Le Diable au XIXe siècle/VI

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 111-123).

CHAPITRE VI

Le baptême du serpent.




J’ai parlé tout à l’heure de la plaine, ou, pour mieux dire, du désert de Dappah, situé presqu’aux portes de Calcutta. Deux heures de voiture seulement suffisent, en effet, pour y conduire. C’est, ai-je dit, un gigantesque ossuaire où l’on va jeter pêle-mêle les corps des hommes, les charognes des animaux, là, sur le sol. Rien n’est plus vrai, et les très nombreux crânes indiens que possède la société d’anthropologie de Paris proviennent tous de là ; c’est là que les explorateurs vont les chercher ; je pourrais citer un docteur, un de mes meilleurs amis, qui, à lui seul, en a rapporté plus de trois cents, en un seul voyage ; il en a fait don à ladite société.

Or, une superstition indienne est celle-ci : les âmes des hommes jetés ainsi à la voirie ne peuvent aller ni au séjour du Dieu Bon, ni aux abîmes du Dieu Mauvais ; elles restent là indécises, sous forme de feux follets ou de vapeurs, souffrant cruellement et attendant qu’on aille les y chercher ; c’est donc faire œuvre pie que de venir les disputer à Civa pour les donner à Brahma, le dieu par excellence, l’origine de tout, la divinité suprême ; et il ne suffit pas de se préoccuper des âmes d’hommes, il faut aussi arracher au malfaisant Civa les âmes d’animaux, attendu que, par la métempsychose, les animaux possèdent des âmes d’humains ayant émigré en eux.

Brochant là-dessus, les spirites lucifériens de l’Inde prétendent que ce qu’ils appellent le « peresprit », — c’est-à-dire un élément aérien et sidéral constituant un second cadavre, mais celui-ci vivant, tandis que le cadavre matériel, dont il a néanmoins la forme, pourrit, — n’est autre que cette vapeur, ce gaz délétère qui se dégage des corps en putréfaction non inhumés ; et, comme c’est par centaines de mille que l’on voit errer, la nuit, des feux fouets dans la plaine de Dappah, on imagine aisément à quelles fantastiques scènes de sabbat cette superstition donne lieu.

Les Indiens sont de très bonne foi les principaux acteurs de ces jongleries macabres ; mais les francs-maçons européens, les colons anglais afliliés aux divers groupes occultistes, qui s’associent à eux et participent à ces lugubres horreurs, ne voient là qu’un prétexte nouveau pour rendre à Lucifer un culte exécrable ; car, le lecteur ne l’a point oublié sans doute, ils insinuent aux Indiens endoctrinés par eux que Brahma ne fait qu’un avec Lucifer et que Civa est l’Adonaï des catholiques, prêché par les missionnaires comme étant le seul et unique dieu. Il s’agit donc, dans ces sabbats du satanisme indo-maçonnique, de combattre l’influence de Civa-Adonaï, qui veut, disent les sectaires, s’emparer des âmes des humains défunts.

Le frère Cresponi et moi, nous finissions de dîner, lorsqu’un garçon du restaurant vint prévenir mon collègue luciférien qu’un messager l’attendait à la porte. Nous nous levâmes, et je vis un Indien tout nu, agile et découplé, un vrai courrier, tenant à la main un long bâton de coudrier terminé par deux cornes, auxquelles pendaient deux grelots. Le messager et mon collègue échangèrent quelques mots à voix basse ; puis, le courrier repartit.

— Tout est prêt, me dit Cresponi ; nous n’avons plus qu’à nous mettre en route. Le frère Walder se rend de son côté là où nos frères sont convoqués ; il a eu l’obligeance de nous envoyer une voiture, dont le cocher, discret et sûr, sait où il faut nous conduire.

En effet, un ticka-garri était là. Cresponi fit un signe maçonnique, auquel l’autre, du haut de son siège, répondit par un signe correspondant.

— Tout se prête à la solennité à laquelle nous allons prendre part, ajouta mon collègue, reprenant la conversation avec moi, après avoir levé un instant les yeux au ciel. Le jour et l’heure sont propices ; Saturne est en conjonction avec la lune ; l’étoile Lucifer se lèvera dans trois heures. Ah ! oui, certes, nous aurons une belle solennité.

