Le Diable au XIXe siècle/VII

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 123-130).

CHAPITRE VII

Le mariage des singes.




Tous ces temples sont différents les uns des autres. Tandis que l’éclairage du premier est d’une modération excessive, le second brille d’une illumination invraisemblable. Le Sanctuaire du Phénix, où je venais de pénétrer avec le cortège, était, en effet, éclairé par des bougies placées partout en quantités considérables de groupes de trente-trois, et tous ces feux étincelaient et se reflétaient dans une splendide mosaïque de petits miroirs, gros comme le poing, dont la voûte et les murailles sont incrustées ; en outre, cette ornementation est encore rehaussée par des pierreries semées ça et là à profusion. C’était un éblouissement féerique, un ruissellement, une inondation de lumière.

Il est impossible de se faire une idée des richesses entassées dans ce second temple. Des milliers et des milliers de pierres précieuses, dépouille de rajahs vaincus et détrônés par la conquête anglaise, sont enchâssées dans l’or qui court en festons, en guirlandes, le long des murs ; tout cela formant des dessins irréguliers, étranges. Brillants, roses, émeraudes, rubis, saphirs servent à représenter, en des tracés d’une valeur incalculable, les noms des trois démons à qui ce sanctuaire est consacré : Astaroth, génie du ciel, c’est-à-dire du firmament, de la voûte étoilée ; Nitika, génie des pierres précieuses ; Toglas, génie des trésors.

À l’orient, sur l’autel, le hideux Baphomet est remplacé par un gigantesque phénix sortant des flammes, lesquelles sont simulées par un immense bloc d’or rouge taillé en conséquence et resplendissant encore de pierreries.

En entrant, je fus sur le point de défaillir, tant mon saisissement fut vif ; cette irradiation lumineuse était d’une intensité qui donnait mal au cœur ; toutefois, le premier moment passé, on s’habitue peu à peu à cet éclat, si fantastique qu’il soit. Lorsque les yeux commencent à supporter la clarté extravagante du sanctuaire, on examine curieusement. Ce qui frappe avant toute chose, ce sont des statues d’animaux de toute espèce, en argent massif, qui figurent dans des niches ; les quadrupèdes sont debout sur leurs pattes de derrière.

Je pris place sur la colonne du midi, — ce qui revient à dire : sur une des rangées de la droite, en entrant, — à proximité de la balustrade qui sépare l’orient du reste de la salle ; j’avais pour voisin de stalle un professeur du séminaire anglican de Calcutta.

Le grand-maître officiant, le même qui avait présidé au baptême du serpent, était assisté des frères Walder et Cresponi ; quant au frère Hobbs, il s’assit au fauteuil du chevalier d’éloquence ou orateur de l’aréopage palladique. J’ai oublié de dire tout à l’heure que le grand-maître, quoique de nationalité anglaise, avait le teint presque aussi bronzé que celui d’un Indien, sans doute parce que dans sa famille les sangs avaient été souvent mélangés ; il était de haute stature, et sa grande barbe blanche lui donnait un aspect vénérable.

Les maîtres des cérémonies lui apportèrent des vêtements sacerdotaux, qu’aussitôt il revêtit : une blanche tunique flottante, large, dans laquelle il se drapait majestueusement ; une coiffe égyptienne, et une couronne d’or sans autre ornement qu’une paire de cornes, aussi en or.

— Vaillants et illustres frères, dit d’abord le grand-maître officiant, nous venons de vaincre la mort ; nous allons à présent célébrer la vie.

Walder et Cresponi s’écartèrent, se tenant l’un à droite, l’autre à gauche, au pied des marches, et le grand-maître officiant monta à l’autel du Phénix ; puis, les bras ouverts, les mains étendues, après avoir baisé un pentagramme d’or déposé devant l’idole, il se retourna vers l’assistance et s’écria d’une voix forte :

« — Au nom de Moloch, qui te combat et te repousse, éloigne-toi d’ici, Raphaël !… Par la vertu d’Astaroth, qui triomphe de toi, disparais, Gabriel !… Par la puissance de Baal-Zéboub, ton éternel vainqueur, fuis de ce lieu saint, Mikaël… Et toi, Adonaï, dieu maudit, divinité des prêtres salariés qui prêchent ta superstition, nous t’opposons le Dieu Bon qui méprise tes vaines fureurs ; retire-toi, Adonaï, devant Lucifer !… Ave, Eva, ave, Isis !… Vade, Lilith, vade retro, Mirzam !… Jesus Bethlemitus maledictus sit !… Gloria tibi, Domine Lucifer, per ommia sæcula sæculorum !… Amen. »

Ce prélude, qui ce jour-là était une nouveauté pour moi, et que j’ai copié dans un rituel de théurgie, se dit, en réunion palladique, avant de commencer la parodie de la sainte Messe.

