les premiers principes sont le crime et la profanation. À ce point de vue, Petroni et Pianciani faisaient bien la paire : la différence entre eux est que le second n’était pas un imbécile ; en revanche, il était un gredin fieffé, un profond scélérat.

Il fallut l’usurpation piémontaise et l’abstention des catholiques dans les votes pour faire de Pianciani un personnage. Il devint maire de Rome, député et vice-président du parlement italien.

Et, à propos de ce triste individu, il est de mon devoir d’apporter quelques rayons de lumière dans un incident anticlérical qui a fait grand bruit, mais qui n’a jamais été, je crois, complètement élucidé pour le public. Je veux parler de l’infect roman qui causa tant de scandale, non seulement en France, mais dans le monde entier ; car la maçonnerie donna le mot d’ordre de répandre partout cette œuvre infâme. Je respecte trop mes lecteurs pour écrire seulement le titre de ce honteux roman, tissu des plus abominables calomnies ; je me contente de dire qu’il s’agit du plus violent outrage qui ait été fait à la mémoire du saint pape Pie IX. On sait que l’un des grands remords de M. Léo Taxil fut de s’être constitué l’éditeur du libelle exécrable ; on sait aussi, aujourd’hui, le nom du journaliste qui l’écrivit, et qui naguère fut contraint d’avouer sa mauvaise action, accompagnant son aveu d’excuses qu’il faut croire sincères. Mais ce que personne ne sait, et, en tout cas, ce qui n’a pas été dit encore, c’est que l’écrivain qui prêta sa plume à cette infamie ne fut, dans l’affaire, qu’un simple scribe et que son rôle se borna à pasticher en français les faux renseignements provenant de Rome même. L’auteur, le véritable auteur, c’était le comte Luigi Pianciani, qui, pour inventer de nouvelles calomnies, quand son imagination perverse était à court, recourait, dans cette infernale besogne, à la collaboration de son digne collègue en maçonnerie, le F∴ Petrucelli della Gatina.

Pianciani a porté, dès cette vie, la peine de ses crimes. Le jour où je le vis pour la première fois, il me fit horreur ; son visage était rongé par une hideuse maladie ; il n’avait plus rien d’humain dans la figure ; il ne parvint jamais à se guérir complètement. La main de Dieu s’est appesantie sur lui et sur les siens. Pianciani, que l’on voyait si souvent à Rome se carrer dans un superbe landau le long du Corso et à la promenade du Pincio, a vu sa fortune s’écrouler tout à coup. Il est mort dans la misère, et tout récemment, sa veuve en était réduite, pour vivre, à vendre des allumettes sur les marches de ce palais de Montecitorio, où l’ennemi acharné de Pie IX trôna si longtemps comme vice-président de la Chambre des députés.

De Tamajo, de Riboli, de Bovio, de Crispi, je n’ai rien à dire ; ce serait faire perdre au lecteur son temps que de lui donner des notes biographiques, si brèves fussent-elles, sur ces chefs francs-maçons dont la vie est plus que suffisamment connue.

Dans un ouvrage comme celui-ci, l’intérêt se porte surtout sur les personnages plus ou moins mystérieux, qui se complaisent à rester dans une pénombre discrète, qui agissent sans trop se montrer au public. De ce nombre est le sculpteur Ettore Ferrari, dont la secte a fait un député. Mais Ferrari, au sein des arrière-loges, est un maçon des plus actifs. Les profanes ne voient en lui que le sculpteur qui a déshonoré le Champ de Flore, à Rome, en y érigeant, comme une sacrilège insolence à l’adresse de la Papauté, sa statue de Giordano Bruno, le moine apostat ; ils ignorent qu’Ettore Ferrari est un des occultistes les plus à la mode dans les assemblées secrètes du luciférianisme italien.

Et Cresponi ? je ne puis manquer de l’esquisser en quelques traits. Lui, c’est l’homme énigmatique par excellence ; il est Sicilien et doit avoir, à cette heure, entre quarante-cinq et cinquante ans. Il porte longue sa noire chevelure abondante et bouclée ; le nez est un vrai promontoire, très effilé. Il n’est pas marié. Grand commis-voyageur du Palladisme, il appartient à la catégorie des sectaires qui font peu parler d’eux, qui se commettent rarement dans les simples loges et se réservent pour les aréopages et les triangles. Il passe sa vie a aller d’un bout de l’Italie à l’autre, visitant tous les centres où se trouvent des arrière-loges. Charleston lui a donné, en outre, pour principal mandat, la surveillance de Lemmi et de Bovio. Une de ses joies est de se transformer, de se déguiser, pour dire le mot, et d’assister à une réunion sans être deviné par personne ; il s’est créé ainsi cinq ou six personnalités très distinctes, pour chacune desquelles il a ses diplômes et tous les papiers nécessaires. Tomaso Cresponi est aussi un occultiste renforcé ; mais il ne se borne pas aux œuvres magiques en société palladiste, avec des collègues : il est un amateur passionné de l’hermétisme, de la cabale, de la nécromancie ; il opère en chambre, et pour lui tout seul. Les lucifériens qui le fréquentent sont au courant de ces habitudes étranges ; il laisse, en effet, échapper des confidences, dans des moments de griserie intellectuelle. Une légende s’est créée autour de lui, dans les triangles romains : d’aucuns le disent évocateur de premier ordre et répètent tout bas qu’il va parfois, la nuit, au Colisée, où devant lui, sans témoins, il fait défiler des légions de fantômes.


Cresponi a su s’entourer d’une légende : d’aucuns le disent évocateur de premier ordre et répètent tout bas qu’il va parfois, la nuit, au Colisée, où devant lui, sans témoins, il fait défiler des légions de fantômes.

Il est, enfin, un personnage qui mérite les honneurs d’une présentation spéciale à mes lecteurs. C’est l’illustre Giambattista Pessina, de Naples. Du reste, il m’a mis lui-même dans l’agréable obligation de consacrer quelques pages à son individu et à son Souverain Sanctuaire de Memphis et Misraïm.

Ceux qui s’imagineraient que Pessina est l’inventeur de la poudre commettraient une monstrueuse erreur ; il y avait beau temps qu’on tirait le canon à l’époque de sa naissance. Pourtant, il n’y a pas lieu de l’assimiler à Petroni. Pessina est tout le contraire d’un génie, et il n’a pas l’ombre d’une chance de passer à la postérité ; mais, néanmoins, il n’est pas dépourvu d’une certaine malice ; il est ce que dans notre style fin-de-siècle, on appelle un « roublard ». Seulement, sa roublardise ne s’applique qu’à la concentration des métaux. Hors de là, il n’est guère malin, le pauvre homme ; ce qui ne l’empêche pas de s’en croire, pourtant. Ainsi, on m’a raconté qu’en donnant ses leçons d’escrime, il ne négligeait jamais l’occasion de s’offrir à ses élèves pour leur apprendre le français ; car il est convaincu qu’il parle notre langue avec une pureté remarquable ; vous allez voir un échantillon de sa science !

Dès l’apparition de cet ouvrage, un lecteur parisien, aimant à rire, peut-être un franc-maçon appartenant à la catégorie des sceptiques, expédia à Pessina les deux premières livraisons, dans le but, sans doute, de provoquer une explosion du sublime hiérophante. Sans attendre la suite de la publication, Pessina prit feu comme une cartouche de dynamite sur laquelle se serait brusquement assis le gros Bruff, et le très illustre et très puissant souverain grand-maître du Rite oriental et primitif de Memphis et Misraïm, c’est-à-dire l’homme qui, sans s’en douter, a fourni à un adversaire investigateur les moyens de pénétrer dans la maçonnerie occulte, s’est empressé d’adresser à mes éditeurs une épître qui est à encadrer. Ces deux premières livraisons, ces seize pages, qu’il avait sous les yeux, ne donnaient connaissance à Pessina que d’une partie des confidences reçues par moi de Carbuccia, et seulement de ce que j’ai cru devoir publier d’abord ; Pessina a donc cru qu’il s’agissait uniquement d’un récit d’une tierce personne, et, par conséquent, qu’il lui serait facile de nier ; tout coupable, même pris en flagrant délit, commence toujours par une négation. Mais, depuis lors, Pessina a reçu connaissance des livraisons qui ont suivi, et il n’a plus bougé. J’ai même tout envoyé au grand chancelier du rite, le capitaine Vincenzo Mineo, demeurant rue Pietrarsa, n° 18, à Portici, près de Naples ; aucun des misraïmites italiens n’a contesté l’exactitude des renseignements jusqu’à présent donnés par moi sur leur rite essentiellement hermétique et cabalistique, et je les mets bien au défi de prouver qu’il y a la moindre erreur sur ceux qu’il me reste encore à donner.