Nous vidâmes un dernier verre. Cresponi paya la dépense. Après quoi, nous montâmes dans la voiture, qui partit d’un bon train. Nous roulâmes deux heures environ. Par la portière, j’observai le pays. Nous traversions Calcutta, et, tour à tour, le palais du gouvernement, le bazar, la tour des morts, le Fort-William défilèrent devant mes yeux ; puis, ce fut le long serpent d’argent du fleuve qui se déroula. Nous prîmes la route de Garden-Reach, passâmes devant Kidderpoor, puis devant Mout chekooulah, enfin devant le palais du roi d’Aoude, touchant à la propriété des Messageries Maritimes.

Il pouvait être, maintenant, huit heures du soir. Un vent d’orage soufflait, et des éclairs brillaient. Dans la campagne, là-bas, mélangés aux derniers croassements des corbeaux, les cris des chacals s’entendaient, aussi loin que l’ouïe pouvait s’étendre, sans compter les hurlements des Indiens chassant les mauvais esprits. Puis, un bruit de grelots retentit, tandis qu’une ombre glissait à côté de nous, frôlant la voiture ; c’était notre messager que nous rattrapions, pour le dépasser bientôt.

Nous arrivâmes, enfin, à Mahatalawa, une des villes mortes si nombreuses dans l’Inde, et dont la population est aujourd’hui disparue ; siège jadis d’une dynastie régnante, et à présent en ruines. Nous nous trouvâmes au centre d’un paysage d’une austère grandeur.

Nous nous arrêtâmes brusquement, et Cresponi, qui avait dormi et ronflé tout le long de la route, se réveilla. Nous étions en présence d’un énorme rocher surplombant, dont l’équilibre instable semblait ne tenir que par un miracle. Un peu plus loin était une montagne de gneiss, haute de 500 pieds, longue de 2,000, complètement isolée, avant, dans cette vaste solitude, le faux air d’une monstrueuse baleine qui se serait échouée sur une plage.

— Ici, nous sommes chez nous, me dit Cresponi, en descendant, d’un saut, de la voiture.

Je l’imitai. J’avais à peine mis pied à terre, qu’un Indien vint à nous, sortant de derrière un rocher où il se tenait sans doute en faction. Cresponi et moi, nous lui donnâmes l’attouchement luciférien (poignée de main en accrochant les doigts en griffe), et il se mit à notre disposition.

Ayant su par mon collègue que j’étais français, il s’exprima dans ma langue, qu’il parlait assez correctement ; ce n’était pas, à coup sûr, un homme du vulgaire ; mais, en fait de fanatisme, il en avait à revendre à tous ses compatriotes.

— Frère, commença-t-il en s’adressant à moi, ici une ville populeuse s’est effondrée il y a des siècles. Cette catastrophe est un crime du Dieu Mauvais contre l’humanité qu’il déteste ; les habitants étaient des justes, des vertueux, des adorateurs de Brahma-Lucif. Plus d’un million d’âmes, subitement arrachées à leurs corps qui reposent enfouis dans cette terre, ont erré ici pendant d’innombrables années, et nous les avons, nous et nos aïeux, délivrées une à une de la possession de la divinité malfaisante, Civa-Adonaï. Aujourd’hui, elles sont entrées enfin dans le sein du Dieu Bon, qui seul règne ici.

Je regardai autour de moi. De ville souterraine il n’y avait plus aucune trace ; les amoncellements de sable et de terre, qui en occupent l’emplacernent, ne permettent même pas de deviner où existait la cité dont parlait l’Indien. Mais, en face de nous, sur une sorte de plateau, en apercevait sept temples sans pagodes, ne paraissant pas remonter à plus de cent ans.

Il est bon de dire, en passant, qu’on rencontre dans l’Inde un certain nombre de temples sans pagodes ; les temples avec pagodes sont ceux de la religion nationale, ceux où Brahma est adoré conformément aux vieilles traditions, et où l’on rend honneur aussi à Vichnou et à Civa qui complètent la trinité indienne ; les temples sans pagodes, au contraire, sont ceux d’où le culte de Civa est banni, où au nom de Brahma s’ajoute celui de Lucif et au nom de Vichnou celui de Baal-Zéboub, les fidèles disant avoir une révélation nouvelle et maudissant Civa comme étant le Dieu unique des chrétiens. Les temples avec pagodes sont publics ; ceux sans pagodes ne s’ouvrent qu’aux initiés, leurs cérémonies sont mystérieuses, et dans la plupart de ces édifices on ne pénètre que par un couloir souterrain dont l’entrée située à une certaine distance est toujours bien gardée. Beaucoup d’auteurs appellent « pagode » tout temple indien indistinctement ; c’est là une expression impropre, employée par des écrivains parlant d’un pays qu’ils n’ont jamais vu ; la pagode est une annexe du temple, comme le clocher ou le campanile d’une église catholique ; et, je le répète, c’est par l’absence de pagode que se distingue un temple luciférien.

