Le Diable au XIXe siècle/VIII

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 131-141).

CHAPITRE VIII

Au sanctuaire de la Rose-Croix.




Le troisième temple est consacré à Eva, mère du genre humain, maçonniquement canonisée par les Ré-Théurgistes Optimates, quasi-déifiée en quelque sorte. Ce temple a un nom cabalistique ; on le nomme « le Sanctuaire Tiphereth », attendu que Tiphereth, dans le jargon secret des hauts grades palladiques, signifie la beauté, « le principe médiateur entre le créateur et la création. »

Ici, je me trouve arrêté ; car je ne puis, par respect pour le lecteur, donner des explications, ni continuer des descriptions ; le latin même ne saurait être employé. Je me bornerai à dire que la cérémonie consista en un dialogue mimé entre le grand-maître officiant et la dévadase Saoundiroun ; l’assemblée assista à cette pantomime réaliste et satanique, comme à un spectacle ; la séance, au surplus, fut lit de courte durée.

C’est au quatrième temple, dit « Sanctuaire de la Rose-Croix », que m’attendaient les plus vives surprises de cette soirée luciférieinne.

Il n’y a, dans cette salle, aucun autel à l’orient, mais un sépulcre ou vert, d’où sortent des flammes bleuâtres. Derrière ce sépulcre, s’élève, adossée à la muraille du fond, une croix de trois mètres et demi de hauteur sur deux mètres de largeur, dont l’arbre vertical est d’une blancheur de neige, traversant la planche horizontale qui est noire et d’un plan légèrement incliné ; un peu au-dessous du point où l’arbre blanc traverse la planche noire, s’étale une colossale rose rouge, épanouie, dont la tige descend en serpentant jusque dans le sépulcre ouvert, où elle semble avoir sa racine. Le montant perpendiculaire de cette croix est appelé « arbre du Milieu » et symbolise la vie, tandis que la planche horizontale symbolise la mort ; quant au sens emblématique de la rose épanouie, il est impossible, par décence, de l’indiquer. L’arbre du Milieu est surmonté d’une couronne de fer à onze pointes. Enfin, au-dessus de la croix, un immense soleil rayonnant est appliqué à la muraille ; ce soleil et ses rayons sont en or massif ; au centre, en relief et en argent, se détache une tête de jeune homme de vingt ans, aux longs cheveux éparpillés. Les murs de la salle sont recouverts de tentures de velours noir, ornées, en broderie d’argent, de têtes de mort au-dessus de tibias entrecroisés. Le sanctuaire est éclairé par des lampes à onze branches.

Au centre du temple, on remarque, dès qu’on entre, une table ronde, vaste plate-forme en un seul bloc de granit rose, supportée par des pieds également en blocs de granit, lesquels sont au nombre de cinq, largement espacés ; c’est sur cette plate-forme qu’en présence de l’assemblée une des dévadasis lucifériennes opère sa disparition instantanée, et la table est ainsi élevée à un peu plus d’un mètre au-dessus du sol pour être la preuve qu’il n’y a aucune supercherie.

Dès que nous pénétrâmes dans le sanctuaire, le frère Hobbs me mit au courant de ce qui allait se passer.

— Vous serez témoin des merveilles surnaturelles du Palladisme, me dit-il, et vous constaterez ainsi la puissance de notre Dieu et de ses esprits. Vous allez voir disparaître devant vous, par évaporation, un être vivant. Puis, vous assisterez à la momification d’un autre être vivant, qui deviendra cadavre sans mourir, c’est-à-dire qui se transformera sous vos yeux en momie, et que nous emmurerons, pour le laisser privé de vie jusqu’au jour fixé par nos rites, pour sa résurrection, soit au bout de cinq, six, huit, dix mois, et même une ou plusieurs années.

En ce qui concerne ces deux manifestations du surnaturel, auxquelles il me fut donné ce jour-là d’assister, j’avoue que je ne crois pas avoir été victime d’une illusion ; c’est vraiment quelque chose d’absolument renversant que j’ai vu là, vu de mes yeux d’homme averti, prévenu, en pleine possession de toutes mes facultés.

Pour la disparition instantanée de la dévadase, j’en fus tellement stupéfié, que le lendemain, ayant eu l’occasion de revoir Walder, je ne pus résister au désir de lui en reparler.