Si Pessina avait été quelque peu malin, s’il avait eu la patience d’attendre la suite de mes révélations, il aurait vu que je n’étais parti en guerre que bien armé de toutes pièces ; il aurait constaté que si ce nom de « docteur Bataille » ne réveille rien dans ses souvenirs, il n’en est pas moins vrai que l’auteur de cet ouvrage connaît sur le bout du doigt tout le misraïmisme, tout l’occultisme et jusqu’aux derniers mystères des triangles palladiques, que nombre de membres de son Suprême Conseil, à lui, Pessina, ne connaissent pas ; il aurait compris, ainsi qu’il le comprend à cette heure, que ce catholique, mieux inspiré que lui, plus habile que lui, et surtout, incontestablement protégé dans son entreprise par une grâce spéciale, parle et écrit en témoin documenté, en homme qui a vu de près ce qu’il raconte et à qui on ne peut opposer que des dénégations vaines.

Cela dit, voici, dans toute sa beauté, la lettre mirifique de Pessina, qui, ne fût-ce que pour s’éviter le ridicule, aurait beaucoup mieux fait de s’exprimer en italien :


Egrèges messieurs Delhomme et Briquet,
éditeurs, rue del’ Abbaye, 13,
Paris.

Pour une étrange combinaison m’est parvenue entre les mains N° 1 et 2 réuni du journal le Diable au xixe siècle, que s’imprime pour vos thipes, et j’ai admiré la pénétration des lâches, masqués sous un faux nom, qu’ont formé le libelle fameux à mon regard. Et je dis libelle fameux, car ils croyant d’être maîtres en calomnie ont devenus des misérables pigmées sans connaissance de quiconque loi maçonnique. Si ça ne fût pas, ou ils eussent fait sottise pour ne se dévoiler pas, ils auraient dû comprendre que mes facultés sont autant limitées, de ne pouvoir pas en aucun moyen accomplir ce que confesse Carbuccia, ni ils auraient signés d’un nom de personne que je ne connais pas.

S’ils se croyent autant à courant des organisations de notre ordre, ils auraient dû savoir que sur moi existe un Conseil Suprême auquel est donné le pouvoir de tout. Donc, le reconte de Carbuccia c’est un libelle.

Mais à part ultérieurs raisonnements, à vous, Messieurs, vous étant prêté d’imprimer sous votre firme des faits injurieux et des calomnies à mon regard, y court l’oblige de me manifester le nom des auteurs, non pour que je leur puisse demander une réparation cavalleresque, car aux calomnieurs et aux anonimes ne se peut concéder l’honneur du traitement que s’agit parmi les geutilhommes, mais seulement pour leur faire faire la personnale connaissance avec le Très Illustre Procureur de la République, qui a des moyens bien soluteurs pour le malheur qui travaille êtres semblables.

En attendant une parole de réponse, me croyez, messieurs les Éditeurs, avec estime distincte.

Très obligé
G.-B. Pessina
Naples, 27 décembre 1892.


Dégagée du charabia pessinesque, cette lettre est précieuse. Le grand hiérophante, n’ayant lu que les seize premières pages de ma publication au moment où il s’est servi de sa bonne plume de Tolède, s’est imaginé que l’ouvrage était dû à une collaboration entre Carbuccia, franc-maçon, et un écrivain quelconque, mais profane, signant du pseudonyme de « docteur Bataille ». Carbuccia n’est pas, comme moi, trempé pour la lutte ; il s’est retiré de la secte, lorsqu’il en a compris le vrai satanisme ; mais, ne voulant pas s’exposer à des vengeances qu’il redoute, il a quitté l’Italie, je l’ai dit (page 21), et même l’Europe ; en un mot, il a fait peau neuve et s’est réfugié dans une lointaine retraite, que mon devoir d’honnête homme me prescrit de n’indiquer à personne. Pessina, qui a constaté la disparition de Carbuccia de Naples, sait bien que celui-ci ne tombera pas dans un piège grossier, tendu sous les apparences d’une controverse quelconque entre le grand hiérophante et lui. Aussi, le très illustre chef misraïmite s’est-il cru bien à l’aise pour opposer d’avance un démenti à tout ce que le docteur Bataille publierait.

Mes lecteurs savent ce que valent les démentis maçonniques. Mais ce qui est mieux, c’est que Pessina, à mille lieues de se douter qu’il avait affaire à un véritable et complet initié ; ayant pénétré même dans le Sanctum Regnum, a apporté, tout en ayant soin de ne parler qu’à mots couverts, une nouvelle preuve de la suprématie du Palladisme. « Au-dessus de moi, dit-il, existe un Conseil Suprême auquel est donné le pouvoir de tout. » Eh ! oui, je le savais, cela, Giambattista, et ta lettre ne n’a rien appris. Je ne t’ai pas donné, mon bonhomme, et je ne te donnerai pas, dans tout le reste de mon ouvrage, plus d’importance que tu n’en as. Toi aussi, tu sers au recrutement des triangles ; mais tu n’en es pas le chef. Ce n’est pas à Naples, ni en Europe, qu’est le Conseil Suprême, auquel tu dois obéissance ; je l’ai fait connaître ce Conseil Suprême, qui se nomme le Sérénissime Grand Collège des Maçons Émérites, et il tient ses séances sous la présidence du souverain pontife de la maçonnerie universelle, à Charleston, siège du Suprême Directoire Dogmatique ; tu vois, mon pauvre ami, que j’en sais aussi long que toi.

Quant aux menaces de procès, on pense combien elles sont peu de nature à m’émouvoir. Pessina peut, quand il le voudra, déposer sa plainte entre les mains du procureur de la République ; il lui est loisible d’assigner le docteur Bataille et ses éditeurs ; l’assignation donnée à l’auteur d’un ouvrage est parfaitement valable, ce nom fût-il un pseudonyme ; et j’affirme à Pessina qu’il aura bien devant lui, à l’audience, l’auteur réel de cette publication. J’ajoute même que Pessina en sera pour ses frais. Cela, je le lui prédis, sans crainte de me tromper ; car je ne l’ai nullement calomnié. Je ne traite Pessina ni de voleur ni d’assassin. Il se peut que le jour vrai sous lequel je le montre ne lui soit pas très agréable ; mais, dans tout ce que je dis et ai à dire sur lui, il n’y a pas, au sens juridique du mot, les éléments d’une diffamation. N’importe, si Pessina a la démangeaison du papier timbré, qu’il ne se gêne pas ; son procès, je le souhaite de tout mon cœur ; ce n’est pas dans l’odieux que sombrera le grand hiérophante, en notre franc et gai Paris. Mais il n’y a pas que l’odieux pour tuer la franc-maçonnerie ; il y a aussi le ridicule qui est terrible, et tu y prêtes, ô Giambattista, à un degré plus haut encore que tous tes grades. Tes amis n’ont garde de te le laisser soupçonner ; moi, je suis sincère, Pessina, et je te le dis. <bowiki/>

Il est un point sur lequel le grand hiérophante fait le modeste. Ce qu’a confessé Carbuccia, insinue le bon apôtre, il n’est nullement en son pouvoir, à lui, Pessina, de l’accomplir par aucun moyen ; ses facultés sont tant limitées !… Une telle déclaration est pour donner à entendre au public qu’il ne se livre pas aux pratiques de l’occultisme.