Les sept temples de Mahatalaa sont élevés sur trois masses de granit, un peu inégales en grandeur, qui forment, par leur situation respective, un gigantesque triangle ; un côté, le plus large, supportant trois temples, va du sud à l’ouest ; les deux autres côtés, supportant chacun deux temples, vont de l’ouest à l’est et de l’est au sud. L’ensemble repose sur un plateau colossal, tout en un seul rocher de dimensions prodigieuses, se dressant dans la plaine à une hauteur d’environ cent pieds au-dessus du niveau de la mer, et cet extraordinaire bloc granitique a une base encore inconnue, attendu qu’on a sondé vainement pour la trouver, jusqu’à deux cents pieds de profondeur.


Les sept temples lucifériens de Mahatalawa, près de Calcutta.

— C’est là l’entrée, nous dit l’Indien en nous montrant un trou dissimulé par le rocher détaché, qui se tenait en équilibre sur une pointe, et qui était situé au pied du plateau.

Nous pénétrâmes, franchissant un groupe de sicks, gardiens, qui demeuraient silencieux dans la première partie de l’obscur boyau où nous nous engagions. On ne les voyait pas eux-mêmes, car il faisait noir comme dans un four ; mais on les sentait remuer et l’on apercevait quelques lueurs d’acier, témoignant qu’ils étaient armés pour défendre l’accès des temples ; tout intrus, qui se serait aventuré là, aurait été, cela est certain, impitoyablement massacré.

Notre guide mit sa main gauche derrière le dos et me prit la main droite, m’invitant à le suivre en donnant de même ma main gauche au frère Cresponi. J’étais donc entre mes deux introducteurs, à leur merci, puisque mes deux mains étaient tenues ; nous nous glissions ainsi tous trois dans ce souterrain, au milieu des plus épaisses ténèbres. Que ces deux hommes eussent soupçonné que je m’étais mêlé à eux uniquement pour surprendre leurs abominables secrets, et j’étais perdu.

C’est par des couloirs taillés dans le roc que ces sept temples communiquent entre eux ; mais celui qui conduit au premier temple est seul étroit et obscur ; les autres sont larges et éclairés par une quantité considérable de lampions à l’huile de coco, qui y dégagent, il est vrai, une fumée atroce, laquelle s’échappe tant bien que mal en suivant les courants d’air.

Quand nous fûmes parvenus dans la pièce spacieuse qui sert de vestibule au premier temple, mes deux conducteurs me lâchèrent les mains et je respirai, ma foi, avec satisfaction. Cette salle de pas-perdus ne manquait pas de lumières. De nombreux adeptes s’y trouvaient déjà, indigènes, colons et voyageurs, allant et venant, causant par groupes. Cresponi fut salué avec respect par tous, quant à moi, j’étais le point de mire de tous les regards. En dehors des Indiens et des voyageurs, il y avait là, je le sus plus tard, un notaire, des marchands de thé, un notable verrier et fabricant de porcelaine, des négociants en articles européens, deux ou trois agents d’assurances ou d’émigration, un fabricant d’huiles, un banquier, un pasteur presbytérien, un dentiste, un filateur de coton, des courtiers de navires, un constructeur, un raffineur de sucre, trois pharmaciens, un grand fabricant de papier, deux ingénieurs mécaniciens, un riche tanneur, le directeur d’une manufacture de toiles à sacs, bref, toute espèce de commerçants et industriels de Calcutta, et de nombreux officiers anglais.

Cresponi s’empressa de dire à la ronde que j’étais un haut dignitaire du rite de Memphis, que j’avais déjà fréquenté les fakirs de Galle et de Pondichéry, et que, pour être parfait, il ne me manquait plus que l’affiliation au palladisme ; toutes les mains se tendirent aussitôt vers moi.