— Cette opération n’est qu’un jeu pour nous, me répondit-il. Si vous venez à Charleston, vous verrez bien autre chose : ma fille, elle, se transforme à volonté en corps fluidique et passe, comme un courant d’électricité, au travers d’une muraille d’un mètre et demi d’épaisseur, laquelle est revêtue, de part et d’autre, d’un blindage d’acier.

Lorsque je me rendis plus tard à Charleston, Sophie Walder avait quitté l’Amérique ; mais je l’ai retrouvée ensuite en Europe, et je lui ai vu, en effet, exécuter cet exercice diabolique, qui déconcerte le raisonnement. J’en parlerai, du reste, avec amples détails, quand j’en serai au chapitre consacré à la fille de l’ex-pasteur.

Relativement au phénomène de la momification d’un individu, ce n’est pas, à proprement parler, une nouveauté ; il s’agit là de ce qu’on appelle « l’abiose », c’est-à-dire privation de la vie ; c’est bien en présence de témoins que le personnage opérant ce maléfice se transforme en momie, et l’on suit de visu toutes les phases de la métamorphose. La science a été saisie déjà de ce fait inouï, extraordinaire, bouleversant toutes les lois de la nature ; l’abiose reste, est restée et restera longtemps encore, sinon toujours, dans le domaine du merveilleux infernal.

Je reprends mon récit. À peine le frère Hobbs venait-il de me prévenir, que deux hommes apportèrent au grand-maître officiant un énorme livre, le Veda Palladique, et ils le tinrent ouvert devant lui.

Le grand-maître se mit à lire à haute voix, scandant d’abord lentement les mots inintelligibles qu’il prononçait, puis précipitant le débit. À mesure qu’il parlait, et par un singulier effet d’acoustique, l’air du temple, la plate-forme de granit, la salle elle-même se mirent à vibrer comme à l’unisson, en un grand brouhaha, en une note solennelle, grave et sonore à la fois ; on eût dit une clameur profonde qui sortait de la pierre. Il continua ainsi jusqu’à ce que le temple trembla sur ses fondements.

Par quel prestige cela est-il possible ? par quel artifice de construction tout un monument solidement édifié peut-il arriver à vibrer et à trembler par des répercussions de sons transmis par la voix d’un homme seul et singulièrement amplifiées ? Voilà ce que je n’ai pu m’expliquer ; je suis réduit à la simple constatation.

Après cela, il s’arrêta et versa, dans le sépulcre ouvert et vomissant des flammes, de l’assa-fœtida, encens diabolique ; il passa trois fois devant le sépulcre, en marmottant des paroles aussi inintelligibles que les précédentes, mais parmi lesquelles les monosyllabes pax, max, fax revenaient à chaque instant, et qui se terminèrent par une série de mots orduriers qu’on ne peut retranscrire.

J’abrège. Tout-à-coup, l’officiant s’écria :

— Lucifer, selon nos rites, nous allons t’envoyer deux êtres, une femme et un homme, pour t’apporter, jusqu’aux pieds de ta divinité, nos souhaits et nos vœux… Que l’on introduise les dévadasis, et qu’elles accomplissent leur œuvre !

Les portes du sanctuaire s’ouvrirent ; sept dévadasis, parmi lesquelles Saoundiroun, parurent.

Nous nous écartâmes pour leur livrer passage. En un clin d’œil, elles grimpèrent sur la plate-forme, et les six nouvelles se rangèrent en cercle autour de Saoundiroun, la laissant isolée au milieu.

Le grand-maître entonna aussitôt une sorte de cantique lugubre, frappant alternativement et à contre-temps dans ses mains, pendant qu’il marquait aussi la mesure par un-deux-trois avec les pieds. Les frères placés à l’orient l’imitèrent bientôt ainsi que les dévadasis, qui en même temps tournaient autour de Saoundiroun, se tenant par les mains, les doigts crochus dans les doigts crochus ; puis, à son tour, Saoundiroun se mit à tourner sur elle-même.

Cet ensemble formait une cadence bizarre, une musique étrange à entendre, dans le grand vide du temple où elle résonnait haut.

Alors, le grand-maître accentua la mesure par intervalles ; et, à chaque renforcement de la voix, espaçant la musique comme en une série de couplets séparés seulement les uns des autres par des tous plus bas, les danseuses rétrécissaient leur cercle autour de Saoundiroun, l’enserrant de façon à ne plus former qu’un bloc, qu’une masse vivante qui tournoyait.