Ah ! Pessina, mon vieux frère, comme tu aurais été plus habile de laisser, le 27 décembre dernier, ta plume en repos !… Je parlerai de ton occultisme particulier, quand je traiterai la question des talismans diaboliques ; je reproduirai les neuf hiéroglyphes que tu portes toujours sur ta personne et a chacun desquels tu attribués une vertu particulière. Je décrirai ta grande robe de mage, ta mitre égyptienne, ta baguette magique et ta fameuse bouteille (Pessina sans la bouteille ne serait pas complet), que tu déclares t’être indispensable pour évoquer les esprits de Belzebuth, Astaroth et Beffabuc. Je donnerai même le texte de tes principales évocations.

Car Pessina, tout en étant soumis à Albert Pike, lui faisait en catamini une peu loyale concurrence sous le rapport des formules magiques. Pessina a voulu créer une magie, à lui, dont il vend les rituels, entièrement écrits de sa main ; et je vous réponds qu’il y a là des formules qui sont à mourir de rire. Seulement, la magie de Pessina se ressent du peu de science cabalistique de son inventeur ; aussi, le misraïmite qui lui achète ses rituels baroques ne peut s’en servir efficacement, lorsqu’il n’a pas, en outre, la complète initiation luciférienne, la seule permettant de mettre un peu d’ordre dans tout le chaos pessinesque.

Mais le grand hiérophante est convaincu, quand même, de la parfaite efficacité de ses formules ; il les vend consciencieusement, avec l’intime conviction que l’acheteur obtiendra des résultats inouïs. Lui-même, il opère conformément à ses règles. Il a jusqu’à des sirops et des pommades de sa composition, avec lesquels il se parfume selon qu’il évoque tel ou tel esprit. Il avoue, cependant, qu’il ne réussit pas chaque fois ; les esprits ne sont pas toujours bien disposés. Ainsi, par exemple, il n’a pas encore pu passer au travers d’un mur : il a, pourtant, tenté l’expérience dans toutes les conditions requises ; mais le mur, dans lequel il essayait d’entrer, s’est toujours obstiné à rester impénétrable.

Par contre, il a rarement des déboires quand il s’agit pour lui de faire un brin de causette avec Beffabuc ; ce Beffabuc se montre bon diable à son égard et ne tarde jamais de répondre a son appel. Beffabuc lui témoigne une réelle amitié. Il sort de la bouteille magique sous forme de vapeur ; prend bientôt corps, emprunte les traits d’un gracieux sylphe (esprit élémentaire de l’air), et s’assied familièrement sur les genoux de Pessina ; celui-ci l’interroge alors, et l’esprit répond volontiers à ses questions ; après quoi, il rentre dans la bouteille. C’est Pessina qui raconte cela. A-t-il réellement causé avec Beffabuc ? ou bien l’apparition de Beffabuc n’a-t-elle existé que dans son cerveau ? Je n’en sais rien. Ce que j’affirme, c’est que le grand hiérophante vend bel et bien à Naples ses rituels secrets de magie misraïmite, contenant de nombreuses formules d’évocations, qui ne sont ni celles d’Albert Pike, ni celles des Walder, ni celles de Lemmi.

Pessina est un des chefs de rite qui ont été le plus vexée des divulgations de M. Léo Taxil sur la franc-maçonnerie. Cet auteur publia les mots de passe, mots sacrés et autres mots et signes de convention pour chaque grade des différents rites pratiqués en France ; le rite de Memphis et Misraïm est du nombre ; d’où colère bleue du grand hiérophante. Les autres rites se contentèrent de prescrire les mesures d’ordre que j’ai indiquées plus haut ; Pessina, lui, bouleverse tout ce qui sert aux misraïmites à se reconnaître entre eux ; de telle sorte que nombre de ces mots et signes, tels qu’ils sont aujourd’hui en usage dans ce rite, ne signifient plus rien, étant mal orthographiés, et souvent ne se rapportent pas à l’en saignement du grade auquel ils correspondent. Le vieux Ragon, homme méticuleux parmi les plus formalistes, s’arracherait de désespoir les cheveux, s’il était encore de ce monde et s’il voyait à quel point Pessina a estropié les mots sacro-saints[4].

Autre modification à noter, pour le rite de Memphis et Misraïm : il a été l’objet d’une « réforme », c’est-à-dire que les grades avoués ont été réduits à trente-trois, comme au Rite Écossais ; mais cela n’empêche pas les chefs de signer 96e et 97e, tout comme par le passé, et Pessina, en particulier, de délivrer des patentes de grades cabalistiques supérieurs, lorsqu’il pense avoir affaire à quelqu’un de sûr et de mûr pour les triangles de la maçonnerie suprême.

Dans les deux premières livraisons de cet ouvrage, il a été dit, et ce très affirmativement, que Pessina vend ses diplômes à un prix fort au-dessus de la valeur du parchemin employé pour ces certificats d’initiation ; ce qui constitue un réel commerce. Je ne dis pas, remarquez-le bien, que le titulaire du diplôme soit volé ; ce qu’il paie, ce n’est pas le parchemin, c’est la signature du grand hiérophante ; et cela prouve que cette signature a une valeur haut cotée. Mais c’est tout de même un commerce. Un « gentilhomme » aussi « cavalleresque » devrait faire œuvre d’un sublime désintéressement et se borner à réclamer au client le prix du parchemin. Or, le lecteur aura remarqué que notre gentilhomme, dans son épître, n’a rien répondu à ce sujet ; il se borne à décerner l’épithète générale de « calomnieux » à tout l’ensemble de la publication.

Pourtant, Pessina n’avait pas lieu d’être muet à ce sujet ; il lui était facile de répondre qu’il est bien plus généreux que les chefs des autres rites ; car ceux-ci vendent leurs grades horriblement cher. En disant cela, Pessina eût fait une déclaration parfaitement conforme à la vérité, puisque, en somme, son tarif particulier est très abordable, il faut lui rendre cette justice ; grâce à lui, la maçonnerie misraïmite est à la portée, sinon des humbles prolétaires, tout au moins des gens un peu à l’aise, qui veulent s’offrir le luxe d’avoir un haut grade sans être cependant écorchés.

Pessina m’obligeant à mettre les points sur quelques-uns des i qui le concernent, je vais placer sous ses yeux son propre tarif.

Ainsi, chez Pessina, pour parvenir au grade de Maître (3e degré), cela ne coûte que 100 fr. pour les trois grades, tandis qu’en France l’initiation d’Apprenti va toujours, à elle seule, de 120 à 50 fr. Un Maître misraïmite, créé tel dans un atelier français et qui désire être transformé en Rose-Croix authentique (18e degré), n’a que 46 fr. à débourser chez le grand hiérophante, s’il a l’avantage de faire sa connaissance à Naples ; on reconnaîtra que c’est pour rien. Veut-il être initié Kadosch (30e degré) de la main même du dévoué Pessina ? c’est 80 fr. de plus ; n’est-ce point là le triomphe du bon marché en maçonnerie ? Au-dessus, les prix sont un peu plus élevés ; mais que sont les 150 fr. demandés par Pessina pour l’initiation au 33e degré, auprès des 3,000 fr. exigés en Amérique pour l’obtention du même 33e degré dans le Rite Écossais ? Du reste, voici le tarif de l’aimable Pessina ; j’en garantis la rigoureuse exactitude :