Un frère maître des cérémonies me demanda si je persistais à prendre part, à titre de visiteur, à la solennité palladique qui allait avoir lieu. Je répondis affirmativement.

— Je dois vous prévenir, mon très cher frère, me dit-il, que nous n’admettons parmi nous que des frères affiliés à des rites théurgistes ; et quand, par une faveur tout exceptionnelle et avec l’autorisation expresse d’un chef suprême du Palladium, nous ouvrons nos temples à un frère pourvu au moins d’un haut grade cabalistique, ce qui est votre cas, encore il ne peut assister à la séance qu’après avoir eu son courage terriblement éprouvé.

— Mon courage ne faiblira pas, très illustre frère, répondis-je ; éprouvez-moi.

— Vous ne redoutez point la mort ?

— Je l’ai bravée cent fois.

— Même la mort qui vous saisit et contre laquelle il est impossible de se défendre ?

— Éprouvez-moi, vous dis-je ; je suis prêt.

Mentalement, je fis une courte prière. Puis, je pensai aux quelques parents qui me restent et qui étaient si loin de moi, habitant l’Europe ; je pensai aussi à miss Mary D*** et au cantique à la Vierge qu’elle m’avait chanté la veille.

Ainsi que je venais de le déclarer, j’étais maintenant prêt à tout.

Le messager que le frère Walder avait envoyé à Cresponi au restaurant, et que nous avions rencontré en route, arrivait alors, agitant les grelots de son bâton de coudrier fourchu.

À ce bruit, les portes du temple s’ouvrirent. Le messager entra, secouant ses grelots plus fortement que jamais. Le frère Hobbs parut à son tour, et, me prenant par la main :

— Venez, me murmura-t-il à l’oreille, et recommandez-vous à notre dieu.

Je pénétrai avec lui et le courrier indien dans le temple. Le frère Hobbs me fit placer, ainsi que le messager, au centre d’une sorte d’arène en fer à cheval, dont la partie ouverte faisait face à l’orient où trônait l’immanquable Baphomet. Tout autour de la petite muraille qui bordait l’arène, s’élevaient des gradins où prirent place les assistants. Les grandes et épaisses murailles du local étaient garnies de niches, comme celles destinées à des statues ; ces niches, en assez grand nombre, étaient occupées par des Indiens, qui avaient chacun à la main une sorte de flûte emmanchée dans une grosse calebasse, mais qui ne jouaient pas de cet instrument dont j’avais déjà vu les charmeurs de serpents se servir sur les places publiques. La salle était éclairée d’une très douce lumière.

Un Indien apporta, dans un panier, un serpent vivant que le frère Hobbs piqua adroitement à la tête avec une petite fourche en fer ; le reptile se débattit un instant ; il fut tué.

Là-dessus, le frère Hobbs me commanda de me dépouiller de tous mes vêtements sans exception, et me remit un tablier maçonnique. Ce fut, avec le cordon de mon grade de Memphis, tout mon costume ; mes effets furent déposés sur un escabeau, auprès de moi. Le messager se tenait à dix pas, ne cessant d’agiter ses grelots. Alors, le frère Hobbs traîna par terre le serpent fraîchement tué, comme pour faire une trace venant jusqu’à moi ; puis, avec un couteau, il dépeça le reptile et me frictionna le corps avec cette chair immonde et sanglante. Je ne comprenais guère ce qui se préparait. Enfin, le frère Hobbs renferma les restes du reptile dans le panier, un Indien l’emporta, et lui-même remonta à l’orient.

C’était le moment de l’épreuve.

Le messager interrompit tout à coup l’agitation tapageuse de ses grelots, et en même temps les Indiens juchés dans les niches commencèrent, doucement d’abord, la musique de leurs flûtes de charmeurs.

De diverses fentes qui crevassaient la petite muraille de l’arène, je vis, en peu de secondes, sortir des têtes de serpents. Bientôt, ils se répandirent, en rampant, sur le sol ; et, quand ils arrivèrent aux endroits que le frère Hobbs avait frottés, à l’instant, ils se redressèrent furieux, puis se traînant sur cette piste, la sentant, sifflant avec rage, le cou gonflé, ils se dirigeaient vers moi. C’étaient des cobras-capellos, les plus venimeux des ophidiens, dont la morsure tue en une demi-heure à peine. En moins d’un quart de minute, les affreux reptiles s’étaient élancés sur moi, m’enlaçaient, le long des jambes, des bras, du corps. La musique des charmeurs avait élevé le ton, et seules ces modulations étranges calmaient la fureur des cobras. J’étais littéralement couvert de serpents. J’en avais qui, se cramponnant à moi par leurs derniers anneaux et repliant le haut du corps en arrière, retroussaient leur tête vers mon visage et dardaient sur mes yeux leur horrible regard. Leur odeur musquée me faisait mal au cœur, et mes cheveux se dressaient sur ma tête.