Il s’agissait de ne point perdre de vue les dévadasis. Le frère Hobbs venait de me souffler à l’oreille que Saoundiroun, la danseuse du milieu, au moment où elle s’arrêterait net, disparaîtrait instantanément.


Il s’agissait de ne point perdre de vue les dévadasis. Le frère Hobbs venait de me souffler à l’oreille que Saoundiroun, la danseuse du milieu, au moment où elle s’arrêterait net, disparaîtrait instantanément.

Le grand-maître, cependant, et ses acolytes de l’orient, chantaient plus fort, trépignant, eux aussi, tournant sur place, comme pris de vertige, de folie. Maintenant, ils criaient, en notes aiguës, stridentes, et les danseuses se serraient encore davantage, se tenant non plus par les mains, mais à la taille, s’enlaçant, tandis que Saoundiroun commençait à hurler d’une voix lamentable, qui donnait le frisson. Soudain, on l’entendit pousser un cri plus violent, comme celui de quelqu’un qui serait sur le point d’être étranglé ; puis, un râle étouffé lui succéda ; puis, encore un cri, sec, bref, terriblement perçant ; et la jeune fille s’arrêta net. Ses six compagnes, au même instant, venaient de s’écarter, et elles laissaient vide le milieu, le centre de la plate-forme, où Saoundiroun n’était plus.

Disparue, évaporée !… Cela tenait du prodige.

J’écarquillais mes yeux. Rien n’avait bougé dans le temple, où les lampes à onze branches éclairaient jusqu’aux recoins ; pas une ombre n’avait été aperçue se faufilant ni dans le sol ni dans l’air… En tout cas, s’il y avait eu jonglerie, elle avait été merveilleusement exécutée… Mais jonglerie pourquoi ? me demandai-je, pour tromper qui ?… Ces gens-là se croyaient évidemment entre frères du même culte luciférien… Alors ?…

— Saoundiroun, notre sœur, fit le grand-maître dans un profond silence, est allée à celui que nous adorons. Gloire à lui !

Gloria in excelsis Deo ! répondit l’assemblée.

— À nous, maintenant, mes frères ! continua l’officiant. Où est le saint que nous attendons ?

Trois coups vigoureux ébranlèrent les portes du temple.

— Me voici ! clama une voix.

Les portes s’ouvrirent de nouveau, et je vis s’avancer l’homme qui s’était ainsi annoncé.

C’était un fakir. Familiarisé à présent, je le reconnus au premier coup d’œil. Grand et démesurément maigre, la tête entièrement chauve, avec une longue barbe blanche pointue qui lui descendait jusque sur la poitrine, il marchait d’un pas lent et en pirouettant sur lui-même, les bras étendus, en un rythme balancé.

Tout de suite, ses mains me frappèrent, en forme de griffe encore. J’en savais assez ; mais à quel sortilège allais-je donc assister ?…

Je voyais très bien, alternativement, passer, disparaître, repasser, sa figure extatique, dont les yeux étincelaient d’un feu sombre, pareils à des yeux de chat dans la nuit. Ensuite, il accéléra sa marche et son tournoiement, et ses pieds, tant sa rotation devint rapide, semblaient ne plus toucher le sol.

À quelques pas de la plate-forme, d’où les six dévadasis restantes étaient descendues, il s’arrêta brusquement, comme au moyen d’un taquet d’arrêt.

Les lampes brillèrent, à la même seconde, en deux ou trois éclats successifs ; on eût dit que l’huile de coco s’enflammait tout entière, par secousses.

— Tu es le saint que nous attendons ? lui dit le grand-maître.

— Oui, répondit-il, c’est moi, le messager divin… La vie que j’ai menée, toute de macération, de jeûne et de prière, me permet de me rendre directement auprès de notre Dieu dans le royaume du feu… Je suis prêt…

Le grand-maître cria :

— À genoux, mes frères, et célébrons la pompe funèbre palladique, au rite indien !

Tout le monde s’agenouilla ; l’officiant se mit à psalmodier ; quant au fakir, il était monté sur la plate-forme de granit, autour de laquelle les dévadasis étaient prosternées, la tête touchant le sol.