Initiation au 1er  degré, Apprenti 
 45 fr.
Passage au 2e degré, Compagnon 
 15 fr.
Passage au 3e degré, Maître 
 40 fr.
Ensemble, pour les 3 grades symboliques :
100 fr.
Augmentation de lumière, ou première distinction accordée au Maître méritant, sous forme de l’initiation au 4e degré, dit Maître Secret 
 5 fr.
5e, 6e, 7e et 8e dégréspour chacun de ces grades : 
 1 fr.
Promotion au 9e degré, Élu des Neuf 
 10 fr.
10e, 11e, 12e, 13e et 14e dégréspour chacun de ces grades : 
 1 fr.
Promotion au 15e degré, Chevalier de l’Épée 
 5 fr.
16e, 17e dégréspour chacun de ces grades : 
 1 fr.
Grande augmentation de lumière, initiation au 18e degré, dit Chevalier Rose-Croix 
 15 fr.
19e, 20e, 21e, 22e, 23e et 24e dégréspour chacun de ces grades : 
 1 fr.
Promotion au 25e degré, Chevalier du Serpent 
 10 fr.
26e, 27e, 28e et 29e dégréspour chacun de ces grades : 
 1 fr.
Honneurs de la grande lumière, donnant le droit définitif d’entrée dans les aréopages, ou initiation au 30e degré, dit Prince du Rite (équivalant au grade de Chevalier Kadosch) 
 60 fr.
Ensemble, pour parvenir de la loge à l’aréopage :
120 fr.
Grades supérieurs du régime officiel
Initiation au 33e degré, Grand Inquisiteur 
 130 fr.
Initiation au 32e degré, Grand Inspecteur Général 
 140 fr.
Initiation au 33e degré, Souverain Prince de l’Ordre 
 150 fr.
Nota : Les diplômes pour constater les initiations sont sur papier ; le prix du diplôme, lorsqu’il est sur parchemin, augmente les droits de 
 5 fr.
On ne peut parvenir à la parfaite lumière qu’en passant par tous les degrés successivement ; en cas de dispense d’initiation aux degrés intermédiaires, les droits sont néanmoins exigibles pour chacun des degrés franchis, conformément aux prix fixés ci-dessus.
    Le prix de chaque Nihil Obstat est de 
 5 fr.


Un dernier mot pour montrer à quel point le grand hiérophante est un homme conciliant. On peut, dans les cas où l’on est reconnu exceptionnellement digne, traiter à forfait. Ainsi, un Maître d’un rite quelconque, qui désire se placer sous l’obédience du Souverain Sanctuaire de Memphis et Misraïm, et qui est jugé suffisamment éclairé pour recevoir d’emblée le 33e degré, n’a à payer à Pessina qu’une somme à débattre, soit 300 fr. d’ordinaire, et 400 fr. au maximum.

Le chef suprême des misraïmites est, on le voit, tout à fait bon enfant. Aussi ses adeptes lui sont-ils très dévoués. Il y a quelque temps, Pessina eut l’idée de publier un journal maçonnique bi-mensuel, les Pyramides de Memphis ; l’abonnement, payable par semestre d’avance, coûtait 8 fr. pour l’Italie, 10 fr. pour les autres états d’Europe, et 12 fr. pour l’Amérique, l’Asie et l’Australie. Le journal, malheureusement, n’eut pas une longue existence ; quand il disparut un beau matin, les abonnés versèrent d’abondantes larmes, mais aucun ne réclama le remboursement des numéros payés d’avance et non servis.

Je n’étonnerai personne en disant que Pessina a des jaloux, peu nombreux, il est vrai. L’un d’entre eux est un autre grand-maître du rite ; c’est le F∴ John Yarker, de Withington, chef du rite en Angleterre. John Yarker, une mauvaise langue, m’a raconté une anecdote curieuse. Lorsque Garibaldi mourut, sa succession comme souverain grand hiérophante, c’est-à-dire maître général du rite pour tous les pays du globe, fut ouverte. En vertu de la constitution misraïmite, le scrutin a lieu à Naples. Pessina, qui gouvernait déjà le rite pour l’Italie, posa sa candidature et fit valoir les avantages de sa situation personnelle. Les grands électeurs envoyèrent leur suffrage sous pli cacheté. Le scrutin fut dépouillé à Naples, avec toute la solennité nécessaire, devant les membres du Suprême Conseil, érigés en contrôleurs pour la circonstance ; le résultat constaté fut que Pessina était unanimement élu souverain grand hiérophante. Or, le grand-maître d’Angleterre, John Yarker, affirma qu’il avait voté pour lui-même. D’où il suit que : ou Yarker est un simple « blagueur », ou bien un esprit (probablement Beffabuc) a opéré une substitution de suffrages pour faire triompher plus sûrement son protégé ; quant à Pessina, il ne saurait être soupçonné d’avoir tripoté les votes, car il ne faut pas oublier qu’il est avant tout un « gentilhomme cavalleresque. »

Le Souverain Sanctuaire du Rite oriental et primitif de Memphis et Misraïm a son siège : vico dei Carbonari, n° 11, à Forcella (faubourg de Naples). C’est là aussi le domicile actuel de Pessina. Le Suprême Conseil pour l’Italie est composé comme suit : Vincenzo Bernabei, avocat, à Naples ; Alfonso Basso, avocat, à Naples ; Rafaële de Lago, avocat, à Naples ; Vincenzo Mineo, capitaine de la réserve, à Portici ; Leopoldo Cesaroni, capitaine de la réserve, à Naples ; David Norfini, capitaine de la réserve, à Naples ; Nicole Landi, major de la réserve, à Naples ; docteur Antonio Ricca, capitaine-médecin de la réserve, à Naples ; Donato Caputo, capitaine d’artillerie, à Naples ; Carlo Farina, employé aux finances, à Naples ; Augusto della Vida, professeur de littérature, à Florence ; Ernesto Assanti, employé, à Florence ; Giuseppe Conti, capitaine de la réserve, à Palerme ; Francesco Pessina, maître d’armes, à Catane ; commandeur Domenico Margiotta, docteur ès-lettres et philosophie, à Palmi ; chevalier Vincenzo Ingoglia, professeur de sciences naturelles, à Castelvetrano ; chevalier Carlo Pessina, sous-directeur de l’École magistrale militaire, à Rome ; Pasquale Melacrino-Tristani, à Reggio-de-Calabre ; Luigi Renault, artiste-peintre, à Livourne ; Salvatore Martorana, employé civil, à Palerme ; chevalier Giuseppe Pessina de Marinis, à Naples.


les francs maçons misraïmites de haute marque
(Souverain Sanctuaire du Rite oriental de Memphis et Misraïm, à Naples.)

N’oublions pas que le grand hiérophante Giambattista Pessina a décerné le titre de grand-maître honoraire du rite et grand protecteur du Souverain Sanctuaire de Naples au sieur Achille Laviarde, se disant Sa Majesté Achille Ier, roi d’Araucanie et de Patagonie, successeur de M. de Tonneins, aventurier et toqué célèbre, dit Orélie-Antoine Ier. En attendant que ses sujets veuillent bien se civiliser et l’inviter à monter sur son trône, dans lequel il n’a jamais eu encore le plaisir de s’asseoir, Achille Ier demeure modestement boulevard Rochechouart, 110, à Paris. Si vous avez la curiosité de voir le monarque araucanien et patagon, voilà l’adresse ; c’est au second au-dessus de l’entresol ; mais ne vous trompez pas de porte, car la porte en face est celle de l’appartement occupé par une demoiselle professeur de danse excentrique pour les habituées du Moulin-Rouge.


En voilà assez sur l’illustre et puissamment grotesque Giambattista Pessina, du moins pour le moment. Il ne faut pas que le plaisir de lui montrer que je le connais mieux qu’il ne me connait, moi, m’entraîne à des digressions ; trop prolongées, elles feraient perdre à cet ouvrage son véritable caractère. Mais il n’était pas inutile de dépeindre un bonhomme si splendidement ridicule, au milieu de tout ce monde mystérieux de conspirateurs et de lucifériens fanatiques. Du reste, il ne faut pas oublier que le grotesque est un des signes du satanisme. Les sectateurs du prince des ténèbres, ayant perdu le sens du vrai et du beau, se vautrent et plaisir dans l’absurde, dans le stupide, dans le laid, dans toutes les hideurs de l’horrible, tantôt effrayant, tantôt grotesque. Ce n’est pas parce que Pessina prête à rire, qu’il cesse d’être un conspirateur et un pratiquant de l’occultisme.