En effet, les frères du Palladium allaient procéder à une reconnaissance conjugale simiesque, accompagnée d’une messe diabolique.

Un singe et une guenon, dressés à ces abominations, furent amenés devant l’estrade de l’Orient ; ils représentaient les fiancés.

La messe parodiée était dite en anglais par le grand-maître officiant.

J’en citerai quelques passages.

« — Que notre Dieu, dont le nom est ineffable, unisse et bénisse notre frère et notre sœur. Sa puissance est éternelle, malgré la rage d’Adonaï. Heureux ceux et celles qui glorifient notre Dieu ! Ils n’ont pas l’orgueil, mais l’humilité. Ils savent que, dans la nature, tout se tient. L’animal primitif devient homme, quand le Tout-Puissant l’ordonne. Seigneur, étends ta protection sur tes deux créatures, qui sont ici au pied de ton autel. »

L’épitre fut une sorte de harangue, dans laquelle l’officiant exposait que le mariage indissoluble est une absurdité.

En guise d’évangile, autre discours, celui-ci allégorique, se terminant en ces termes :

« — Malheur, enseigne Jazer, le génie qui fait être aimé, malheur aux humains dépravés qui se vouent au célibat ! »

Puis, ce fut le Credo luciférien, que l’assistance entière récita, les Anglais d’abord dans leur langue, les Indiens ensuite en ourdou-zaban :

« — Je crois en un Dieu Générateur, principe du Bien, qui de toute éternité combat le Dieu Destructeur, principe du Mal. Je crois à l’Humanité indestructible, se renouvelant et se multipliant à travers les siècles. Je crois au triomphe futur et irrévocable de la vérité sur le mensonge, de la vertu sur le vice, de la justice sur l’arbitraire, de la science sur l’erreur, de la liberté sur le despotisme, de la raison sur la superstition, de l’amour sur la stérilité, de la lumière sur les ténèbres, du bien sur le mal, du Grand Architecte de l’Univers, notre Dieu, sur Adonaï, le Dieu des prêtres. Ainsi soit-il. »

Au moment de l’offertoire, deux Indiens apportèrent un immense gâteau en forme de galette. Le grand-maître officiant exécute quelques momeries et dit :

« — Seigneur, tu es mon espoir, tu es l’espoir de toutes les créatures. Dispose, pour la gloire, de tous les êtres animés. Vois dans ces dons que nous t’offrons le gage de notre amour. Regarde d’un œil favorable tes fidèles adorateurs, prosternés devant ta majesté. Bénis l’union des deux créatures, qui, par mon ministère, te présentent les fruits de la terre pour obtenir un jour une place dans ton ciel. »

Après quoi, une jeune fille se présenta, tenant dans ses mains un récipient en argent ciselé, qui contenait du plomb fondu ; un maître des cérémonies approcha un fourneau portatif, garni de charbons ardents et destiné à maintenir le métal en état de fusion. Le récipient installé sur le fourneau, le grand-maître prononça ces paroles :

« — Celui dont le cœur contredit la bouche, celui dont l’intime pensée est à Adonaï le Maudit, celui-là n’osera point, en te rendant hommage du bout des lèvres, ô notre Dieu, plonger ses mains impures dans le feu liquide. Mais le croyant zélé qui t’a donné son âme librement, à toi, Maître souverain et aimable, celui-ci est sans crainte, et ta sauvegarde toute puissante lui permet de se laver saintement des quelques souillures qu’il pourrait avoir. »

En même temps, il plongeait ses mains dans le plomb fondu, comme si c’eût été de l’eau fraîche, et il faisait le simulacre de se laver.

Il récita encore d’autres prières diaboliques, et, parfois, il se tournait vers l’assistance pour l’inviter à prier avec lui.

Deux maîtres des cérémonies, qui jouaient le rôle d’enfants de chœur, donnaient les réponses, chaque fois qu’il y avait lieu. C’était une parodie complète de la sainte Messe. Quoique prévenu par Carbuccia, je me demandais si de telles profanations étaient bien possibles ; et je n’avais encore rien vu !