Et cela formait un singulier tableau, que ce temple avec ses tentures funèbres, avec son sépulcre ouvert vomissant toujours des flammes bleues pâles, avec son grand bloc de granit entouré des six jeunes filles qui semblaient prier, perdues dans la pénombre, semblables à des statues accroupies sur la dalle, tandis qu’au-dessus, sur la pierre, dans une large baie de clarté venue des lampes qui concentraient leurs lumières sur lui, le fakir, blanc, tout debout, immobile, les bras croisés et légèrement élevés, fixait, le regard perdu, comme dans une extase, la tête d’argent qui était au centre du soleil d’or dominant la croix noire-et-blanche à la rose rouge.

Les assistants étaient simplement à genoux, sans avoir la face contre terre. Je regardai mieux le fakir. Maigre et décharné, il ne lui restait, c’est le cas de le dire, que la peau et les os ; pas un muscle, pas une fibre de son corps ne tressaillait ; c’était la rigidité absolue.

Pendant ce temps, deux maîtres des cérémonies avaient éteint toutes les lampes, sauf une, celle qui était suspendue à la haute voûte du sanctuaire, immédiatement au-dessus de l’immense table ronde, et les onze lumières de cette lampe, brillant comme de lointaines étoiles, jetaient sur la tête et le corps du fakir un faisceau étincelant qui l’auréolait tout entier et l’enveloppait d’un nimbe transparent, argenté. Tout le reste du temple était plongé dans l’obscurité, les flammes du sépulcre tremblotant dans le fond en langues bleuâtres, sans éclairer.

Alors, commença la réalisation du second prodige dont j’avais été prévenu.

Tandis que l’officiant continuait à psalmodier sur un ton bas, cadencé, légèrement nasillard, et qui tranchait étrangement avec le silence général, tandis qu’il s’interrompait parfois subitement, pour reprendre ensuite sur le rythme un-deux-trois, le fakir avait bougé, c’est-à-dire que ses bras, jusqu’alors croisés sur sa poitrine, s’étaient abaissés et pendaient le long du corps.

Le grand-maître cessa son incantation lugubre ; par intervalles seulement, il prononçait des paroles bizarres, des monosyllabes qui n’appartenaient à aucune langue, à aucun dialecte ; et, dès ce moment, le fakir se mit à tourner, d’abord lentement, sur lui-même. Un maître des cérémonies passa un encensoir à l’officiant ; celui-ci y versa de l’assa-fœtida et vint faire le tour de la table ronde, en encensant le fakir, dont les pieds maintenant, tant son tournoiement avait pris une allure vertigineuse, ne touchaient plus le sol de la plate-forme de granit ; il tournait en l’air, comme suspendu ; on entendait ronfler l’air qu’il emportait dans cette espèce de vol.

Je n’en pouvais croire mes yeux.

Encore une fois, le fakir s’arrêta net, et ce que je vis était à faire dresser les cheveux sur la tête. Placé avec le frère Hobbs sur la colonne du midi, à l’extrémité la plus rapprochée de l’Orient, j’avais vue à la fois sur la partie du sanctuaire où siégeait l’officiant, Walder et Cresponi, et sur la plate-forme de granit.

Le fakir était devenu d’une pâleur livide, cadavérique ; son visage avait un rictus épouvantable ; les yeux, convulsés, dont on ne voyait plus que le blanc, roulaient sous les paupières supérieures. La voix du grand maître s’était tue définitivement, et l’on n’entendait plus que le petit grésillement de la lampe à onze lumières, qui là-haut scintillait. Alors, tout à coup, les yeux de la tête de jeune homme qui était au centre du soleil d’or, ces yeux qui jusqu’alors avaient semblé en métal, ainsi que toute la figure en relief, ces yeux se transformèrent en deux émeraudes, éblouissantes d’une lueur verte, dont les rayons se projetèrent sur le visage du fakir, l’illuminant, puis descendant et remontant pour éclairer en vert le corps tout entier. Puis, la lueur des yeux de la figure métallique s’éteignit, mais le fakir en resta comme imprégné, fluorescent ; il brillait vert et blanc. En outre, il était devenu diaphane, et, à travers sa peau translucide, on apercevait les viscères de l’intérieur du corps.

Il baissa la tête, parut se plonger dans la contemplation intense de quelque chose interne ; ensuite, il releva le front, et sa physionomie avait repris un calme parfait.