Ici, dans ce chapitre, j’ai conduit le lecteur sur le théâtre de la grande lutte engagée par Satan contre l’Église catholique romaine, et j’ai fait défiler quelques-uns des chefs qui ont joué récemment ou qui jouent encore un rôle militant ;

Dans un autre chapitre, je montrerai l’action engagée. Je ne me contenterai pas, moi, de donner, d’après un bulletin officiel où n’est imprimé que ce que Lemmi veut laisser mettre et ce qu’il arrange à sa guise, les résolutions votées par le congrès maçonnique de Milan (du 28 septembre au 9 octobre 1881) et confirmées par l’Assemblée constituante de l’Écossisme italien, dans sa séance du 2 juin 1882. Je dirai comment, sous quels chefs de groupes, par quels moyens, a été mis à exécution, notamment, l’article 10 des résolutions de la secte, concernant l’organisation spéciale destinée à combattre et à détruire la Papauté et bref délai ; j’expliquerai le fonctionnement et tout le secret mécanisme de cette infernale machine de guerre, qui sape et démolit graduellement le catholicisme en Italie, préparant ainsi l’avènement du jour où Lemmi et ses complices espèrent faire décréter par les pouvoirs publics l’expulsion du Souverain Pontife et des cardinaux hors de la péninsule. Il y a eu des complots ; je les dévoilerai ; quels que soient les coupables, je les nommerai.

Est-ce à dire, pourtant, que tout franc-maçon italien trempe dans le crime, soit qu’il s’agisse d’un assassinat brutal à commettre, soit qu’il s’agisse de se livrer aux œuvres diaboliques du palladisme ?… Non, certes. Il en est qui se tiennent en dehors des intrigues de Lemmi et consorts ; qui, soupçonnent peut-être ou ignorant complètement le fond satanique de la doctrine secrète, restent étrangers aux triangles ; qu’un caractère ardent, exalté même, a conduits à la secte, ou qui, au contraire, d’un tempérament enclin à une bénignité excessive, y sont entrés sans méfiance et n’ont pas l’énergie nécessaire pour secouer le joug. Ceux-là sont égarés dans un milieu, dont forcément ils se retireront un jour ou l’autre, les ardents par un brusque retour à la vérité, les timides par lassitude. Ces maçons, à l’âme honnête, que la corruption de leur entourage n’a point pervertis, ne sont pas nombreux, il est vrai, surtout dans les hauts grades ; mais ils existent.

Je citerai, entre autres : Cavalotti, un très loyal garçon, sincère ami de la France, littérateur éminent, au cœur épris d’idéal ; Bosdari, député d’Ancône, doux comme une fillette ; le poète Margiotta, de Palmi, écrivain distingué, doublé d’un érudit ; le major Gattorno, de Gênes, brave comme l’épée, mais d’un aveuglement déplorable en tout ce qui n’a pas trait à la vulgaire probité. Sur ce point, Gattorno est incapable de la moindre faiblesse ; pour rien au monde, on ne lui aurait fait donner la main à l’infect Bordone, un des gros bonnets de la secte, qu’il traitait carrément, en loge et ailleurs, d’escroc, de voleur, de filou.

Par contre, il convient de signaler une basse classe d’agents maçonniques, absolument méprisables ; ils forment une catégorie d’espions d’un genre à part, d’une espèce à la fois dangereuse et répugnante. Ce sont les pseudo-faux-frères. Leur bande, disséminée dans tous les pays, joue un rôle inavouable, sous les ordres directs du Chef d’Action politique ; car c’est Lemmi qui a imaginé ce mécanisme secret, dont il met en mouvement les divers rouages, assez convenablement graissés par le Souverain Directoire Exécutif de Rome. Et voici comment ils fonctionnent :

L’agent secret de Lemmi, celui qui a été choisi pour la malpropre besogne que je dévoile, est toujours un juif. Pike s’appuyait volontiers sur les protestants ; Lemmi, juif lui-même, leur préfère ses coreligionnaires. Le franc-maçon juif, qui devient le salarié du Directoire Exécutif de Rome, va chez les catholiques et simule une conversion. Naturellement, il trouve bon accueil : un israélite qui demande le baptême, quelle joie pour les croyants et l’âme droite, pour les convaincus enthousiastes ! et si ce juif converti est en même temps un franc-maçon repentant, intarissable en promesses de consacrer désormais, dans sa sphère modeste, sa vie au triomphe de l’Église, l’allégresse est complète, la reconnaissance déborde, c’est à qui tuera le veau gras en l’honneur du converti.

Dès lors, son rôle commence, un rôle à deux fins, ainsi qu’on va voir. D’une part, notre homme réussit à se glisser un peu partout chez les défenseurs de la religion : il recherche les catholiques militants, les présidents et secrétaires de comités et d’œuvres, les principaux rédacteurs des journaux conservateurs, ceux des membres du clergé qui se mêlent personnellement à la lutte contre la secte impie ; il ose même aller chez les évêques ; bref, il se crée le plus de relations possible ; et alors il transmet à Lemmi, régulièrement, les résultats de son espionnage, du moins ceux qui lui paraissent être de nature à intéresser le Chef d’Action politique. D’autre part, il a soin de faire valoir ses connaissances en matière maçonnique ; il sent d’un concours très utile, affirme-t-il ; il peut se procurer encore des documents précieux ; et, en effet, il vend aux catholiques des volumes, annuaires, bulletins, rituels et autres publications qui, pour n’être pas dans le commerce ordinaire, ne sont néanmoins nullement secrètes, puisqu’il suffit, en premier venu, des métaux indiqués au tarif et d’une équerre adroitement tracée sur la poitrine pour se les procurer dans les librairies maçonniques. Il ne manque pas de dire que cela lui coûte très cher.

C’est en se livrant à ce commerce, pour lui fort productif, qu’il entretient la confiance et qu’il étend de jour en jour davantage le réseau de ses opérations. Et ainsi, tout ce que la secte a surtout à cœur de laisser ignorer aux profanes, il contribue à le cacher, précisément en ayant l’air de fournir des renseignements sur tout ce qui touche à la maçonnerie, et, en réalité, en ne parlant jamais que de ce qui se rapporte aux faits déjà avérés et aux institutions non nièce par les chefs.

Jamais le juif faux-converti, à la solde de Lemmi, n’avouera l’existence du Palladisme ni celle des rites féminins.

Sur la question de l’occultisme luciférien : ou il fera l’ignorant, même s’il a reçu l’initiation des hauts grades sans l’anneau, et, s’il voit qu’il a devant lui quelqu’un bien certain du fait, il préférera passer, sur ce point, pour avoir appartenu à la catégorie des nigauds ; ou bien, s’il est doué d’une certaine dose de cynisme, il niera carrément, il prétendra avec hardiesse être au courant de tout et par conséquent être en mesure d’affirmer que la haute maçonnerie satanique n’existe pas, que Mgr Meurin et les autres auteurs antimaçonniques qui ont avant moi soulevé ce coin du voile ont été trompés par de vaines apparences, par de faux bruits. Si on lui parle du Souverain Directoire Dogmatique de Charleston, il brouillera tout à plaisir et le confondra volontairement avec le Suprême Conseil Écossais de cette même ville.

Sur la question des loges androgynes, la réponse du pseudo-faux-frère est à peu près invariable. Selon lui, il y a eu autrefois des sœurs maçonnes ; mais, depuis longtemps, il n’y en a plus. Ou encore, il y en a dans quelques pays, mais non dans le pays au sujet duquel on l’interroge. Sa dernière concession est que, s’il y a des loges de femmes, par impossible, alors ce sont des loges irrégulières, non reconnues par les Grands Orients et les Suprêmes Conseils, et fonctionnant en dehors de la maçonnerie.

En résumé, le pseudo-faux-frère, en feignant d’apporter son concours aux catholiques et en se faisant payer d’eux quelques menus services, fortifie, par son témoignage censément impartial, les négations officielles dont la secte est si prodigue sur certains points ; de cette façon, juif avant tout, il touche de l’argent des deux côtés ; mais c’est aux sectaires qu’il est acquis, et non aux chrétiens, dont il ne parle qu’avec un souverain mépris, hors leur présence.

Ces dangereux agents du grand-maître italien sont plus nombreux qu’on ne suppose, et l’on ne saurait trop s’en défier. Un grave tort de M. Léo Taxil, dont je suis loin de partager certaine manière de voir, a été de ne pas porter ses investigations du côté de la juiverie maçonnique ; il en aurait découvert de belles sur les Lemmi, les Bleichroeder, les Cornélius Herz et autres francs-maçons israélites qui ont su prendre une part importante à la direction de la secte. M. Drumont, lui, a été plus perspicace, et il est probable qu’un pseudo-faux-frère, en qui il aurait bien vite flairé le juif, ne lui en imposerait pas.