Le Sanctus fut tourné en dérision, comme le reste :

« — Saint, saint, saint est notre Dieu, glapissait l’officiant, tandis que les deux maîtres des cérémonies agitaient des clochettes. Saint est Lucifer, et Adonaï est exécrable. Adonaï préside à la mort, Lucifer préside à la vie éternelle. Hosannah pour Lucifer au plus haut des cieux ! Béni soit quiconque vient en son nom ! Hosannah pour Lucifer au plus haut des cieux ! »

Au moment de l’élévation, le grand-maître se tourna vers l’assistance, tenant entre ses mains le pentagramme d’or qu’il avait laissé jusque-là déposé sur l’autel devant le phénix. Il est utile de rappeler ici que ce pentagramme est formé de cinq lames de métal qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, donnant par leur réunion une étoile à cinq pointes : c’est une étoile exactement formée ainsi qui est placée sur le front du Baphomet, dans tous les aréopages palladiques ; d’autres accessoires de l’idole peuvent varier, cet ornement est un de ceux qui sont partout semblables (voir page 89). Chez les théurgistes, le pentagramme en question porte le nom de « signature de Lucifer » ; c’est ainsi, en effet, que Satan signe, assure-t-on, et quand une messe diabolique lui est particulièrement agréable, il se manifeste par un phénomène reproduisant cette signature.

« — Ceci, fit le grand-maître officiant, élevant le pentagramme au-dessus de sa tête, tandis que tout le monde était tombé à genoux, ceci est le signe de l’alliance entre le Dieu Bon et ses fidèles… Ô Seigneur, toi qui, dans les sphères supérieures, travailles depuis le commencement du monde pour assurer le bonheur à l’humanité, Maître suprême à qui les nations devraient être reconnaissantes dans une unanimité d’hommage et d’amour, seul Dieu aimable devant qui nous nous prosternons, Lucifer, nous t’adorons et nous nous anéantissons en présence du signe sacré que tu nous as donné comme symbole magique de ta divine majesté !… Règne sans partage dans nos esprits et dans nos cœurs ; sois l’unique objet de notre affection, de nos désirs et de notre espérance ; et maintenant que nous voici tous agenouillés, te louant et te bénissant, — il s’était mis à genoux, lui aussi, — maintenant, ô Seigneur notre Dieu, témoigne, visiblement pour nos yeux de faibles mortels, que notre hommage t’est agréable et que tu es bien présent parmi nous… Lucifer ! Lucifer ! Lucifer !… »

Soudain, à cette triple invocation, les lumières de la salle s’éteignirent d’elles-mêmes, et un éclair brilla dans le sanctuaire, zigzaguant en cinq traits qui tracèrent dans l’espace, très nettement, la reproduction exacte du pentagramme, en lignes de feu ; ce phénomène demeura, pendant quelques secondes, visible au-dessus de nous, reflété de toutes parts par les miroirs incrustés dans la voûte et dans les murs ; puis, l’éblouissante signature luciférienne disparut, et les bougies se rallumèrent d’un seul coup, comme par enchantement.

— Notre hommage est agréé par le Dieu Bon, dit le grand-maître ; frères, ayons confiance ; nous triompherons de tous nos ennemis.

Il se releva, imité par les assistants. Le singe et la guenon, toujours à leur place devant la balustrade de l’orient, avaient répété tous ces divers mouvements.

Se retournant vers l’autel du Phénix où il déposa de nouveau le pentagramme d’or, l’officiant dit encore :

« — Jusqu’à la fin des temps, nous prierons notre Dieu.

« — Amen, répondit l’assemblée.

« — Nous le bénirons.

« — Amen.

« — Nous le glorifierons.

« — Amen. »

Puis, tous en chœur récitèrent le Pater luciférien, qui se dit en ourdou-zaban dans les aréopages palladiques de l’Inde, et que j’ai copié, à la bibliothèque du Directoire maçonnique de Calcutta, où il est transcrit en plus de cinquante langues dans un rituel spécial, richement relié.