Cependant, la musique des charmeurs augmentait de plus en plus de force ; elle retenait les hideux reptiles. Je me gardai bien, comme on pense, de faire le moindre mouvement. Deux ou trois cobras, sortis de leurs trous après les autres, et n’ayant pas flairé la trace, avaient été sur le point de s’élancer sur le messager ; mais il avait suffi à celui-ci d’agiter par quelques coups ses grelots pour les détourner de lui, et ils étaient venus grossir la masse grouillante qui m’enlaçait.

Je ne songeais aucunement aux assistants, assis sur les gradins ou à l’orient. Je pensais aux Indiens des niches, qui tenaient ma vie entre leurs mains. Si leur musique s’arrêtait, c’était pour moi la mort ; à la seconde même, j’eusse été mordu par une cinquantaine de cobras.


En moins d’un quart de minute, les affreux reptiles s’étaient élancés sur moi, m’enlaçaient le long des bras, des jambes, du corps. La musique des charmeurs avait élevé le ton, et seules ces modulations étranges calmaient la fureur des cobras. J’étais littéralement couvert de serpents ; leur odeur musquée me faisait mal au cœur. Je pensais aux Indiens des niches qui tenaient ma vie entre leurs mains ; si leur musique s’arrêtait, c’était pour moi la mort, à la seconde même.

Soudain, j’entendis une voix, celle de Philéas Walder, qui se tenait debout, en face de moi, le coude appuyé sur l’autel du Baphomet.

— Frère messager, dit-il, dessaisis-toi.

Le messager me passa sa baguette de coudrier, en glissant son extrémité non fourchue dans ma main ; il fit cela de façon à m’éviter d’avoir à remuer le bras.

Walder reprit, en s’adressant à moi cette fois, d’une voix forte qui dominait la musique des charmeurs :

— Frère Bataille, si votre courage faiblit, agitez vivement la baguette, et les serpents vous abandonneront aussitôt.

Bien que ma situation fût épouvantable, je mis mon amour-propre à montrer que je n’avais point peur, et je ne bougeai pas.

Une minute, deux minutes, trois minutes encore se passèrent ainsi.

— Frère Bataille, s’écria de nouveau Walder, nous sommes fixés sur votre énergie ; vous êtes libre d’agiter les grelots.

Je m’entêtai à ne pas user de la permission.

Alors, ce fut le frère Hobbs qui prit la parole :

— Assez, assez, mon frère ! cria-t-il. L’épreuve n’a que trop duré. Ne jouez pas avec le danger, nous vous en prions. Débarrassez-vous des serpents.

À la vérité, j’étais à bout de forces ; mon sang se glaçait dans mes veines. Je secouai la baguette de coudrier aussi vivement que je pus. Les cobras, effrayés, se détachèrent subitement de moi, roulant les uns sur les autres ; mais, à peine à terre, ils aperçurent le messager et fondirent sur lui en masse. Brusquement, la musique des charmeurs s’arrêta, et le malheureux, aussitôt mordu par les reptiles, poussa un cri effroyable de douleur, et s’affaissa sur le sol comme un bœuf assommé.

Cinq ou six Indiens qui se tenaient auprès de l’arène, armés de torches, firent irruption, présentant les flammes aux serpents, et les mirent en fuite, ceux-ci se réfugiant dans leurs trous.

Maintenant, le messager se tordait convulsivement. On l’emporta, pour essayer de le sauver, si cela était possible.

Moi, je me tâtais ; j’étais étonné d’être encore vivant. Je quittai l’arène et me rhabillai en un tour de main. Ce fut à qui vint me féliciter. Le frère Walder lui-même me complimenta chaleureusement, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il parait, en effet, — ce fut lui qui me le dit, — que les visiteurs soumis à l’épreuve des serpents s’empressent, en général, d’agiter la baguette de coudrier, dès qu’ils en savent l’usage et qu’on la leur a mise en main.