Du reste, les agents secrets de Lemmi sont faciles à reconnaître ; dans n’importe quel pays, ils ont, je le répète, un signe distinctif qui les dénonce, pour peu qu’on y prenne garde ou qu’on se renseigne : il n’y en a pas un qui ne soit juif.

Puisque je viens de rappeler le soin que prennent les sectaires de cacher aux profanes l’existence des sœurs maçonnes, je crois opportun de dire, en passant, deux mots de la principale ruse employée par eux pour faire croire qu’il n’y a chez eux que des frères, exclusivement.

La maçonnerie androgyne fonctionne en vertu d’une organisation spéciale, qui peut, sans la moindre difficulté, être tenue secrète pour ceux des frères eux-mêmes auxquels les ateliers d’adoption et autres analogues doivent rester fermés. De temps en temps, donc, on pousse quelques-uns de ces demi-initiés non participants aux mystères d’Isis à déposer une motion tendant à établir des loges de femmes. Les bons jobards ne se font pas répéter l’invite, et c’est des deux mains qu’ils signent, une pétition dans ce sens, adressée au Grand Orient ou au Suprême Conseil. Là-dessus, les chefs du rite insèrent gravement dans le bulletin officiel un décret rejetant la pétition, en s’appuyant sur ce que « la constitution s’oppose à la création de loges féminines régulières ». Et, chaque fois que la question des sœurs maçonnes est soulevée dans la presse profane, vite Grands Orients et Suprêmes Conseils font reproduire par les journaux amis les fameux décrets. Le tour est joué.

En France, on a poussé même la mystification plus loin. En 1882, eut lieu l’extravagante farce que voici : une loge située au Pecq (Seine-et-Oise) donna à Mlle  Maria Deraismes l’initiation d’après le cérémonial du Rite Écossais (masculin) au grade d’Apprenti ; Mlle  Deraismes était donc créée, non pas sœur, mais bien frère ; c’était une innovation audacieuse. Les frères du Pecq, qui ne pratiquaient aucun rite androgyne, avaient voulu simplement faire une sorte de manifestation politique et rendre honneur à la récipiendaire, sans aucune arrière-pensée. Mais l’occasion de faire un éclat à ce propos était trop belle pour que la Grande Loge Symbolique la laissât échapper : elle mit aussitôt en sommeil la loge du Pecq, qui avait, en effet, contrevenu à tous les règlements et usages. Et les malins de s’écrier : « Vous voyez qu’il n’y a pas de femmes dans la franc-maçonnerie ; en voici une, et très respectable, qu’on a essayé de nous glisser ; vlan ! la loge a été fermée ! »

Le plus beau, c’est que, depuis cette aventure, Mlle  Maria Deraismes est convaincue qu’elle est la seule Française de ces temps-ci qui ait reçu l’initiation maçonnique ; on lui a remis le petit tablier de peau blanche des frères Apprentis, et elle ignore que, justement pour cela, c’est elle qui est une maçonne irrégulière, une maçonne non reconnue, et qu’elle ne serait même pas admise comme visiteuse dans les loges féminines d’Espagne, le seul pays où la maçonnerie androgyne ne fasse pas mystère de son existence. La vérité est qu’il y a en France une sœur-frère à tablier blanc de peau, et plus de huit mille sœurs portant tablier de satin orné de broderies symboliques, cordon de soie moirée bleu, ponceau, vert ou rose, suivant les rites, et jarretière de satin avec ces mots brodés ; Silence et Vertu. Et je ne parle pas ici des sœurs des triangles !

Mais, s’il existe une personne du beau sexe qui, tout en étant initiée, ne soit pas néanmoins ce qu’on appelle une sœur-maçonne, d’autre part, il est des lucifériennes en dehors même des triangles ; ce sont des dames ou demoiselles qui honorent Satan à leur manière, qui n’appartiennent pas officiellement à la secte, et qui sont pourtant animées de son esprit. Ces personnes sont, en quelque sorte, des maçonnes dissidentes. Telle, par exemple, madame Boyanowiteh, dite Paule Mink, qui cache si peu ses sentiments, qu’elle a donné à son fils, né à Montpellier, les prénoms de « Lucifer-Blanqui » ; ce qui lui valut une vive discussion avec l’officier de l’état civil, celui-ci refusant d’enregistrer de pareils prénoms. Les Paule Mink ne sont pas l’exception, je vous prie de le croire ; dans mon chapitre sur les lucifériennes dissidentes, j’en montrerai bien d’autres, et j’annonce d’ores et déjà à mes lecteurs des tâtonnements qui iront jusqu’à la plus complète stupéfaction.


En terminant la seconde partie de cet ouvrage, et avant de faire descendre le lecteur dans cette succursale de l’enfer, que j’appelle « la fabrique de crimes », avant de le faire assister aux grandes séances de spiritisme luciférien, avant de montrer et d’expliquer les hystériques et les démoniaques, qu’il ne faut pas confondre, j’ai le devoir de rassurer les catholiques sur les suites de ma campagne.

Ce serait, en effet, une erreur de croire qu’une fois cet ouvrage publié, je considèrerai ma mission comme terminée. Non ! J’ai fait ma profession de foi : je suis surtout homme d’action ; je ne cherche pas le bruit, l’éclat, le tapage ; je veux seulement entraver l’œuvre malsaine de la franc-maçonnerie satanique, lutter contre la secte maudite et pour la sainte cause du seul et vrai Dieu.

Pour continuer ce que j’ai froidement exécuté pendant onze années, mes mesures sont prises. Lemmi et les autres chefs s’en doutent bien ; car, dans tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, ils ont pu reconnaître, eux, des allusions à des faits postérieurs à l’affaire qui m’a valu le retrait de mes titres maçonniques (voir page 157). Et ils se demandent comment j’ai pu assister à telles séances des plus secrètes, après mes difficultés avec les maîtres du Palladium. Je sais que cette situation inquiète tout particulièrement Lemmi. Mais, je l’en préviens bien, il aura beau chercher, il ne trouvera pas.

Je retournerai, quand je le voudrai, dans les triangles, et Cresponi lui-même ne me reconnaîtra pas ; l’étude que j’ai faite de lui m’a profité, à tel point que nous nous sommes déjà rencontrés plusieurs fois, sans qu’il se soit douté qu’il avait devant lui le cher docteur dont il fit la connaissance en octobre 1880, à Calcutta.

Lorsque je fus cité à comparaître devant mes pairs lucifériens, j’avais tout prévu, j’avais paré à tout ; je tenais à ce que mon enquête ne fût interrompue à aucun prix. Et, en effet, je l’ai poursuivie à ma guise, comme je puis la reprendre demain, même après avoir publié cet ouvrage. Envers et malgré tous, en dépit même des agents secrets que Lemmi me lancera dans les jambes (il a déjà commencé), je combattrai la franc-maçonnerie chez elle ; poitrine découverte, mais inconnu.

Il y a un curieux roman d’Ernest Capendu, intitulé : le Capitaine La Chesnaye. Il s’agit de trois frères, qui ont entre eux une ressemblance frappante, mais qui sont d’accord pour ne paraître former qu’une seule individualité ; ce qui déroute tout le monde ; les alibis sont si frappants, qu’on se demande si le capitaine n’a pas le don d’ubiquité.

Eh bien, mon cas est précisément le contraire de celui-ci. Trois personnalités très distinctes sont réunies en un seul et même individu.

Le docteur Bataille, c’est l’écrivain antimaçonnique ; cette signature est un bon nom de guerre ; elle sent le combat. Quant au nom d’état civil, qui est bien celui d’un docteur et d’un marin, — car je suis vraiment l’un et l’autre, — je n’ai fait aucune difficulté de le donner, quand il s’est agi de fournir des preuves de mon existence, aux personnes venant me voir, non par pure curiosité, et me présentant d’autre part certaines garanties. Enfin, il y a la personnalité maçonnique que je m’étais constituée en prévision de l’incident qui, sans cela, eût mis fin à mon enquête.