Il se raidit peu à peu, s’étendit, s’allongea en quelque sorte, droit, debout, et s’immobilisa entièrement de plus en plus, serrant les jambes, le pied dans le pied, les bras au corps, comme soudés, faisant maintenant un bloc qui ressemblait presque à un morceau de bois équarri à la hache ; les oreilles s’appliquèrent sur le crâne, en arrière ; les lèvres, le nez s’amincirent ; il s’amaigrit encore au-delà de toute expression ; sa peau se colla davantage sur les os ; puis, les yeux perdirent leur dernier éclat, cessèrent leur roulement, devinrent glauques et ternes ; le clignement des paupières n’eut plus lieu ; les uns après les autres, les mouvements et jusqu’aux tressaillements les plus imperceptibles se ralentirent et dis parurent ; puis, après un gros soupir énorme et très prolongé, inspiration suivie d’une expiration, la respiration elle-même s’arrêta absolument. Un instant encore, dans le grand silence, notre ouïe perçut les battements de cœur, secs et par à-coups, pareils au bruit d’un insecte qui travaille dans le bois pourri : tac, tac, tac ; puis, ce fut fini ; plus rien.

Alors, le corps, toujours debout, en équilibre, se serra de plus belle, se ratatina, et, en quelques minutes, un quart d’heure à peine, le fakir s’était, devant nous, momifié vivant.

Ainsi doivent certainement se former les larves, les chrysalides de papillons. C’était à une larve, à un spectre d’homme, que nous avions désormais affaire, à une vraie momie, osseuse et desséchée. Et ce phénomène inexplicable, — de pareils, du même genre, ont été constatés, mais non expliqués, par d’autres médecins que moi, — ce phénomène, dis-je, venait de se produire sous mes yeux, simplement et comme la chose la plus naturelle du monde.

Quand la momification fut achevée, un maître des cérémonies monta sur la table de granit, saisit d’un seul bras le corps du fakir, qui avait perdu son poids et qui résonnait creux, et le coucha tout de son long, avec de grandes précautions, comme s’il avait eu crainte de le casser. L’officiant monta à son tour sur la plate-forme ; on lui apporta un coffret, d’où il retira je ne sais quel mastic, quelque chose qui ressemblait à du coton, et une minuscule truelle d’argent. Puis, s’agenouillant devant le fakir momifié, il prononça ces paroles :

— Par la fiente de coq qui forme ce mastic, et par les fils de la Vierge qui composent ce coton, que tout soit fermé, bouché !… Pax ! max ! fax !

Il prit une portion de mastic au bout de la truelle ; il en enduisit la commissure des yeux du fakir, lui mastiqua successivement ainsi les narines, les oreilles et toutes les ouvertures du corps, qu’il tamponnait auparavant avec le prétendu coton.

— Pour trois ans ! pour trois ans ! murmurait-il en procédant à cette opération lugubre.

— Pour trois ans ! répétait l’assistance.

Un pot et un pinceau furent encore apportés au grand-maître. Il y avait dans ce pot une espèce de vernis, une sorte de collodion, dont il badigeonna la momie des pieds à la tête, et ce vernis séchait à l’instant même.

Dans un angle de la salle, deux maîtres des cérémonies soulevèrent la tenture et mirent à découvert une pierre sur laquelle étaient inscrits les mots : Pax, Omen, Nema. La pierre, ayant été descellée, laissa voir un caveau, large de soixante-dix centimètres à peine, mais profond de deux mètres au moins. Ce trou, en forme d’étui, était le tombeau réservé au fakir momifié.

La momie fut descendue de la table de granit, toujours avec mille précautions. Le grand-maitre sauta d’un bond sur le sol, donna à tous le signal de se lever, et l’on opéra l’emmurement.

Pax ! Omen ! Nema ! fit l’officiant.

Et l’assemblée de répondre :

Pax ! Nemo ! Amen !

À cet instant, la momie venait d’être introduite dans le trou.


Momifié sous nos yeux, le fakir allait être emmuré pour trois ans, au bout desquels, assurait-on, il ressusciterait.

L’officiant se tourna silencieusement vers l’orient et éleva les bras en l’air. Les yeux de la tête d’argent figurant au centré du grand soleil d’or s’illuminèrent de nouveau, projetant une vive lueur verte sur l’orifice de l’étrange tombeau ; puis, ils s’éteignirent. On replace la pierre ; les interstices furent bouchés au ciment, et la tenture noire retomba.

Ce fut tout. On ralluma les lampes. Le frère Walder adressa aux assistants un petit discours de circonstance, célébrant le palladisme indien et ses merveilles.