On planta des torches enflammées dans l’arène, devant les trous de cobras, pour éviter leur retour ; en outre, on suspendit un moment la séance, afin d’aller prendre des nouvelles du messager.

Il était étendu dans la salle des pas-perdus ; des médecins indiens pensaient ses plaies, le frictionnaient, l’enduisaient de je ne sais quels onguents, lui versaient dans le gosier je ne sais quel cordial.

— Il ne mourra pas, prononça enfin l’un d’eux ; il ne mourra pas, pourvu que notre Dieu le protège !

Nous rentrâmes dans le temple ; le frère Hobbs me donna place auprès de lui. Tandis que le secrétaire lisait, en ourdou-zaban, un procès-verbal quelconque, mon voisin m’expliquait à demi-voix que ce n’était pas par accident, par suite d’une fausse manœuvre des musiciens charmeurs, que le messager avait été mordu par les reptiles. Les choses se passent toujours ainsi, afin que le visiteur, admis exceptionnellement aux mystères du palladisme indien, sache bien que sa vie a été réellement à la discrétion des chefs de l’assemblée théurgiste, afin qu’il ne s’imagine pas qu’il ne s’est passé qu’une comédie, avec des serpents apprivoisés et rendus inoffensifs par l’extraction des crocs à venin ou tout autre procédé de jongleurs. L’épreuve est donc atrocement sérieuse ; et, chaque fois que je me la rappelle, je ne puis m’empêcher de penser aux ridicules plaisanteries des loges françaises. À l’initiation du deuxième degré au rite d’Adoption, notamment, il y a un serpent qui joue un rôle dans un cabinet de verdure, serpent qui sert à effrayer la récipiendaire ; mais la récipiendaire a les yeux bandés et le serpent est en cuir bouilli, à ressorts. Chez les frères du Palladium, à Calcutta, on vient de le voir, le visiteur n’a aucun bandeau sur les yeux, et c’est à des cobras bien vivants qu’il est livré, sans autre défense qu’une musique de charmeurs, qu’un signe du grand-maître peut interrompre ; ce qui équivaudrait à un arrêt de mort.

Cependant, on apporta sur une espèce de civière, garnie d’étoffe de pourpre à franges d’or, le messager, qui paraissait aller mieux, mais qui geignait néanmoins, comme s’il souffrait encore beaucoup. Quatre Indiens le portaient ; ils le déposèrent à l’orient, devant l’autel.

Le grand-maître, — un riche filateur de soie, — prononça gravement ces mots, en anglais :

— Mes frères, demandons à notre Dieu tout-puissant le salut du messager dévoué qui s’est offert comme victime, pour aider à prouver que nos mystères sont vraiment inaccessibles aux cœurs timorés.

À l’autre extrémité de la salle, un officier de la loge répéta la phrase en ourdou-zaban.

Sur un signal du grand-maître, tous les assistants se mirent à genoux. Un maître des cérémonies ouvrit un gros livre, qui était déposé aux pieds du Baphomet, et qu’on appelle l’Atharvana-Véda, le plus ancien livre de théurgie indienne, contenant des formules de consécration, d’expiation, d’imprécation, etc. Le grand-maître y lut un appel à la protection de Brahma-Lucif. Puis, il prit un sifflet d’argent, pendu à l’extrémité de son cordon, et siffla sept fois très fortement.

Alors, la porte d’entrée s’ouvrit, et une jeune dévadase parut.

Les dévadasis sont en quelque sorte les vestales indiennes. Elles sont choisies parmi les familles Vaïcia et Soudra et consacrées aux fêtes du culte. Toutes les sectes ont leurs dévadasis, aussi bien les lucifériens que les bouddhistes.

Cette jeune fille-ci était remarquablement jolie ; l’éclat papillotant des paillettes de son costume faisait ressortir encore sa beauté. Elle s’avançait avec des ondulations de hanches. Un serpent était enroulé autour de son cou.

Le grand-maître donna un coup de sifflet, et tout le monde se releva.

— Sœur Saoundiroun, dit le grand-maître, c’est notre Dieu qui t’envoie pour la guérison d’un de nos frères dont l’existence est en péril. Tu vois l’infortuné (il montrait le messager). Fais ton œuvre, et nous ferons la nôtre.