Tout ce que je puis dire, c’est que ma personnalité maçonnique n’est pas française ; que j’ai joué les chefs palladistes, après quelques années de fréquentation des triangles, exactement comme j’avais joué Pessina à mes débuts ; qu’il n’y a qu’une personne au monde connaissant le secret qui me vaut de pouvoir aller même à Charleston, si je veux, et d’y recevoir tous les honneurs réglementaires ; mais que cette personne ne parlera pas, ne peut pas me trahir ; car je la tiens ; un avis adressé à Lemmi concernant ceci, vaudrait à cette personne une riposte terrible qui la mènerait en cour d’assises et sûrement aux travaux forcés à perpétuité dans son pays.

C’est pourquoi, je suis bien tranquille, et mes lecteurs peuvent l’être.

Tant qu’il le faudra, je serai l’œil qui surveille Caïn.

  1. En un résumé, très simple et très clair, voici donc la ligne de descendance directe et masculine, qui va de l’antipape Amédée de Savoie à l’usurpateur Victor-Emmanuel II : — 1° Amédée l’antipape ; — 2° Louis Ier ; — 3° Philippe sans Terre ; — 4° Charles III le Bon ; — 5° Emmanuel-Philibert, dit Tête de Fer ; — 6° Charles-Emmanuel Ier le Grand ; — 7° Thomas-François de Savoie, premier prince de Carignan ; — 8° Emmanuel-Philibert-Amédée ; — 9° Victor-Amédée ; — 10° Louis-Victor-Amédée-Joseph ; — 11° Victor-Amédée ; — 12° Charles-Emmanuel-Ferdinand ; — 13° le roi Charles-Albert (qui s’appelait aussi Amédée, nom favori de la famille) ; — 14° le roi Victor-Emmanuel II. — Ajoutons : 15° le roi actuel Humbert Ier. — C’est donc à la treizième génération que la descendance de l’antipape s’est emparée, par un vol sacrilège, de la Ville-Sainte et a proclamé l’abolition du royaume temporel de l’Église catholique. — Remarque en passant : lors des fêtes données à Rome, en l’honneur des noces d’argent du roi et de la reine d’Italie et de la visite de l’empereur Guillaume II, l’un des fils d’Humbert, le jeune duc des Abruzzes, chevauchait, au grand défilé solennel du 25 avril (1893), à côté de la voiture où se trouvaient la reine sa mère et l’impératrice d’Allemagne, et le costume qu’avait revêtu le duc était celui d’Amédée VIII ; il représentait, dans le cortège royal, Amédée l’antipape !
  2. Ce pauvre M. Rosen s’est tellement bien laissé mystifier par ses collègues, lorsqu’ils lui ont conféré ce 33e degré comme étant le plus haut grade maçonnique, qu’il a eu l’ingénuité de publier, dans son ouvrage en collaboration intitulé : Cours de Maçonnerie pratique (tome II, pages 42-43), le passage du cérémonial de l’initiation au du 33e degré où le grand-maître donne l’anneau au bon jobard dont on se moque. Il est tout fier d’avoir eu une si belle bague, et il décrit l’incident en termes pompeux.
    « Le Très Puissant Souverain Grand Commandeur, raconte M. Rosen avec une délicieuse naïveté, place une double alliance d’or, de l’épaisseur de deux centimètres, dont l’intérieur porte gravés, sur l’un des cercles, le nom du nouveau Souverain Grand Inspecteur Général (33e degré) et sur l’autre, la devise de l’Ordre : Deu meumque Jus ! autour de l’annulaire gauche du récipiendaire, en lui disant : « Recevez cette alliance comme gage précieux de votre union indissoluble avec l’Ordre, comme emblème de tous et chacun des devoirs importants que vous êtes dorénavant appelé à remplir. Vous ne devez vous en séparer qu’en quittant cette vie mortelle ; car c’est à vie que vous êtes uni à l’Ordre, et c’est pendant toute votre vie que vous lui devez l’accomplissement de tous les devoirs que vous avez volontairement acceptés. »
    M. Rosen, en se laissant enfiler au doigt le fameux anneau et en écoutant la recommandation qui lui était faite de ne jamais s’en séparer, était à mille lieues de se douter qu’il allait porter désormais un signe distinctif dont le plus clair résultat pour lui serait le silence des vrais initiés en sa présence, sans compter les joyeuses moqueries à son adresse, une fois le dos tourné.
    Et cependant, il aurait pu flairer la mystification, s’il avait en soin de lire, en y réfléchissant, le Tuileur des 33 grades écossais qui figure à la fin de la brochure donnant le compte rendu officiel du Convent de Lausanne, en 1875. En effet, à propos des bijoux du 33e degré remis au récipiendaire par le grand maître, lors de l’initiation, il est dit, et ceci est signé par les chefs (à l’avant-dernière page) : « La remise d’une double alliance en or, avec le nom du frère, est FACULTATIVE. » Ce dernier mot ne peut qu’éveiller la défiance de tout récipiendaire bien avisé ; car il doit se dire, en toute logique : « Pourquoi donne-t-on aux uns l’anneau, et aux autres non ? il y a évidemment quelque chose là-dessous. Méfions-nous ! »
  3. Voici les pièces dont il s’agit ; elles ont été publiées dans les bulletins officiels, mais impar- faitement et sans être accompagnées, je n’ai pas besoin de le dire, des explications que je viens de donner :
    I. — PROCLAMATION

    À tous les Suprêmes Conseils du 33e et dernier degré du Rite Écossais Ancien et Accepté, régulièrement constitués et reconnus dans toutes les parties du monde.
    Très puissants, illustres, vénérés et chers frères :
    La complète unification de la Maçonnerie Écossaise pour la juridiction italienne est un fait accompli ; un Suprême Conseil du 33e degré existe en Italie à l’état unique et gouverne de Rome, la capitale de la nation, tous les corps maçonniques et tous les frères de l’ancien et vénéré Rite Écossais.
    Comme nous l’avions annoncé dans notre précédent balustre du 11 décembre 1886, quatorze frères 33e, sept de Turin et sept de Rome, se sont réunis les 27 et 28 du mois de janvier dernier, dans la vallée de l’Arno, à Florence, et ont exercé leur mandat d’élus légitimes et de représentants reconnus, en procédant, avec la régularité la plus grande, aux élections de tous les dignitaires du Suprême Conseil unique des 33e.
    Pour le poste élevé de souverain grand commandeur, les délégués ont porté leurs suffrages sur notre vénéré et très cher Adriano Lemmi, 33e et grand-maître de l’ordre au Grand Orient d’Italie.
    Celui-ci, tout en protestant de sa reconnaissance pour ce grand honneur, a voulu que nous, souverains grands commandeurs ad vitam, prenant acte du vote des délégués, nous lui conférions toute l’autorité pour laquelle ceux-ci l’avaient désigné et dont il était vraiment digne. Et nous, applaudissant à une aussi sage et aussi fraternelle résolution, nous lui avons délégué pour neuf années notre souveraine puissance, que lui, avec le titre de souverain grand commandeur délégué, il a déjà assumée et qu’il exerce en notre nom et par notre mandat.
    Nous vous invitons, en conséquence, très puissants, illustres, vénérés et chers frères, à vouloir bien reconnaître au très puissant frère Adriano Lemmi, 33e, l’autorité que nous lui avons librement déléguée et à lui transmettre désormais vos communications officielles.
    En vous faisant part de ce grand événement, nous vous prions de vouloir bien continuer au Suprême Conseil unique des 33es pour la juridiction italienne votre fraternelle bienveillance et le concours toujours désiré et toujours si précieux de votre solidarité, de vos lumières et de votre amitié.
    Nous nous considérons comme véritablement très heureux d’être parvenus à la satisfaction de nos frères italiens, à réunir en un seul corps la Maçonnerie (écossaise) de notre pays ; rendue ainsi mieux disciplinée et par conséquent plus forte, elle pourra plus efficacement concourir, avec les autres familles-sœurs du monde, à la propagation et à la défense des éternels principes et des vertus élevées de notre sublime Art Royal.
    Veuillez agréer, très puissants, illustres, vénérés et chers frères, nos fervents souhaits de force, de paix et de prospérité, et notre accolade maçonnique la plus affectueuse.
    Donné au siège du Suprême Conseil des 33es, dans la vallée du Tibre, à l’orient de Rome, le 28e jour du 12e mois de l’année de la vraie lumière 0005886 (ère vulgaire : le 28 février 1887).