« — Père bien-aimé, toi qui vis dans le ciel de feu, séjour de la gloire éternelle, le royaume des mondes finis et infinis t’appartient, et ton nom sacro-saint, terreur des superstitieux, traverse les siècles, béni par les initiés au cœur pur. Tu aurais pu depuis longtemps écraser la tourbe hypocrite des adorateurs d’Adonaï, les forcer au respect de ta divinité, et établir dans tout l’univers ton culte qui régénèrerait les nations ; mais tu es l’esprit, la sagesse et la raison, tu ne veux point t’imposer à la créature, tu laisses à l’intelligence humaine le soin de discerner la vérité, et tu as la patience de l’amour divin, réservant à ceux qui viendront à toi les trésors de ta miséricorde ; que ta sainte volonté soit faite !… Quant à nous, tes croyants fidèles, soutiens-nous dans la lutte que nous avons entre prise contre les blasphémateurs de ton nom sublime ; fais briller de plus en plus la lumière dans nos cœurs ; réconforte chaque jour nos corps et nos âmes, en nous assurant le bien-être de la vie matérielle et en nous, prodiguant la science qui engendre le progrès. Sois indulgent pour notre faiblesse, si nous négligeons parfois nos devoirs ; mais punis sans pitié toute trahison. Préserve-nous de la corruption des prêtres, détourne de nous leurs embûches, et délivre-nous à jamais d’Adonaï. Ainsi soit-il. »

Après cette profanation satanique de l’oraison dominicale, l’officiant ouvrit un tabernacle dissimulé dans le socle d’or du phénix ; il en retira un lingam, également d’or, et vint le donner à baiser au singe et à la guenon, qui se tenaient tranquilles à leur place, comme deux bêtes apprivoisées.

En suite de quoi, les maîtres des cérémonies apportèrent un agneau vivant, tout blanc, dont les pattes étaient solidement attachées, et traversées même par des clous, sur un bloc de bois plat, sculpté en forme de missel, d’où pendaient des signets. Le pauvre agneau bêlait d’une façon lamentable. Il fut ainsi déposé sur un petit autel pentagonal, isolé à l’orient, à gauche auprès de la balustrade.

Agni ! Agni ! Agni ! cria le grand-maître.

Pour les Indiens, « Agni » est le nom du génie du feu.

« — Seigneur Dieu, continua l’officiant, voici en ta présence la stérilité et les fiancés de l’union sainte. Dans le monde profane, c’est, par une amère dérision, l’être improductif qui est honoré et qui commande. Nous, restaurateurs de l’ordre naturel de toutes choses, nous condamnons l’improductif, et c’est pourquoi, Seigneur, nous t’immolerons le vivant emblème de ton éternel ennemi. Que ce sacrifice, précédant la reconnaissance conjugale de tes créatures que je vais bénir et unir en ton nom, attire à tous mes frères qui sont ici dans cette assemblée et à moi-même les faveurs célestes, les joies de l’amour divin, la prospérité sur cette terre, et, après la mort, toutes les félicités immatérielles réservées à tes élus. »

D’un coup de couteau, il égorgea alors l’agneau, en disant :

« — Agneau, dont les prêtres d’Adonaï ont fait le symbole de la stérilité élevée par eux au rang de vertu, je t’immole à Lucifer… Agneau impuissant, en qui sont accumulés mystiquement tous les forfaits dont les prêtres d’Adonaï ont souillé le monde depuis leur domination, je t’immole à Lucifer… Agneau maudit, que les prêtres d’Adonaï vénèrent comme représentant en image le traître Jésus par nous exécré, je t’immole à Lucifer… Que ton sang, versé dans ce sanctuaire, comme sera versé le sang des coupables au jour du châtiment, coule en signe d’expiation, afin que le Père bien-aimé nous accorde à jamais sa protection toute-puissante et donne ainsi aux hommes purs la paix féconde et la liberté ! »

Il ajouta, s’adressant à l’assistance :

« — Que la paix de Lucifer soit avec nous !

« — Comme elle est au séjour de ses esprits ! » répondit l’assemblée.

Le grand-maître, prenant d’une main un goupillon et de l’autre un anneau d’or, remit celui-ci au singe ; quant au goupillon, il le trempa dans la large plaie béante de l’agneau égorgé. Puis, tandis que le singe passait l’anneau nuptial au doigt de la guenon, le grand-maître officiant aspergea le couple ignoble et grotesque avec le sang de l’agneau.


Tandis que le singe passait l’anneau nuptial au doigt de la guenon, le grand-maître officiant aspergeait le couple avec le sang de l’agneau.

Enfin, il remonta à l’autel, rompit en de nombreux fragments le gâteau qui lui avait servi tout à l’heure à parodier l’offertoire, et la parodie de la communion eut lieu. Les maîtres des cérémonies distribuèrent à tous les assistants les morceaux de galette, que nous croquâmes incontinent. Les deux singes, qui en eurent leur part, s’en régalèrent, cela va sans dire, grignotant avec avidité.

« — Ite, missa est Dei Luciferi ! » fit l’officiant.

Le couple simiesque fut reconduit au dehors par deux chevaliers experts. La comédie sacrilège était terminée.