Consummatum est, dit-il en terminant.

Là-dessus, nous sortîmes. La solennité fut déclarée interrompue par une « récréation ». En d’autres termes, la foule des assistants se répandit dans une vaste salle-annexe, bien aérée, où des Indiens servirent des rafraîchissements.

Cette halte dans le satanisme était vraiment nécessaire ; nous avions tous besoin d’un peu de repos, moi plus que les autres.

Tout en absorbant des boissons, on devisait. Cresponi plaisantait avec les dévadasis. Walder développait des théories. Hobbs m’expliquait que, tous les dix ans, on murait de la sorte un fakir luciférien en état d’abiose, qui suspendait sa vie par le seul effort de sa volonté et qui ne devait ressusciter que dans un nombre de mois ou d’années fixé.

Ici, je crois utile de couper mon récit par de courtes explications. Je m’adresse au grand public, et non à quelques spécialistes ; ce livre est un ouvrage de divulgation. Il se pourrait que des lecteurs crussent que je prétends leur en imposer, tant ces faits paraissent invraisemblables. Un auteur est forcément suspecté, dès qu’il dénonce des choses extraordinaires. Aussi, dois-je répéter aux personnes qui l’ignorent, que l’abiose a déjà été l’objet d’un examen attentif de la part des savants. Quant à la publication du phénomène lui-même, je ne suis pas le premier à l’avoir faite. Il me suffira de citer M. Henri Tessier, dont j’ai retrouvé naguère un article intéressant sur l’hypnotisme, en feuilletant une collection de l’Indépendant, de 1881 ; cette chronique constate le fait de la momification des fakirs indiens.

« Tous ceux qui ont voyagé dans l’Inde, dit M. Henri Tessier, ont été à même de voir de très curieux et concluants exemples d’hypnotisme, voire de catalepsie magnétique.

» Les fakirs en usent avec une adresse indescriptible, et, même, exécutent publiquement des prodiges d’insensibilisation et d’équilibre, à l’aide de cette force seule.

» Le gouvernement anglais s’est ému, à plusieurs reprises, de l’influence de certains de ces fakirs, regardés comme des saints, et visités, chaque année, par des pèlerinages de deux à trois cent mille individus.

» Or, la sainteté de ces fakirs résultait de leur inhumation pendant trente, quarante, soixante-dix, quatre-vingts jours, durant lesquels ils étaient restés, sans manger, dans un sépulcre clos.

» Il y a quelques années, un de ces saints ayant annoncé qu’il mourrait et renaîtrait au bout de cent jours, le gouvernement intervint et imposa sa surveillance.

» Le fakir fut apporté à l’état de cadavre et inhumé dans un cercueil de pierre, creusé à cet effet, et sur lequel s’adapta un couvercle de même matière, fermé par des écrous, sur la tête desquels le cachet de l’Amirauté fut apposé. Puis, des sentinelles anglaises montèrent la garde, pendant cent jours, au pied et à la tête du défunt.

» Le centième jour, les brahmes vinrent, le sépulcre fut ouvert, et l’on en tira un squelette jaune, ratatiné, affreux, qu’ils mirent délicatement sur un matelas.

» En suite de quoi, — et devant les officiers envoyés par l’Amirauté, — ils procédèrent à des frictions, faites avec de l’huile parfumée et des tampons de ouate. Chaque brahme était affecté à une partie du corps, de façon à ce que le frottement eût lieu à la fois de la plante des pieds aux cheveux.

» Au bout de seize heures, l’épiderme, perdant peu à peu l’apparence et la sécheresse du parchemin, était devenu souple et blanc.

» L’un des brahmes desserra alors les dents du fakir au moyen d’une spatule d’ivoire et lui versa dans la bouche un cordial particulier.

» Puis, les frictions recommencèrent, et, finalement, après trente-deux heures de manipulations, le cadavre, exhalant un soupir, se relevait !… Quelques minutes plus tard, il parlait.

» Et je vous demande si le lendemain il était décrété sacro-saint par toute la population brahmine.

» Le fait est certifié dans les annales de l’India Company, et les procès-verbaux en sont contre-signés des noms les plus honorables. »

En ce qui me concerne, je puis dire que plusieurs personnes m’ont attesté avoir assisté à des résurrections de ce genre.

« Hypnotisme et catalepsie », conclut M. Henri Tessier.

Moi, j’ajoute : — Satanisme, surtout.