    Les Souverains Grands Commandeurs ad Vitam :
    Giorgio Tamajo, 33e. — Timoteo Riboli, 33e.
    II. — DÉLÉGATION

    Nous, souverains grands commandeurs ad vitam du Suprême Conseil des 33es (pour la juridiction italienne), heureusement réunis désormais en un corps unique ayant son siège à Rome, capitale de la nation, prenant acte du vote émis par nos représentants légitimes constitués en congrès, les 27 et 28 janvier 1887, à Florence, nous reconnaissons le très puissant frère grand-maître Adriano Lemmi, 33e, comme notre délégué souverain grand commandeur, et, pour une durée de neuf années, nous lui conférons l’autorité la plus ample et la plus illimitée pour représenter et gouverner la Maçonnerie du Rite Écossais Ancien et Accepté en Italie et dans les colonies italiennes. Donné au siège du Suprême Conseil des 33es, dans la vallée du Tibre, à l’orient de Rome, le 10e jour du 12e mois de l’an de la vraie lumière 0005886 (ère vulgaire : le 10 février 1887).

    Les Souverains Grands Commandeurs ad Vitam pour la juridiction italienne :
    Giorgio Tamajo, 33e. — Timoteo Riboli, 33e.
    III. — ACCEPTATION

    Je soussigné, Adriano Lemmi, 33e, grand-maître et président du conseil de l’ordre au Grand Orient d’Italie, vu le vote émis par le congrès de Florence en sa séance du 28 janvier dernier, vu la délégation ci-dessus, émanant des souverains grands commandeurs ad vitam du Suprême Conseil unique des 33e pour la juridiction italienne, m’inspirant avant tout de ma foi profonde en notre Dieu que je prie de m’éclairer chaque jour davantage et de m’accorder les forces nécessaires à l’accomplissement de la mission à moi donnée par la confiance de mes frères, voulant de tout mon cœur conduire la digne Maçonnerie italienne dans les voies qui sont et seront reconnues les plus propices à hâter le succès final de notre lutte pour l’écrasement de l’infâme vicaire terrestre du haïssable ennemi de notre Dieu, j’écris ici, sur ce parchemin consacré selon nos mystères, l’acceptation loyale que voici, sincèrement et sans arrière-pensée aucune, et je la signe de mon sang :
    J’accepte la mission de diriger temporairement les destinées du Rite Écossais en Italie, en qualité de souverain grand commandeur délégué, et je jure de ne jamais faillir à la confiance de mes illustres et très puissants frères 33es, parfaits initiés, régulièrement élus et saintement éclairés.
    Fait et signé, le 12e jour du 12e mois de l’an de la vraie lumière 0005886 (ère vulgaire : 12 février 1887), de l’orient de Rome, dans la vallée du Tibre, sous la voûte céleste, aux 41°54 de latitude et 10°7 de longitude est de son zénith, au siège du Suprême Conseil des souverains grands inspecteurs généraux, chevaliers grands élus grands commandeurs du Saint-Empire, du 33e et dernier degré du Rite Écossais Ancien et Accepté de la Maçonnerie, siégeant à Rome pour la juridiction italienne.

    Le Souverain Grand Commandeur délégué :
    Adriano Lemmi, 33e.

    Personnellement, le docteur Riboli disait dans sa circulaire à tous les Suprêmes Conseils écossais, confédérés ou non :
    « Le grand mérite de l’acte d’union de la Maçonnerie italienne revient à l’illustre frère Adriano Lemmi. En ce qui me concerne, je m’en tenais, comme mon illustre prédécesseur le comte Alexandre de Milbitz, aux résolutions du convent de Lausanne, et je n’aurais jamais consenti à l’union sans la noble intervention du frère Lemmi.
    « D’autre part, l’illustre frère Albert Pike m’a réconforté : et maintenant, je m’en vais content et fier, non sans transmettre, au nom de l’humanité, aux grands dignitaires dés Suprêmes Conseils confédérés et non confédérés, l’expression de mes sentiments de reconnaissance les plus vifs, pour leur fermeté et leurs bons conseils.
    « Notre rite avait besoin, en Italie aussi, de s’élever à la hauteur du Grand Facteur que nous vénérons sous la formule « grand architecte de l’univers », ou Dieu, si on veut l’appeler ainsi, lequel Grand Facteur accomplit comme législateur la rédemption de l’humanité, sans que ni les mensonges ni les exagérations puissent modifier ses principes ni son but final.
    « Afin donc de rassurer tous les Suprêmes Conseils du 33e degré qui sont au monde sur la véritable signification de cet évènement, je porte à leur connaissance la présente déclaration, et je la joins aux documents officiels relatifs à l’union définitive des ateliers de l’écossisme italien. En même temps, je leur renouvelle mes salutations fraternelles.

    « Dr  Timoteo Riboli, 33e
    « Souverain Grand Commandeur ad Vitam. »
  4. Voici le tableau officiel des 33 degrés du Rite de Memphis et Misraïm, tel qu’il est aujourd’hui réformé :
    titres des grades mot de passe mot sacré âge batterie
    1er  Apprenti Tubalchaïn 3 ans 000
    2e Compagnon Scibalet 5 ans 00000
    3e Maitre Giblin 7 ans et plus 000-000-000
    4e Maître Secret Jod-Adonaï-Jrach 8 ans 000000-0
    5e Maître Parfait Acacia Jeo-vach 8 ans 0000
    6e Maître Intime Joaben-Zerbel J-vach 8 ans 00000000-0 (répété 3 fois)
    7e Maître Intendant Tito Ja-chinaï 8 ans 00000
    8e Maître Prévôt Jachinaï Ju-da 27 ans 000-00
    9e Élu des Neuf Baïool-cool Nechac-Necham 8 ans et 1 00000000-0
    10e Élu des Quinze Zerbal Beni-ach 10 ans finis 00000-00000-00000
    11e Élu de l’Inconnu Stolchin Abi-ram 0000000-0-00
    12e Élu Parfait Moabon Oco-li 00-0
    13e Élu de l’Arche Sacrée Gabaon Sciba-let 00-000-000-00-00-0
    14e Élu de la Voûte Sacrée Benmachech Arda-rel 49 ans 00-000-0000
    15e Chevalier de l’Épée Libertas Juda-beniamin 70 ans 00-0 (répété encore 5 f)
    16e Chevalier d’orient Elai Ga-barim Israël ! Israël ! (Acclam).
    17e Chevalier du Tabernacle Adar Earim 00000 (répété encore 4 f)
    18e Chevalier Rose-Croix Emanuel-Zorobahel I∴N∴R∴I∴ 33 ans 000000-0
    19e Sage Philosophe Abadon Zabulon
    20e Sage Persan Nimachimiach Ra—zach 00
    21e Sage Noachite Adonaï Sti-bium 0000000
    22e Sage du Liban Jeovach J-ram 000-000-0
    23e Sage du Temple Jeléon Alsim-fas 00000
    24e Sage de la Lumière Jeovach Me-caton 00-0000-00-0
    25e Chevalier du Serpent Antiochia Arbas-Falamas 000-0
    26e Cheva1ier du Delta Sacré Arbas Mi-imo 31 ans 00-0-00-0-00-00
    27e Chevalier du Feu Sacré Razach Stol-chin 0-00
    28e Chevalier du Soleil Stibium Adonaï-Abrach 000000000
    29e Chev. de la Propagande Adriel Moriach 000000000
    30e Prince du Rite, équivalant au Chevalier Kadosch Nekam-Menachen Nekam-Adonaï-Parascool Je ne compte plus les ans 000-0-0
    31e Grand Inquisiteur Gibor Zao-Belbac 0-0-0
    32e Grand Inspect. Général Adir-Adiram Uriel-Jeovach 0-00-00
    33e Souver. Pr. de l’Ordre Isis-Osiris Zao-Gibor 30 ans 000