La dévadase se pencha sur le messager dont le corps était couvert de blessures, et, du doigt, elle les toucha l’une après l’autre. Ensuite, elle lui souffla sur le visage. Enfin, elle cria :

— Lucif !… Lucif !… Lucif !…

Le grand-maître s’approcha d’elle, prit ses mains dans les siennes, et ils s’embrassèrent tous deux.

Elle détacha de son cou le serpent qui y était enroulé, et, le tenant un peu au-dessous de la tête, le présenta au grand-maître.

Pendant ce temps, des maîtres des cérémonies avaient apporté un vase rempli d’eau, une croix en bois, un large plateau d’argent rempli de fruits.

La croix fut immédiatement fixée, droite, sur l’estrade. Saoundiroun y accrocha son serpent. Le vase fut placé auprès du grand-maître. Quant aux fruits du plateau, la dévadase les mordit et les distribua à tous les dignitaires de l’orient, qui y mordirent à leur tour.

— Serpent, fit le grand-maître en aspergeant le reptile avec ses doigts qu’il trempait dans l’eau, serpent, au nom de Brahma-Lucif, je te baptise. Que le père de toutes choses t’accorde longue vie ; que les fils du divin père te vénèrent désormais, au lieu d’être pour toi des ennemis ; que l’esprit saint te communique tous les dons du ciel. Ainsi soit-il.

Chacun des dignitaires qui siégeaient à l’orient, le frère Walder le premier, vinrent à tour de rôle répéter cette simagrée et cette formule de baptême satanique. Et, après avoir baptisé le serpent, ils mettaient un genou en terre devant Saoundiroun, qui les embrassait sur le front ; seul, le frère Walder s’abstint de génuflexion, et il s’embrassa avec la dévadase comme le grand-maître avait fait.

Alors, Saoundiroun reprit le serpent docile qui servait à ces momeries impies ; elle le déposa sur le messager, toujours couché ; le reptile se traina, dolent, sur lui, et finalement s’enroula à son cou.

— Dieu tout-puissant, s’écria le grand-maître, tu as permis que notre frère messager fût blessé à mort par les cobras de ton sanctuaire ; daigne maintenant donner le salut à notre frère par la vertu du serpent à toi consacré par le saint baptême.

Et il ajouta :

— Prions, mes frères.

Tout le monde, y compris Walder et la dévadase, se mit à genoux, les mains tendues vers le Baphomet. On récita, dans cette posture, la prière suivante, les Anglais d’abord en leur langue, puis les Indiens en ourdou-zaban :

« — Père bien-aimé, maître suprême des mondes, toi que nous adorons dans ce temple qui est la paix de tous les hommes, entends la voix de tes enfants, exauce leurs supplications. Nous renouvelons à tes pieds notre serment de combattre jusqu’à notre mort la superstition maudite, et quand sonnera notre dernière heure, nous serons, ô Père tout-puissant, dignes de toi par les effets de ta grâce, et heureux, notre tâche accomplie ici-bas, heureux d’entrer dans les délices éternelles de ton ciel de feu. Amen. »

Je m’étais agenouillé comme les autres, on le conçoit ; mais, étant étranger au rite, je n’eus pas à réciter avec eux cette prière à la divinité palladique.

Sur un coup de sifflet du grand-maître, tout le monde se releva.

Je vis alors un spectacle étrange. Le messager se souleva sur sa couche, l’air un peu endormi, seulement ; il fit quelques mouvements, se mit debout, et aussitôt toutes les blessures dont son corps était couvert s’ouvrirent comme de petites bouches, laissant échapper des filets de sang noir et corrompu qui strièrent instantanément sa peau. Il se prosterna avec ferveur devant l’autel diabolique, embrassant le sol à plusieurs reprises.

— Notre frère est sauvé, dit le grand-maître ; le baptême du serpent a produit sa vertu efficace ; notre Père bien-aimé a accueilli favorablement nos supplications. Gloria in excelsis Deo !

D’une seule voix, tous les assistants répétèrent :

Gloria in excelsis Deo !

Saoundiroun reprit son serpent au messager et s’en alla.

— Notre œuvre est finie ici, mes frères, proclama le grand-maître ; quittons le Sanctuaire des Serpents, et rendons-nous au Sanctuaire du Phénix.

Nous sortîmes donc, processionnellement, de ce premier temple.